Texte de la conférence de Mâkhi Xenakis donnée à la Nouvelle Orléans lors d’un symposium sur Joan Mitchell

Texte de la conférence de Mâkhi Xenakis donnée à la Nouvelle Orléans lors d’un symposium sur Joan Mitchell


« IL y est question de création, d’exile, de maternité … aussi de Louise Bourgeois et  … de père…. » M.X.

 

1.jpgJ’aimerais d’abord vous remercier pour ce grand honneur que vous me faites en m’invitant à participer à ce Symposium sur Joan Mitchell aujourd’hui. Je suis à la fois très fière et très impressionnée. Je voudrais m’excuser aussi pour mon mauvais accent et mon pauvre vocabulaire…

 

Je dois dire qu’au départ je croyais avoir été invitée uniquement comme amie artiste de Joan Mitchell. Mais, quand j’ai reçu le programme, j’ai réalisé que j’étais supposée parler pendant une heure !… Je dois dire que mon premier souhait fut de « disparaître dans un silence complet». Comme l’aurait dit Louise Bourgeois dans un livre qu’elle publia en 1947…

 

Et puis, mes proches me dirent que je ne devais pas être inquiète, que ce qui serait intéressant c’est que je donne mon regard justement non pas de spécialiste de l’art abstrait Américain, ce que je ne suis pas, mais plutôt d’amie de Joan, d’artiste avec mes émotions et mes propres critères. Je me suis alors dit que même si ma rencontre avec Joan avait été relativement brève dans le temps, elle fut suffisamment enrichissante et déterminante pour moi pour que je tente de redonner un peu de ce qu’elle m’avait appris avec l’énergie qu’elle m’avait donnée…

 

Peut être que je pouvais essayer de faire réapparaitre aujourd’hui la Joan solaire et unique que j’avais rencontrée. Comme j’avais fait apparaître Louise Bourgeois dans le livre que j’ai écrit sur elle : « The blind leading the blind » en 1998. Et comme j’avais fait également apparaître mon père, dans le livre que j’ai écrit après sa mort : « Laisser venir les fantômes » en 2001.

 

2.jpgParler aujourd’hui de Joan me fait prendre conscience de l’importance que cette rencontre fut pour moi et comme elle fut déterminante dans ma vie future. Trois personnes influèrent de manière capitale ma vie d’artiste. Trois grands artistes qui ont de nombreux points communs.

Le premier fut mon père, le compositeur de musique Iannis Xenakis qui me donna la vie… et qui malgré lui me fit comme l’on dit en Français « tomber dans la marmite de l’art»

 

La seconde fut Louise Bourgeois, que je rencontrais lorsque je vivais à New York en 1987 et 1988. Et qui me sauva la vie… en me donnant l’autorisation de m’accepter et de me construire dans mon art.

 

La troisième fut Joan Mitchell qui me montra le chemin pour m’installer dans ma vie d’adulte femme et artiste en France…

Je vais être amenée à parler d’eux trois, non pas parce que je n’ai pas assez de choses à dire sur Joan… mais parce que j’ai l’impression que si j’utilise ce « fil conducteur » de mes souvenirs entre ces trois artistes, à propos de certaines questions que j’ai abordé avec eux je pourrais peut être m’approcher plus facilement des secrets et de l’universalité de l’art …

 

Ce qui est certain c’est que je crois n’avoir jamais retrouvé chez aucun autre artiste qu’eux trois ce tel charisme, cette telle soif de découverte, cette telle lucidité permanente du temps qui passe…. Cette telle exigence d’authenticité tant pour eux mêmes que pour les autres. Pour l’instant allons vers les paroles de Joan Mitchell quand elle parle de sa peinture.

 

 

 

 

3.jpgQuand elle dit : «  Si une peinture est bonne il n’y a rien à en dire »…

On se dit qu’elle a raison, que le choix d’un mot au détriment d’un autre en réduit souvent déjà le sens et ne montre plus qu’un seul aspect du travail…

Que justement si l’artiste choisit de sculpter de peindre ou d’écrire une musique c’est parce que les mots, le langage ne convenait pas à ce qu’il avait à exprimer.

