Présentation 1. « A l’horizon d’un amour infini »

Quelle place un baiser tient-il dans le trajet d’une vie ? De quel voyage est-il la partance ou le terme ? De quelle parole est-il le silence émerveillé ?

Trois personnages se croisent, dans ce roman du désir déçu et de la rêverie sensuelle.

Le malentendu, le mal-être, le mal-aimé…des variations du malaise peut naître l’extase lorsque, soudain, les visages se rapprochent, tandis que s’éloigne l’horizon d’un amour infini.

Lucile, Guillaume et Astrid se rebellent contre une existence aux couleurs carcérales. A la banalité, ils opposent une quête du ravissement, sans mièvrerie, avec violence parfois. Cherchant la délivrance dans l’insoumission, ils s’affranchissent du langage convenu de la séduction. Le baiser n’est pas le point rose que l’on met sur l’i du verbe aimer ; il n’est pas davantage l’arme à faible portée d’un arsenal pour stratégie amoureuse. Il est le grand bouleversement de tous les sens dans les sursauts de la beauté convulsive.

A l’ombre de la routine et d’un quotidien étriqué, s’épanouit alors le songe d’un paysage, « celui où les fleurs ne poussent jamais, seulement des enfants que l’on caresse, avec leur visage de fruit inconnu ».

Présentation 2. « A l’horizon d’un amour infini »

Avec A l’horizon d’un amour infini, Laurence ZORDAN écrit sur l’amour, après nous avoir livré la cruauté de ses pages sur la torture dans son premier roman : Des yeux pour mourir.

Elle y met la même ferveur, le même style ardent anime un texte qui irradie jusqu’au plus profond de la sensibilité du lecteur. Ce n’est pas le goût de la belle phrase, mais la transe poétique donnant à chaque personnage une voix.

Roman à trois voix, A l’horizon d’un amour infini révèle des protagonistes qui ne sont pas simplement dotés d’une psychologie, mais possèdent aussi une vie, perçue comme l’ombre de l’amertume, tandis qu’ils sont en marche vers un ailleurs sans lieu, l’utopie d’une émotion.

Il y a une étrange alliance entre les descriptions concrètes d’aspects prosaïques de la vie ordinaire, et les frémissements de pur lyrisme qui marquent l’élan d’une confession plus tournée vers l’avenir que vers le passé. Même s’ils sont au début persuadés de la portée rétrospective de leur quête, Lucile, Guillaume et Astrid ne parlent pas, en réalité, pour retrouver un mot ou un geste perdus qui auraient valeur rédemptrice s’ils pouvaient le prononcer ou l’esquisser. Ils expriment plutôt la sensation d’une béance: un trou s’est ouvert sous leurs pas, et ce n’est pas le puits sans fond d’un passé douloureux, mais l’infini des possibles prompts à faire basculer une existence en quelques heures. Leur parcours est scandé par le vertige de tout ce qu’il peuvent faire pour ne pas être ce qu’ils sont et devenir ce que l’on n’aurait jamais imaginé d’eux.

La pulsion d’anéantissement est une singulière renaissance permanente : au lieu de stériliser le rêve, elle le déploie. La frontière entre optimisme et pessimisme est brouillée : il y a de la désespérance sans désabusement et de la joie sans jubilation. Examen de conscience sans introspection, intrigue sans rebondissements artificiels : les péripéties qu’ils connaissent trouvent leur source dans les actes les plus anodins, accomplis par tout un chacun ; en ce sens, ils sont proches de nous. Mais le sentiment de familiarité qu’ils pourraient nous inspirer se teinte soudain de mystère et leurs aveux risqueraient de nous dérober l’essentiel, si leurs déclarations en trois scènes ne montraient l’unité d’une même trajectoire.

Gravidanza par Christine Clerc (« Valeurs Actuelles »)

La seconde preuve d’admiration et de reconnaissance du mois d’août pour Antoinette Fouque et son oeuvre nous est parvenue le 24 août dans Valeurs actuelles grâce à la talentueuse plume de la fidèle Christine Clerc, rendant hommage à l’auteur de « Gravidanza » dans sa rubrique, « Carnets de campagne », située comme celle de Catherine David en début d’hebdomadaire.

Valeurs Actuelles n° 3691 paru le 24 Août 2007

CARNETS DE CAMPAGNE
PAR CHRISTINE CLERC

Les illusions françaises

Peut-être parce qu’on s’est longtemps moqué d’Angela Merkel – que le géant Helmut Kohl appelait « la souris grise » –, je me suis prise d’affection pour elle, la chancelière allemande, que j’appellerais plutôt “la petite oursonne”. Sa photo en train d’acheter des oranges dans un supermarché avant de partir en randonnée dans les Dolomites – où elle a dormi avec son mari dans des refuges à 50 euros la nuit – m’a enchantée comme elle a enchanté l’éditorialiste du Bild Zeitung, qui voit dans cette « femme simple », une « femme de rêve ». Comme la plupart des Français, pourtant, je suis sensible aux fastes de notre monarchie républicaine. Mais j’envie cette Allemagne moderne, qui n’a pas besoin de voir incarnées par ses dirigeants sa richesse et sa puissance et qui, ses rudes réformes sur le temps de travail et la retraite avalées, marche d’un pas tranquille, même pas gênée par un euro trop fort. La façon dont “Angela” a répondu à son ami “Nicolas”, notre président, qui avait cru pouvoir lui adresser le même genre de “lettre de mission” qu’à ses ministres et lui dicter les mesures à prendre, comme présidente du G7, pour arriver à une meilleure transparence des marchés ! Ce “niet” en trois mots (« Une réunion extraordinaire ne me paraît pas nécessaire ») en dit long sur le rapport de force entre nos deux pays. Helmut Kohl, qu’on vit pleurer aux obsèques de son ami François Mitterrand, mais qui s’irritait parfois du ton supérieur du président français et de sa « bouche pincée », avait prévenu : il serait le dernier chancelier “catholique romain” disposé à nous faire des concessions…

