L’écrivain François Coupry dans Lettres capitales

Interview. François Coupry : « Je crois parfois que je ne suis pas de ce monde »

François Coupry publie le deuxième tome de l’Agonie de Gutenberg. Ce Journal extraordinaire, fables & paradoxes reprend le sous-titre du premier volume actualisé sous la forme de Vilaines Pensées 2018-2021. Il s’agit, comme pour le texte précédent, d’un journal décalé, drôle où on retrouve la pittoresque famille Piano, avec des textes cultivant l’ironie et l’humour noir, vrai panorama d’une société en pleines mutations et en recherche d’identité.

Pourquoi un deuxième tome dans ce cycle journalistique construit autour du titre l’Agonie de Gutenberg ? La crise du covid est passée entre temps par-là, en quoi a-t-elle changé la thématique de ce second tome ?

Dès les Vilaines Pensées de 2013, dès le début de l’écriture de ce faux journal qui paraissait sous forme de blog, j’ai eu l’intuition qu’il formerait une sorte de grand roman déconstruit, ou plutôt en construction. Un immense immeuble baroque et rococo, où l’on se perd et se retrouve dans les couloirs, les ors et les beaux et béants délabrements. Chaque actualité y participerait, le déterminerait dans son chaos. Le tome 2, les Vilaines Pensées de 2018 à 2022, devait enrichir et conclure ce magma en fusion. Et la crise mondiale de la Covid pouvait servir de final. Mais à la disparition de mon éditeur, Pierre-Guillaume de Roux, et à cause justement de cette pandémie qui ralentissait tout, nous plongeant dans une hébétude, une impuissance, j’ai publié ce tome 2 sans le conclure, laissant le chaos lui- même en suspense : il manque une dizaine de textes déjà publiés sur mon blog, puisque la prépublication numérique reste le fondement d’une Agonie de Gutenberg. Une publication papier de la totalité des Vilaines Pensées 2013-2022 est prévue pour bientôt, comme constituant un tout, y compris dans son émiettement.

Vous optez pour la forme du journal, en le qualifiant  d’« inachevé, infini ». En quoi, cette forme littéraire de la notation feuilletonnesque garde selon vous son actualité de nos jours et quel est le rapport qu’elle entretient avec les réseaux sociaux ?

Oui, un roman formant un tout, mais sur un principe d’inachèvement et de la multiplicité des voix, en une suite de fables, de saynètes, de courtes histoires exemplaires et transgressives. Un journal écrit comme par un grand nombre d’auteurs qui se chevauchent, se contredisent, se reprennent, se répètent, un éclatement de points de vue. Une actualité est vibrante aujourd’hui, une guerre nourrie par des discours russes et ukrainiens, des récits, des fictions qui s’opposent, partent de visions du monde radicalement différentes, laissant les spectateurs perplexes et incapables de définir une vérité, et même une réalité. On est au cœur de la philosophie de cette juxtaposition des Vilaines Pensées, de ce chaos qui sans cesse nous répète qu’il n’y a pas de réalité certaine, mais uniquement des tonnes de mensonges, de faux faits, qui ne peuvent jamais dire précisément ce qui se passe, ce qui s’est passé. La fiction crée le monde, à chaque seconde. J’avais toujours rêvé d’un livre formé de voix différentes fermées sur elles-mêmes et leurs illusions, c’est fait.

Serait-il possible de nous donner quelques lignes principales concernant les thématiques que vous abordez dans ce deuxième volume ? Vous en énumérez quelques-unes que voici : « l’éclatement de la cohérence des individus, le renversement des idées et des valeurs, la lutte des cultures ». En quoi ces thématiques sont-elles le symbole des mutations qui sont intervenues ces dernières années dans les mentalités contemporaines ?

En plus de ces thèmes que vous évoquez, et qui sont la base de ce que je peux penser, j’ajouterai ce que les multiples voix de tous les auteurs de ces fictions, ces diaristes incorrects, ressassent également : une mondialisation future éclatée, sans aucune souveraine uniformité, rien que des points de vue qui ne peuvent s’entendre ou se regarder, qui se détestent, se battent les uns contre les autres. Le tout raconté non seulement par ces multiples voix diverses, mais de façon pointilliste par courtes allégories, des constructions imagées de l’existence humaine, le mythe de la caverne en est le plus bel exemple, que je m’efforce à imiter, ou à perturber. Toutefois, le thème central et primordial, c’est l’émiettement intime de chaque être humain qui n’obéit à nulle nécessité psychologique ou psychanalytique, mais qui n’est qu’un désordre sans enchaînement de causes à effets, un bric-à-brac contradictoire de gestes, d’émotions, sans aucune unité. De même qu’il n’y a donc aucune unité possible au sein des états, rien que des groupuscules qui ne peuvent se parler, des fractures qui s’élargissent à chaque pas.

Les lecteurs fidèles à votre œuvre littéraire, que ce soit du premier volume de ce journal, comme dans d’autres livres comme le Rire du PharaonLe Fils du Concierge de l’OpéraSouterrains de l’HistoireLa Femme du Futur et autres contes paradoxaux pour ne citer que ceux-là se nourrissent avec joie de votre talent incontestable de conteur. Sans aucune tendance à schématiser les secrets de votre écriture, j’aimerais vous demander d’où puisez-vous tous ces sujets et tout simplement comment arrivez-vous à inventer toutes les histoires qui peuplent les pages de vos livres ?

Je suis sourd d’une oreille, et j’ai été élevé dans une tradition provençale, régionaliste, qui haïssait la France, les oppresseurs, tel est le secret. Donc je n’ai de pays que moi-même. Et je suis obligé d’inventer la moitié des choses, celle que je n’entends pas. D’où mon idée que la vérité et le réel n’existent pas. Il m’est arrivé tant de fois de devoir reconstruire ce qu’un interlocuteur me confiait du côté de l’oreille gauche, je suis bien loin des certitudes bornées des professionnels de la politique ou des plombiers, je suis bien plus près des ornithorynques. Je crois parfois que je ne suis pas de ce monde, les téléviseurs s’arrêtent dès que je les croise, les ordinateurs explosent, les verres se brisent dès que je les saisis. Je suis en inadéquation radicale avec le monde ordinaire. Un extraterrestre, malheureux ou trop heureux de ne pas participer du commun des mortels.

À quelle distance situez-vous votre écriture du genre du conte philosophique, surtout dans le côté de critique des mœurs ou autres aspects de société que sa définition lui attribue à juste titre ?

Je ne peux me déplacer sans avoir à mes côtés les contes de Voltaire, de Swift et de Kafka. Je me sens, avec orgueil et humilité, dans cette lignée où l’on retrouve l’allégorie, la métaphore, la dérision surtout, le sourire devant la bêtise des constructions humaines, le mépris devant tout ce qui se croit moderne, d’avenir, et qui n’est qu’une répétition, une redite constante de ce que l’abrutissement des médias nous empêche de regarder.

Impossible de ne pas évoquer le fameux Monsieur Piano, votre personnages fétiche. Qu’il annonce la fin du monde ou qu’il assiste aux côtés du narrateur aux dissertations sur des choses inattendues comme Les Ânes astrophysiciens, ce vénérable et sage personnage est de tous les combats. Pourriez-vous nous rappeler qui est-il et comment l’avez-vous créé comme personnage de fiction ?

Petit à petit, dès 2013, commençant une aventure sans connaître le couronnement d’une œuvre, me vint entre les pattes un personnage, parmi les multiples auteurs qui m’imitaient moi-même, ce Piano, né d’une formule bébête : qui va piano va sano. Et ce Piano a pris du poids. Une présence qui a fondé une famille, s’est imposée à moi comme un leitmotiv, avec son petit-fils Clavecin, informe et ectoplasmique héros du BD, l’être humain de notre futur, son chien Tengo San, philosophe de la relativité des connaissances entre les animaux et les humanoïdes, l’âne von Picotin, qui voyage dans le temps, voyant supersonique. Cette famille, sans cesse recomposée, s’est construite dans la déstructuration de l’Histoire humaine, allant vers le passé, revenant vers le futur. Pour aboutir à un final ouvert qui ne sera lisible que lorsque cette Agonie sera offerte, bientôt donc, dans sa totalité. Totalité inachevée et infinie, bien sûr, évidement, heureusement.