Alors, que dire de plus sur ses peintures ?….

Elle dit aussi ; « Peindre, c’est une manière de se sentir vivre »

 

« Sentir, exister, vivre, je pense que c’est la même chose, mais la qualité n’est pas la même. Exister c’est la survie, cela ne veut pas nécessairement dire sentir. Vous pouvez dire bonjour et bonsoir. Sentir c’est quelque chose de plus, ce n’est pas simplement survivre.

 

Si on se plonge dans les entretiens qu’elle a eus avec Yves Michaux en 1986 en en 1989, dont ces citations sont extraites,  ou bien dans les films qui ont étés fait sur elle, on constate qu’elle cherche toujours l’authenticité et la simplicité d’une idée. Elle n’est jamais péremptoire ou didactique.

 Souvent, au début des entretiens, elle parle de ses chiens…  qui la regardent peindre, ou pour qui elle dit peindre…

Quand elle est plus en confiance, elle se met à parler de nature, de lacs, de champs, de musique, de poésie, de sensations, de lumières…

Elle dit que quand elle est en train de faire un tableau elle se sent protégée de l’idée du temps qui passe… Pour elle le temps qui s’écoule l’angoisse et lui fait penser à la fin, à l’absence à la mort.

 

 

4.jpgElle dit que c’est pour cette raison qu’elle a choisi la peinture. Pour elle, à part la photographie, toutes les autres formes d’expression artistique, que ce soit la musique, l’écriture, le cinéma, le théâtre… ont un début et une fin. A un moment cela s’arrête, Alors que la peinture est le seul lieu où elle se sent tranquille, heureuse parce que le temps ne s’y écoule pas de la même manière. Elle a l’impression que c’est elle qui contrôle le moment où cela doit s’arrêter et que tant qu’elle ne l’a pas décidé, la mort ne peut pas arriver…

Dans le film que Marion Cajori a fait sur elle juste avant sa mort, C’est impressionnant de voir à quel point Joan est émouvante et juste. Le
moment où
elle parle de Little Joan and Big Joan. Comment juste par les intonations de sa voix, les légers changements de son regard, nous voyons apparaître successivement la grande Joan et la petite Joan…

Avec cette simple image si poétique, elle décrit parfaitement la dualité incontournable dans laquelle l’artiste se retrouve confronté ; D’une part celle de l’artiste dans son atelier, qui doit s’imposer une grande solitude pour aller vers cet inconnu qui ressemble souvent à un gouffre sans fond… Mais qui peut aussi brutalement devenir magique, s’éclaircir et donner quelque chose de vivant. C’est ce dont parle Joan quand elle dit qu’ « elle fait alors de la bicyclette sans les mains »… Mais aussi, l’artiste hors de son atelier qui doit passer du temps à prendre des décisions et à accepter de créer des liens sociaux et professionnels avec le monde extérieur.

Pour Joan Mitchell, L’abstraction n’est pas un style.

« Je veux simplement faire qu’une surface fonctionne. C’est juste une utilisation de l’espace et de la forme, une ambivalence des formes et de l’espace. Le style en peinture a à voir avec les étiquettes. Beaucoup de peintres sont obsédés par la volonté d’inventer quelque chose. Tout ce que je voulais c’était peindre. « J’avais une telle admiration pour les grands peintres. Si tu étudies de prés un Matisse, la manière dont la peinture est posée et la manière dont le blanc est mis. Moi je voulais poser la peinture comme Matisse. J’y ai travaillé dur il y a très longtemps. »

 

5.jpg

Et c’est vrai que si l’on va dans un musée et qu’au détour d’une salle, on découvre un Joan Mitchell, on peut ressentir la même impression que lorsque l’on se trouve devant un Matisse. Tout à coup le tableau nous attire par sa force, sa lumière mais aussi par son extrême fraicheur… Le tableau semble juste terminé. Contrairement à d’autres artistes, il n’appartient pas à une époque passée, on ne peut pas le dater, il est toujours d’aujourd’hui… La fluidité entre les couleurs, la liberté des touches, l’extrême sensibilité de chaque coup de pinceau nous laisse croire que le tableau respire… qu’il est vivant… et la jubilation nous envahie.

