Présentation longue par Pierre Ménat de « France cherche Europe désespérément »

Dans quelques semaines sortira mon nouveau livre « France cherche Europe désespérément ».

Mon objectif est de mettre à votre disposition l’expérience et l’observation que j’ai acquises comme acteur secondaire, modeste, mais ayant eu le privilège de vivre de l’intérieur, à des postes divers, trente années de marche de l’Europe.

En mai prochain, les peuples des Etats de l’Union européenne seront appelés à élire le nouveau Parlement européen.

Cet acte politique citoyen interviendra dans une planète  en alerte rouge.  Les désordres économique, militaire, terroriste, migratoire, démographique, démocratique sont à l’œuvre, amplifiés par la  révolution numérique qui bouleverse les modes d’information. Face à ces dangers, nous sommes en panne de leadership. Les Etats-Unis, qui prétendaient régenter le monde après l’effondrement de l’ordre de Yalta, sont contraints d’y renoncer du fait de leurs erreurs. La nature ayant horreur du vide, place est faite à des Etats qui jouent le chacun pour soi.

Alors que la mondialisation angoisse les peuples autant qu’elle ne les rapproche, jamais le rôle de l’Europe comme puissance d’équilibre n’a été aussi nécessaire ; mais jamais l’Union européenne n’a été aussi contestée en son propre sein.

Le sujet est immense. Je propose de le traiter sous un angle particulier, celui de la responsabilité de la France.

En cherchant désespérément une Europe à son image, notre nation  s’est cherchée elle-même, ne s’est pas retrouvée et a saisi l’occasion pour se déchirer un peu plus. Une double fracture entre la France et l’Europe d’une part,   avec elle-même de l’autre, a été consommée lors du referendum négatif de 2005.

Or, à l’heure du Brexit, le rôle de la France, en concertation avec tous ses partenaires et d’abord l’Allemagne est essentiel.

Comment notre pays peut-il remplir pleinement cette vocation, alors que le débat européen divise les Français ?

Pour répondre à cette question, deux approches étaient possibles. La première est la polémique : je me suis efforcé de l’écarter. La seconde, que j’ai adoptée, consiste à tout remettre sur la table.

C’est une invitation au voyage à laquelle je vous convie. Un voyage dans le temps passé, au fil du roman de l’Europe qui s’écrit depuis soixante dix ans, en privilégiant l’initiative et le prisme de la France. Puis dans le temps présent : avant de relancer l’Europe, il nous faut analyser tous les termes du débat. Aucun ne doit être occulté : souveraineté, libéralisme, austérité, possibilité même d’une Europe-puissance et bien d’autres sujets. Il nous faut ensuite déterminer pourquoi et comment le modèle européen s’est éloigné des aspirations françaises. Le modèle européen et pas seulement celui de l’Union car autour de celle-ci gravitent d’autres institutions comme le Conseil de l’Europe, le vaste espace de la géométrie variable et celui, immense, des relations bilatérales, que vient d’illustrer le traité d’Aix-la-Chapelle.

Enfin, des pistes de réconciliation seront proposées.

Je compte sur vous tous, non pas évidemment pour partager mes idées, mais pour saisir cette occasion de débat. Je fais un pari que je sais risqué : j’espère seulement qu’en lisant ce livre, chacun apprendra quelque chose.

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D’abord, un voyage dans le temps passé , au fil du roman de l’Europe qui s’écrit depuis soixante-dix ans, en privilégiant l’initiative et le prisme français. Comme souvent, les premières étapes ont posé les jalons des succès et échecs futurs.

Nous partirons de 1948, quand deux débats fondateurs sont lancés : le premier entre fédéralistes et partisans  de l’Europe des nations ; le second entre atlantistes et tenants d’une  Europe indépendante.

Ces débats entrecroisés s’illustrent lors des deux premières initiatives concrètes de la construction européenne. Réussite de la CECA qui rassemble l’Europe des Six autour d’une solidarité concrète, le charbon et l’acier. Echec de la Communauté européenne de défense (CED) qui crée une armée européenne sous commandement américain : la France refuse de ratifier le traité en 1954.

Par les traités de Rome (25 mars 1957), les Six créent un Marché commun et une Europe de l’atome, revenant à une approche économique.

Quelques mois après l’entrée en vigueur de ces traités, le Général de Gaulle revient au pouvoir et instaure la Vème République. Désormais, la politique européenne de la France sera menée sous la direction du chef de l’Etat.

Nous marcherons dans les pas des huit présidents français.

