« Pour dépasser la paresse du communautarisme et penser par nous-mêmes », il faut lire « Doper son esprit critique » d’Emmanuel-Juste Duits

Emmanuel-Juste Duits, Doper son esprit critique

Un petit livre utile de pédagogie pour adulte (si l’on ose cet oxymore), on dirait de développement personnel dans le politiquement correct. Mais c’est que l’adulte n’a pas été éduqué, il n’a pas épanoui son esprit critique. En cause ? La société tout entière qui fait de la démocratie une perpétuelle revendication de nivellement au nom de l’égalité, en oubliant les autres valeurs de la maxime, la liberté et la fraternité. Société qui, en Occident, est formatée par le soft-power culturel yankee qui vise (comme les Français) l’universel – mais pour faire un maximum de fric, pas pour le bien des esprits. Car des esprits trop critiques grignoteraient les bénéfices du tous pareils, tous ensemble, seuls à même d’opérer les économies d’échelle pour produire massivement à bas coût et vendre toujours plus.

L’auteur ne pense pas aussi politiquement incorrect que je le fais, il présente une version plus irénique des choses. En deux parties : se remettre en cause, puis agir. Je traduis, il ne met pas de titre.

Il s’agit d’abord de savoir nager dans le chaos de l’information (le tout et son contraire du net, les affirmations idéologiques assénées par les croyances politiques, religieuses ou « sociétales »), de ne pas céder aux sirènes enjôleuses du divertissement (ne pas se « prendre la tête » comme disent les flemmards), de refuser l’idée que les valeurs ne se discutent pas (chacun sa vérité est une imposture).

La mondialisation – qui ne régresse pas mais se transforme en s’agrégeant en blocs progressivement – offre un grand bouillon de culture dans lequel il est confortable de nager en surtout n’affirmant rien, étant toujours d’accord, prêt à tout accepter. Ou au contraire refusant tout métissage, toute contradiction, toute remise en cause au nom d’une Tradition sanctuarisée. Nous avons donc les progressistes béats et niais, contre les réactionnaires crispés et haineux. Pas de ça chez nous ! disent les démocrates, ceux qui sont la lignée des Lumières. Pour eux, comme pour les Antiques ou Montaigne, le monde change et ne cesse de changer ; l’accepter est une lucidité. Mais pas au point de se laisser ballotter comme plume au dernier vent qui passe, ou convaincre par le dernier braillard qui a parlé plus fort que les autres. Non, il faut rester soi-même et examiner le monde qui va et ce se passe avec curiosité.

Pour cela, déceler les lacunes de l’information en faisant ce que font les journalistes (les vrais) et les chercheurs (qui cherchent plutôt qu’affirmer) : creuser, recouper, confronter. Ne pas se laisser engluer dans le Métavers mais susciter son « Plurivers ». Ensuite saisir la dynamique des choix, de quoi dépendent nos opinions, les biais mentaux que nous pouvons avoir inconsciemment, les sources de l’engagement des autres et du sien. Prôner le dialogue, pas pour être d’accord ni converti, mais pour examiner les arguments rationnels avant de juger du tout, en laissant son jugement en délibéré comme les scientifiques le font constamment (le « falsifiable » des résultats obtenus, ce qui veut dire que chacun peut les expérimenter et les contredire éventuellement).

Tous nous pouvons être enrôlés dans une idéologie, sans le savoir, question de famille, de milieu, d’amis, de pression sociale et d’exemple des séries anglo-saxonnes. Plusieurs pages sont consacrées à décortiquer « comment fonctionne une idéologie », sachant que « la tare des idéologies réside précisément dans leur incapacité à avoir tort » p.68. Une même vision du monde peut s’enkyster en dogme clos, le marxisme par exemple, ou la psychanalyse. Nos socialistes et nos écologistes en sont le résumé – ils ont toujours raison. Si la droite est moins idéologue, ce n’est pas par vertu supérieure mais parce qu’elle est plus proche des intérêts concrets, sonnants et trébuchants, donc plus souple à adapter ses idées à la réalité marchande. Conserver coûte moins cher que s’aventurer, que ce soit dans la production, les mœurs ou la politique. Si penser comme son groupe est confortable, si l’idéologie donne réponse à tout, vivre dans l’incertitude est pourtant le lot commun. Même les vérités scientifiques sont provisoires, et révisées périodiquement. Mais elles se cumulent et parviennent, en tâtonnant, à avancer dans la connaissance. C’est qu’elles construisent une pensée complexe, ce que le citoyen adulte doit apprendre à faire.