Pourtant, dans les peintures de Joan, au milieu de cette énergie vibrante, souvent, dans un coin du tableau, un orage s’apprête à gronder… Je vais tenter maintenant de la faire réapparaitre telle que je l’ai vue, par quelques souvenirs, quelques instants.

 

6.jpgLa première fois que j’ai rencontré Joan, c’était à l’école des Beaux Arts de Paris. Monique Frydman, une amie peintre commune faisait une présentation de son travail devant des étudiants. Nous étions plusieurs de ses amis à être venus la soutenir. Joan était là. Après la conférence, Nous nous retrouvions un petit groupe autour de Monique à boire un verre dans un café. J’étais assise juste en face de Joan. Nous commencions à discuter puis, Joan, quand elle apprit que j’étais artiste se mis à me poser des tas de questions. Je pensais à ma rencontre avec Louise Bourgeois, quelques années plus tôt à New York et aux questions un peu semblables qu’elle me posait quand je lui disais que j’étais artiste. Je sentais que je devais faire attention à tout ce que je disais…Et puis tout d’un coup je ne sais plus comment, elle comprit que mon père était le musicien. Elle semblait bien connaître ce domaine.

 

A mon grand étonnement et contrairement à la réaction habituelle en France, elle me regarda très intensément avec beaucoup de compassion. Elle me dit que cela devait être terrible d’avoir un père comme celui là, à la fois, à cause de la réaction des autres mais aussi parce qu’il devait avoir une très forte personnalité et que je devais certainement avoir beaucoup de mal à me faire ma propre place… Elle semblait vraiment bouleversée par cette découverte et me dit qu’elle voulait mieux me connaître et découvrir mon travail. Elle avait envie de savoir comment je me débrouillais avec ce grave problème…

J’étais d’autant plus stupéfaite que j’avais appris à éviter de parler de mon père et à ne jamais aborder la question dans ce genre de discussions. Surtout en France et à cette époque là, dans les milieux artistiques, c’était très mal vu d’être l’enfant de quelqu’un de célèbre. Mon père à cette époque était très connu dans les années 70, 80 il faisait figure de « musicien révolutionnaire »…Mais la réaction des gens à mon égard depuis mon enfance étaient plutôt de l’ordre de la suspicion : « Elle est une « fille à papa »… elle doit être snobe… prétentieuse… idiote…. » ou alors les gens s’adressaient à moi, comme « passeuse » d’un message que je devrais transmettre à mon père, ne cherchant pas une seconde à savoir si je voulais bien remplir ce rôle et quel type de personne je pouvais être par ailleurs. Donc j’avais pris l’habitude de mentionner le moins possible mon nom et ne jamais aborder cette question. Et pour la première fois ce soir là, à 35 ans, je rencontrais Joan Mitchell qui en quelques secondes semblait tout comprendre et voulait avoir une conversation normale et intéressante sur ce sujet… Soudain tout devenait simple…

Ce souvenir montre comme Joan, était particulièrement différente et sensible, Comme elle avait ses propres jugements et n’était pas influencée par l’esprit bien pensant ambiant Parisien…

 

8.jpgPeu de temps après, elle vint me rendre visite chez moi. Elle était accompagnée d’un jeune artiste. Après leur avoir fait visiter l’endroit où je vivais, je les emmenais dans mon atelier. Après un moment, ce jeune artiste commença à me dire ce qui était bien et ce qui ne l’était pas dans mon travail. Il se mit avec beaucoup de mots à m’expliquer ce que je devrais laisser de côté et ce vers quoi il fallait mieux que j’aille. Il semblait persuadé de connaître la vérité. J’avais un peu envie de lui dire qu’en fait je m’en fichais de ce qu’il pensait et que j’aurais vraiment préféré entendre les réactions de Joan…