Multiples et inattendues, d’autres histoires marquent votre journal apportant chacune dans ses conclusions une image du monde qu’elles décrivent. Difficile d’en choisir l’une ou l’autre. Mais je vais me risquer quand même et vous inviter à nous parler d’abord de cette fameuse histoire de trains qui sont toujours en retard et qui bouleversent le fonctionnement du monde.

Chaque histoire, dès l’innocent début en 2013, s’organise et se désorganise en vue d’un bouleversement du socialement correct, dans le remue-ménage des points de vue irréconciliables. Ces saynètes, ces fables, ces textes quotidiens, sont des paradoxes. C’est-à-dire des violations de la pensée commune, des réflexes et des références ordinaires, tu ne tueras point. Mais aussi, surtout, voir le monde avec une autre logique, oui comme si on était vraiment un extraterrestre. Affirmer l’incommunicabilité des multiples civilisations humaines, et aussi des multiples civilisations des autres planètes, sous d’autres soleils, et jusqu’à l’infiniment petit où selon les recherches quantiques les mouvements des particules sont indéterminés, telles des Vilaines Pensées. Ou tels des trains.

Ou  bien de l’étrange Éléonore Benedict une femme qui, pour prouver son humanité détruit tout autour d’elle pour la simple raison d’aller jusqu’au bout de son humanité.

Chaque histoire de ce journal dont chaque page est une facette, et de plus en plus au fur et à mesure de ce fourmillement, tend vers le pressentiment de l’extinction, l’anéantissement de l’humanité, qui a cru construire un monde qui ne fonctionne plus, où toutes les idées s’écroulent et qui cherche toujours vainement une indicible réalité, une vérité impensable.

Et, enfin, revenons à cette année 2020 où les gens cachés derrière des masques et de voiles sanitaires s’imaginent pouvoir se cacher des peurs existentielles comme « de singes pensants ». La satire est ici plus que directe et me pousse à vous demander si le monde tel que nous le voyons aujourd’hui ne singe pas plutôt la réalité que de la vivre pleinement ? S’il fallait retenir une seule image de ce que vit dans ce début de siècle l’humanité, laquelle serait-elle ?

L’ignorance, l’acceptation de l’impuissance d’avancer les yeux bandés, au milieu d’autres animaux, singes ou monstres marins, mieux clairvoyants que nous, et que nous n’avons pas encore tués. Et aussi, soyons pour trente secondes optimistes, l’oubli de la culpabilité, la vertu de l’innocence et peut-être du rire dans le cosmos.

Propos recueillis par Dan Burcea

En photo, François Coupry avec son attachée de presse Guilaine Depis

François Coupry, l’Agonie de GutenbergVilaines Pensées 2018-2021, FCD-LIVRES, 2021, 224 pages.

François Coupry par Luc-Olivier d’Algange

François Coupry, L’Agonie de Gutenberg, Vilaines pensées 2018 /2021.

L’intelligence sans imagination est une triste routine, mais lorsque l’une vient au secours de l’autre, en contes ou fabliaux, pour nous dire ce que nous vivons parfois sans le savoir, usant des heureux détours de la fantaisie, cela nous donne un livre de François Coupry, – en l’occurrence, ici, le deuxième tome de ses « vilaines pensées » dont le premier avait paru naguère aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, sous le titre L’Agonie de Gutenberg.

Nous vivons, sans le comprendre toujours, des temps éminemment swiftiens, et jamais nous n’eûmes, pour nous édifier ou nous contredire, autant de grosboutistes et de petitboutistes. C’est alors le juste moment de renoncer aux bonnes pensées moralisatrices pour mieux être Moraliste comme on le fut, en France, depuis La Rochefoucauld, jusqu’à Pierre Gripari, en passant par Diderot ou Joseph Joubert . Ces « vilaines pensées », semblent ainsi d’un neveu de Rameau contemporain, et l’on oserait dire, d’un neveu de Thélonious Monk, par la maïeutique de ses notes en suspens, ses brusques bifurcations. L’ironie est « ce pari sur l’intelligence » qui, en ces temps monologiques, est devenu un exercice aussi risqué que nécessaire. François Coupry quitte allègrement les embourbés de toutes sortes pour s’en aller se promener dans un temps transversal, avec, selon l’injonction socratique « un double regard ».

Dans cette Agonie de Gutenberg, nous voyagerons donc dans le temps ; nous examinerons si ce temps est modifiable à partir d’un temps révolu et nous considérerons notre temps avec ironie, comme un temps d’autrefois dont les absurdités ne seraient plus couvertes par nos habitudes, nos servitudes volontaires, comme des choses allant de soi.

François Coupry, à sa façon, qui n’est pas étrangère à celle de Ionesco, auquel il consacra un livre, nous donne sa bonne nouvelle : rien ne va de soi. Notre maître en vision, dans ces chroniques, et même en « trans-vision », sera, par exemple, un chien, le vénérable Tengo-san, qui nous comprend mieux que nous-mêmes, et dont nous recevrons la sagesse comme celle du chien Berganza du conte de Hoffmann. N’en disons pas davantage, une chronique sur un livre de chroniques n’ayant pas pour dessein d’en éventer le propos.

Disons simplement qu’en ces temps où règnent les vertuistes et les vengeurs, et autres Lugubres, ces chroniques nous seront un parfait contre-poison, – et non le verre de lait ou la tisane qu’on donne aux intoxiqués, mais la coupe que l’on offre aux amis pour les délasser et poursuivre, à l’impromptue, la conversation. Une tradition française, en littérature, s’était perdue quelque peu, celle du libertinage, dont le sens premier ne se limitait pas à  la multiplication successive ou simultanée des partenaires, si plaisante qu’elle puisse être, mais prenait plutôt le sens d’improvisation, s’appliquant au cours de nos pensées et de nos conduites ; ce qu’un neveu de Thélonious Monk ne saurait ignorer, id quod libet.

Luc-Olivier d’Algange

Grand entretien du philosophe Marc Alpozzo avec l’écrivain François Coupry pour Boojum

« Le réel n’est qu’une fiction, un récit raconté, une vérité déformée », entretien avec François Coupry

J’ai croisé François Coupry pour la première fois à la télévision. C’était dans l’émission hebdomadaire Apostrophes, célèbre dans les années 70 et 80. En recevant son essai L’Agonie de Gutenberg, paru chez Pierre-Guillaume de Roux en 2018, et qui sont ses vilaines pensées de 2013-2017, m’ont rappelé les belles heures passées en compagnie des romans de cet écrivain, que je lisais adolescent. À la réception de son recueil de contes intitulé Merveilles, publié également par Pierre-Guillaume de Roux, en 2018, j’ai contacté son attachée de presse qui a organisé un repas au Vagenende, boulevard St Germain. Une rencontre plus que fructueuse, puisque je reviens avec cet entretien.

Entretien

Vous êtes l’auteur de plus d’une soixantaine d’ouvrages. Je me souviens d’une émission chez Bernard Pivot, Apostrophes[1], vous étiez à la gauche de l’écrivain René Fallet qui venait présenter son célèbre roman La soupe aux choux (Denoël, 1980). Vous aviez écrit un roman fantaisiste et imaginatif, La Terre ne tourne pas autour du soleil (Gallimard, 1980). C’est un conte dans lequel vous inventez la réalité. Vous avez un mot très beau pour cela : « récréation », ce qui donnera j’imagine La Récréation du monde (Robert Laffont, 1985). Mais ce n’est pas très loin de votre recueil de contes, paru chez Pierre-Guillaume de Roux, Merveilles (2018), qui reprend des romans parus dans les années 80. Dans votre recueil, le dernier conte m’intéresse particulièrement, « La femme du futur ». La narratrice est une femme d’une grande beauté, qui vit dans un monde où les machines ont remplacé les hommes, qui désormais flânent dans leur existence, se préoccupent essentiellement de leur petit bonheur narcissique. C’est évidemment la société de demain, mais je devrais dire la société présente que vous dénoncez, celle dans laquelle l’I.A. (Intelligence Artificielle) va remplacer progressivement l’I.B. (Intelligence Biologique). Et même si une grande partie de nos contemporains l’ignorent encore, on sent bien que l’inquiétude s’installe néanmoins. On peut parler de grand remplacement par les I. A. Quelles sont les vraies menaces selon vous d’une société où l’homme ne travaillerait plus, remplacé par les robots, et dépouillé du travail et de l’utilité du monde de la production ?

