« L’Oreille de Lacan » par Nathalie Georges-Lambrichs dans Lacan Quotidien (n°514, juin 2015)

 

L’artiste, son modèle, son galeriste et son biographe

(In)actualité brûlante, la chronique de Nathalie Georges-Lambrichs

À propos de Catherine Millet, Bernard Dufour, L’Œil du désir, Éditions de la Différence, Paris, 2015 et de Patrice Trigano, L’Oreille de Lacan, Éditions de la Différence, Paris, 2015. 

Qu’estce qu’un artiste ? Un peintre ? Est-ce affaire de savoir-faire, de manière, de style ? Et s’il pouvait s’agir d’une logique ? On se trouve ici à un carrefour. Le focus peut se faire sur qui s’impose au regard global, Jeff Koons et ses structures gonflables géantes renversant les couloirs dans lesquels l’œil des habitués du parc de Versailles se repose, Vanité scintillante de Damien Hirst, sans compter les jeunes artistes qui se lèvent dans l’empire du milieu et ses parages circonvoisins où convergent les faisceaux flagrants des investisseurs clandestins de La Ruée vers l’art1.

Il peut aussi se faire qu’un parcours force le respect du fait de sa persévérance à frayer une voie propre, intime, inédite. Les furieux que Pierre Lepère a rassemblés pour la littérature, les forcenés, les véhéments ou les frénétiques dont les livres sont des insomnies, ont leurs équivalents en peinture. Mais Bernard Dufour n’est pas non plus tout à fait affin à la catégorie. Et ce n’est pas de catégorie, d’ailleurs, qu’il est ici question, mais de conviction intime.

Au commencement étaient l’ignorance, le non-savoir faire, la maladresse. Au commencement étaient l’amour et la mort, liés. Puis entre l’amour et l’amour une faille en fusion fondit une surface, une bulle s’y forma, s’enfla, se fragmenta et vint au fur, au jour pas sans la nuit noire comme un four évoquant le temps pariétal où peindre des femmes, plusieurs femmes, et parmi ces femmes, une femme. Martine ainsi prénommée, est la femme du peintre, sa femme prise, perdue et reprise, et de cette femme, le sexe, essentiel, fondamental, jamais définitif, et les yeux, presque équivalents, saisis et lâchés sur des toiles inachevées, comportant des pans de vides et des coulures aléatoires, lambeaux de voiles laissant passer le regard du peintre qui circule dans ses toiles, déposé et dépositaire de leur secret. 

En quoi la traque impossible par un peintre de son propre regard peut-elle intéresser un autre que lui ? Les impasses en trompe l’œil du se voir se voir n’ont-elles pas été assez condamnées ? C’est qu’il y a des toiles issues d’une solitude que chaque jour a radicalisée toujours plus, solitude nommée, et augmentée de rencontres ou de compagnonnages aussi rares que décisifs. Catherine Millet les indique dans son texte de présentation, très simple et classique, par lequel elle introduit à l’œuvre.

Chez Trigano à Paris rue des Beaux-Arts on peut voir la dernière exposition pour laquelle ce livre, qui n’est pas un catalogue, a été écrit.

Je ne peux que dire l’effet, sur moi, de ce que j’y ai vu, à savoir des toiles qui ne m’ont pas paru séduisantes, ni captivantes au premier abord. Des toiles dont j’ai ressenti la violence diffractée entre des compositions déroutantes qui invitent à des lectures, sinon au déchiffrage et des couleurs dysharmoniques, presque criardes, mais seulement parfois, car d’autres toiles, quasi-monochromes, vous font signe, promettant un repos, mais trahissent aussitôt cette promesse, par un détail qui vous coupe à nouveau le souffle.

C’est que le corps, les corps, leur poids, leur évanescence, leur fuite éperdue, leur capture toujours manquée, et répétée pour cela même, sont la matière du vôtre. Le noir de Soulages se fracture, il ouvre, il débouche, quelque chose hurle, sur une fréquence inaudible. Les voir, ces corps, réduits dans le livre au format de la carte postale les dénature assez pour les rendre regardables, sans trop d’exposition de soi à soi. Mais en présence, c’est bien d’Autre chose qu’il s’agit, et qui vous glace les sangs, et les yeux. Faut-il s’y faire ? Catherine Millet, qui sait de quoi elle parle, vous y invite.

Et Trigano ? Patrice Trigano vient de publier son troisième roman, qui s’intitule L’Oreille de Lacan. De la vie cet avatar de des Esseintes qu’est l’illustre collectionneur Samuel Rosen, l’auteurnarrateur entend s’inspirer pour écrire le roman que nous lisons. À l’abri des regards, il compose le catalogue de la collection de son héros dont nous saurons beaucoup mais ne verrons rien car « la seule idée de laisser entrer quiconque dans [s]on hôtel

 

particulier du VIIe arrondissement [lui] déclenche des brûlures d’estomac et des plaques d’urticaire » (p. 44). Infiniment démultiplié, cet ego rêve de l’oreille géante de Lacan (p. 59). Faute de s’être allongé sur le divan de celui qu’il guettait à 20 ans dans la rue de Lille, il est devenu la doublure du Pitre de Weyergans, et fait de sa névrose un objet d’art et l’étendard d’une révolte autoproclamée.

Ainsi le collectionneur solitaire, « moi, Rosen » (p. 122) accomplit, au fur et à mesure que se déroule son aventure, la quintessence de la névrose, telle que rêver et penser sa vie en sont l’exil lucide et la vérité vraie, tant il appert que « Tout dans [s]a pensée ne fonctionne que par référence à l’art et à la littérature » (p.130). C’est Rosen qui se remémorant le dernier cours de Lacan où il avait vu ce dernier s’enfoncer sans remède dans l’aphasie revient à La Lettre volée et se lance dans le décryptage effréné des Fleurs du mal, soupçonnant des malversations dont il rétablit la vérité avant de disparaître à son tour, faussant compagnie à son biographe, qui le retrouve, lui écrit, et reçoit en retour, sa profession de foi individualiste, étayée sur une solide assertion de Mirbeau ayant trait à la philosophie des moutons (p.152) et quelques autres de son cru. Splendeur et misère. Mais la surprise surgit quand on ne l’attendait plus…

À l’abri de l’inconsistance qu’il façonne dans la jubilation, Trigano nous a fait traverser le miroir ou le piège de cette existence d’emprunts. Cumulant les joies de l’amateur des sarcasmes les plus délectables et du collectionneur érudit le plus exigeant, à couvert d’avouer ses satisfactions délicates et les impudiques, il méduse les sots, fait des demi-sots ses complices, et de la solitude son arme pour ne garder que cette dernière, et nous en laisser le reflet inutile. Car la solitude est ce vampire auquel chacun résiste par ses propres moyens, et Lacan se révèle à la fin, incarnant la puissance du rêve, la nécessité absolue d’une traversée au-delà du principe de plaisir et la figure en laquelle cristallise l’assomption juste, sans autre garantie que son énonciation.

1La Ruée vers l’art, documentaire de Danièle Granet et Catherine Lamour, 2013. 

 

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