Joan le laissait parler et puis au bout d’un moment elle lui coupa la parole : « Et comment
peux tu être sur que tu as raison quand tu dis ces choses là ? Pourquoi est ce
que tu saurais mieux que Mâkhi ce qu’elle à a faire ? »

« Qu’est ce qui te permet de juger tout ça avec tous ces mots ?… » Notre ami se tut un peu vexé… Alors, elle se leva regarda attentivement tous les dessins accrochés au mur, se mit à me poser des questions, me fit parler un peu puis dit qu’elle se sentait bien dans l’univers de mon travail mais que cela lui était difficile d’expliquer pourquoi. A cette époque mes dessins se transformaient constamment, je faisais des nids qui devenaient des araignées qui devenaient des visages… A un moment, elle me dit : « tu vois, j’aime bien tes têtes et leur regard parce qu’ils me font penser à mes chiens …. » Je ne connaissais pas encore bien la vie de Joan et son attachement à ses chiens mais je fus remplie de joie quand elle me dit ça. C’était pour moi un très grand compliment…

 

7.jpgLa question de ce que l’on dit devant un travail amène à parler de ce que l’on dit aux élèves dans l’éducation artistique en général. Et Joan raconte la même chose, quand, jeune femme voulant être artiste, elle entra dans une école d’art et découvrit les professeurs lui dire « tu dois faire ça, tu ne dois pas faire ça »… Elle raconte alors, tout simplement comment elle partie de l’école, se mit à voir des expositions, à rencontrer des artistes et finalement après avoir découvert leur travail, chercha à rencontrer De Kooning et Kline qui à l’époque n’étaient pas du tout connus. Cette question du parcours qu’un jeune artiste est supposé suivre pour se construire est une question que nous abordions souvent avec Joan. Je crois qu’elle retrouvait certaines similitudes dans nos parcours et dans la relation que nous entretenions avec l’autorité de nos pères… Elle aimait me faire parler de mon enfance et essayait de comprendre pourquoi mes parents ne parvenaient pas à accepter que je devienne moi même une artiste. Déjà petite fille, je passais mon temps à peindre et à dessiner mais mon père avait décidé que je serais une grande mathématicienne. Il refusa que j’aille à l’école des Beaux arts. Il disait que je n’avais qu’à apprendre l’art toute seule que ça n’était pas dans les écoles que l’on pouvait apprendre ce genre de choses. Par contre, étudier les Mathématiques, ça c’était indispensable!… J’ai tenté de faire ce qu’il voula
it… Mais au bout de quelques années, je sentis que je
ne m’étais pas bien construite; j’étais restée dans une peinture trop Française trop Européenne, j’avais besoin de me nourrir d’un art plus libre, plus contemporain…

C’est comme ça que je suis partie avec David à New-York en 1987. Pendant un an, je m’identifiais aux voitures que l’on nettoie avec ces énormes brosses bleues mécaniques totalement déchainées!…. Qu’elle liberté incroyable dans tout cet art que je découvrais enfin… De Kooning, Rothko, Newman… Joan Mitchell.

 

10.jpgPendant un an je détruisais tout ce que je faisais, j’étais dans un état de grande dépression. Et puis, j’ai découvert, le travail de Louise Bourgeois et cela a été un choc énorme.

J’avais l’impression que chaque nouvelle œuvre que je découvrais m’aidait à me reconstituer, à retrouver mon centre de gravité…

J’ai cherché à la rencontrer et c’est comme ça qu’elle m’a effectivement sauvé la vie en acceptant ce que j’étais et en m’aidant à trouver mon chemin… Louise Bourgeois aussi aimait parler de l’enfance et des pères…

Joan et Louise avaient cette même faculté à s’intéresser aux autres, à leur parcours. Toutes deux étaient d’une grande curiosité même pour des sujets qui pouvaient être éloignés de leurs préoccupations. Par exemple, l’une comme l’autre aimaient avoir de longues conversations sur les sciences et la médecine avec David qui est un scientifique. Elles pouvaient toutes les deux être très sociable si elles se sentaient en bonne compagnie mais elles pouvaient aussi interrompre une entrevue brusquement si quelqu’un les énervait.