La seconde partie est concrète, elle consiste à imaginer des lieux de débat. La société moderne donne plus de pouvoirs aux citoyens (sauf justement dans les pays totalitaires : Russie, Chine, Iran, etc.). L’action personnelle peut conduire au changement collectif par des révolutions minuscules, on le voit par exemple à la maison avec le tri du recyclable ou la chasse au gaspillage. Aller plus loin demande de « créer les forums du changement » pour « expérimenter le décloisonnement »« penser collectivement » par les « Wikidébats » (Dieu existe-t-il ? La liberté d’expression doit-elle être limitée ? Faut-il légaliser le cannabis ?…), « ouvrir l’école » (vaste programme…), « discuter pour évoluer ensemble » (« esprit réseau ») – pour enfin « former et évaluer le sens critique du citoyen du XXIe siècle ».

L’auteur est fils de surréaliste, il a créé en 1987 avec Paul Faure l’association Le réseau des possibles pour expérimenter l’ouverture d’esprit, avant d’étudier la philosophie à Paris VIII et de lancer en 2005 Hyperdébat. Beaucoup de généralités mais des choses justes ; de nombreuses analyses concrètes et des conseils pratiques pour s’en sortir et évoluer dans le (bon) sens de l’épanouissement de nos facultés d’analyse critique, cela afin d’agir et d’interagir.

Un petit livre intéressant, utile, pédagogique. Il nous aidera à dépasser la paresse du communautarisme pour penser par nous-mêmes et agir en citoyens libres, égaux et fraternels.

Bon, au boulot !

Emmanuel-Juste Duits, Doper son esprit critique – Penser et agir dans un monde complexe, 2022, Éditions Chronique sociale, 168 pages, €14,90

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Entretien entre le philosophe Emmanuel-Just Duits et le philosophe Marc Alpozzo pour le magazine ENTREPRENDRE

Qu’est-ce que l’esprit critique aujourd’hui ?

Entretien avec Emmanuel-Juste Duits. Nous vivons une époque curieuse, l’homme qui se questionne est un gêneur. Le doute, l’esprit critique, est pourtant l’objet d’un ouvrage du philosophe et enseignant Emmanuel-Juste Duits, auteur de nombreux ouvrages questionnant notre époque, afin d’en comprendre la complexité. Son objectif, qui peut sembler n’être qu’une visée utopique, c’est à la fois doper notre esprit critique, pour aider à mieux penser, mais aussi la réveiller pour assurer dans action dans un monde de plus en plus incompréhensible, car de plus en plus complexe.  

Marc Alpozzo : Vous êtes philosophe, enseignant, cofondateur de différentes initiatives dont wikidébats, Les cafés de l’info, etc. Vous avez écrit de nombreux livres, dont L’homme réseau. Penser et agir dans la complexité (Chronique Sociale, 1999), Après le relativisme (Cerf, 2016). Aujourd’hui vous publiez chez Chronique Sociale, Doper son esprit critique. Penser et agir dans un monde complexe. Comment entendez-vous le terme « complexe » ? est-ce au sens de Henri Laborit, qui a inventé le terme, et qui voulait dire une imbrication de domaines de la pensée dans une forme de transdisciplinarité, ou comme l’entend Edgar Morin, ce qui se tisse ensemble ?

Emmanuel-Juste Duits : La pensée complexe est célébrée, pourtant il y a un paradoxe : quand on gratte un peu, beaucoup de gens voient le monde de façon binaire, à gauche divisé entre les dominants et les dominés, comme s’il n’existait pas des groupes/des individus à la fois opprimés et oppresseurs, ou des ambiguïtés comme la servitude volontaire ; du côté des populistes, on brandit le prétendu  « choc des civilisations » entre Occident et islam, comme si ces deux entités étaient monolithiques, alors qu’elles sont complexes, qu’il y a des hybridations, des zones intermédiaires, des rapprochements féconds, des mélanges et des frontières souvent floues entre lesdites « civilisations ». En gros, nous avons du mal à échapper à une vision du monde divisée entre les bons – nous – et les méchants – ceux qui ont une autre vision du monde que la nôtre. La caricature règne plus que la pensée complexe ! Et c’est normal, car la complexité est une épreuve que chacun tend à fuir comme il peut.

