Fabienne Pascaud a remarqué dans Télérama le livre de H.D. (17 avril 2010)

pour-l-amour-de-freud,M36201.jpgQui est fasciné par l’inventivité, l’audace, la transgression permanente des nombreuses Américaines qui, de Gertrude Stein à Djuna Barnes, de Natalie Barney à Sylvia Beach, s’expatrièrent en Europe au début du XXe siècle (à Paris surtout et rive gauche…) pour y créer enfin en liberté ne manquera pas cet ouvrage de la méconnue poétesse imagiste et romancière avant-gardiste Hilda Doolittle (1886-1961). Tourmentée par une bisexualité trépidante, l’artiste y raconte son analyse avec Freud – alors âgé de 77 ans – à Vienne, en 1933, alors que Hitler vient de prendre le pouvoir. Et celui qu’elle appelle « papa » dans sa correspondance apparaît ici d’intime façon : au milieu de ses chiens, de ses antiquités égyptiennes, regrettant le temps qui passe et qu’Hilda le considère davantage comme sa mère que comme son père, lui qui se sent pourtant si « masculin »… Lumineusement préfacé par Elisabeth Roudinesco, ce récit insolite fait pénétrer l’univers d’une créatrice troublante et troublée, fragile et obstinée, constamment en quête. D’elle-même, de sa sexualité, de son art. Et celle qui fut l’égérie d’Ezra Pound, qui vécut à Londres dans une communauté proche du groupe de Bloomsbury de Virginia Woolf se révèle un étrange médium : à travers ses interrogations se rejoignent celles de bien des femmes.

Fabienne Pascaud

Telerama n° 3144 – 17 avril 2010

Argoul a aussi aimé H.D. (Blog hébergé par Le Monde, 14 avril 2010)

Paru sur le blog d’Argoul http://argoul.blog.lemonde.fr/2010/04/14/pour-l%e2%80%99amour-de-freud-hilda-doolittle/

Mercredi 14 avril 2010

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Article repris par Medium4You.

Hilda Doolittle est une Américaine riche, lesbienne et névrosée. Poétesse à ses heures sous ses initiales H.D., romancière lue encore par un cercle d’initiées, Hilda commence à 47 ans une analyse avec Freud qui en a 77.

Sigmund Freud m’intéresse mais, honnêtement, aurais-je lu ce livre de l’Américaine sans l’amicale pression de Guilaine Depis, attachée de presse des éditions des Femmes ? Probablement pas. Son charme, sa culture et son élégance font beaucoup pour élargir aux hommes l’audience de cet éditeur militant. Doolittle ? Connais pas. Mais Freud oui. Et l’éveil de la curiosité suffit à exciter l’imagination. J’ai donc lu ce livre – et je ne m’en suis pas repenti ! 

H. D. est fragile, éperdue de protection, aimant être soumise – dit-on. Cette riche évaporée de religion morave trouve dans le vieux patriarche fondateur d’école une sorte de Dieu-père d’ancien Testament qui la rassure sans la juger. L’époque est instable, sortie d’une grande guerre industrielle et précipitée dans une crise économique mondiale. Le refoulé archaïque ressort. « Je ne comprenais pas ce qu’était exactement ce que je voulais, mais je savais que moi, comme la plupart des gens que je connaissais en Angleterre, en Amérique et dans l’Europe continentale, j’allais à la dérive. Nous dérivions. Vers où ? Je ne le savais pas… » p.56.

De mars à juin 1933 à Berggasse 19, Wien, de 5 à 7 tous les jours sauf le week-end, Freud considère les souvenirs et les fantasmes de H.D. allongée sur le fameux divan comme « intéressants ». La poétesse trouve aliment dans la psychanalyse, ne souhaitant surtout pas être guérie car elle ne serait plus elle-même… « En analyse, la personne est morte après que l’analyse est terminée », lui disait Freud (p.190). Sigmund agit avec H.D. non comme un médecin qui cure mais comme un médium qui relie. Il fait passer le passé enfoui dans le présent conscient en décortiquant les dits. « Il avait dit, il avait osé dire que la valeur et le prix du rêve sont traduisibles en mots, non seulement le rêve d’un pharaon (…), mais le rêve de tout le monde, n’importe où » p.116.