D’abord le Général de Gaulle, qui est partisan d’une Europe forte mais indépendante et construite à partir des Etats. Le Général confirme le Marché commun ; propose un plan très ambitieux d’Union politique et de défense, le plan Fouchet, que l’Allemagne accepte mais que les autres refusent parce que ce projet n’est pas assez atlantiste ; impose la politique agricole commune ; s’oppose à la candidature britannique et à la supranationalité qu’incarne Walter Hallstein, président allemand de la Commission de Bruxelles. Le traité franco-allemand de l’Elysée (1963) scelle la réconciliation entre Paris et Bonn.

Ensuite, Georges Pompidou, qui favorise l’élargissement des Six au Royaume Uni (ainsi qu’au Danemark et à l’Irlande) et promeut achèvement comme approfondissement du Marché commun.

De concert avec le chancelier Schmidt, Valéry Giscard d’Estaing prend trois initiatives : la création du Conseil Européen, qui reconnaît pour toujours le rôle dirigeant des Chefs d’Etat et de gouvernements ; l’élection du Parlement européen au suffrage universel ; et la création du système monétaire européen autour d’une monnaie fictive, l’écu, ancêtre de l’euro. Mais les Trente Glorieuses prennent fin. La Communauté fait face à la crise économique, à la tension Est-ouest qui souligne son impuissance et à renégociation permanente qu’impose l’Angleterre de Mme Thatcher. Devenus Dix avec l’adhésion de la Grèce en 1981, les Européens ne règlent leurs contentieux que provisoirement sous la présidence française de François Mitterrand en 1984 à Fontainebleau.

Commence alors une ère de dix ans (1985-1995) qu’on appellera le triumvirat Delors-Kohl-Mitterrand (par ordre alphabétique). Dans cette période, la Communauté passe de dix à 15 membres (Espagne et Portugal en 1986, Autriche, Finlande et Suède en 1995. Mais surtout, le trio est confronté à l’accélération de l’histoire, avec la chute du Mur de Berlin. En dix mois, l’Allemagne est réunifiée. Le traité de Maastricht crée l’Union européenne, sous le nom que nous adoptons aujourd’hui. Il instaure la monnaie unique qui interviendra au plus tard en 1999 ; mais repose aussi sur deux autres piliers : justice et affaires intérieures ; politique étrangère et de sécurité commune. Par referendum, les Français ne ratifient ce traité que de justesse en 1992. Ironie des temps : l’Europe qui devait être renforcée est incapable d’arrêter la guerre à ses portes, en Yougoslavie. Elle hésite quant à la place à réserver aux pays d’Europe centrale et orientale, qui demandent à entrer dans l’Union mais aussi dans l’OTAN.

Nous abordons ensuite la politique européenne de Jacques Chirac (1995-2007)  qui se résume au dilemme : comment réaliser le grand élargissement sans affaiblir l’Union ? Car désormais, c’est certain : les Etats d’Europe centrale et orientale entreront dans l’UE. Préalablement, il faut adapter les politiques et surtout les institutions de l’Union pour que celle-ci puisse résister à ce choc. Tel est le but de la conférence qui s’ouvre en 1996. Malheureusement, au Conseil européen d’Amsterdam qui clôture la conférence, en juin 1997, la France, en cohabitation depuis 12 jours, ne parvient pas à imposer ses vues. Le traité d’Amsterdam fait l’impasse sur le volet institutionnel. C’est un lourd échec. Vingt minutes de réflexion auraient pu nous épargner vingt ans d’errance.

En attendant de reprendre le débat institutionnel, le président, qui cohabite pendant cinq ans avec le Premier ministre Lionel Jospin, doit faire face aux échéances : le passage à l’euro, qui intervient sans être accompagné d’une véritable gouvernance ; le lancement sans filet des négociations d’adhésion de 12 Etats, la récurrente dispute budgétaire ; la relance à Saint-Malo, cette fois-ci avec les Britanniques, de l’Europe de la défense.

Lorsqu’en 2000 la montagne institutionnelle est à nouveau affrontée, c’est pour qu’elle accouche d’une souris : le traité de Nice. L’Union se lance alors dans une fuite en avant, en confiant à l’ancien président Giscard d’Estaing la présidence de la Convention pour l’avenir de l’Europe. Celle-ci adopte en 2003 une ambitieuse Constitution européenne qui finit par être rejetée par les Français lors du referendum du 29 mai 2005.

Entre temps, le président Chirac a été réélu en 2002. Il parvient à renouer la confiance avec le chancelier Schröder, qui a succédé à Kohl en 1998. Tous deux font front contre l’invasion de l’Irak en 2003 ; mais celle-ci déchire à nouveau les Européens, dont une grande partie s’aligne sur Washington.

Le 1ermai 2004, dix Etats ont adhéré à l’UE, rejoints en 2007 par la Bulgarie et la Roumanie.  Mais faute de réforme d’envergure, l’Union n’était pas prête à les accueillir.