 

11.jpgQuand nous avons décidé avec David de rentrer en France, en 1989, j’étais très triste de perdre cette véritable amiti
é que j’avais avec Louise… Ce fut un véritable miracle
pour moi de retrouver aussi vite une personne aussi forte et talentueuse que Joan qui acceptait une nouvelle amitié ….

 

14.jpgA 65 elle était toujours très curieuse de rencontrer des nouvelles personnes. Je me souviens qu’après quelques semaines, nous avions vraiment l’impression de faire partie de son groupe d’amis proches. Elle aimait particulièrement les jeunes artistes, particulièrement les jeunes femmes artistes. Joan aimait aussi nous inviter chez elle, à Vétheuil. A cette époque, j’avais l’habitude d’occuper notre fils Ulysse, de deux ans et demi, en lui donnant du papier et des crayons de couleurs. Il passait son temps à recouvrir des feuilles blanches de grands traits colorés et abstraits, on peut dire que cela faisait un peu penser aux dessins de Joan Mitchell…

 

17.jpgJoan semblait très amusée et intéressée par l’activité d’Ulysse, au bout d’un moment, elle se mettait à côté de lui et se mettait à dessiner aussi. Immanquablement, Ulysse au bout d’un moment, voyant les dessins de Joan, lui disait moitié sérieusement moitié en plaisantant : « Mais non, ça n’est pas comme ça que tu dois faire, regardes comme je fais ». Joan n’était pas seulement amusée par la situation, on avait l’impression qu’elle cherchait sérieusement à desceller quelque chose d’important…

 

A quel moment quelques coups de pinceaux ou de crayon deviennent ils de l’art et à quel moment cela reste il un joli dessin d’enfant ?…

 

16.jpgTous les enfants de cet âge dessinent ce genre de dessins avant de se mettre à représenter des personnages ou des animaux. Ces dessins ont en eux une grande liberté, qui sera perdue quelques années plus tard par l’école et les conventions, mais ces dessins n’expriment pas grand chose sur nous même ni sur le monde…

Joan non seulement avait réussi à retrouver cette liberté de l’enfance mais elle était nourrie de toute une vie de réflexions et de travail acharné quotidien… Entre les dessins automatiques de ce petit garçon de deux ans et ceux rayonnants de vie et de maitrise de Joan, une vie entière de création acharnée les séparaient…

 

15.jpgIl y a le travail de maitrise physique, où le corps et la main parviennent de mieux en mieux à exprimer la volonté de l’artiste mais aussi tout le cheminement mental d’un être humain qui découvre son destin et l’inéluctabilité de la mort. Les dessins d’un enfant de deux ans, s’il n’a pas vécu de traumatisme majeur sont dans l’instant de vie pure, dans l’insouciance du futur et donc de la mort. Joan, elle s’en rapprochait de plus en plus, nous sommes en 1992, elle disparaîtra en octobre de cette même année.

Tous les dessins, toutes les toiles réalisés lors de cette dernière année rivalisent chacun en maitrise, en liberté, en énergie et en couleur. Ils ont en eux à la fois, la gravité terrible de la mort et la sensation de ces instants de vie qui bientôt ne seront plus.

Joan parlait de la mort, sentait que sa maladie l’en rapprochait de plus en plus sans pour autant, à part les dernières semaines, savoir qu’elle serait si proche.

