Jet Society a repéré le roman de Patrice Trigano (22 août 2015)

Capture d’écran 2015-08-31 à 08.48.30.pngJet Society

L’Oreille de Lacan de Patrice Trigano 

Dandy solitaire, hypocondriaque, rongé par les manies, aux prises avec d’insurmontables problèmes sexuels, Samuel Rosen vit reclus dans son hôtel particulier du VIIe arrondissement de Paris, entouré de ses livres et de ses œuvres d’art, dans le regret de ne pas être entré en analyse avec Lacan lorsqu’il avait vingt ans. Sur le point de faire publier un « livre-événement » qui fait sa fierté tout en nourrissant ses doutes et ses angoisses, Rosen cherche à apaiser ses conflits intérieurs en s’évadant par la peinture, la musique, la littérature, une ascension du mont Ventoux sur les traces de Pétrarque, un pèlerinage à Rocamadour dans les pas de Francis Poulenc… sans succès, jusqu’au jour où, à l’occasion d’une retraite chez les moines trappistes, tout bascule…

 

Extrait : III DIVAN

(…) Douce rêverie ! Je me revois jeune étudiant à la fin des années 60, après que la grande aventure de Mai 68 a de façon indélébile imprégné mon esprit. Des problèmes de vertige, dont je ne me suis jamais départi, ruinaient alors mon quotidien. J’aspirais profondément à devenir un pensionnaire attitré du divan de Lacan. Et pour me familiariser avec le personnage dont la légende m’attirait, j’allais jusqu’à observer ses allées et venues depuis le trottoir situé en face de son domicile. Parfois, gêné de faire le guet durant de longues heures, je feignais d’attendre un ami à la sortie de l’École des langues orientales. Que serait devenue ma vie si j’avais eu du cran à l’âge de vingt ans ? Que se serait-il passé si j’avais eu le courage de pousser la porte… cette porte du 5 rue de Lille ? Lacan m’aurait reçu dans son cabinet saturé de l’odeur âcre de ses cigares « culebras ». À coup sûr, le jeune homme que j’étais aurait été impressionné par le regard inquisiteur, perçant à travers ses lunettes. Après l’échange des quelques mots nécessaires au service minimum d’une prise de contact, le célèbre analyste se serait contenté de m’indiquer d’un geste le chemin du divan. J’aurais pris l’habitude d’y venir deux fois par semaine. Muet comme une carpe, le Dr Lacan ne m’aurait qu’écouté. Face à un mur de silence, j’aurais vécu la redoutable épreuve de l’analyse. Ma dépendance à l’endroit du médecin serait devenue de plus en plus grande au fur et à mesure que, tombant de Charybde en Scylla, j’aurais fini par atteindre le tréfonds de mon désespoir. Puis un jour, je serais tout simplement remonté à la surface. Transformé. Libéré. Mes blocages auraient trouvé leur terme. En adoptant la formule du thérapeute : « Il ne faut jamais céder sur son désir », j’aurais assouvi mes besoins de défoulement. J’aurais pris le pouvoir sur mes maux, domptant puis annihilant leurs pouvoirs ravageurs. Mon quotidien aurait alors cessé d’être une épreuve sans arrêt renouvelée. J’aurais constaté que le monde avait décidé de ne plus m’être hostile. La peur m’aurait quitté, mes craintes se seraient dissipées. J’aurais appris à gérer mon ego, à profiter des satisfactions que procurent l’échange, le partage, la générosité, l’amour. Mes doutes auraient fini de gripper le moteur de mon existence. J’aurais accepté de pouvoir être jugé et cela m’aurait permis de devenir homme d’action. Je ne serais plus ce vieux fils de famille, replié sur ses collections, vivant dans l’opulence grâce à son héritage. J’aurais peut-être même créé une famille. En tout état de cause, j’aurais cessé d’être l’esclave de mes angoisses, la victime de mon enfermement. Mon extrême susceptibilité, mes perpétuelles contrariétés seraient devenues des prétextes à sourire, des obstacles transformés en tremplins. Mes vertiges se seraient limités à la peur de tomber. J’aurais entrepris, modelé mon avenir, fabriqué mon destin. Mon ouverture au monde m’aurait tout simplement tracé la voie d’un bonheur possible. (…)