Je suis assez gêné de donner une interprétation personnelle, de faire ma propre exégèse. J’écris des contes, des fables, des paraboles, dans une certaine mesure des abstractions dont chaque lecteur doit trouver sa propre interprétation, sa propre concrétisation.

De plus, ces contes sont des paradoxes. Dans La Femme du futur, bien sûr, un monde où tout est dirigé par des robots, où un argent artificiel coule à flots, un monde où personne ne travaille, ne se sent pas obligé, condamné, à produire stupidement des choses inutiles, provisoires, des objets périssables qui encombrent l’univers, le polluent, oui ce monde est merveilleux, un paradis. Je ne dénonce rien, au contraire, j’approuve, j’applaudis. Il faut être idiot pour y trouver une quelconque aliénation.

Et pourtant, paradoxe dans le paradoxe, cette Femme du futur revendique cette idiotie, elle déteste ce monde gratuit, innocent, irresponsable, trop heureux, et elle va détruire les trois-quarts de l’humanité. Peut-être parce qu’elle se fait passer pour belle, abuse le lecteur, est en réalité laide.

Cette fable est orientale, l’humanité va recommencer un nouveau cycle. La fin de l’animal humain, la vie qui se détraque, sont des thèmes centraux dans ce j’écris. On ne va pas continuer à ne rien comprendre au cosmos, il faut sans cesse le recréer, se donner des recréations, des récréations !

Visiblement vos contes parus dans Merveilles montrent qu’il faut lire le titre de manière inversée, puisque vous nous découvrez, avec justesse je pense, une époque monstrueuse pour l’homme, mais monstrueuse parce que beaucoup trop préoccupée par son bonheur. Un petit bonheur tiède et sans saveur. Un bonheur médiocre pour une communauté d’hommes devenus dans l’ensemble d’une médiocrité assumée. Si dans « La femme du futur », la narratrice est une femme inutile, puisque les I.A. l’ont remplacée dans toutes les tâches de la société, dans « Un jour de chance », le narrateur vit dans « une ville très heureuse », dans laquelle il ne fait rien. Cette inutilité qui signe son inexistence, il ne la supporte plus, et décide de tuer. Au commencement du récit, il se dit fou, et il le revendiquera en permanence, mais voilà, personne ne veut l’entendre ainsi, et même le système lui dénie cette folie qu’il essaye de faire reconnaître, allant jusqu’à lui trouver toutes les circonstances atténuantes possibles à son meurtre. Ce « conte amoral », comme vous le nommez, est un roman paru en 1982, et repris dans votre anthologie. Est-ce que vous n’aviez pas vu, presque avant tout le monde, cette tentation de l’innocence (dénoncée par Pascal Bruckner dans un essai du même nom en 1996) et qui nous pousse en France à systématiquement trouver des circonstances atténuantes aux gens qui enfreignent les lois. Il y a même dans la justice, une idéologie qui pousse les juges souvent à ne pas condamner les actes graves. Est-ce donc une société de l’irresponsabilité généralisée que vous dénoncez ?

Je donne à lire un monde totalement différent du nôtre, c’est parfois simplement son miroir inversé. On est dans le registre du merveilleux, un univers avec d’autres lois physiques, morales.

Jour de Chance, c’est le conte fondamental, le mythe fondateur de mes paraboles. Nabucco, le héros, représente le renversement absolu des valeurs, des réalités, des droits. L’innocence, l’irresponsabilité totale.

Il n’a pas d’identité administrative, historique, il n’a aucune patrie, il commet beaucoup de meurtres, mais il n’est pas accusé, il prend une avocate pour se faire condamner, sans succès. Il meurt, mais continue à vivre. Il n’a aucune circonstance atténuante. Il deviendra le chef de la police du pays. Il voudrait bien être coupable, chargé de honte, cet espoir lui est refusé. C’est un conte optimiste. Aucune dénonciation possible.

J’adhère à la radicalité de cette fable de l’innocence totale, et pourtant, animaux-humains, nous sommes obsédés par la culpabilité, qui nous donnerait du poids, de la morale, de l’humanisme. Difficile de se débarrasser du plaisir d’être coupable, et Nabucco n’échappe pas à ce désir, cette manie, cette folie, même dans ce renversement des valeurs et des Lois qu’il vit dans sa chair, dans sa tête.

Toujours chez le même éditeur, vous avez publié en 2018, vos vilaines pensées, que l’on peut trouver dans votre blog [2], parues sous le titre L’Agonie de Gutenberg. Vous jetez un œil à la fois triste et consternée sur notre époque, qui n’est pas la plus intelligente loin s’en faut. Votre alter ego, M. Piano, qui est professeur à l’Université, est très intéressant, car vous ne lui faites aucun cadeau, entre petites lâchetés, compromis, reniements, il est bien à l’image de notre société, engluée dans ses folies ordinaires et ses compromissions avec la vérité et la morale. S’il est également touchant, ce personnage, c’est peut-être parce qu’il nous ressemble. Devant la période effrayante du Covid, on a eu l’impression que les Français ont oscillé entre irrationalité et abnégation, lâchant sur un grand nombre de leurs valeurs, et surtout un grand nombre de leurs libertés individuelles, abandonnant leurs idéaux, et cessant de réfléchir pour se livrer à la folie et aux décisions de plus en plus arbitraires, parfois, du gouvernement. Un peu comme chez Kafka, nous avions l’impression d’être des innocents coupables d’un crime mystérieux dont nous ne savions rien. Dans certains romans vous avez flirté avec un onirisme irrationnel, qu’est-ce que cette période vous a inspiré, et qui pourrait être plus proche de l’imagination folle d’un auteur qui recrée le monde à l’image de ses caprices, que de la rationalité telle qu’on l’avait connue durant vingt siècles ?

La réalité n’existe pas, ce qui est une évidence difficile à soutenir dans un hôpital. Le réel n’est qu’une fiction, un récit raconté, une vérité déformée. On raconte justement pour donner du sens à la réalité, pour créer une histoire qui n’a aucun rapport avec la multiplicité éparse, fragmentaire, de ce que nous vivons. Nous ne sommes que dans la réalité du faux.

Pour revenir à Jour de chance, sans poids, sans existence, Nabucco est vide, une chambre d’échos. Il n’agit que poussé par les événements extérieurs, les informations, fausses donc : un tremblement de terre à Mexico le poussera à aller à droite à gauche, à marcher vite ou lentement, à rencontrer des choses et des gens, comme lui manipulés par les bruits du monde, les voix multiples du monde terrestre.

Ce sont ces voix multiples de l’univers que je tente de rendre, de dévoiler dans L’Agonie de Gutenberg, un journal écrit par tant de personnes différentes, une mosaïque de points de vue contradictoires qui s’élargissent aux animaux, aux objets terrestres, et jusqu’aux entités cosmiques, aux songes des êtres étrangers à nos pensées, nos croyances, nos expériences, nos vies quotidiennes. On donnera même la parole au coronavirus !

Dans cette cacophonie, où un personnage qui peut-être me ressemble, M. Piano, tente de définir, d’analyser, les nouvelles lois, paradoxales et transgressives, une autre Histoire se dessine, de siècles en siècles, ces voix ne sont pas uniquement celles du présent, mais aussi du passé, du futur.

Une nouvelle logique s’instaure, un nouveau regard, une autre philosophie : les humains, émiettés à l’image du cosmos, ne sont pas cohérents, ils n’ont aucune identité permanente, ils ne sont que des objets qui volent au vent, pas des sujets, il n’y a jamais de relations de cause à effet, et même les fictions qui devraient donner de factices cohérences, n’y parviennent plus, ne sont que dérisoires.