Est-ce pour cette raison que ses dernières œuvres semblent si vivantes, si libres ? Contrairement à d’autres artistes qui sentant la mort venir se laissent engloutir par elle et laissent leur œuvre s’en absorber. Joan semblait par la vie et la lumière qui émanaient de ses dernières œuvres se battre dans un corps à corps sans merci avec elle. Comme ci, tant qu’elle dessinerait elle tiendrait la mort à distance, elle la déjouerait …

La mort a fini par gagner la partie mais ses œuvres sont là, éclatantes, éternelles et plus vivantes que jamais.

Comment ne pas s’arrêter en silence devant un des derniers tableaux de Joan intitulé, justement « Merci »…

 

der.JPGJ’aimerai reprendre quelques souvenirs croisés sur une question qui me préoccupait beaucoup à cette époque ; la question d’avoir des enfants quand on est une femme artistes…

J’aimerais d’abord revenir sur ce que m’a dit mon père puis sur ce que m’a dit Louise Bourgeois par rapport à cette question. Mon père qui, comme je le disais précédemment a dédié sa vie à la musique me disait toujours, lorsque j’étais petite fille, avec son autorité naturelle… que je devrais rester indépendante, faire des mathématiques, avoir beaucoup d’amants et ne jamais avoir d’enfants…

 

13.jpgIl prônait un modèle d’artiste que l’on retrouvait beaucoup dans sa génération. Mon père est né en 1922. Joan elle est née en 1925. Devenus adultes juste après la guerre, ils durent reconstruire leur vie avec des nouvelles règles, des nouvelles lois et un désir de liberté et d’indépendance impétueux. Surtout chez les jeunes artistes, La notion de famille devenait démodée, caduque. Elle était réservée aux « bourgeois » et le fait de faire des enfants était synonyme de régression et d’aliénation.

Une des premières grandes désobéissances que je fis à mon père quand j’avais 18 ans fut de tomber follement amoureuse d’un jeune homme ; David.

 

J’avais bien sur le droit de coucher avec qui je voulais mais il ne fallait pas que ce soit avec le même… Alors je me suis mise à lui mentir et à m’inventer des tas d’amants. Bien plus tard, au grand désespoir de mon père, je partis vivre avec David à New York pour deux ans. Nous commencions à construire notre vie d’adultes, nous avions une trentaine d’années. David qui ne venait pas d’une famille d’artiste me disait de plus en plus souvent qu’il souhaitait avoir des enfants. Pas un enfant, des enfants…

Et moi, même si je me disais que je n’avais « pas le droit de faire des enfants », je commençais à en avoir de plus en plus envie… A cette époque, Je voyais très souvent Louise Bourgeois dans sa maison de New York. J’avais la chance, de la voir à une période de sa vie où elle était très disponible et où l’on pouvait passer des heures avec elle à discuter de tas de choses passionnantes.

 

 

 

 

 

 

 

 

25.JPGLouise est née en 1911. Elle rencontra Robert Goldwater vers l’âge de 26 ans. Il vivait et travaillait à New York, elle décida de l’épouser et de le suivre. Avant de tout quitter pour partir vivre à New York, et ne parvenant pas à être enceinte, elle adopta un petit orphelin français… Peu de temps après son arrivée elle tomba enceinte de Jean-Louis puis de Alain. C’était très rare à cette époque qu’une femme artiste ait 3 enfants. Un jour, alors que nous parlions toutes les deux depuis des heures, je me lançais et lui posait la question : « est ce possible d’être à la fois une artiste et de faire des enfants ? » Elle me regarda avec grand étonnement, réfléchie puis me dit :

« Bien sur, c’est un don de soi de faire des enfants, cela demande beaucoup de temps beaucoup d’attention, mais jamais mes enfants ne m’ont empêché de travailler. Ca n’est pas ça qui empêche de travailler. Tout ça c’est des chis chis… Bien sur que vous pouvez faire de enfants et continuer de faire votre art…

Alors je lui ai fait confiance et un peu plus tard, Ulysse, notre premier fils est né.