Il arrive aux syndicats de la SNCF ce qui est arrivé aux indépendantistes corses : pendant des décennies, l’employée marseillaise, l’ouvrière du Nord ou la caissière du supermarché parisien payées au Smic se sont senties solidaires de leurs luttes parce qu’elles ont cru subir le même niveau de revenus, les mêmes conditions de travail et de vie. Mais un beau jour, elles ont découvert la vérité : l’État distribue à la Corse plus de subventions et pensions par habitant qu’à aucun autre département français. Tout ça pour voir se multiplier les attentats imbéciles ! Quant aux salariés de la SNCF, ils bénéficient d’avantages – primes, âge de la retraite, etc. – que pourraient leur envier bien des salariés du privé, régulièrement pris en otages par les grévistes des transports. Voilà pourquoi, sauf maladresse du gouvernement, une écrasante majorité de Français soutiendra la réforme, tant attendue, du service minimum. Un bon point pour le premier ministre François Fillon qu’on disait disparu.

Premiers livres de la rentrée : deux ouvrages de femmes, tous deux sur le thème de la maternité. Dans Gravidanza (“grossesse”), Antoinette Fouque, cofondatrice en 1968 d’un MLF qu’on avait cru surtout militant pour l’avortement, poursuit une réflexion entamée dans un précédent essai (Il y a deux sexes) et qui inspira plusieurs philosophes anti-Simone de Beauvoir comme Sylviane Agacinski-Jospin. Oui, démontre la fondatrice des Éditions des femmes, « on naît femme » et il existe bien une « nature féminine », qui s’accomplit dans l’enfantement. Avec brio, Antoinette renvoie dos à dos le grand-père Freud et sa théorie de « l’envie du pénis » qui frustrerait tant les petites filles, et l’oncle Lacan, si persuadé qu’il n’existe « qu’une libido » – et qu’un cerveau, forcément mâle – qu’il en concluait : « La femme n’existe pas. » Il fallait oser affronter ces ayatollahs de la psychanalyse avec leurs propres armes !

Il a fallu bien de l’audace aussi à Mazarine Pingeot pour publier, alors qu’elle est enceinte d’un second enfant, le Cimetière des poupées, roman d’une femme mal aimée et qui finit par tuer ses enfants et par enfermer leurs petits corps dans un congélateur, comme l’a fait l’énigmatique et monstrueuse Véronique Courjault. Que n’a-t-on reproché à la fille de François Mitterrand ! D’exploiter un fait divers particulièrement atroce. D’attenter à la vie privée des Courjault… Comme si, de Stendhal à Marguerite Duras en passant par Truman Capote, les romanciers ne s’étaient pas – très souvent – inspirés d’histoires authentiques de leur époque. Comme si le mythe de la mère infanticide n’était pas, depuis Médée, l’un des plus obsédants. En tout cas, l’agrégée de lettres Mazarine Pingeot le traite sous la forme d’une série de lettres de l’épouse privée de tendresse au père de ses enfants, dans un style à la fois sobre, sensible et très prenant – sans racolage. Un vrai travail de romancier. Qu’on lui fiche donc la paix avec sa propre enfance !

Retour à Paris. Ciel noir. Restaurants vides. Marché morose, même si les maras des bois y sont moins chères qu’en Provence. La seule note de gaieté, ce sont les cyclistes sifflotant sous la pluie en grimpant le boulevard Raspail sur leur Vélib’. Une idée géniale (venue de Lyon), ces Vélib’. Suffira-t-elle à faire réélire Bertrand Delanoë, alors que tant d’autres initiatives coûteuses prises par le maire socialiste de Paris sous la pression des Verts n’ont fait qu’aggraver les embouteillages, la pollution et le nombre d’accidents de piétons ? Et alors qu’aucun grand projet pour le développement économique et le rayonnement culturel de la capitale n’a vu le jour en cinq ans ? Ce serait une preuve de plus – après Paris Plage, dont les camions ont fini d’emporter les palmiers chiffonnés par la pluie – que seuls comptent les divertissements.

En attendant, fini de jouer avec les images de vacances. De retour d’Amérique bronzé et remonté à bloc – comme s’il lui tardait de se réinstaller dans les meubles du général de Gaulle –, Nicolas Sarkozy multiplie les réunions : sur le pouvoir d’achat, la croissance… Angoissante impression de déjà-vu. Je relis mes carnets de 1981. Fin août : de foire-expo en braderie, le premier ministre Pierre Mauroy répète, en levant les bras tandis que le président François Mitterrand hoche la tête : « La reprise arrive ! Elle est là ! Il faut y croire. » 30 septembre : le déficit budgétaire atteint 95 milliards de francs. 5 octobre : le franc est dévalué de 3 %, le mark réévalué de 5,5 %. L’année 1995, maintenant. Août : les rentrées fiscales sont en chute. La hausse de la TVA ne suffira pas à combler le trou. 29 septembre : au Havre, le président Jacques Chirac proclame sa volonté de réformer : « J’ai le temps et j’aurai le courage. » 9 octobre : tempête sur le franc. Le gouverneur Jean-Claude Trichet fait savoir que la Banque de France doit relever son taux plafond. Les projets de salaire maternel et d’allocation aux personnes dépendantes seront revus à la baisse…
En dépit de la “rupture”, la pièce ne semble pas avoir tellement changé. Le décor non plus. Seuls les acteurs… à l’exception de Trichet, aujourd’hui président de la Banque centrale européenne, que nous retrouvons, juste un peu plus gris, dans le rôle du commandeur… et du bouc émissaire de nos présidents. On pourrait l’appeler, cette tragi-comédie, “les Illusions françaises”. Mais espérons encore un peu : la météo annonce du soleil pour le week-end prochain.
Le gaz a été coupé dans mon immeuble. Tout l’été, des marteaux-piqueurs ont défoncé les trottoirs parisiens pour changer les conduites souterraines. Pas une goutte d’eau chaude pour prendre un bain. Je peste contre Gaz de France, qui a trouvé malin une fois de plus de me fixer un rendez-vous le 14 août et qui traite décidément ses clients en administrés, lorsque je découvre dans mon courrier un numéro d’appel “Dépannage gaz”. On est dimanche, 18 heures. Sans illusion, je compose quand même le numéro. Surprise : un employé me répond et, quarante-cinq minutes plus tard, un technicien vient remettre ma chaudière en marche. Ce n’est pas en Italie, pas en Angleterre, pas même en Allemagne qu’on verrait ça ! « Bravo le service public ! » dis-je à l’homme en combinaison bleue en le remerciant. « Profitez-en, me répond-il. Il n’y en a plus pour longtemps. »