Nos outils conceptuels et nos comportements ont été forgés dans des sociétés relativement closes et beaucoup plus simples que notre monde ouvert et multiculturel. Prenons un exemple : Pascal devait opter soit pour l’athéisme, soit pour le catholicisme. Il n’avait pas vraiment idée d’autres choix possibles. Ce type de choix binaire se retrouvait un peu dans tous les domaines jusqu’aux années 60/70 : après-guerre, communiste ou gaulliste, puis socialiste ou libéral à l’époque de Mitterrand etc. Aujourd’hui, le choix s’est démultiplié : qu’aurait été le « pari de Pascal » s’il avait dû choisir entre athéisme, bouddhisme, hindouisme, kabbale, soufisme, et ainsi de suite ? Dans le domaine politique, nous ne savons même plus quels sont les clivages structurants ! Est-ce l’opposition entre « progressistes » et « populistes » comme l’a dit Emmanuel Macron ? Ou est-ce l’opposition entre ceux qui croient en la continuation de nos sociétés et ceux qui prévoient un effondrement imminent, les « effondristes » ? Ou entre les tenants d’une information « officielle » et les dits « complotistes » qui pensent que le monde est dirigé en sous-main par des groupes non démocratiques et des lobbies ? Ou entre ceux qui croient en la lutte des classes et ceux qui croient au « choc des civilisations » comme Huntington ? Un autre clivage possible, pour l’instant peu connu : celui entre partisans de la croissance et décroissantistes. Vous voyez qu’il y a au moins 5 ou 10 façons de lire le champ politique et de le structurer, en croyant à chaque fois que l’on a touché les clivages essentiels. J’aurais aussi pu évoquer le domaine amoureux et sexuel : dans les sociétés anciennes, on pouvait être célibataire ou en couple patriarcal ; aujourd’hui tout a éclaté on peut faire toute la gamme des lettres LGBTQ+, être en couple hétéro, homo, trans, asexuel, SM, poly-amoureux, en trio, en communauté etc.   

Face à un tel foisonnement de possibles, la plupart des gens recréent artificiellement des choix binaires, ils ne considèrent qu’une partie des options offertes, ils s’enferment et hésitent entre deux positions (athée ou catho, athée ou musulman, selon leurs milieux ; Écolos ou LFI pour les partisans de la gauche, RN ou LR pour ceux de droite), et tout cela sans même être allé voir par curiosité et désir de connaissance toutes sortes d’autres options. Notre système nerveux a énormément de mal à traiter la masse d’informations contradictoires qui nous assaillent, et demande de simplifier à tout prix – notamment au prix de l’ignorance plus ou moins volontaire de toutes sortes de possibilités, de visions du monde, d’expériences parfois fascinantes. Nous vivons dans des milieux, bulles informationnelles étanches, qui ont pour but de nous préserve des dissonances cognitives. Or il faut faire l’inverse, s’ouvrir et affronter cette complexité inouïe (et passionnante) des modes de vie et des visions du monde.

Edgar Morin a critiqué de façon magistrale les mécanismes de l’aveuglement idéologique dans Pour entrer dans le XXIe siècle (Seuil, 2004). Il puise dans un grand nombre d’approches – pensée systémique, philosophie des sciences, dialectique marxiste, etc.- pour regarder les phénomènes sous différents angles. Surtout, il déconstruit nos œillères, toutes les stratégies qui nous empêchent de voir au nom de croyances, de morale, d’idéaux. Pour lui, les critiques doivent être prises en compte, y compris et surtout quand elles viennent de l’ennemi, du méchant « facho », « gaucho », ou tout ce qu’on voudra, car c’est à cause de ce refus d’entendre leurs critiques que des millions de gens ont sombré dans le stalinisme ou le fascisme. Or nous aussi, nous sommes souvent fermés aux critiques, nous jugeons que certains discours sont inaudibles car ils sont prononcés par des gens disqualifiés. Les staliniens qualifiaient déjà de « salauds » et de « fachos » les gens qui critiquaient leur idéologie, se drapant dans la vertueuse indignation, comme nous le faisons trop souvent face à nos détracteurs ! Morin montre à quel point cette fermeture d’esprit conduit aux pires dérives et in fine à la destruction du monde. Car ne pas écouter les critiques (d’où qu’elles viennent) c’est risquer de poursuivre un chemin qui va nous détruire, et ce avec une bonne conscience morale inébranlable, la certitude qu’on est des gens bien et que nos ennemis sont inférieurs moralement à nous – bien sûr !

Laborit théorise les mêmes réflexes d’une autre façon, montrant que derrière nos rationalisations, demeure en nous le besoin de dominance et la défense du territoire qui nous vient de notre cerveau primitif. Nous croyons « penser » et agir librement alors que nous sommes sous le joug d’émotions primaires et que nous tendons à reproduire les hiérarchies et comportements des groupes de singes sociaux !