 

18.jpgMaintenant nous arrivons à Joan, Un jour, probablement vers le mois d’avril 1992, nous étions chez elle, nous venions d’apprendre que j’étais de nouveau enceinte. Non pas d’un enfant mais de deux enfants… des jumelles… Je dois reconnaître que je ne savais pas trop quoi penser. Quand nous avons annoncé la nouvelle à Joan, elle semblait très émue, très excitée. C’était surtout l’idée qu’il y ait deux bébés dans mon ventre qui semblait la fasciner le plus…

Au bout d’un moment elle me demanda ce que cela me faisait comme impression. En fait, tout était très confus pour moi, passer de un enfant à trois… et puis là je désobéissait franchement à mon père… Toutes les questions d’organisation du temps, de places…

 

19.jpgJe connaissais la vie de Joan et son choix, comme beaucoup d’artiste femme de cette génération elle avait consacré sa vie entière à son œuvre. J’avais peur qu’elle se désintéresse de moi comme artiste, qu’elle pense que j’allais tout abandonner… j’avais peur qu’elle ne m’aime plus… alors je lui ai répondu que j’étais inquiète, que j’avais peur de ne pas pouvoir continuer à peindre…

Elle a brandit sa canne dans les airs, s’est mise à la faire tournoyer violement et m’a regardée de manière furieuse !! « Comment peux-tu me dire, à moi, une chose pareille !!! Regardes moi, je suis seule, je deviens vieille, je bois et pourquoi ?… juste parce que je suis tombée amoureuse d’un homme qui ne voulait pas d’enfants, qui voulait être le seul dont je m’occupe !!! et moi ?….je voulais me consacrer uniquement à mon art, garder ma grande liberté !….

Et qu’est ce que j’en fais de toute cette grande liberté ?….

 

Une journée c’est énorme, il te suffit de bien travailler 3 ou 4 heures et ça va, ça suffit !! Tu peux accomplir ton œuvre !

Regardes moi, fais tes enfants, profites en, continues ton art et ne m’embête plus avec ces conneries !!

J’ai écouté Joan, je ne me suis plus jamais plainte, j’ai eu mes deux filles et je me suis épanouie dans mon travail et ma vie familiale.

 

20.jpgSi j’attache de l’importance à ces anecdotes et si je me permets de les mettre en avant c’est que je trouve qu’aujourd’hui encore dans le monde de l’art cette question reste trouble ; beaucoup de jeunes femmes artistes encore aujourd’hui suivent sans trop le savoir ce dogme encore puissant. Et bon nombre d’entre elles arrivées à un âge certain se retrouvent dans la même tristesse étonnée. Il n’est bien sur pas question pour moi de dire qu’une femme n’est accomplie que si elle fait aussi un enfant. De nombreux individus (homme ou femme) ont fait ce choix sans le regretter. Je trouve juste qu’une idée préconçue subsiste encore aujourd’hui et que le choix des femmes à ce sujet ne leur appartient pas encore forcément tout à fait.

 

Et ce, contrairement au monde des femmes écrivains, comédiennes ou musiciennes. J’aimerais revenir maintenant sur un autre point commun ; l’exil.

 

Tous 3 étaient des exilés, tous 3 disent avoir souffert de cet exile.

 

21.jpgEt pourtant, n’est ce pas ce déracinement forcé qui leur a permis d’acquérir une telle liberté, une telle indépendance par rapport aux conventions artistiques qui régnaient dans leur domaine.

 

Coupés de leurs racines, éloignés du confort d’être dans un pays familier où l’on parle sa langue maternelle. La bataille nécessaire pour se construire leur donna cette indépendance rare qui leur fit créer un art totalement singulier, unique que l’on reconnaît immédiatement sans hésitation.

 

Ce qui semble d’autant plus paradoxale c’est que pour construire cette œuvre unique et résolument novatrice, c’est en allant chercher leur racines perdues qu’ils l’ont trouvée… Cela dit, ces exils n’avaient pas les mêmes motivations… En ce qui concerne l’homme… il avait du fuir pendant la guerre son pays, parce qu’il était condamné à mort pour des raisons politiques. En ce qui concerne les femmes, elles ont chacune traversé l’océan pour vivre avec l’homme qu’elles aimaient…

En aucun cas ces exiles ne furent décidés de manière stratégique pour leur carrière.

