Fadéla M’Rabet, écrivaine algérienne rêveuse et rebelle par Eveline caduc dans ALGERIE LITTERATURE ACTION, publication du MARSA, n°109 – 110

Fadéla M’Rabet, écrivaine algérienne rêveuse et rebelle

Par Eveline Caduc

Eveline Caduc est née en Algérie où elle a vécu jusqu’en 1960. Professeure de littérature contemporaine à l’Université de Nice-Sophia Antipolis, elle a quitté ses fonctions en 2002 pour se consacrer à l’écriture de fiction. Après Saint-John Perse, connaissance et création, un essai de poétique paru chez José Corti en 1977, et diverses études sur Proust, Céline, Camus et des poètes contemporains de langue française à l’enseigne de Stratégies du déséquilibre, elle publie en 2004 un recueil de nouvelles intitulé Un et un égale un aux éditions du GREF, à Toronto. En septembre 2006, La Maison des chacals, son roman historique sur la Guerre d’Algérie, est publié aux éditions du Rocher.

Un livre (« Une Enfance singulière », Editions Balland, 2003 * « Une femme d’ici et d’ailleurs », « La liberté est son pays », Editions de l’aube, 2005 * « Le Chat aux yeux d’or », Une illusion algérienne, Editions Des femmes – Antoinette Fouque, 2006) chaque fois en lieu et place d’un tombeau.

debout contre la mort, celle qui dit « je » redonne vie à la forme sous le drap. Dans les premières pages d' »Une Enfance singulière », elle restitue le rire de Djedda, sa grand-mère, « malicieuse jusqu’au bout, Djedda, tu réussis à être toujours au centre de ma joie ».

Et c’est le sourire de Nana, la si légère, qu’elle fait revivre dans « Le Chat aux yeux d’or ».

Elle est debout celle qui dit « je » – Fadéla M’Rabet – et elle écrit pour témoigner de ce qu’ont été ces femmes, de ce qu’elles ont donné à l’enfant qu’elle fut, à tous les enfants, frères et soeurs, cousines et cousins de la grande famille abritée dans la maison de Skikda.

Rêveuse et rebelle à la fois, elle écrit pour dire une vie de femme, mais la sienne aussi entretissée de leur histoire, et construite dans leur sillage ou dans la lutte contre leur condition.
Au gré de ses associations d’images, elle y déroule sur trois modes – la poésie, l’analyse ou la diatribe – les fils de ce qui pourrait être une autobiographie d’éternelle insoumise.
La poésie : une promenade rêveuse dans les lieux de son enfance sous la protection de Djadda, « déesse tutélaire de la tribu. Telles ces divinités du Maghreb qu’a supplantées le Dieu unique et masculin de l’Islam ». (« Une Enfance singulière »)
L’analyse : issue des voyages de par le monde en Afrique, en Asie – souvent aussi en France – d’une femme d' »ici et d’ailleurs ».
La diatribe : un témoignage sur la femme algérienne et sur toutes celles qui vivent sous la loi des hommes dans les sociétés musulmanes.

D’un bout à l’autre, le « je » mène la danse des souvenirs, des commentaires sur le présent ou des rêves d’avenir, mais la narratrice a plusieurs voix et, partant, plusieurs modes d’expression qui font les différentes tonalités d’une écriture toujours sobre d’effets où la forme brève semble privilégiée.

C’est d’abord la poésie de l’éloge, celle de l’enfant sensible à la beauté du monde au petit matin, lovée dans la chaleur des bras de femme, de sa grand-mère Djedda, ou de sa mère Yemma, ou de sa tante Nana, une autre figure de mère. C’est au jardin, aux terrasses ou aux cuisines, toute la poésie sensuelle des fragances de la fleur d’oranger, du jasmin, ou du café, de l’anis ou de la coriandre. Dans les clartés tournantes des robes longues, des foulards de couleur, du khôl ou du henné, dans le cliquetis sans fin des bracelets d’or ou des anneaux de pieds, l’éloge se déploie « pour fêter une enfance » (l’expression est empruntée au titre d’un poème de Saint-John Perse) dans la maison haute, toutes portes ouvertes sous le signe de Djedda, la qâabla, « grande prêtresse, déesse de la maternité et de la vie », « très belle et très pulpeuse », toujours « maîtresse de son corps », « irradiée de joie et de santé », « équilibrée et rayonnante d’amour » pour ses enfants et les enfants de ses enfants.
Et c’est ainsi que toute une part de l’oeuvre de Fadéla M’Rabet constitue un chant en l’honneur de la femme, généreuse et épanouie comme Djedda, ou douce et lumineuse comme Nana « au regard d’ailleurs », toujours « tourné vers l’intérieur », et « qui était au monde pour les autres ».