C’est alors que débutent les saisons des tempêtes. Elu président en 2007, Nicolas Sarkozy a d’abord à cœur, avec la chancelière Merkel qui a remplacé Schröder en 2005, de clore par un traité simplifié, sans referendum,  la querelle institutionnelle. Mais le traité de Lisbonne, qui entre en vigueur fin 2009, symbolisera surtout le contournement de la volonté populaire.

Nicolas Sarkozy a à peine le temps de développer un projet européen qu’il veut empirique et dérangeant. Il accède en 2008, par le jeu de la rotation, à la présidence du Conseil européen. Il fait face magistralement à la plus forte crise financière que le monde ait connue depuis 1929. Il permet à l’Europe d’exister en intercédant pour mettre fin à la guerre russo-géorgienne de l’été 2008.

Dès 2010, nouvelle tempête : la défaillance d’une Grèce criblée de dettes manque de faire exploser la zone euro. Le président français convainc non sans mal sa partenaire allemande d’inventer des solutions contraires aux traités pour remettre la Grèce, ainsi que d’autres pays touchés par la contagion, sur les rails. Mais en échange, l’Allemagne exige un renforcement des disciplines qui débouche sur le traité budgétaire de 2012.

Elu cette même année, le président Hollande, malgré ses promesses de campagne, ne remet pas en cause ce traité.

En cette deuxième décennie du XXIème siècle, le monde, privé de leadership, se dérègle. L’Union se révèle incapable de jouer son rôle face au terrorisme, à la guerre en Ukraine, au menaçant défi climatique comme à l’afflux de réfugiés à la suite des printemps arabes.

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Ensuite, un voyage dans le temps présent, au chevet d’une histoire d’amour contrariée entre la France et l’Europe, dont nous espérons qu’elle n’est pas condamnée.

L’état des lieux n’est guère brillant. L’élection du nouveau Parlement européen en mai 2019 sera marquée par la montée des populismes eurosceptiques. Le Brexit décidé par le referendum britannique en 2016 va probablement s’effectuer dans le désordre, faute d’accord du Parlement de Londres sur l’accord de divorce amiable conclu fin 2018. Et la France ? Elle a élu en 2017 un jeune président, Emmanuel Macron, porteur d’un projet européen ambitieux. Le nouveau chef de l’Etat s’engage dans un partenariat renforcé avec une chancelière Merkel affaiblie, qui débouche sur la signature en janvier 2019 du traité d’Aix-la-Chapelle, rénovant celui de l’Elysée. Emmanuel Macron a présenté dès septembre 2017 un plan de relance de l’Europe.

Mais dès la fin 2018, le président est contesté par la crise des gilets jaunes. Un fossé se creuse entre sa volonté européenne et le scepticisme d’une grande partie des Français, qui perçoivent l’Union comme punitive.

La fracture entre la France et l’Europe, qui a éclaté au grand jour le 29 mai 2005, ne fait que refléter une forte division entre les Français. Entre l’élite et le peuple ? En fait entre deux France, dont l’antagonisme apparaît plus clairement d’élection en élection. Les catégories sociales aisées, les grandes métropoles, les Français les plus éduqués et mobiles, le patronat continuent d’adhérer au projet européen.  Les classes populaires, la population rurale – qui pourtant bénéficie de la politique agricole commune – , les ouvriers, les chômeurs, les plus démunis se méfient de Bruxelles, jugée coupable de la dégradation de leur condition. Tout naturellement, ces groupes se tournent vers les formations politiques qui contestent l’Union européenne actuelle.

En y regardant de plus près, on réalise que le débat n’a jamais vraiment eu lieu. Il se réduit à une série de monologues superposés. Face aux coups de boutoirs des eurosceptiques, les tenants de la construction européenne restent sans voix et sont en panne d’arguments.

C’est pourquoi il nous faut remettre sur la table l’ensemble du débat européen, sous la forme de huit questions :

  • Avons-nous abandonné notre souveraineté ?
  • Le traité de Lisbonne a-t-il contourné la volonté populaire ?
  • L’UE manifeste-t-elle un excès de libéralisme ?
  • Est-elle synonyme d’austérité ?
  • L’élargissement a-t-il comporté des effets négatifs ?
  • L’Europe est-elle une passoire face à l’immigration ?
  • La notion d’Europe-puissance est-elle viable ?
  • L’UE coûte-t-elle trop cher à la France ?

Sur chacune de ces questions, il n’est possible de débattre qu’à partir de données factuelles, parfois fastidieuses sans doute, mais qui ne peuvent être éludées.

