Les éditions Des femmes et le Japon : Yûko Tsushima

TsushimaYuko.jpgJe ne sais plus avec précision à quel moment il a été pour la première fois question que je sois traduite et publiée aux Editions Des femmes. C’était en tout cas au début des années 1980, à l’occasion d’un voyage d’Antoinette Fouque au Japon. Des projets concrets ont alors soudain vu le jour.
 
Non que d’éventuelles traductions n’aient jamais été évoquées auparavant, mais tout était resté dans le vague. Ce que l’on connaissait alors de la littérature japonaise à l’étranger se limitait aux classiques ou aux oeuvres de célèbres auteurs masculins tels que Kawabata ou Mishima, et que l’on puisse vouloir traduire et publier un auteur jeune, de surcroît une femme comme moi, était totalement inouï.
 
La littérature féminine japonaise que l’on connaissait alors en Occident mettait essentiellement en scène des figures féminines toutes d’une soumission que l’on croyait éminemment japonaise. Tandis que dans mes romans les femmes repoussent fermement les hommes, ce qui me valait d’ailleurs bien des critiques, essentiellement masculines, au sein même de la société japonaise. Aujourd’hui encore, je suis donc pleine d’admiration pour la décision prise par les Editions Des femmes de s’intéresser à mon travail. Lorsque j’ai rencontré Antoinette Fouque à Tokyo, elle m’a proposer de publier cinq de mes textes, et a signé sur-le-champ un engagement en ce sens. Je n’oublierai pas ce qu’elle disait alors : pour faire connaître un auteur, il ne suffit pas de présenter un livre, il faut au moins en présenter cinq.
 
A l’époque, l’Occident ignorait encore, à un degré presque inimaginable aujourd’hui, ce que pensaient les femmes japonaises, la manière dont elles vivaient. Je suis persuadée qu’en France, et plus largement en Europe, ces publications, qui étaient un véritable acte de courage, ont ouvert une brèche pour permettre à la littérature féminine japonaise actuelle de rencontrer un large public.
Y.T.

Yûko Tsushima « O vent, ô vent qui parcourt le ciel »

Tsushima_Yuko_89x120.jpgArt press de novembre 2007, article de Philippe Forest

A l’exception de Ogawa Yoko, Tsushima Yûko est certainement la romancière dont l’oeuvre est la plus largement accessible au lecteur français et cela tient principalement grâce aux nombreux titres publiés par les éditions Des femmes dans les années 1980. Cela faisait pourtant très précisément dix ans qu’aucun des tomes récents de Tsushima n’était venu jusqu’à nous. Il faut donc être tout à fait reconnaissant à l’éditeur et aux traducteurs (R. Nakamura et R. de Ceccatty) qui, en nous donnant ce nouveau livre, rendent possible la découverte d’une des principales oeuvres d’aujourd’hui où s’exprime magnifiquement la manière dont la fiction romanesque peut faire jouer ensemble le récit autobiographique – dans le cas de l’auteur, marqué par la mort d’un enfant – et la mémoire légendaire des peuples oubliés de l’histoire japonaise – en l’occurence ceux du nord du pays et des Aïnous évoqués dans « Tombent, tombent les houttes d’argent » (1991) et dans « Watashi » (dont seul un extrait a été traduit dans « Pour un autre roman japonais, C. Defaut, 2005). « Ô vent, ô vent qui parcourt le ciel » renoue avec l’inspiration plus intimiste qui fut celle des premiers livres de Tsushima (« l’Enfant de fortune », « Territoire de lumière », Des femmes, 1985 et 1986) et a incité parfois à les lire comme un témoignage portant sur la condition féminine au Japon, alors que leur dimension psychologique et poétique en faisait pourtant d’authentiques oeuvres littéraires. Le lecteur le vérifiera une nouvelle fois ici en observant comment dans ce livre l’auteur, tout en racontant l’histoire un peu convenue de deux amies d’enfance grandissant dans le Japon contemporain, chantant l’agonie d’une mère, parvient à conduire le récit romanesque jusque sur le territoire pathétique du rêve et de l’élégie.