« Faire l’amour » par Thomas Giovannetti (« Libération »)

Faire l'amour.jpgLIBERATION, mercredi 22 août 2007

Le disque
Faire l’amour 18 E
Livre CD Jean-Philippe Toussaint
Par THOMAS GIOVANNETTI

Dans cette édition sonore, la prose fragile, sensible et mesurée de Jean-Philippe Toussaint émoustille l’auditeur. Loin d’appauvrir le roman, les larges extraits choisis et lus par l’auteur conservent l’esprit de son écriture tout autant que l’intrigue : une histoire d’amour dans laquelle Toussaint nous embarque, d’une voix délicate, romantique, sans sentimentalisme ni prétention. Comme un petit trésor d’amour perdu, quelque part dans un grand hôtel tokyoïte, l’amour que l’on fait encore et toujours sans savoir pourquoi, la passion dévastatrice, la tentation du crime et l’escapade nocturne dans les rues de la capitale japonaise, comme une fuite en avant.

« Le roseau révolté » de Nina Berberova, lu par Isabelle Huppert

Le roseau révolté.JPGIsabelle Huppert lit
Le Roseau révolté
de Nina Berberova

Coffret 2 cassettes- 25,50 €
2CD – 27 €

“ Il arrive dans la vie de chacun que, soudain, la porte claquée au nez s’entrouvre, la grille qu’on venait d’abaisser se relève, le non définitif n’est plus qu’un peut-être, le monde se transfigure, un sang neuf coule dans nos veines. C’est l’espoir. Nous avons obtenu un sursis. Le verdict d’un juge, d’un médecin, d’un consul est ajourné. Une voix nous annonce que tout n’est pas perdu. Tremblante, des larmes de gratitude aux yeux, nous passons dans la pièce suivante où l’on nous prie de patienter, avant de nous jeter dans l’abîme. ”

Ainsi commence le dernier bref voyage que les deux amants font ensemble avant de se séparer. Elle reste à Paris, exilée de son pays natal, la Russie ; il rentre en Suède avant que la guerre ne l’en empêche définitivement. Après ce dernier paradis – leur mardi, comme ils l’appellent dans leur langue à deux –, la mémoire se réduit, s’effiloche, attaquée par la séparation et par la guerre.
Néanmoins, l’espoir du “ mardi ” survit à la guerre et conduit cette femme à la recherche de l’amant, dont elle n’a plus de nouvelles. C’est alors que le sens de leurs deux destins finalement se révèle. D’un côté, elle a gardé intact ce “ noman’s land, où prévalent la liberté et le mystère, où adviennent parfois des choses étonnantes. On y rencontre des hommes qui se ressemblent, on relit un livre avec une acuité particulière, on écoute une musique comme jamais on ne l’avait entendue ”. De l’autre, il a cédé depuis longtemps sa terre de liberté et de mystère. Il a choisi un quotidien prosaïque, protégé et dépourvu d’espace intérieur.

Nina Berberova laisse apparaître subtilement, en filigrane d’une histoire d’amour, une morale qui s’applique parallèlement aux enjeux de toute guerre, de toute lutte : le “ perdant ” est celui qui a abdiqué ses droits sur la mémoire, qui a renoncé à sa liberté intérieure, au lieu de les préserver de toute occupation.

Françoise Collin (auteur de « On dirait une ville » aux éditions Des femmes (« Nouvel Obs »)

Nouvel Observateur du 16 août 2007

Françoise Collin publie un recueil de poésie, « On dirait une ville », aux éditions Des femmes – Antoinette Fouque cet automne.

«Les hommes se sont approprié l’enfantement du sens»
Misogynes, les grands penseurs ?
De Platon à Derrida, le deuxième sexe a souvent été malmené ou incompris par les sages. La philosophe Françoise Collin explique pourquoi

Le Nouvel Observateur. – Le discours des philosophes sur les femmes frappe souvent par sa misogynie… Et cependant ne sont-ils pas avant tout «fils de leur temps» sur ce point ?
Françoise Collin. – Sans doute, mais on attendrait précisément de leur part une clairvoyance particulière. Dans la plupart des cas, nous n’avons pourtant pas affaire à un sexisme primaire. Beaucoup avouent leur trouble face à l’assujettissement des femmes, ont des «moments» de lucidité. C’est le cas par exemple de Kant – le philosophe célibataire -, qui fut bizarrement l’un des plus audacieux sur cette question. Il s’insurge contre l’appropriation sexuelle des femmes par les hommes et soutient que les rapports sexuels doivent être librement consentis par la femme, mais il croit voir dans le mariage une telle garantie. Même lucidité ponctuelle chez Fichte, qui estime que la filiation est prioritairement maternelle, mais seulement si la femme est célibataire, c’est-à-dire si elle ne tombe pas sous le pouvoir d’un mari, qui est alors «nécessairement»le chef de famille. Presque tous questionnent l’état de fait, mais sans remettre en question la structure même des rapports entre sexes.