Cette cacophonie a sans doute l’orgueil d’être une symphonie, où les thèmes désaccordés tentent de produire un portait à la fois éclatée et global de notre début du vingt-et-unième siècle. A l’imitation, pardon encore pour l’orgueil, de Joyce, de Pound ou de Proust.

Vous avez créé, dans les années soixante-dix, avec Jean-Edern Hallier et François de Negroni, les Éditions Hallier, qui ont publié une trentaine de livres, avant d’être rachetées par les éditions Albin Michel. Parmi ces titres, votre pamphlet, L’anti-éditeur (1976), où vous y analysiez déjà la crise de l’édition, en proposant quelques solutions, qui parurent neuves à l’époque. En 2018, vous publiez un livre qui rassemble de courtes chroniques, qui sont autant de regards cyniques et désabusés jetés sur notre société, intitulé L’agonie de Gutenberg. Pourquoi ce titre ?

Ces réflexions, sans doutes tristes et désabusées, du point de vue de la pseudo-gloire des humanoïdes, ne pouvaient négliger une réflexion sur le mode de leur diffusion, l’évolution de leur production.

L’Agonie de Gutenberg a d’abord été publiée sur des réseaux, sociaux ou pas, numériques. La version papier vient après, signe de l’évolution de nos habitudes, signe de cette nouvelle histoire dont la cacophonie, ou la symphonie, est en train de s’inventer, de renverser les lieux communs.

Je me fais violence : je suis parmi ceux qui regrettent un ancien monde, peut-être un conservateur, ce qui me permet justement d’oser me croire l’apôtre, sinon le Messie, de tous ces renversements, et de voir notre temps.

Puisque tout est faux dans un récit, et puisque sans doute l’illusion industrielle doit rejeter un texte qui se déclare faux, imaginaire, au profit de l’illusion du récit qui se déclare vrai, vécu, sincère, et dans lequel un lecteur peut se reconnaitre, s’abrutir d’authenticité, s’identifier, revendiquons un artisanat de l’édition, comme les petites librairies, les imprimeurs du dix-huitième siècle. Et laissons aux ouvrages qui répètent des histoires anciennes, aux auteurs qui veulent raconter leurs vies sans savoir qu’ils sont dans la croyance en la cohérence ou la psychanalyse, le goût de n’être que commerciaux, usinés, sur-médiatisés, vite oubliés.

Oubliés, parce que plus personne ne croit aujourd’hui en la mondialisation : au contraire, ce monde fragmenté, tous ces points de vue divers, ces cultures différentes, accolées, juxtaposés, ces mosaïques d’opinions, de créations originales nous désignent un univers qui a compris son incohérence, son émiettement, sa relativité et la multiplication de ses identités régionales, contradictoires, autonomes, même dans le cosmos !

Votre livre est truculent. Vous commentez l’actualité, avec un regard ironique, une réflexion qui ne se refuse aucun point de vue paradoxal. Les lecteurs peuvent me croire. Impossible de tout rapporter ici, dans cet entretien, mais bon, deux choses importantes, significatives pour moi. Vous proposez des solutions pour régler certains grands problèmes de notre société française aujourd’hui, comme les attentats islamistes, en conseillant de ne plus parler de DAECH, ce qui le rendra à terme illégitime, au point que les terroristes eux-mêmes ne croiront plus en leur existence. Ce qui peut paraître irrationnel dans vos propos, ou provocateur, est pourtant logique pour peu que l’on y réfléchisse, car c’est bien parce que nous ne cessons de parler d’eux et de les craindre que nous les renforçons et renforçons leur pouvoir sur nous. Or, à la date du 13 novembre 2015 précisément, triste date des attentats de Paris et du Bataclan, vous posez la question de l’art de la dictature, en montrant, à la fin de votre chronique que, pour M. Piano, la difficulté « ce n’est pas tant de vivre en dictature, que de devenir soi-même un vrai dictateur ». Est-ce que vous ne dites pas, en filigrane, que la tentation du XXIe siècle est de produire une multitude de petits dictateurs de poche, petit dieu de leur cosmos personnel, et oppresseurs de tous les autres ? Ce qu’incarnent à mon avis, parfaitement les islamistes en France, du moins, dans les méthodes et les ambitions folles de leur cause mortifère.

Cher Marc, que voulez-vous que j’ajoute à votre belle exégèse, je ne vais pas interpréter une interprétation. Votre analyse est juste, un parfait compte-rendu, je ne suis qu’un re-créateur, au mieux un ré-créateur, vous êtes un bon lecteur, c’est vous qui comprenez, je ne suis que fatigué de ce monde qui n’est même plus actuel, se croit bêtement en progrès.

Mais précisons quand même la pirouette ironique de Piano sur les dictateurs. Dans la fantaisie et le goût du paradoxe du personnage, elle souligne cependant ce dont on vient de parler, le morcellement des états dans un proche ? triste ? glorieux ? avenir. Et elle désigne la transgression terrible de deux tabous politiques majeurs aujourd’hui : la revendication des divisions, au mépris du rassemblement, l’inégalité des êtres, humains ou animaux, et surtout les inégalités devants les Lois !

Propos recueillis par Marc Alpozzo

François Coupry, Merveilles, Pierre-Guillaume de Roux, 582 pages, novembre 2018, 23 eur

L’Agonie de Gutenberg, vilaines pensées, 2013-2017, Pierre-Guillaume de Roux, 272 pages, mars 2018, 23 eur

L’Agonie de Gutenberg, vilaines pensées, 2018-2021, FCD-Livres, 223 pages, 2021, 23 eur


[1] 14 mars 1980.

[2] https://lagoniedegutenberg.coupry.com/

Invitation : Rencontre littéraire avec François Coupry (mercredi 19 janvier 2022, 18 rue Le Verrier Paris 6ème)

Balustrade vous donne rendez-vous

pour une soirée littéraire avec l’écrivain François Coupry

autour du tome 2 de « L’Agonie de Gutenberg »*

Mercredi 19 janvier 2022 à 19h

Librairie Libres Champs, 18 rue Le Verrier 75 006 Paris

Echange avec Pierre Monastier,

journaliste, critique (Nunc, Les Lettres françaises…) et rédacteur en chef de plusieurs publications.

Suivi d’un verre de l’amitié

* Beau succès presse du tome 1 édité par P-G de Roux

Inscription obligatoire auprès de l’attachée de presse guilaine_depis@yahoo.com 06 84 36 31 85

« lire Coupry peut être plaisant tant ses personnages sont loufoques et ses contes (im)moraux » (Argoul)

François Coupry, L’agonie de Gutenberg 2

Voici la suite de L’agonie de Gutenberg 1 – Vilaines pensées 2013/2017, chroniquées en 2018 sur ce blog,et que tout le monde attendait (bien-sûr) avec impatience (si ! si !). Nous sommes dans la suite, donc rien n’a changé que je que je disais il y a trois ans (même si les ânes peuvent changer d’avis aussi). Un blog ne fait pas un livre, ce qui s’écrit au jour le jour est distrayant, ce qui se lit en continu ennuie. La dispersion est d’actualité, pas d’éternité. De plus, « un livre » est antiécologique lorsqu’il n’apporte aucune valeur ajoutée.

L’auteur le reconnaît dès la p.92, dans une « vilaine pensée » du 3 avril 2019 : « Il faut se rendre à l’évidence, de moins en moins de gens aiment lire, de nos jours. Surtout parmi les ignares et les jeunes, mais pas seulement. En revanche, on écrit de plus en plus, notre siècle du twitter et du texto sera épistolaire. Il y a davantage d’auteurs que de lecteurs, ce qui signifie que l’on ne communique plus, que l’on crée pour soi-même à tire-larigot ». Comme c’est bien vu ! Dès lors, pourquoi rajouter un écrit de plus à l’écrit qui prolifère ?