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Les échanges entre ces deux originaux ne sont donc pas une analyse classique entre docteur et patient, avec inévitable transfert et libération par la parole de fantasmes ensevelis sous les justifications ou les tabous. Il s’agit plutôt d’un échange littéraire sur les figures qui naissent de l’inconscient. D’où ce double récit : le premier à chaud, fondé sur les carnets de notes au sortir de chaque entretien ; le second reconstruit 20 ans plus tard comme une œuvre de l’imagination. Freud est un aruspice et l’analyse un prétexte à l’œuvre poétique. « Laissons les impressions venir à leur propre manière, selon leur propre enchaînement » p.58. Les aveux personnels de H.D. digressent sous sa plume en bulles de mémoire ressurgies du passé enfantin ou en amorces de romans, tel cet Homme du bateau dont le personnage réel a peu de choses à voir avec celui qui est fantasmé.

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Dans le premier texte, celui que je préfère pour son mélange détonnant entre description du présent et réminiscences de l’imaginaire, le décorum et les accessoires dont Sigmund Freud aime à s’entourer font bondir le rêve. La parole s’oriente d’elle-même vers la mythologie ou les personnages vivants. « Je regardais les objets dans la pièce avant de le regarder parce que je savais que ces objets étaient des symboles de l’Eternité et le contenaient… » p.149.

Les chiens chows-chows de Freud, au museau carré et à la fourrure de nounours, permettent un échange affectif sans mot en se couchant aux pieds ou venant fourrer leur museau entre les mains. Les statuettes égyptiennes, grecques, hindoues, sont des dieux ou des démons, reflets intimes des mythes personnels, scintillement des mythes universels. Le cabinet de celui que la douce little appelle “le Professeur” est un univers en soi et le personnage est campé de façon très vivante. « Le mur de la porte de sortie est derrière ma tête et, assis contre ce mur, replié dans le coin, dans la niche à trois côté formé par les deux murs et le dossier du divan, est le Professeur. Il est assis là tranquillement, semblable à un vieux hibou dans un arbre » p.66.

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Cet hommage amoureux à Freud comporte deux textes, l’un écrit en 1944 après sa mort et l’autre en 1956 avec du recul, ainsi que neuf lettres inédites entre Freud et Hilda, Hilda et son amie Bryher, et un cahier de photos. L’ensemble est préfacé par Elisabeth Roudinesco qui évoque la personnalité complexe de H.D. et son destin parmi les psychanalysées. Car il s’agit des femmes et de la modernité. Hilda Doolittle, fantasque et pionnière, a incarné bien avant 1968 cette « libération » rive gauche dont on vante tant les mérites aux éditions des Femmes. Pour le meilleur (quand ils sont présentés par une attachée de presse aussi attachante) et pour le pire (quand le militantisme s’emmêle)… Toute une époque !

Hilda Doolittle, Pour l’amour de Freud (Tribute to Freud), 1956, Edition des Femmes 2010, 330 pages, 15.20€.
A l’occasion de la sortie du livre, l’Espace des Femmes invite à une rencontre avec Elisabeth Roudinesco (universitaire, historienne et psychanalyste, auteur de la préface) le jeudi 15 avril à 19h30 au 35 rue Jacob, Paris 6ème.

Les romans d’Hilda Doolittle traduits et publiés aux éditions des femmes encore disponibles :

Rencontre avec Elisabeth Roudinesco à l’Espace des Femmes-Antoinette Fouque, jeudi 15 avril à 19h30, 35 rue Jacob 75006 Paris

A l’occasion de la sortie du livre Pour l’amour de Freud de Hilda Doolittle, l’Espace des Femmes-Antoinette Fouque vous invite à une rencontre avec Elisabeth Roudinesco (universitaire, historienne et psychanalyste, auteure de la préface), jeudi 15 avril à 19h30. 35 rue Jacob, 75006 Paris. Venez nombreux…

Elisabeth_Roudinesco.jpgHILDA DOOLITTLE
Pour l’amour de Freud
 
En 1933, poussée par une crise personnelle autant que par les événements historiques, Hilda Doolittle se rend à Vienne pour entreprendre une analyse avec Freud. Pour l’amour de Freud est le récit de cette analyse, réédité aujourd’hui dans une nouvelle traduction de Nicole Casanova, avec une préface d’Elisabeth Roudinesco. Cette nouvelle édition est augmentée de photographies, de lettres inédites de H.D. à Freud et d’une partie de la correspondance entre H.D. et Bryher, sa compagne, publiée pour la première fois en France.
 