N. O. – Y voyez-vous l’effet de la subordination sociale et politique dans laquelle furent longtemps tenues les femmes ou quelque chose déplus directement lié à la nature même du discours philosophique ?
F. Collin. – Des Grecs à nos jours, les femmes ont toujours été exclues du discours philosophique, plus encore que des autres formes de savoir. Et d’ailleurs, depuis que les femmes sont elles-mêmes devenues «sujets dénonciation», les choses ont-elles vraiment changé ? Bien sûr, il y a Hannah Arendt, dont tout le monde se revendique désormais, mais c’est l’exception qui confirme la règle, et elle-même se proclame «politologue» plutôt que philosophe.Tout se passe comme si, là où se décline la vérité dans son fondement, la parole ne pouvait être que masculine. Peut-être est-ce parce que le «philosophe professionnel» , comme le formule ironiquement Arendt, est le parallèle laïque du théologien. Il conserve quelque chose du prêtre, gardien farouche de la vérité.

N. O. – Comment expliquez-vous ce monopole à travers les âges… Inaptitude féminine ou expropriation ?
F. Collin. – C’est un phénomène qui est d’abord lié à la forme hiérarchique des rapports entre hommes et femmes tout au long de l’histoire. Mais il y a autre chose. Une sorte de terreur semble s’exercer autour du lieu même de la pensée. Un fait d’autant plus troublant que dans la fantasmatique grecque «l’oracle», la bouche de la vérité, est souvent une femme. Vaste rempart défensif à l’égard du sexe féminin ? La panique des hommes s’expliquerait alors par le fait que l’enfant naît d’un corps de femme, d’où la nécessité de se réaffirmer face à la toute-puissance des mères. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Socrate définit le philosophe comme un «accoucheur»> : face à ce défi qu’est la grossesse des femmes, l’homme répondrait par l’enfantement du sens. Mais je ne crois pas à une «clé» unique, plutôt à un faisceau de faits complexes.

N. O. – Quels sont, selon vous, les philosophes qui furent les plus audacieux à ce sujet ?
F. Collin. – Il n’y a pas les «bons» et les «mauvais». Aucun ne cherche vraiment d’explication au fait que, numériquement majoritaires, les femmes soient maintenues en minorité. Hormis Marx, bien sûr, mais qui pense que le sexisme se résoudra par le dépassement du capitalisme ! Ce qui est frappant, c’est que partant de présupposés souvent opposés ils arrivent à une même justification de l’infériorité des femmes. Julia Sissa a très finement analysé cela chez les philosophes grecs. Aristote passe souvent pour le sexiste par excellence. Il condamne en effet l’«excessive liberté» dont jouissent les femmes Spartiates et considère que les Grecques ne sauraient accéder à l’égalité civique. Qui tiendrait le ménage sinon ? Mais Platon lui-même, qui passe pour égalitariste, finit par remarquer perfidement dans «la République» que si les femmes doivent pouvoir accéder aux mêmes responsabilités que les hommes, et sont en toutes choses égales à eux, elles sont cependant «toujours un peu moins bien».

N. O. – La situation des femmes a bien changé depuis la démocratie athénienne… en France, du moins. Quel en fut l’impact sur le discours philosophique ?
F. Collin. – Relativisons tout d’abord ce changement, du moins sur le plan politique, puisque la République a été fondée en 1789 sans elles et que leur accès au vote date d’après la Seconde Guerre mondiale. Mais leur condition a évolué, bien sûr, notamment depuis la mobilisation inaugurée par le mouvement des femmes. L’apport de Simone de Beauvoir fut considérable sur ce point. Il n’en reste pas moins que, pour elle aussi, les femmes doivent devenir des hommes comme les autres. Elle est dans une logique assimilatrice plutôt que subversive. On pourrait lui objecter qu’on ne naît pas davantage homme, qu’on le devient. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle contourne la question de la maternité. Si la norme de l’humain, c’est le masculin, il est en effet gênant que les femmes soient affectées de cette «bizarrerie» qu’est le fait de donner la vie. Les évolutions technologiques actuelles vont du reste dans ce sens, à travers le projet ou le fantasme d’un «utérus artificiel»qui éroderait une dissymétrie apparemment insupportable.

N. O. – Cependant, dans toute la pensée postmoderne, le féminin est nettement réévalué…
F. Collin. – Chez Derrida, en effet, le féminin devient le synonyme même de la pensée détotalisante face à la prétention de l’Un phallique. En ce sens, on peut lire sa philosophie comme une apologie du féminin. «Je suis une femme», écrit-il même, commentant Blanchot. Je suis pourtant tentée de voir là une affirmation qui démobilise la lutte des femmes plus qu’elle ne la sert. L’affirmation de la valeur du féminin dont se crédite désormais l’homme philosophe recouvre plus qu’elle ne résout la hiérarchie persistante des positions sexuées dans le réel. Même chose, me semble-t-il, pour la queer theory importée des Etats-Unis et qui connaît actuellement une mode en France – voyez la dernière couverture de «Philosophie Magazine»
– sous le patronage, mais à mon avis à tort, de Judith Butler. Proclamer le dépassement de la dualité nous laisse en effet aux prises avec les problèmes effectifs qu’elle pose encore et s’apparente même à une resucée du vieil universalisme, une pétition de principe qui camoufle plus qu’elle ne résout la question des sexes. Question à laquelle, depuis les Grecs, les philosophes ont été beaucoup plus sensibles que le commentaire ne nous l’avait jusqu’ici fait apercevoir.