Philippe Forest

« Territoire de la lumière » de Yûko Tsushima

30596.jpgTerritoire de la lumière
Yûko Tsushima

Traduit du japonais par Anne et Cécile Sakaï.
Réimpression.

ISBN : 978-2-7210-0292-1 / 260 pages – 17 €

Office 08/11/2007

Ce « territoire de la lumière » décrit dans le premier et le dernier chapitre, c’est le petit appartement « aux lumières donnant sur les quatre côtés » et « au sol rouge flamboyant sous les rayons du soleil », loué par la narratrice pour y habiter avec sa fille lorsque son mari la quitte. Ce « territoire » est le symbole d’une indépendance douloureusement acquise.

Au fil du récit, on suit le lent apprentissage de la liberté par la jeune femme qui doit élever, seule, sa petite fille de trois ans. Une liberté qui est d’abord une détresse, accentuée par la difficulté de vivre dans une société très codifiée comme l’est la société japonaise. Détresse qui se traduit par une grande lassitude : un certain manque de volonté, un désintérêt, un découragement, et même un agacement à l’égard de sa fille dans les moments où celle-ci, justement, demande une affection dont elle manque.

La complexité de la relation mère-fille est au centre de ce roman : le risque d’un rapport fusionnel une fois que le père n’est plus là ; le risque aussi, pour la mère, de se désintéresser de sa fille une fois que celui avec qui elle a désiré l’avoir n’est plus là.

Mais, alors que ce roman pourrait être assez noir, il s’en dégage au contraire une impression d’apaisement : parce que la rêverie et l’imagination n’en sont jamais absentes, donnant à chaque événement une coloration poétique. Ainsi, une citerne bouchée sur la terrasse, qui provoque chez un voisin une inondation, et la colère de celui-ci, devient source d’émerveillement : c’est comme si la mer était soudain apparue en haut de l’immeuble : « Sur le toit qui aurait dû être complètement sec, des vagues ondulaient, scintillantes. » Angoisse et lassitude laissent toujours place à des moments de grâce : des moments de complicité retrouvée entre mère et fille, des moments, aussi, de complicité retrouvée de la narratrice avec elle-même. Ces moments se traduisent par des descriptions qui savent transformer une réalité angoissante en objet d’émerveillement, où toujours scintille la lumière.

Une fois que l’apprentissage est terminé, la narratrice peut quitter l’appartement dont la chaude lumière a su accueillir sa solitude :

« C’était l’heure où le soleil donnait à plein dans l’appartement, et la clarté rouge qui le remplissait était si vive qu’on croyait suffoquer. Comme celui dont les souvenirs se dérobent après des années d’absence, longtemps je restai debout sur le seuil, à contempler le tableau.
Il s’en dégageait une impression de calme ; tout était immobile.
Lorsque le soleil eut disparu et qu’une obscurité bleutée eut envahi les lieux, je quittai ce troisième étage et descendis dans la rue pour chercher ma fille qui jouait chez des voisins. »

Yûko Tsushima est née en 1947. Elle est la fille du célèbre romancier Osamu Dazai. Étudiante, elle publie ses premières nouvelles qui en font l’un des jeunes écrivains les plus remarquables du Japon. Elle a publié de nombreux romans et recueils de nouvelles, dont un grand nombre ont été traduits en français, parmi lesquels L’enfant de fortune (Des femmes, 1985), Au bord du fleuve de feu (Des femmes, 1987), Les marchands silencieux (Des femmes, 1988), Poursuivie par la lumière de la nuit (Des femmes, 1990), La femme qui court dans la montagne (Albin Michel, 2000)…

Elle a obtenu plusieurs prix littéraires au Japon, dont le Prix de la Littérature Féminine pour L’enfant de fortune.