 

22.jpgEn aucun cas ils ne se sont battus pour leur art pour des raisons stratégiques. Juste la nécessite de faire encore et encore une autre œuvre pour se sentir vivant. Mon dernier souvenir avec Joan est un souvenir particulièrement fort et émouvant. Nous nous sommes vues à Vetheuil avant l’été 1992. Mon ventre commençait à bien grossir, elle me demanda de la prévenir dés que mes filles naitrait, elle tenait à venir les voir très vite. L’été se passa et le 1er octobre mes filles naissaient. De la maternité j’appelais Joan qui avait une drôle de voix… Elle me dit qu’elle devait partir à l’hôpital mais que dés qu’elle serait de retour elle viendrait nous voir. Quelques jours plus tard nous apprenions qu’elle était hospitalisée à l’institut Curie et que les choses n’allaient pas bien.

Dés que j’ai pu confier pour quelques heures mes bébés, j’allais la voir à l’hôpital. A ma première visite, elle avait encore de l’énergie, elle parlait beaucoup, s’énervait même encore après les infirmières mais se réjouissait de pouvoir aller voir autant qu’elle le voulait une reproduction d’un tableau de Monet qui était juste dans le couloir devant sa porte…

 

23.jpgUn peu submergée par mes nuits blanches et tous mes bébés… je
ne suis retournée la
voir que quelques jours plus tard.

 

En entrant dans la chambre j’ai compris immédiatement, comme tous les gens qui venaient, que c’était bientôt la fin. Beaucoup de ses amis proches venaient et repartaient en silence, c’était un moment d’une profonde tristesse. Tout semblait suspendu, arrêté…

Longtemps je suis restée imprégnée de ce que j’avais vu en allant la voir à ce moment là ; J’étais stupéfaite de voir à quel point la mort, lorsqu’elle s’approche d’un vivant lui fait prendre les mêmes gestes, les mêmes expressions que ceux d’un nouveau né.

C’est difficile à décrire mais un bébé lorsqu’il vient de naître ne voit pas encore vraiment, il cherche plutôt une présence en dodelinant de la tête, sa bouche est encore comme celle d’un petit poisson, il la tortille et l’ouvre de manière maladroite… ses mains encore un peu recroquevillées s’approchent maladroitement de son visage… toutes ces attitudes, toutes ces images, je les retrouvais chez Joan qui les derniers jours était devenue inconsciente…Comme si la mort et la naissance se rejoignaient .

Comme si pour mourir, il fallait retrouver le corps et les gestes que l’on avait eus au moment de notre propre naissance …

Joan Mitchell la dernière personne qui m’avait aidée à me construire dans ma vie d’artiste disparaissait au moment même où mes deux filles naissaient…

C’est toujours après que l’on prend conscience de l’importance d’une rencontre. Je n’oublierais jamais à quelle point elle m’a nourrie et aidée à me construire, je n’oublierais pas non plus sa disponibilité, sa générosité et son talent.

 

24.jpgFrancis Picabia disait : « Pour que vous aimiez quelque chose il faut que vous l’ayez vu et entendu depuis longtemps, tas d’idiots »… Cela se confirme aujourd’hui pour l’œuvre de Joan, plus les années passent plus on voit ses tableaux irradier de vie, de force et de liberté.

Plus les années passent, plus les gens sont nombreux à réaliser à quel point ses œuvres sont majeures. Il est évident que Joan Mitchell comptera parmi les artistes les plus importants de sa génération. Et que ce moment que nous passons ces jours ci en sa compagnie et en compagnie de ses œuvres sont des moments importants et privilégiés…

 

Je vous remercie infiniment de m’avoir fait participer à ce symposium.

 

Je vous remercie. M.X.