Françoise Collin, philosophe et écrivain, coauteur des «Femmes de Platon à Derrida» (Pion, 2000), a fondé en 1973 «les Cahiers du Grif», première revue féministe de langue française. Elle est l’auteur de «L’homme est-il devenu superflu ? Hannah Arendt» (Odile Jacob). Elle publie un recueil de poésie, « On dirait une ville », aux éditions Des femmes – Antoinette Fouque cet automne.

Aude Lancelin
Le Nouvel Observateur

Colette Deblé dédicace sur l’île d’Oléron

La dédicace de Colette Deblé à La pêche aux livres, à Saint-Denis d’Oléron

L’artiste Colette Deblé, auteur de « L’envol des femmes » et fabuleuse illustratrice de la couverture de « Gravidanza », qui a déjà exposé ses peintures à l’Espace Des femmes (35, rue Jacob), a connu un moment de bonheur avec sa dédicace du 16 août (anniversaire de Madonna… aucun lien !) à La pêche aux livres, librairie amie des éditions Des femmes.

Maître Kiejman, dans Le Figaro du 13 août !

Le seul regret de Georges KiejmanSTÉPHANE DURAND-SOUFFLAND. Publié le 13 août 2007

Alors ministre, l’avocat n’est pas parvenu à faire adopter un amendement qui aurait facilité l’ingérence humanitaire.

IL FAUT, au moins une fois dans sa vie, voir plaider Georges Kiejman, représentant de cette génération de très grands avocats qui possèdent l’art du dernier mot. Les plus jeunes, pour la plupart, y ont renoncé : l’exercice demande trop de culture, trop d’humour, trop d’à-propos. Me Kiejman, lui, perpétue la tradition. Tour à tour roué, cinglant, érudit, désopilant, cabotin, cruel, il sait orienter les débats au bénéfice de sa cause. Quand il ne gagne pas, peut-être pense-t-il à ce confrère célèbre qui disait : « Je ne perds jamais un procès. Mes clients, par contre… »

Son plus grand regret, évidemment, tient à une défaite. Mais pas à la barre. Car Georges Kiejman, dans une autre vie, fut, par trois fois, ministre. « Délégué », nuance-t-il. Ce fils spirituel de Pierre Mendès France, qui n’eut jamais sa carte du PS, fut successivement titulaire, en conduite accompagnée, des portefeuilles de la Justice, de la Communication et, enfin, des Affaires étrangères, au milieu des années 1990. Durant son passage à la Chancellerie, il rêve, à défaut de pouvoir révolutionner l’institution judiciaire, d’un but peut-être plus raisonnable : changer le monde.

« J’avais été frappé par l’aspect contradictoire de l’article 2 de la Charte des Nations unies, se souvient-il. Celui-ci stipule à la fois que rien n’autorise l’ONUà intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État », mais que « ce principe ne porte en rien atteinte à l’application de mesures de coercition ». Or, le désastreux spectacle de pays incapables d’assurer leur propre paix ou « jouant des jeux compliqués à l’égard de forces clandestines » s’offrait au monde. On pense à l’Algérie de l’époque, mais aussi, par exemple, au Darfour d’aujourd’hui. D’où l’idée d’amender le texte ambigu, « obligeant chaque pays à se définir par rapport à un génocide présent ou futur ». Le nouvel article mentionnerait ainsi : « Les mesures de coercition peuvent également être utilisées à l’encontre d’un État qui porte atteinte ou laisse porter atteinte à l’existence d’un peuple vivant sur son territoire. »

L’avocat s’ouvre de son projet un mercredi. « François Mitterrand m’approuve chaleureusement, ce qui me vaut d’être un peu entouré à la sortie du Conseil des ministres », s’amuse l’intéressé. Le 4 avril 1991, il adresse un courrier détaillé à Hubert Védrine, alors porte-parole de l’Élysée. Il attend encore aujourd’hui les observations de son « cher Hubert ». Roland Dumas, « seul qualifié pour peser les avantages, les inconvénients et les difficultés d’une telle entreprise », reçoit copie de la missive. Il y répond six mois plus tard dans un pli adressé Place Vendôme, alors que Georges Kiejman est devenu depuis ministre délégué à la Communication. L’avocat indéboulonnable du Quai d’Orsay explique à son collègue itinérant du gouvernement, à qui il donne du « cher Georges », que « sur un sujet aussi sensible, il convient avant tout de ne pas précipiter les événements et d’utiliser au mieux les circonstances ». Seize ans plus tard, le dépit du « cher Georges » n’est pas apaisé : « C’est de la langue diplomatique au sens grotesque du terme, peste-t-il dans son cabinet du boulevard Saint-Germain. Les chaussettes m’en sont tombées sur les chevilles. »

Ironie du sort : le 2 avril 1992, l’avocat reprend son balluchon et s’installe au Quai d’Orsay, auprès de son « cher Roland ». À nouveau, il tente de le convaincre que le droit d’ingérence mérite bien de faire claquer quelques portes à l’ONU. Peine perdue. « Je m’en veux de ne pas avoir fait davantage le siège de Mitterrand, comme la plupart de mes collègues », déplore-t-il. Et pourquoi ne pas avoir cherché l’appui de Bernard Kouchner, en charge de l’Action humanitaire et vibrant théoricien de l’ingérence internationale ? « Les ministres, hélas, travaillent dans leur coin. Dès que l’on veut aider un collègue, il se demande ce qu’on veut lui enlever. C’est très décevant pour nous, qui venons de la société civile. »

Et voilà : entouré de « chers amis », mais privé du soutien d’un parti, peu rompu, à l’en croire, aux ruses des « visiteurs du soir » qui assiégeaient l’Élysée, Kiejman n’aura pas imprimé sa marque à la Charte des Nations unies. Il a repris la robe et continue de faire vibrer les prétoires. Il s’est découvert une nouvelle vocation et raconte magnifiquement, sur DVD, « Les grands procès de l’Histoire » *. Son plus grand regret, finalement, c’est « de vieillir, car il faudrait avoir tout le temps le coeur battant… Même si c’est un peu impudique à partir d’un certain âge ».

