Didier Jacob, foudroyé par « Le manteau noir » dans Le Nouvel Observateur (article du 19 février 1998)

chawaf1.jpgNº1737 – SEMAINE DU JEUDI 19 Février 1998 

À la Une

Quand les avions alliés attaquaient la France

Sous les bombes


Deux beaux romans pour une même tragédie: cest la dernière guerre vue par Chantal Chawaf et par Alain Genestar

 

Ce long miaulement, ce grondement, cette vibration comme celle dun chat qui ronronne, comme celle dun chat qui vient, comme un moteur de chat qui vole ce bruit nest pas celui que fait le chat de la maison. Car cest tout maintenant qui tremble et braille et pleure, et dans le ciel pas un moteur mais cent, pas une bombe mais mille, mille ufs métalliques largués par dénormes «Forteresses volantes» sur les hommes, en bas, qui courent en hurlant.
Le 15 septembre 1943, Boulogne-Billancourt est bombardée par les alliés dans le quartier des usines. Près de la porte de Saint-Cloud, une femme meurt qui allait donner la vie: une petite fille sortie à temps du tombeau de son ventre. Le 6 juin 1944, la ville de Caen est sacrifiée au débarquement qui se prépare. Les bombes pleuvent dans un crachin de feu qui simprime dans la mémoire anténatale de celui qui, quelques années plus tard, viendra aussi au monde. Boulogne ou Caen, les bombardements de 1943 ou ceux du Jour le plus long: cest toujours la mort que, dansles romans quils viennent décrire, ChantalChawaf, lécrivain que lon sait, et Alain Genestar, le patron du «Journal du dimanche», ont traînée, menottes aux poignets, devant la frêle justicedes hommes.
Dans son autobiographique «Manteau noir», Chantal Chawaf raconte la vie de la petite miraculée de Billancourt. Adoptée par un couple qui lui dissimule ses origines, Marie-Antoinette grandit, et sent monter en elle des vagues de terreur qui obligent ses parents de fortune à lui révéler que celle-ci ne lui a pas souri. La nuit survient. La folie guette. La mort est là, dans sa silhouette, ses cheveux fous, ses yeux comme des phares tristes qui portent à eux seuls tout le deuil de la guerre. «Le Manteau noir» est, on la compris, le plus beau roman de Chantal Chawaf: un opéra, unesymphonie, un thrène, un admirable et stupé-fiant concert où tambourine la haine et claironne la hargne tout au long dune partition méca-nique pour amour et cymbales, désespoir etondes Martenot.

 


Dans le premier roman, inspiré, dAlain Genestar, le héros na pas moins que Marie-Antoinette la douleur chevillée au corps, comme vitrifiée sur les parois intérieures de lêtre, et brûlant du dedans. Ainsi Frank Merced, la mémoire encor
e endolorie par les bombardements de Caen, voit-il sa sur et ses parents mourir, quelques années après la guerre, dans lexplosion de la bombe quils avaient pris pour un coquillage, sur les plages du débarquement.
Cest alors que les deux romans, si différents dans la forme, se rejoignent dans leur développement. Chez Genestar, Frank veut oublier. Il fuit à New York, découvre lAmérique, le jazz, le journalisme. Sans relâche, il arpente la ville pour mettre de la distance entre lui et la mort. Marie-Antoinette, elle, passe des journées aux Archives, semplit des rumeurs de la guerre, suit à la trace lombre de ses parents, ses chers fantômes: elle marche aussi, erre sans fin dans des rues sans joie, les noires avenues de sa douleur. Frank finit-il par se replier dans une réserve indienne pour écrire son histoire? A bout de forces, Marie-Antoinette décide de renoncer à la mort et de renaître à la vie pour écrire elle aussi.
Chantal Chawaf et Alain Genestar ont bien fait mémoire et souffrance communes pour raconter le désastre des vies que la guerre emporta dans sa macabre danse. Comme si, tirant à quatre mains sur la même lourde corde, ils avaient sonné ensemble, dans leur somptueuse cérémonie aux morts, un tocsin vengeur et un funèbre glas.

 


«Le Manteau noir», par Chantal Chawaf, Flammarion, 424p., 125F. «Le Baraquement américain», par Alain Genestar, Grasset, 324p., 125F.

 

Didier Jacob
Le Nouvel Observateur

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