Reste qu’à petite dose, lire Coupry peut être plaisant tant ses personnages sont loufoques et ses contes (im)moraux. Ce qui fait (devrait faire) réfléchir. Mais si l’on peut penser à petite dose, une dose massive tue l’effort. Un conte par jour suffit à sa peine. Le lecteur assidu (il en existe sans aucun doute) retrouvera le vieux Piano dont les notes s’évadent de plus en plus, son petit-fils ado Clavecin qui crécellise en ludion de BD, déguisé en toutes les formes (tiens, c’était la définition du Malin aux temps médiévaux…), sans compter FC lui-même et quelques animaux comme l’aigle Xi, l’âne von Picotin et le chien Tengo san (outre quelques extraterrestres aux noms indicibles et imprononçables). L’ado, l’avenir du monde qui vient, est particulièrement réussi dans son inanité de mode : p.133. Un vécu de l’auteur à l’âge d’être grand-père ?

Avec cela, gambadez dans l’actualité déjà oubliée et sortez du chapeau des paradoxes. Plus quelques remarques judicieuses souvent bien trempées sur « l’air du temps », chanté par le piano plan-plan ou le clavecin angoissé et grinçant. « Beaucoup de citoyens de la Franchimancie s’étaient réfugiés dans les époques passées, par peur des énormités de la modernité », dit l’auteur des réactionnaires qui tournent en gilets jeunes contre « les patrons forcément méchants » p.32. Pourtant, un jardin doit être sans cesse entretenu car tout pousse, les feuilles tombent, il faut tailler, « il faut recommencer, la nature est épouvantable » p.48. Mais ce n’est pas grave, la pente est inéluctable, « l’abêtissement global des individus, la confusion entre publicités souriantes et aguichants programmes politiques, engendreront des dictatures qui feront le ménage, coups de balai facilités par le désespoir commun de constater que les objets quotidiens se détraquent, tout devenant du toc sans consistance » p.136.

Rendez-vous au prochain numéro pour le suicide final ?

François Coupry, L’agonie de Gutenberg 2 – Vilaines pensées 2018/2021, FCD Livres 2021, 223 pages, 23.00€ 

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Christine Bini fidèle et merveilleuse lectrice de François Coupry nous offre un nouvel article lumineux

François COUPRY

L’agonie de Gutenberg (2)
Vilaines pensées 2018/2021

François Coupry, que j’ai qualifié ailleurs d’ « ogre baroque » – et il n’a pas eu l’air de tiquer au compliment – est un observateur. Il a l’œil partout, son regard acéré, assassin, ne rate rien de nos travers contemporains, et s’il se revendique d’une inspiration swiftienne dans ce qu’il appelle joliment le « prélude » du tome 2 de ses Vilaines pensées, il est à l’évidence un analyste convaincant de la postmodernité. Voilà qui nous ramène au baroque : renversement des valeurs, entre autres. Dans un des contes de ce recueil, les ouvriers vivent dans un quartier pavillonnaire bourgeois et les ultra-riches dans des cités aux boîtes aux lettres éventrées. C’est le Carnaval. Ce que Coupry met en évidence, c’est que le carnaval contemporain ne dure pas qu’un maigre temps, il est permanent. Les chroniques de ce recueil sont aussi  politiques.
 
L’agonie de Gutenberg (2) a un sous-titre : « Vilaines pensées 2018/2021 ». Et un sous-sous-titre : « Journal extraordinaire, fables & paradoxes ». Nous y voilà. Le journal est extraordinaire parce qu’il ramasse les motifs ordinaires du quotidien et les passe à la moulinette d’une réalité augmentée, celle de la fiction révélatrice. Les fables ont une morale. Les paradoxes sont le substrat de la postmodernité, on en a la preuve tous les jours – on est élu sur un programme de gauche et l’on fait une politique de droite, on prône le tout-électrique mais on refuse l’énergie nucléaire, on partage en deux les chaussées pour laisser de la place aux vélocipèdes en créant des embouteillages monstres qui asphyxient les vélocipédistes et augmentent la pollution ambiante, ad libitum… Sur ces paradoxes-là, Coupry fait œuvre de moraliste, bien loin de la moraline. Mais pas seulement. Parce qu’il est avant tout un écrivain de fiction fictionnante, il nous livre ses vilaines pensées sur le mode du conte et de la fable. Et parce qu’il se revendique diariste, il prend pour figure tutélaire Kafka et son journal. Cependant, malgré toutes ces références bien ancrées dans une culture classique ou en passe de l’être, Coupry s’inscrit aussi, sans qu’il sache ou le veuille, dans la pop culture. Dans l’une des histoires qu’il nous offre dans ce tome 2 de L’agonie de Gutenberg, intitulée « Je ne suis pas humain », le narrateur est un professeur enseignant au Centre romain des études des récits de l’imaginaire. Lors d’un de ses cours, il prend conscience qu’il a subi une métamorphose, son doigt pointé vers un étudiant dissipé est griffu et couvert d’écailles vertes, il est devenu « un être de fiction incarné », un « Martien d’opérette ». Le conte se retourne comme un gant, et l’on n’est pas loin de l’univers de J.J. Abrams – même si je doute fort que Coupry connaisse ce nom.
 
Ce renversement des valeurs et cette lutte contre le moralement correct ont beaucoup à voir avec l’imaginaire de la pop culture. La force de Coupry, c’est d’inclure cette modernité – cette postmodernité – dans une histoire littéraire parfaitement balisée, loin des canons de l’imaginaire collectif contemporain. Ce n’est pas un paradoxe, paradoxalement. Coupry se situe au carrefour des courants de l’imaginaire, voilà pourquoi il faut le mettre entre toutes les mains : chaque lecteur y trouvera son compte de références et de projections.
 
Ce deuxième tome des Vilaines pensées court jusqu’à 2021, autant dire jusqu’à l’inimaginable : le virus. Qui l’eût cru ? Ce que nous avions dévoré et savouré sur les écrans et dans les romans apocalyptiques ou post-apocalyptiques est devenu réalité. Rien à dire : la fiction a toujours raison, on se tue à vous le marteler. La pandémie permet à Coupry un aller-retour entre les XXIe et XVIIIe siècles, dans les pages d’une savoureuse correspondance :
 
« 31 mars : Mon ami Piano…
Au clair de la lune, je termine ce mot que je posterai pour le dix-huitième siècle dans la gueule de ton grand chien blanc, magique boîte aux lettres.
Ici, à San Fernando, la situation sanitaire s’aggrave. Mais on miaule dans tous les postes de télévision, et sur tous réseaux hypocritement sociaux, que le monde après la pandémie […] sera meilleur et différent du monde d’avant cette COVID !
On rêve par exemple à la fin de l’obligation de travailler, de gagner coûte que coûte de l’argent, de supporter les familles, même recomposées, on rêve de la fin de la nécessité prétendument humaine de la sociabilité, de la convivialité, du vivre-ensemble, niaiseries que l’on supporterait par essence depuis des siècles, amen. »
 
Il faut lire ces vilaines pensées. Ce tome 2 met en relief le basculement du monde, dans sa marche lente et sa soudaine accélération. Coupry l’observateur, le cuentista, devient fictionnaire réaliste – oxymore, paradoxe !  Il faut lire François Coupry. Nous sommes, nous, frères humains, tout entiers présents dans ces vilaines pensées. Des pensées pas si vilaines que ça : moralement incorrectes – ça, ça fait du bien – et humainement fraternelles – et ça, c’est bien l’essentiel.

Christine Bini 
(22/11/21)    
Lire d’autres articles de Christine Bini sur http://christinebini.blogspot.fr/

Jean-Claude Bologne offre le premier article sur « L’agonie de Gutenberg 2 » de François Coupry

Jean-Claude Bologne offre le premier article sur « L’agonie de Gutenberg 2 » de François Coupry

François Coupry, L’agonie de Gutenberg, vilaines pensées 2018/2021, FCD Livres, 2021.