* « Les grands procès de l’Histoire » (Caillaux, Kravchenko, Pétain), deux DVD, Édition des femmes.

Le don par Jean Starobinski

Nº2231
SEMAINE DU JEUDI 09 Août 2007
Palette de Maîtres (5)

L’oeil vivant
Le grand critique de la fameuse école de Genève publie cette année «Largesse» et revient sur cinquante ans de voyages littéraires à travers les siècles par Jean Starobinski

Cette cinquième rencontre avec un maître «à penser et à créer» poursuit la série d’été des Débats de l’Obs. Pendant six semaines, nous interrogeons six artistes dans leur genre, six intellectuels qui réfléchissent sur leur art. Des penseurs et passeurs originaux entre les disciplines qui ont fait l’actualité en 2007. Du compositeur français Pascal Dusapin au cinéaste italien Francesco Rosi, de l’anthropologue américain Marshall Sahlins au peintre espagnol Miquel Barcelô, du critique suisse Jean Starobinski au philosophe français François Wahl.

Médecine, littérature
En 1958; interne en psychiatrie à l’hôpital de Lausanne, j’ai rencontré l’une des plus célèbres artistes asilaires : Aloïse, dont les oeuvres sont aujourd’hui conservées au Musée de l’Art brut à Lausanne. Elle avait été préceptrice à Berlin, et convaincue que le Kronprinz était amoureux d’elle ! Elle passait son temps à repasser et à dessiner sur des feuilles de papier beige, qu’elle cousait ensemble pour composer de grandes fesques. J’avais occupe auparavant de 1946 à 1949 un poste d’assistant de littérature française auprès de mon maître Marcel Raymond. J’ai fini par concilier naturellement ces deux approches, l’une médicale, nourrie par la méthode expérimentale, l’autre littéraire, riche de tout un monde de théories. Mes projets mêlaient histoire littéraire, histoire de la pensée médicale, problèmes posés par la psychiatrie contemporaine et l’anthropologie phénoménologique. Je sentais que les analyses littéraires et les recherches médicales pouvaient ainsi devenir complémentaires. Quel plus bel exemple de cette continuité entre les disciplines que celui de la «mélancolie» ? J’ai rédigé ma thèse de médecine sur ce sujet – «Histoire du traitement de la mélancolie» -, qui m’entraînait de la médecine à la théorie littéraire, de l’art à l’histoire sociale, par une série d’étapes en pente douce. Et je me suis intéressé trente ans plus tard, dans mes lectures de Baudelaire, à la puissance de la mélancolie dans son oeuvre poétique. Mon approche de Freud passe par son rapport à la littérature. J’ai guetté chez lui les inspirations qui pouvaient lui venir de sa culture classique, comme la présence de Virgile dans «l’Interprétation des rêves» ! J’essaie de déceler l’héritage humaniste que Freud veut ajuster à la neurologie de l’époque. Ce dialogue entre les arts de la psyché et ceux de la littérature m’a paru de nature à enrichir l’interrogation critique.

Lire/écrire
Mes débuts littéraires datent de la guerre. Les circonstances ont fait que diverses revues m’ont demandé des articles sur la poésie la plus récente. J’ai ainsi souvent rencontré Pierre Jean Jouve, réfugié à Genève entre 1941 et 1944. Je le voyais beaucoup. Il aimait à réunir ses amis le soir à la maison pour donner lecture de ses oeuvres. Je me souviens que je tournais la manivelle du tourne-disque lorsqu’il nous avait reunis autour de son livre sur le «Don Juan» de Mozart. Il vivait avec sa seconde femme, Blanche Reverchon, psychanalyste et l’une des premières traductrices de Freud, dans une maison XVIIIe, en plein coeur de Genève. Pour la revue «Lettres» créée par Pierre Courthion et Jouve, j’ai traduit et commenté Kafka, signalé des oeuvres récentes de poésie, collaboré au journal «Labyrinthe» créé par Albert Skira pour faire suite à «Minotaure». Mais l’achèvement de mes études de médecine retardait mon projet de thèse sur les ennemis des masques dont j’avais eu l’intuition très tôt, durant la guerre. Ce n’est que plus tard, à Baltimore, que j’ai entamé ce programme de recherche qui traversait les siècles. Montaigne pour le XVIe, La Rochefoucauld pour le XVIIe, Rousseau pour le XVIIIe, Stendhal pour le XIXe, et Paul Valéry, celui de «Monsieur Teste», pour le XXe siècle. L’heure était aux entreprises de démystification. Dénoncer l’idéologie devenait une attitude à la mode. Cette recherche généalogique constituait la configuration d’un seul livre qui n’a jamais été écrit. Il s’est plutôt développé dans le temps. J’ai ainsi publié sur Montaigne, sur Rousseau, et «l’oeil vivant» conserve de ce projet panoramique bien des échos.