Aussi bien dans ces deux textes est-il question, en guise d’analyse, d’échanges et d’interrogations réciproques entre une poète et un maître de l’inconscient : l’une raconte ses rêves et l’autre les interprète tout en mêlant les choses de la réalité aux actes de parole. (…) Tandis qu’elle revit des événements lointains de son enfance et de son adolescence, il intervient pour lui parler de sa propre vie, de ses enfants, de la mort, de la maladie, et de son contre-transfert. De son côté, elle donne de ce vieil « accoucheur de l’âme » un portrait inoubliable.
Elisabeth Roudinesco
 
roudi.jpgH.D., romancière et poète d’avant-garde, est l’une de ces Femmes de la rive gauche qui ont nourri de leur énergie créatrice le grand mouvement de la modernité dans le Paris du début du XXème siècle. Au croisement de ses choix de vie, politiques, esthétiques, sexuels, et de son travail d’écriture, son oeuvre témoigne de la présence des femmes dans l’histoire littéraire et intellectuelle du XXème siècle.
 
Des femmes-Antoinette Fouque ont entrepris de faire connaître en France son oeuvre romanesque : Hermione en 1986, Dis-moi de vivre en 1987 et Le Don en 1988. Cette publication s’inscrit dans la même intention éthique, dans le même travail d’édition au passé, au présent, au futur : redécouvrir, découvrir des textes de femmes à l’écoute de l’inconscient, et faire apparaître une écriture non plus matricide mais matricielle.
 
Illustrations de couverture :
En haut : photographie d’Hilda Doolittle avec sa fille Perdita (1919).
En bas à gauche : croquis de H.D. représentant Freud (1933).
En bas à droite : photographie de Bryher dans le film Borderline (1929).

Laure Murat rend compte dans Libération de sa lecture de « Pour l’amour de Freud » de H.D. (Libé des Livres du 25 mars 2010)

LIVRES ESSAIS
LIBERATION JEUDI 25 MARS 2010
 
DOOLITTLE, CHAMBRE D’ECHOS
« PARFAITE BISEXUELLE », LA ROMANCIERE RACONTE SA PSYCHANALYSE AVEC FREUD
 
pourlamourdefreud.jpgHIDLA DOOLITTLE
« POUR L’AMOUR DE FREUD »
Préface d’Elisabeth Roudinesco. Traduit de l’anglais par Nicole Casanova et par Edith Ochs pour la correspondance entre H.D. et Bryher. Des femmes-Antoinette Fouque, 330 pp., 16 euros
 
« Vous aviez deux choses à cacher, d’une part que vous étiez une fille, d’autre part que vous étiez un garçon. » Cette formule, Freud l’adressa à Hilda Doolittle, dite H.D., qui commentera, à l’idée d’incarner le « phénomène presque disparu [de] la parfaite bisexuelle » et de contribuer à l’histoire de la psychanalyse : « Bon, c’est terriblement excitant ». L’épisode a lieu en 1933, au cours des trois mois d’analyse qu’H.D. a poursuivi avec le maître de Vienne, à raison d’une séance quotidienne. De cette expérience intensive, la poétesse tirera deux textes : « Ecrit sur le mur », dédié à « Sigmund Freud, médecin irréprochable », paru en 1945-1946, et « Avent », extraits de son journal de 1933 rassemblés en 1948. Traduits en français sous le titre Visage de Freud (Denoël) en 1977, devenus introuvables, ils sont aujourd’hui réédités dans une nouvelle traduction, augmentés d’une section réunissant la correspondance entre H.D., Freud et Bryher, et d’une éclairante préface d’Elisabeth Roudinesco, où sont notamment détaillés et contextualisés les fourvoiements de Freud sur la sexualité féminine.
 
Ménage à trois. En recevant H.D. sur son divan, Freud, alors âgé de 77 ans, a conscience de prendre une patiente à plus d’un égard hors norme. Icône de l’Imagisme, ce mouvement poétique figuré par Ezra Pound dont elle fut l’amante, H.D. a tôt emprunté les chemins du ménage à trois et d’une bisexualité insouciante, en voyageant avec Frances Josepha Gregg, ancienne étudiante de Pound avec laquelle elle vécutr une idylle, et le mari de celle-ci. Mariée à Richard Aldington en 1913 mais séparée deux ans plus tard, elle rencontre en 1918 Annie Winifred Ellerman, dite Bryher, destinée à devenir la compagne de sa vie. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir une fille avec Cecil Gray, un ami d’Aldington qui reconnaîtra l’enfant, prénommée Perdita. Bryher, de son côté, demande en 1921 la main de Robert Mc Almon, ex-amant de H.D. Ce mariage de convenance sera remplacé par un autre en 1927 : Bryher épouse Kenneth MacPherson, avec lequel H.D. a une liaison et dont elle attend un enfant – qu’elle décide de ne pas garder. La même année, Bryher et MacPherson acceptent d’adopter… Perdita Aldington. Vous êtes perdu ? C’est normal.
Familles (sur)recomposées, homoparentalité, liaisons à puissance n : H.D., dont la beauté solaire et fragile émeut manifestement les deux sexes, n’est pas seulement une pionnière dans sa liberté à vivre toutes les variations des équations affectives. Avec son cycle de romans intitulé Madrigal, l’écrivaine, contemporaine de Virginia Woolf et de Gretrude Stein, a ouvert un chapitre essentiel de l’histoire de l’autobiographie féministe, dont témoigne notamment le Don.
 