A l’absence de débat s’ajoute une crise des modèles. Le modèle européen est très complexe. Il ne se limite pas à la configuration des institutions de l’Union, mais s’étend à d’autres organismes comme le Conseil de l’Europe, le vaste espace de la géométrie variable et  l’ensemble des relations bilatérales. Or dans l’ensemble de ces champs, la France a perdu du terrain. A Bruxelles-Strasbourg, elle bénéficiait d’un carré magique : des institutions lui réservant une place de choix, la prééminence de la PAC dans les politiques communes, un bénéfice financier appréciable et un atout pour son rayonnement linguistique. Or les quatre côtés de ce carrés se sont délabrés.

Dans les autres espaces, notre influence s’est également réduite. Dans une Europe à 27, la place de l’Allemagne n’a cessé de se renforcer. Même celle de Londres a concurrencé la nôtre. Dans la durée, nous n’avons cessé de perdre du terrain, sur les plans commercial, politique et sur celui des idées.

Autre réalité : le modèle européen ne vaut que par ses déclinaisons nationales. Nous vivons dans une Europe des nations, celles-ci appliquant les décisions européennes chacune à sa manière et nourrissant la matière européenne de leurs propres substances. Or, paradoxalement à l’heure du Brexit, c’est plutôt un schéma de type anglo-saxon qui a pris le pas sur le modèle social français, que nous rêvons d’exporter sans succès.

Enfin, le modèle politico-administratif français est peu adapté à la réalité de l’Union. Hypertrophie des administrations centrales, compliquée par le dédoublement de la direction de l’exécutif, qui, curieusement, n’a jamais mieux fonctionné sur l’Europe qu’en période de cohabitation ; faiblesse du Parlement malgré des réformes ; rôle insuffisamment développé des régions.

Ce constat nous permet d’esquisser quelques pistes de réconciliation.

D’abord, permettre aux Français de se réapproprier l’idée européenne.  Nous sommes très loin de la formule « L’Europe c’est nous », reprise notamment par le candidat Macron. Pour la plupart des Français, l’Europe c’est les autres, ceux de Bruxelles, de Berlin ou de Varsovie. Quelques idées sont avancées pour tenter de combler ce fossé.

Ensuite, il faut préciser qui fait quoi. Personne ne le sait vraiment. Or, le traité de Lisbonne a eu le mérite non seulement de clarifier les compétences respectives mais de créer un mécanisme de contrôle, peu utilisé, à la disposition des Parlements nationaux. Nous pouvons faire mieux pour respecter ce principe doté d’un nom barbare : la subsidiarité. Sa signification est en fait très simple : l’Europe ne doit intervenir que lorsque c’est nécessaire pour apporter une valeur ajoutée. Pour tout le reste, ce sont les Etats qui agissent. De nombreux exemples peuvent être pris, de la chasse au glyphosate. Mais surtout, il faut que les atteintes à cette règle soient réellement sanctionnées.

Nous pouvons sans changement de traités rendre plus lisibles et efficaces les institutions de l’union européenne.

Il faut également développer un sentiment d’appartenance à la zone euro. Les Français sont attachés à la monnaie unique, mais, pour beaucoup, la considèrent comme une contrainte, voire une punition. Nous devons faire deux choses : démontrer que l’euro est un début de reconquête et non un abandon de notre souveraineté monétaire. Nous avions perdu celle-ci dans les années 1970, lors de l’effondrement du système monétaire international. La meilleure garantie serait que l’euro, notre monnaie, devienne l’égal du dollar tant dans les réserves que dans les paiements. Deuxième chose, qui a été débattue mais non réglée : qui incarne l’euro ? Une banque centrale ne peut être le seul organe de définition d’une politique. Bien sûr, une gouvernance s’est ébauchée sous l’effet de la nécessité mais elle doit être mieux incarnée.

Dans deux domaines-clés, l’énergie-climat et le numérique, il faut que l’on puisse percevoir la valeur ajoutée européenne. Exemple : de considérables décisions énergétiques et climatiques ont été prises à Bruxelles en décembre 2018. En France, personne n’en a parlé.

Nous en venons au domaine sensible de l’asile et de l’immigration. Ici, un seul mot d’ordre : appliquer enfin les décisions déjà prises, avec une vraie politique commune de l’asile, la protection des frontières européennes et un dialogue, que seule l’Europe peut mener efficacement, avec les pays d’origine. C’est l’Union qui détient les clés en matière commerciale et d’aide financière.

Enfin, le sujet le plus difficile : la politique étrangère et la défense. Le plus attendu aussi. La question semble inextricable : comment concilier la souveraineté nationale et le potentiel européen, qui s’est enrichi de divers instruments sans pour autant résoudre le problème. Un problème sur lequel l’Europe s’est brûlé les ailes avec la CED. Une solution innovante, inspirée du plan Fouchet, est avancée.

 

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