L’école de Genève
C’est Georges Poulet, l’auteur de la belle série des «Etudes sur le temps humain» et des «Métamorphoses du cercle», qui eut vers 1960 l’idée de nommer «école de Genève» le groupe où il reconnaissait ses propres préoccupations. Il considérait les livre ! de Marcel Raymond et d’Albert Béguin comme les textes fondateurs d’une critique qui privilégiait les faits de conscience. Il y joignait les exemple ! donnés par Rivière et Du Bos. Il s’inscrivait lui-même, en compagnie de Jean Rousset, Jean-Pierre Richard et moi-même. Son approche privilégiait h subjectivité dans les textes littéraires, et quoi il différait d’opinion avec Marcel Raymond et surtout Jean Rousset, qui attachaient une grande importance à l’aspect formel des oeuvres littéraires Moi-même, j’avais retenu beaucoup de la linguistique de Ferdinand de Saussure, qui était enseignée lors de me ! études par Albert Sechehaye, l’un des rédacteurs du «Cours de linguistique générale» d’après les notes prises aux leçons du grand linguiste. En far d’«école de Genève», il ne faut pas oublier qu’il y en a une autre, aux trait ! bien marqués : celle qui résulte des recherches et de l’enseignement de Jean Piaget, dans le domaine de la psychologie génétique. Les successeurs de Piaget sont toujours au travail, dans une corrélation assez étroite avec toute une tradition pédagogique dont j’ai bénéficié dans mon enfance.

L’amour du XVIIIe siècle
Le merveilleux travail de Marcel Raymond sur les «Rêveries» de Rousseau n’est pas seul responsable de mon attrait pour le XVIIIe siècle, que j’ai éprouvé dès les années de collège. L’influence des peintres compte aussi pour beaucoup. Parmi mes souvenirs marquants, il y a 1 exposition des chefs-d’oeuvre du Prado, au Musée de Genève, dans l’été 1939. Le gouvernement espagnol avait mis ces tableaux à l’abri dans notre ville. Les peintures de Goya m’ont bouleversé. De plus, pour moi, c’est un grand siècle de la musique, qui se diversifie et évolue de façon extraordinaire. Quelle distance entre Rameau et Mozart, quelle évolution dans l’écriture musicale de Haydn, quelle aventure que l’invention de la symphonie «classique» ! Que de transformations dans l’opéra ! Ce n’est rien là que je découvre. Mais ce sont les motifs d’un attrait, d’une séduction sur laquelle mon livre récent «les Enchanteresses» porte attention.
Comment définir le XVIIIe siècle ? Il varie tant, selon les pays, les moments, les passés et les héritages. Les écrivains du XIXe siècle ont souvent simplifié l’image du XVIIIe en le confinant à quelques traits partiels, surtout parisiens : siècle de l’athéisme, de la galanterie, du libertinage, puis de la «sensibilité »… Depuis lors les historiens y ont regardé de plus près, consultant les archives, retrouvant les documents de la vie institutionnelle, matérielle, économique, religieuse, ne négligeant ni l’histoire locale ni celle des couches populaires. Ce que j’ai fait moi-même dans ce domaine ne résulte pas d’un seul type d’approche. Quand Francis Jeanson m’a demandé d’écrire, pour la collection des «Ecrivains de toujours», un ouvrage sur Montesquieu, il attendait que je définisse l’attitude «existentielle» de cet auteur. En somme, des révélations qu’un écrivain aurait apportées sur sa propre personne. Mais Montesquieu, trop absorbé par sa pensée sur les lois, n’avait pas l’intention de se peindre lui-même. Rousseau, au contraire, tout en élaborant ce qu’il appelait son «triste et grand système», a senti le besoin de se justifier lui-même pour répliquer à la calomnie et à la persécution dont il souffrait. Dans «la Transparence et l’Obstacle», j’ai voulu mettre en évidence la dramatique opposition entre l’incessante menace hostile que Rousseau perçoit autour de lui, et la conviction qu’il a de sa propre bonté. Ecrire, à la fin de sa vie, c’est apporter la preuve que son coeur est «transparent comme le cristal». Et c’est une tâche qui n’en finit pas…

Le siècle des Lumières ?
Très tôt, au XIXe siècle, on voit surgir une critique de l’essor de la pensée scientifique et technique survenu au cours de l’«âge des lumières». Les connaissances chiffrables, les progrès dans l’exploitation des forces naturelles ont désenchanté le monde : c’est la conviction de Keats, de Novalis, de Blake et de beaucoup d’autres. C’est là une tentation régressive. Descartes et Newton sont alors considérés comme de mauvais génies, parce qu’ils ont conféré à la raison calculatrice un rôle privilégié. Le commun dénominateur de la «philosophie des lumières» était la tolérance et la paix entre les peuples. Mais n’idéalisons pas ce siècle. Cette philosophie était le fait d’une brillante minorité, et n’a jamais complètement prévalu par la suite. Après tout, les hussards noirs, les fusilleurs peints par Goya, sont les soldats des droits de l’homme ! Aujourd’hui l’intolérance a repris le dessus dans le monde, sous divers régimes et de mille manières. L’aptitude à la responsabilité doit être constamment réinventée, pour faire face à des problèmes que les penseurs et les grands acteurs des «lumières» n’imaginaient pas. Les philosophes du XVIIIe siècle s’en prenaient au fanatisme, et divers fanatismes, anciens et nouveaux, se montrent vivaces à l’heure présente, en recourant aux puissants moyens d’aujourd’hui. Certes, les armes de destruction mises en oeuvre par le fanatisme contemporain sont produites par la science. Celle-ci s’est développée au cours du XVIIIe siècle, et a permis le perfectionnement de l’artillerie. Mais je ne vois là aucune raison d’accuser, comme beaucoup l’ont fait au XXe siècle, les conséquences obligées du cartésianisme et de la «philosophie des lumières».

