Avec Aung San Suu Kyi dans « La Croix », par Antoine Perraud, producteur à France Culture, membre du comité de lecture de la revue « Médium »

AVEC AUNG SAN SUU KYI (« LA CROIX »)

C’était à la fin du mois de septembre, l’époque de la mousson s’achevait à Rangoon, dans la luxuriance des bananiers, des palmiers, des jaracandas, des tamariniers et des touffes de bambous. La ville affichait langoureusement ses charmes oubliés : de belles bâtisses coloniales britanniques vaincues par le temps. C’était en 1995 et nous avions pu passer le seuil du 54, route de l’Université (anciennement Victoria), au bord du lac Inya (anciennement Victoria…), où se tapit la demeure colossale de la menue Aung San Suu Kyi (la dernière syllabe se prononce « tchi »). C’est là qu’elle est séquestrée par la junte birmane. Le lieu dégage l’inquiétant mystère de l’interdit. Les piétons sont maudits du trottoir maudit. Au centre de la ville à défaut d’être au centre des conversations publiques (les espions sont partout), la recluse de Rangoon demeure comme la mauvaise conscience du régime.

Elégamment drapée dans son longyi, la tenue traditionnelle birmane, elle reçoit en un salon désert aux volets mi-clos de sa maison décrépite et envahie par la végétation. Sur les murs trônent des photographies de son père, le général Aung San, héros de la guerre d’indépendance, assassiné par les sbires d’un rival, en 1947, le 19 juillet (devenu fête nationale). En face, sur l’autre rive du lac Inya, on aperçoit la résidence d’un ancien compagnon de son père, le terrible dictateur Ne Win, encore de ce monde en 1995 et responsable en chef des malheurs d’Aung San Suu Kyi. Il y a là comme une tragédie étouffante et malsaine : Antigone postée devant Créon ? « Pas du tout ! – Not at all ! – tranche l’intéressée dans un anglais au parfait accent distingué. Tout cela n’est qu’une simple coïncidence et ma tâche est bien plus facile que celle d’Antigone. » Lumineuse et modeste, elle évite les disgressions d’ordre personnel, qui la détournent de son but à jamais fixé. Elle vit dans le dénuement et l’isolement, mais relativise son sort : « Songez que je suis chez moi et non en prison, que je peux lire – notamment Simone de Beauvoir et Georges Simenon – qu’il m’est possible d’écouter la radio – la BBC voire RFI – , que ma famille est en Angleterre, à l’abri de la terreur qui s’exerce ici. » Elle parle de la compassion universelle (metta), valeur bouddhiste par excellence. Elle insiste sur son absence de ressentiment : « Nous n’irons jamais de l’avant en haïssant ».

Par-delà son ardente maigreur, la flamme presque butée de son regard et sa façon de vouer sa vie au refus, il y a chez elle un idéalisme désarmant : après avoir transformé la conscience de son peuple, elle voudrait transformer celle de ses bourreaux. Elle souhaite obtenir la rédemption des tortionnaires en leur transmettant l’inespéré : l’amour. En se posant ainsi en intégriste de la bonté, ne passe t-elle pas aux yeux de la junte pour une opposante… angélique ?

Deux papilles foudroient alors le questionneur occidental : « Ce régime ne me considère pas comme un ange, croyez-moi. Je peux me montrer tout ce qu’il y a de moins angélique ! »

« Le parfum de son nom », comme disent les Birmans, devrait nous entêter : Aung San Suu Kyi incarne – avec Nelson Mandela et Vaclav Havel – l’absolue grandeur de la politique en ce monde.

Photo Aung San Suu Kyi, chez elle, en 1995.
« Au centre de la ville à défaut d’être au centre des conversations publiques, la recluse de Rangoon demeure comme la mauvaise conscience du régime. »

REPERES

UN SYMBOLE INDOMPTABLE

Née en 1945, établie à l’étranger dès 1960, mariée à un universitaire britannique, Aung San Suu Kyi se trouve en Birmanie, au chevet de sa mère mourante, quand, en 1988, le pays se révolte contre la dictature instaurée par le général Ne Win en 1962. La junte réprime le mouvement dans le sang. Mais Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la Pais en 1991, en est devenue le symbole indomptable : « Les saints, dit-on, sont des pécheurs qui se mettent sans cesse à l’épreuve. Les hommes libres, eux aussi, sont des opprimés qui se mettent à l’épreuve. » (« Se libérer de la peur » d’Aung San Suu Kyi, Editions Des femmes, 1991, 220 p., 14.50E

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