 

 

 

          « Stop ! Coupry, arrêtez d’écrire ces fanfaronnades : on ne sait à quel niveau de récit vous vous situez. » Fanfaronnades ? Si vous le dites… François Coupry, lui, parle plutôt de fables, de saynètes, de contes iconoclastes… Chaque semaine, du 10 janvier 2018 au 5 mai 2021, ses personnages fétiches (car lui n’apparaît qu’occasionnellement) ont tenu un journal décalé où l’humour pince-sans-rire ouvre des abîmes de réflexion. Il revendique la filiation de Swift et de Kafka, auxquels on pourrait ajouter les contes de Voltaire, les Lettres persanes ou les aventures du docteur Faustroll… Le lecteur du premier tome y retrouvera avec bonheur l’inénarrable Piano et son petits-fils Clavecin, tous deux passés maîtres dans « l’art de parler en public pour dire ce qu’il ne fallait pas », mais aussi l’aigle de Xi, qui n’aime que le risotto aux asperges ; l’âne astrophysicien, Wofgang von Picotin ; le chien métaphysicien, Tengo-san ; un lion philosophe ou un singe Bonobo de l’île X… Tous possèdent au plus haut point le génie du paradoxe et ne se gênent pas pour proférer avec la plus parfaite assurance les pires horreurs sur l’actualité, la canicule, les gilets jaunes, les investissements boursiers ou l’héritage d’une vedette rock. Dans la lignée de Micromégas, les Martiens viennent commenter les élections de 2020 auxquelles, apparemment, ils n’ont rien compris. Apparemment, car c’est peut-être nous qui nous berçons d’illusions sur le monde politique. Le renversement systématique des idées et des valeurs auquel nous invitent ces textes n’est que la conséquence de ce décalage de point de vue.

Car tel est le pouvoir de la fiction : en posant un masque sur le masque du réel, elle paraît bien plus vraie que celui-ci. Et pour cause : selon une théorie chère à l’auteur (ou du moins à ses personnages, puisqu’eux seuls existent vraiment), la fiction ne serait pas le reflet du réel, mais ce sont les fictions qui créent les vérités. La « fabrication incessante du réel par les récits » est le vrai sujet de ces courts textes conçus à l’origine comme des post de Facebook (où ils continuent leur prépublication). Cette conviction, défendue depuis les années 1980 par François Coupry, n’attendait que le monde virtuel des réseaux sociaux pour passer du paradoxe à l’évidence. Tout ce que nous vivons existe de toute éternité dans le grand réservoir de l’Imaginaire et se réalise de manière différente selon les époques. Il suffit donc de rejoindre ce grand vivier pour changer d’époque, en empruntant les « couloirs du temps » familiers aux personnages de François Coupry.

Une fois admis ce principe, le monde de l’auteur est d’une impitoyable cohérence et d’une redoutable lucidité. Que peut faire la Beauté déçue de ne pas être harcelée ? Porter plainte pour indifférence. Que devient l’homme dans un monde où, par les réseaux sociaux et le deep learning, on sait tout de lui ? Il meurt aussitôt, « dénudé », rendu inutile par l’exhaustivité des informations le concernant. L’absurdité est présentée de façon impassible. Dans un monde où les hommes accouchent, l’un d’eux enfante sa propre mère. Mais s’il viole sa fille (c’est-à-dire sa mère), l’enfant qui en naîtra sera-t-il lui-même ? « En une république, le roi signa une ordonnance… » Rien ne vous étonne ? Attendez… L’ordonnance autorise les trains à ne pas partir aux heures annoncées. Pourquoi pas ? La cohérence, la logique interne du récit, part de ces prémisses absurdes et en analyse les conséquences avec rigueur. Les gares se retrouvent encombrées de voyageurs qui ne savent pas quand leur train va partir. Pour les faire patienter, elles deviennent des lieux de convivialité et de culture et, de fil en aiguille, au terme d’un raisonnement serré, le pouvoir d’achat a grimpé en quatre jours et le taux de chômage diminué.

« Ou bien, un autre version », nuancera l’auteur. Croit-on être entré dans la logique du conte ? « Cela prouvera que vous êtes bel et bien un être humain, désireux de trouver une logique à n’importe quoi. » Car dans un monde en perpétuelle mutation, rien n’est assuré, rien n’est stable. Chacun y joue un rôle, à tel point que Clavecin, petit-fils de Piano, se transforme perpétuellement, en animal ou en dictateur – Kim-de-Corée-du-Nord, Xi Jimping ou Trumpi-Trumpo… Il ne fait en cela que porter à ses conséquences ultimes l’exemple de son grand-père, qui peut dans le même temps se faire huer et applaudir par le même public. Qu’importe ? Toutes ces identités successives ne sont que supercheries. Démocrite aurait dénombré une centaine de dirigeants historiques qui ne seraient en fait que des fantômes ou des paravents. La liste va d’Ivan le Terrible à Staline ou à Kennedy…

Mais les pires de ces illusions sont celles qui nous promettent un monde meilleur. Nous vivons ici des revirements subits, des révolutions continuelles qui nous mènent vers un progrès invraisemblable : le chômage baisse, les glaciers reprennent des forces, la couche d’ozone se reconstitue… Il suffit pour cela d’une décision insolite : diminuer la taille de l’être humain, décréter que 2 + 2 = 12. Il suffit, pour faire basculer la réalité, de prendre une expression courante au pied de la lettre : quand on est dans sa bulle, la bulle est concrète et se métamorphose en œuf ! L’absence de règle devient la règle.

Cet éclatement incessant de la cohérence du monde et des personnages finit par donner le tournis, du moins à ces derniers, qui s’enfuient et partent se réfugier dans le passé — essentiellement dans la France des Lumières — retrouver des figures souvent mise en scène par François Coupry. La fuite n’est pas une solution. Mais si le monde que l’on fuit n’est lui-même qu’un simulacre, la fuite ne nous livre-t-elle pas une paradoxale vérité ? « Si les récits historiques mentent, la cause n’est point un complot universel, mais tout bêtement la difficulté de raconter sans simplifier, enjoliver, mythifier, mettre en ordre narratif et cohérent la multiplicité chaotique du réel. Alors, on utilise le charme du conteur, et le désordre prend un sens, factice mais facile à enregistrer, à répercuter. » Derrière la fable se dissimule non pas une morale univoque, mais un appel à donner sens au grand Chaos qui nous entoure. Ou à en rire, tout simplement.

Yozone remet (déjà !) à l’honneur l’écrivain François COUPRY !

L’excellent Hilaire Alrune a déjà lu « Merveilles » de François Coupry !

Merveilles
Francois Coupry
Pierre Guillaume de Roux-FCD livres, contes paradoxaux, 575, pages, novembre 2018, 23 €

« Jour de Chance » (Presses de la Renaissance, 1982), « Nos amis les microbes (Une Journée d’Hélène Larrivière) » (Presses de la renaissance, 1989), « Le Fils du Concierge de l’Opéra » (Gallimard, 1992, « Le fou rire de Jésus » (FCD livres, 2016), « La femme du futur » (Pascal Galodé, 2012). Cinq « contes paradoxaux » d’un peu plus d’une centaine de pages chacun, cinq romans brefs ou cinq novellas, composant un fort volume de presque six cents pages, richement illustré par Cyril Delmote.