« Autre scène ». Contrairement à ce que l’on croit trop souvent, la psychanalyse n’entretient que des rapports très lointains et pour ainsi dire anecdotiques avec l’autobiographie et le récit de soi. Cette « autre scène », qui privilégie l’analogie, la métaphore, l’écho, la résonance, la rime, en somme, a en revanche tout à voir avec la poétique et son exigence à s’affronter, par la parole, à l’énigme du verbe et du sens. H.D. ne « raconte » pas son analyse dans « Ecrit sur les murs », pas plus qu’elle ne la déroule dans « Avent », le journal de 1933, de la même encre. Elle en retranscrit la mise en oeuvre et donne à lire, entre les lignes, un cheminement, avec ses écarts et ses disgressions, ses écueils et ses progrès, dans un processus qui est le même que celui de l’écriture. Nous sommes dans le chantier de l’écrivain/analysant, dans la boite noire où s’échappe une divagation, entre associations libres et roman familial. « Je ne veux pas classifier le contenu de nos entretiens et les raconter d’une manière logique ou livresque. C’était […] « une atmosphère », il est beaucoup question de rêves, qu’H.D., sans surprise, compare à des « manuscrits enluminés », les rêves « banals et fastidieux » correspondant « à la catégorie de la presse écrite », d’autres songes suivant « une ligne comme un graphe sur une carte ». Ce sont ces « hiéroglyphes de l’inconscient » qu’elle s’attache à décrypter. L’analyse, c’est, aussi, (ré)apprendre à lire.
 
roudinesco_1200675899.jpgAventure. Parce qu’il met de la sorte en perspective analyse et travail littéraire, par touches liminales et sans jamais le formuler explicitement, Pour l’amour de Freud brille d’un éclat singulier par rapport aux « témoignages » sur le sujet, dont l’actualité éditoriale a récemment donné un exemple avec Mon analyse avec le Professeur Freud d’Anna G. (Libération du 11 mars 2010). Il n’est pas anodin que nombre d’écrivains redoutent d’entreprendre une analyse, de peur de dilapider leur singularité dans une explosion jugée trop risquée ou de devoir se soumettre à une injonction normative. H.D., dont le mode de vie n’attire aucune remarque d’ordre moral de la part de Freud, choisit, elle, de s’y mesurer. Par défi, par nécessité, par curiosité pour la grande aventure intellectuelle que la psychanalyse représente alors. Mais non sans crainte : « Les explications du Professeur étaient trop éclairantes parfois, semblait-il ; les ailes de chauve-souris de ma pensée battraient douloureusement sous ce projecteur soudain. » Le récit de son analyse, ou plutôt sa réécriture, comme un redoublement analogique de l’expérience, s’emploie à déjouer cette peur, dans une lutte dont on comprend qu’elle s’est engagée entre H.D. et elle-même. Le « Professeur », dont elle note souvent « le sourire oblique », « touchait le pétrole » mais c’est au patient de trouver ses champs d’applications. Cinq mois après son départ de Vienne, Freud lui écrivait ,: « Je suis profondément satisfait d’apprendre que vous êtes en train d’écrire. C’est pour cela que nous avons plongé dans les profondeurs de votre inconscient, je m’en souviens. »
En ces temps de tirs groupés contre la psychanalyse, sans doute n’est-il pas inutile de rappeler que Freud n’exigea jamais qu’une seule chose de H.D., une seule et unique : « Je vous en prie, jamais – je veux dire jamais, en a
ucun moment, en aucune circonstance – , n’essayez jamais de me défendre, si et quand vous entendez des remarques injurieuses sur moi et mon travail.
[…] Vous ne ferez pas de bien au détracteur en commettant la faute d’entreprendre une défense logique. Vous approfondirez seulement sa haine ou sa peur et ses préjugés. »
 
LAURE MURAT