Mais Fadéla M’Rabet fait aussi l’éloge d’un homme lorsqu’il témoigne de sagesse et d’ouverture d’esprit : tel de ses oncles mais surtout Baba, son père, ancien élève de la Zitouna de Tunis, ami de Ben Badis et passeur d’un « Coran humaniste et universaliste qui n’est jamais entré en conflit avec l’enseignement (…) à l’école française ». Baba que le colonialisme avait acculé au commerce parce que les lettres arabes, ses lettres de noblesse, n’avaient pas cours dans l’Algérie colonisée.

Baba qui dissimulait son mépris de l’interlocuteur sous un humour si brillant qu’on oubliait son insolence. Elle fait aussi l’éloge d’un de ses cousins, Wahib, personnalité lumineuse à qui est dédié « Une femme d’ici et d’ailleurs ». Wahib, grand amateur de poésie française et dont elle dit : « Rimbaud ne quittait pas ses poches. René Char, Saint-John Perse non plus ». Enfin dans la lumière de Beni Abbès, elle fait l’éloge de celui qui deviendra Tarik pour l’opéra du mariage :

« La lumière, l’espace, l’allégresse provoquée par la chaleur, donnent un sentiment d’éternité et de plénitude. Chaque parcelle de l’oasis est une source de lumière, une lumière qui lie, fusionne les formes et couleurs, les êtres et les choses, de proche en proche, unit le ciel et la terre.
J’étais le grain de sable, la rose des sables, la gazelle, l’étoile. Je n’avais plus aucun désir, sauf l’envie que rien ne bouge, puisque plus rien ne me manquait ».

Et c’est à chaque fois l’éloge de l’intelligence lumineuse, de la générosité, de l’ouverture aux autres qui rétablissent l’harmonie rompue dans le monde de l’enfance, le cercle de famille ou la relation à deux en permettant à chacun d’être soi-même.

« Il y a la haine de soi parce qu’on lui a inculqué la haine du sexe. En même temps, on lui a donné une éducation machiste, qui glorifie la force, la virilité. La virilité, pour la plupart des hommes, c’est le sexe. Dans ce contexte de machisme et de haine du sexe, la sexualité n’est pas une activité ludique. Le sexe, c’est la guerre, où le mâle impose sa loi à plus faible que lui. Il se comporte comme un violeur de guerre. Il va vers la fille comme il va à la guerre. Pour nier l’autre, pour l’avilir, pour le détruire, pour le tuer. Et par l’intermédiaire de la femme, il piétine ainsi toute sa famille, toute sa tribu. Dans sa jubilation, les sentiments de sa partenaire ne comptent pas. Elle n’est que le lieu d’assouvissement jubilatoire de ses pulsions de destruction, de haine. » (« Une femme d’ici et d’ailleurs », p.56 57

Phrases brèves, expressions frappantes, oppositions rapides, comparaisons afficaces concourent à imposer la conclusion de l’analyse : la nécessité de constituer un système de défense à l’échelle de la société tout entière.

Mais Fadéla M’Rabet est trop passionnée pour continuer longtemps sur le mode de l’analyse psycho-sociologique. Sous la forme d’une vive diatribe contre l’homme de toutes les sociétés musulmanes (au Mali, en Syrie, en Iran, en Algérie, ou ailleurs) qui cherche, si ce n’est à détruire, du moins à asservir la femme par toutes sortes de procédés humiliants (injures, coups, excisions, enfermement ou autres ensevelissements sous voiles) elle prend la défense de la femme et l’appelle à la révolte au nom de sa dignité et de son authenticité.

Anecdotes significatives narrées sous forme paratactique dans des phrases brèves, réparties immédiates et impitoyables pour une conclusion, celle de Djedda, « qui m’a montré que la vie est plus importante que les hommes » (« Une Enfance singulière », p.116)

Tandis que sur un autre versant, Nana, la douce, indulgente à l’homme bon comme à tous les enfants, continue de briller comme une étoile dans la nuit, image de l’Algérie aimée et souffrante. Comme cette Nedjma dont elle a les deux lettres : initiale et finale. A son chevet veille le chat aux yeux d’or : ne serait-ce donc qu' »une illusion algérienne » ?

Laisser un commentaire