La critique
La critique, à l’origine, c’est d’abord l’affaire du «grammaticus» et du «criticus». Leur tâche n’est pas d’opérer des choix, mais de faire lire des oeuvres qui ont vieilli et dont les clés d’accès sont souvent perdues. Dans l’Antiquité, Homère par-dessus tout ! Langue usée, personnages mal identifiés, texte altéré; cette critique qui a débuté à l’époque alexandrine visait à la restitution du texte. Mais se donner ainsi tant de mal pour rétablir un texte suppose que l’oeuvre reste porteuse d’autorité – esthétique, morale… Mais si ce n’était plus le cas ? Soit que le message ne soit plus recevable, soit que le goût des lecteurs les ait éloignés de la lecture des exploits guerriers… Alors le critique récuse l’autorité du texte en question. C’est ce que fait Platon pour Homère. C’est, en somme, une critique de destitution qui dénonce les mauvais maîtres, les autorités usurpées. La notion de critique a évolué. A cet égard, il me paraît utile de revenir aux catégories établies par Albert Thibaudet distinguant la critique immédiate – celle des journalistes -, la critique professionnelle – celle des professeurs – et la critique des maîtres.

Critique de la fin du XXe siècle
Dans la seconde moitié du XXe siècle a triomphé une critique dominée par le structuralisme. Les facultés de lettres américaines ont adopté le French criticism. Ce mouvement critique, porté par des voix diverses, celles de philosophes pour la plupart, irriguait aux Etats-Unis les départements de littérature. Pas les départements de philosophie. C’est le moment où en France on a découvert avec enthousiasme la linguistique de Saussure. Il était mort en 1913 et j’avais eu accès à ce savoir à travers mon professeur de linguistique. J’avais d’ailleurs publié les premiers «Anagrammes» de Saussure. Il s’agit d’une recherche très curieuse : Saussure avait eu la conviction qu’un mot déterminé, le «mot-thème» caché, fournissait le matériau phonique où les poètes latins ou grecs trouvaient le point de départ de leurs compositions. Saussure croyait qu’il s’agissait là d’un secret transmis à travers les générations des versificateurs latins. Voilà pourquoi Saussure et la linguistique, pour moi, ce n’était pas une découverte. Mais ce qui s’est passé du côté du structuralisme s’explique par une sorte de concurrence avec les sciences exactes : il fallait légitimer, à l’université, la scientificité de l’approche littéraire. Cette critique, avec son langage, ses concepts, sa technicité, n’ira pas rejoindre le commun des lecteurs. Elle demeurera spécialisée, réservée à la classe. Elle s’est néanmoins distinguée, à mon sens, à travers quelques esprits clairs comme Gérard Genette. D’autres ont formé des hypothèses générales, mais non suivies d’effets, et menacées de se pétrifier en une méthode rigide. Pour moi, aucune méthode n’est à même de prescrire les questions qu’il convient de poser à un texte.

Don«
Largesse», un texte qui vient de reparaître chez Gallimard, avait été écrit pour accompagner une exposition où j’étais l’invité du département des Arts graphiques du Louvre. J’ai eu beaucoup de bonheur à commenter des gravures, des dessins sélectionnés librement dans les collections du Louvre, auxquels s’ajoutaient des photographies, et même la séquence du couronnement d’Ivan recevant une pluie d’or, tirée du film d’Eisenstein. C’était l’occasion de m’interroger sur un motif. Comme je le fais quand je lis un texte : je tente de resituer un mot dans son histoire et dans l’usage singulier qu’en fait un écrivain. Ainsi dans «Largesse» ai-je suivi les aventures de ce mot, le «don». Mon point de départ était une scène que Rousseau décrit dans sa neuvième Rêverie : des aristocrates sacrifient à la coutume seigneuriale et jettent des pains d’épice aux «manants» qui se les disputent dans de violentes bagarres. Rousseau se lasse du spectacle et aperçoit quelques petits Savoyards affamés. Il leur achète des pommes. Mon travail s’est construit d’abord sur ce contraste entre une scène de don violente, où le malheur prévaut, et une autre, tendre, qui est à l’origine d’un bonheur intense.
Cette attention aux mots de Rousseau a réveillé en moi ceux de Baudelaire, dans un poème extrait du «Spleen de Paris», «Gâteau». Le poète, en voyage, tombe nez à nez sur un petit mendiant auquel il offre un bout de pain. Immédiatement un autre enfant se rue sur le bénéficiaire, et c’est l’échauffourée. Même thème donc, mais avec Baudelaire, c’est l’intrusion du mal dans le don qui est décrite. Ce texte en a appelé un autre : celui de Huysmans dans «A rebours». Encore un épisode de don, mais cette fois saturé de perversion. Le personnage central, Des Esseintes, excité par le spectacle d’enfants qui se déchirent pour une tartine de fromage, s’en fait préparer une à l’identique, avant, écoeuré, de la faire jeter par son domestique aux enfants dans la rue.
Le moteur de mon travail passe par cette poursuite de motifs intentionnels qui donnent à mon travail critique cette dimension thématique. Dans «Largesse», évidemment, j’étends l’enquête à la peinture, aux textes fondateurs. Car ce geste est au principe de notre culture comme en témoigne un merveilleux dessin du Corrège : Eve offrant la pomme à Adam. Au fil de l’enquête, ce sont toutes les variétés du don que j’ai tenté de mettre au jour. D’une extrémité à l’autre, du don fastueux, signe de «largesse» aristocratique, jusqu’à l’acte de charité.

Né à Genève en 1920, Jean Starobinski est à la fois docteur es lettres et en médecine. Il a enseigné à l’université Johns Hopkins, à Baltimore, à celle de Bâle et à Genève. Parmi ses livres, primés et traduits dans le monde entier : «Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle», «l’oeil vivant. Corneille, Racine, La Bruyère, Rousseau, Stendhal», «l’Invention de la liberté, 1700-1789» suivi des «Emblèmes de la Raison», et «Largesse» (tous publiés chez Gallimard).

Thierry Grillet
Le Nouvel Observateur