« Jour de Chance »

« Le soleil, vous savez ce que c’est : une grosse araignée jaune dans le ciel bleu, une grosse araignée avec des pattes velues, des pattes qui descendent, comme des rayons, jusque sur les mains et les yeux de chacun d’entre nous. Et les rayons de l’araignée dirigent mes mains qui dirigent les ficelles de mes jambes. »

Il se nomme Nabucco – personnage que l’on retrouvera dans d’autres récits de l’auteur – c’est un avatar (parfois) de François Coupry lui-même, c’est un innocent, ou très exactement l’inverse : un personnage qui feint l’innocence pour mieux révéler les travers de notre monde. Le voilà, existant et inexistant tout à la fois, refusant le nom de Coupry, cherchant à naître dans une société qu’il feint de découvrir, essayant pour cela de se faire admettre, en vain, à la crèche (mais naître dans l’esprit du lecteur, c’est déjà une première étape), cherchant ensuite, selon une chronologie qui lui est propre, mais apparaît logique, à payer ses impôts, à se faire emprisonner, à se faire interner à l’asile d’aliénés, au parc zoologique, en enfin, à se faire inhumer. Las, si le fossoyeur accepte de le considérer cliniquement mort, il se trouve que sans permis d’inhumer aucun enterrement n’est possible, et le pauvre Nabucco, dépourvu d’identité, ne saura se faire délivrer une telle autorisation. Comment diable exister ? Ne serait-il pas “(…) l’homme moderne, débarrassé de toute culture malheureuse, de toute mauvaise, ou trop bonne, conscience : un être sans être, sans consistance aucune, sans poids, sans histoire personnelle, et mené, sans jugement de valeur, par la communion des évènements mondiaux. Un être sans âme, d’une totale sensibilité. Un individu non individuel, omniprésent. Un corps ouvert, sans commencement ni fin. Une amibe. Un mutant. Le premier humain de l’avenir de l’homme (…)” Comment exister vraiment ? Détourner un avion ou tuer son prochain ne sert à rien dans ce monde de bienveillance infinie, battre la campagne pour y trouver une juriste-fermière capable de convaincre un tribunal de sa culpabilité non plus. Fantaisiste, drolatique, ce « conte paradoxal » mérite bien son nom. En décrivant un monde retourné comme un gant, comme pourrait l’être au sens propre un meilleur des mondes, Nabucco/Coupry illumine ses travers comme pourrait le faire une fable voltairienne : bien plus incroyable que la science-fiction la plus audacieuse, bien plus invraisemblable que le conte de fées le plus débridé, bien plus inacceptable que le fantastique le plus terrifiant, c’est, simplement, un monde où tout le monde serait bon.

« Nos amis les microbes (Une Journée d’Hélène Larrivière) »

« Peut-être que cette image de toi s’est multipliée dans ton ventre. Peut-être qu’il y a e toi des milliers d’Hélène Larrivière, rousses et toutes nues, qui grouillent et qui dansent.  »

Initialement publié sous le titre « Une journée d’Hélène Larrivière » aux Presses de la Renaissance en 1989, « Nos amis les microbes » décrit, du point de vue des microbes, l’existence oisive et insouciante – qui trouve plus d’un écho dans notre monde – de ceux qui dévorent leur propre maison et scient la branche sur laquelle ils sont assis. Ces êtres minuscules, microbes ou virus, perpétuellement enivrés de sang, gavés de viande et d’os, festoient et s’amusent dans ces architectures baroques que sont les intérieurs d’un corps humain. Tout continuerait à aller pour le mieux dans l’indifférence générale si leur grand penseur Yrpuoc ne les éveillait à une forme de conscience, transformant le credo des uns – « Il y a toujours quelque chose à ne pas faire » –, en affinité pour la pensée, en inquiétude pour le futur, jusqu’à ce qu’ils trouvent une structure de nourriture qui se régénère, sans comprendre qu’il s’agit d’une prolifération tumorale. Penser, mais penser juste ou penser faux ? Entre intuitions vertigineuses – “Et j’en déduis que nous ne sommes que la projection de l’imaginaire flottant du Grand Corps Humain dans lequel nous vivons” – et paralogismes regrettables, nos microbes se mettent en guerre, “Car certains d’entre nous à l’exemple de Patrace, se sont mis à réfléchir. Et comme lui ont senti une présence étrangère grandir dans leur corps ! Et comme lui ont éclaté, délivrant un e rousse nue !” Voilà donc déclarée une guerre grotesque aux rousses envahissantes, les microbes ayant rencontré un autre type d’infection, parasitaire celle-là, comme la larve qui de l’intérieur ronge son hôte avant de s’en extraire comme si ce dernier n’était plus rien d’autre que son propre suaire. Entre parasitisme tel que le décrit la zoologie, donc, et thème science-fictionnesque classique – nul n’a oublié la fameuse « Invasion des profanateurs » de Jack Finney, ni ses multiples déclinaisons ou héritiers cinématographiques – nos microbes découvrent, parfois de manière grotesque (quand une scène romantique dans la magnifique baie du cristallin se transforme en séance gore de plomberie artérielle), nos microbes, dont un certain Nabucco, découvrent l’amour, le doute, la honte, la guerre : on s’arme avec les objets que l’on trouve dans la cervelle, mais dont se déversent également des nuées de choses inutiles obstruant les canaux de circulation. Nous n’en dirons pas plus, si ce n’est que ce récit en apparence décousu conservera in fine une véritable cohérence, le microscopique se révélant à plus d’un titre comme le reflet du macroscopique, avec une happy-end pour Hélène Larrivière, siège et lieu de l’histoire – mais, on s’en doute, comme dans tout bon récit fantastique qui se respecte, les dernières lignes viennent rebattre les cartes. Bien plus qu’au fameux « Voyage fantastique » d’Isaac Asimov, on pense à Swift, et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cet auteur apparaît, aux côtés de Lewis Carroll et J.R.R. Tolkien, sur les rayonnages de la bibliothèque rose de l’utérus. Un récit certes incontrôlé (mais comment s’en étonner quand il est question de la croissance anarchique d’une tumeur ?), avec une tendance carnavalesque à partir en tous sens et à en rajouter dans la facétie, un récit généreux qui brasse et pulse et charrie quelques trouvailles.

« Le Fils du Concierge de l’Opéra »

« Alors je m’aperçus que mes mouvements étaient circulaires, et chaque fois que je croyais pousser mes pas vers les murs extérieurs de cette bâtisse, des couloirs me ramenaient vers le centre qu’occupait la grande salle de spectacle. »

Un leitmotiv, une formule dont on devine l’importance et que même après lecture l’on gardera en mémoire : “Aujourd’hui, rien d’extraordinaire, rien que le train-train du merveilleux”. « Le Fils du concierge de l’opéra  » est assurément le conte paradoxal le plus connu de ce recueil, et il en est certainement le meilleur. Maîtrisé d’un bout à l’autre, ce récit profondément humain, poétique, poignant, initialement publié chez Gallimard en 1992, a reçu l’année suivante un Grand Prix de l’Imaginaire amplement mérité.

Être le fils du Concierge de l’Opéra, être destiné à lui succéder, est-ce un honneur, est-ce une malédiction ? Tout régir dans cet opéra-monde, tel un démiurge, est-ce un destin acceptable. Ne vaudrait-il pas mieux gagner l’extérieur, l’ailleurs, le vaste monde, le vrai, pour y faire d’autres découvertes ? Entre révoltes enfantines et adolescentes – “Vous êtes devenus les navets prétentieux d’un imaginaire déchu” – entre foucades diverses et recherche de vraie vie à vivre des mois durant sur une scène, entre amours naissants pour une Valentine hélas destinée à n’être qu’ouvreuse, bienvenue dans ce bâtiment-monde où les oiseaux parlent, où l’on n’imagine guère que les avions n’aient pas besoin de fils pour voler, où l’on découvre les mers, l’exotisme, la planète entière sous forme de décors, et où l’on pourrait, peut-être, s’insurger contre le ressassement sans fin des mêmes figures, les Desdémone, les Carmen, les Tosca, les Violetta au motif que « Oui, tout cela n’était qu’un drame, et point la vie. » Nous n’en dirons pas plus si ce n’est que cette histoire d’un naufrage effroyablement lent est au contraire à la fois un drame et la vie, un récit plein d’émotion qui sonne juste d’un bout à l’autre.

« Le fou rire de Jésus »

« C’était moi le vautour, moi qui tournais au-dessus de la tête du Galiléen crucifié, dans le crépuscule de Jérusalem, moi qui lui dressais une couronne de mes ailes, de mon bec, de mes serres, moi qui riais au-dessus de sa tête, de ce même rire de complicité dont, la veille, lors de son procès, nous avions tenté tous deux de dissimuler l’ardeur, ce rire qui éclatait au-dessus de la Croix, ce rire que les gens pouvaient peut-être entendre, déchirant les nuages, découvrant un soleil d’aurore, formant non plus une couronne de douleur mais une auréole d’une lumière de gloire dans les cieux. »

Un narrateur installé dans le Grèce contemporaine dont on devine, après l’affaire des enseignes, puis la condamnation du Christ, qu’il n’est autre que ponce Pilate, narre, sous forme d’une lettre à Vitellus, sa rencontre avec le Galiléen, et chercherait, à l’en croire, à prouver enfin que l’homme de Nazareth n’était autre que Dieu. Un fou rire commun avant une condamnation historique, un Dieu qui lui aurait fait don d’immortalité, lui aurait épargné la mort pour qu’il puisse témoigner dans les siècles futurs. Le récit des errances d’un personnage à travers les siècles, qui, d’un point de vie antique – à moins qu’il en soit un simple mythomane – observe effaré les évolutions contemporaines, se lamente de ce monde où la corruption n’est plus ce qu’elle était et où « l’on ne peut plus uriner que dans des endroits introuvables », un monde d’aliénation perpétuelle qui fait regretter des temps passés où, affirme-t-il, « même les esclaves étaient plus libres ». Critique sociale, donc, ce « Fou rire de Jésus » faussement léger, mais ambitieux, traite également des mille et une réécritures des textes, des interprétations, des fantaisies de la mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective. Un récit qui brasse large, dérive et divague à travers temps, à travers l’esprit quelque peu perturbé du narrateur, qui amuse et qui donne à réfléchir.

« La femme du futur »

« Et point parce que, encore une fois, comme en ma vie d’avant, je recherchais l’oubli, fuyant ma vérité, mais parce que, maintenant, tout m’était revenu en mémoire, en un rêve où j’étais transparente, où je passais à travers les miroirs, je savais déjà tout et j’étais affolée, les portes de mon château intime s’étaient réouvertes, les unes après les autres, en un fracas de grincements de gonds, de craquements de serrures.  »

Belle et originale idée que cette entrée dans le monde futur, où, avant même votre naissance, alors que vous n’existez pas encore, les dieux vous demandent en quel être humain vous souhaitez vous incarner. C’est en 2187 que naît donc la narratrice, sorte d’Alice dans un pays du futur où tout ne serait que merveilles, à tel point que, même à ses yeux encore naïfs, bien des éléments paraissent douteux. Des richesses universelles et une oisiveté impossible allant à l’encontre des vieux traités d’économie du XXIème siècle, des familles qui jouent à vivre comme dans les temps passés, un monde dans lequel elle ne manque pas de se demander « où sont les pauvres, les opprimés, les ratés » mais où, lui explique-t-on, « personne, maintenant, ne se pose plus vraiment le problème de la misère, à part vous peut-être, mais il faut vraiment être une enfant ! », et où il existerait peut-être encore, pour le symbole, un « dernier des prolétaires ». Ironie grinçante, donc, pour ce monde dans lequel il reste possible, pour ceux qui seraient effrayés par une telle vie de bonheur, de prendre place à bord d’un train spécial, qui les emmènera directement vers la vieillesse.

On s’en doute : un tel monde d’« Harmonie Flamboyante » n’est que prétexte à humour grinçant, voltairien ou swiftien, et les déboires de notre Alice, qui se souvient d’avoir tour à tour été, entre autres réincarnations animales, entre autres réincarnations humaines plus banales, Anna Karenine, Yseut, Emma Bovary et quelques autres, découvrira, ballotée entre utopie et dystonie, une étrange et complexe existence qui lui montrera que tout n’est pas que merveilles, que si elle est la plus belle et la plus intelligente elle ne le sera en définitive pas tant que ça, que si dans ce futur où « La mort était inadmissible, impensée ; la mort n’existait plus dans nos idées », l’on peut toutefois apercevoir un cadavre décomposé à la descente d’un avion. La voilà à chercher à comprendre, à réinventer des thèses anciennes, à démontrer – belle idée que celle de ce Congrès Mondial sur l’Existence du Réel – que tous les objets, contrairement à ce que l’on pouvait croire, ne se réparent pas systématiquement eux-mêmes, et qu’il y a ici et là plus d’une faille dans ce monde idéal.

On trouvera dans cette « Femme du futur  » des thèmes développés dans ses roman « La Terre ne tourne pas autour du soleil » (Gallimard, 1980), comme la remise en cause de l’héliocentrisme, l’immortalité, la destruction et la fondation de civilisations nouvelles, abordées à travers le regard de ces personnages (presque) innocents que sont les enfants, et l’on y trouvera également l’inévitable Nabucco, camé littéraire propre à l’auteur. Riche aventure, elle aussi par moments décousue, elle aussi par moments divagante, que celle de cette « Femme du futur » embringuée dans un monde qui ressemble aussi à un purgatoire, une utopie qui apparait aussi comme une « fin de l’histoire » où ne subsiste qu’une humanité composée de personnages médiocres, incultes, qui plus est incapables de s’en rendre compte. Une utopie que la prétendue innocence de la narratrice permettra de dynamiter pour un retour à plus âpre et plus signifiant.

Au total

Avec François Coupry, on est souvent aux marges de la science-fiction. À travers ces cinq courts romans, on trouvera une fin du monde, plusieurs tableaux d’utopies ou de dystopies, et des thématiques souvent abordées dans la littérature de genre, comme celle de l’immortalité. « Contes paradoxaux » ou fictions des marges, littérature de l’imaginaire au sens large qui refuse de s’inscrire directement dans un genre et trouve ses racines ailleurs, dans une longue tradition littéraire – les Swift, les Voltaire et bien d’autres – ces cinq récits, en apparence disparates, sont animés par des intentions, des techniques, des sujets similaires. Chez François Coupry, le monde est un théâtre perpétuel sur la scène duquel on n’hésite pas à pratiquer l’excès, le baroque, l’outrance, le grotesque, à virevolter d’une thématique à une autre, à partir dans tous les sens comme sur d’autres scènes – celles d’un cirque, celles d’une foire. Ceci explique pourquoi la plupart de ses récits – à l’inverse d’un « Fils du concierge de l’opéra » policé, homogène, contrôlé, maîtrisé – peuvent conduire les lecteurs à perdre le fil, à décrocher, à chercher partout – comme l’on cherche dans un brocante la pièce unique – le propos essentiel, la destination où l’auteur souhaite les mener. Pourtant, ces contes drolatiques, il faut le goûter, et tant pis si l’on n’est pas emmené comme on pourrait l’être dans un thriller ; il faut prendre son temps, écouter l’auteur expliquer et réexpliquer le monde, mais aussi l’enchanter et le réenchanter, usant de l’image, de l’absurde, du saugrenu, du nonsense, de l’humour pince-sans rire et de l’artifice classique du faux Candide. On devine chez François Coupry une jubilation de l’écriture qui n’est pas sans danger pour un lecteur parfois frustré de s’égarer dans l’écheveau, parfois ravi de découvrir l’inattendu. Ruptures de cohérence, changements de tonalité, tendance à en faire trop ? Certes, mais les amateurs de scénettes et d’images y trouveront leur compte, et verront dans ces thématiques entremêlées, dans ces rugosités narratives le reflet d’un réel qui n’est pas toujours univoque, pas toujours harmonieux, et rarement dépourvu d’angles ou d’aspérités. Bateleur graphomane, parfois – mais en cela en harmonie avec ses personnages – un tantinet prolixe et déstructuré, mais toujours intéressant, toujours foisonnant, l’auteur s’amuse et amuse. À l’ère des « beaucoulogies » qui en disent peu en trop de trop gros volumes, François Coupry lui, en met beaucoup dans chacun de ses courts romans.

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Titre : Merveilles – cinq contes paradoxaux
Auteur : François Coupry
Couverture et illustrations : Cyril Delmote
Éditeur : Pierre Guillaume de Roux-FCD livres
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 575
Format (en cm) : 15 x 24 x 5
Dépôt légal : novembre 2018
ISBN : 9782363712752
Prix : 23 €


François Coupry sur la Yozone :

- « L’Agonie de Gutenberg »

Hilaire Alrune
11 janvier 2019