Pour revenir à Edgar Morin, sa pensée complexe affirme l’utilité de plusieurs grilles de lecture simultanées, et il est très conscient aussi de l’importance des autres cultures, qui peuvent nous apprendre à voir différemment une question. Il ne s’agit donc pas d’une vague syncrétisme (tout mélanger, utiliser des grilles de lectures opposées et in fine incohérentes), mais de chercher des niveaux englobants, où l’on puisse utiliser les acquis de diverses disciplines, de Freud, de Marx mais aussi de la philosophie des sciences de Karl Popper ou du déconditionnement opéré par le penseur indien Krishnamurti. Pour avoir l’esprit critique, il faut à la fois utiliser les acquis de la psychanalyse pour connaître nos pulsions etc., ceux de l’éthologie, du comportementalisme, et aussi étudier comment on peut être piégé par des raisonnements fallacieux et savoir comment la science évolue, tâtonne et se trompe elle aussi. C’est cette interdisciplinarité structurée dont nous avons besoin pour aborder un monde en intrication.

Maintenant, je ne prétends pas bâtir une sorte de métathéorie englobant les autres théories ; j’en reste aux débuts de cette démarche de la complexité, à ce qui est « évident » et que personne ne fait : se confronter aux dissonances cognitives qui est l’étape obligée de toute évolution véritable et efficace.

Je pense que face à la complexité, nous avons besoin d’une méthode pour ne pas être noyés par le foisonnement des approches, messages, sites etc. C’est à un cheminement d’ouverture que j’invite. S’ouvrir, comparer, mais ne pas sombrer dans la confusion ; sortir du confort des certitudes héritées ou vite acquises, passer par une phase de confrontation et d’inconfort personnel, pour atteindre ensuite des jugements éclairés. Voilà les 3 phases qui sont à considérer pour moi : idées préconçues, opinions pas vraiment examinées → confrontation, choc des systèmes différents, avec le moment relativiste → sortie du relativisme pour atteindre des jugements éclairés, ouverts à la critique mais assez forts pour durer. 

M. A. : Vous vous inscrivez dans une pensée complexe et décloisonnante, comme Edgar Morin. Aussi dans les premières pages de votre livre, vous dressez un panorama du monde contemporain, en proposant de sortir de la fausse alternative. Vous ne croyez pas aux solutions à court terme, comme un retour à la France d’avant, ou le choix du communisme plutôt que le libéralisme ou vice versa. Vous vous définissez comme un « optimiste lucide et désabusé », ce qui est paradoxal, mais vous en convenez. En réalité, ce que vous proposez pour l’humanité c’est une troisième voie, une sorte de voie du milieu, qui serait une synthèse pour reprendre les termes de Hegel. Quelle pourrait être cette troisième voie ?

E.-J. D. : Je pense que tout s’est effondré, que l’humanité a expérimenté de nombreuses formules de sociétés, religions, idéologies, modes de vie, mais qu’aucune n’a pleinement réussi. Le communisme a donné ce que l’on sait, le capitalisme est aussi une forme de barbarie, et les sociétés fortement religieuses ne nous satisfont guère non plus. Tous les modèles semblent avoir été testés et sont susceptibles d’un bilan mitigé voire négatif : on ne sait même plus si la planète va durer encore 10 ou 30 ans avant un effondrement majeur. Face à cette crise globale, certains veulent revenir à des modèles anciens : France de jadis, communisme de Badiou, ou au contraire tenter une fuite en avant dans le transhumanisme. Je suis pessimiste, en ce sens qu’il me semble que pratiquement toutes les visions du monde sont incomplètes – mutilées dirait Morin. En Occident on a certes le savoir technoscientifique, mais il est en partie responsable de la destruction de la planète ; nous avons les Droits de l’homme et nous laissons mourir les Anciens en Ehpad, nous sommes terrifiés par la mort et n’avons plus les liens de solidarité et de générations qui existent ailleurs, en Afrique ou en Asie. Ces civilisations ont beaucoup à nous apprendre en termes de connaissance de soi et d’art de vivre, et nous, nous avons peut-être à apporter un sens de la liberté individuelle et de la critique des traditions que ces sociétés ont moins développé. Donc à mon sens, si chacun a échoué sur certains plans, chaque groupe humain possède des clés que les autres n’ont pas.

D’où la chance inouïe du multiculturalisme : ce n’est pas de répéter de façon niaise que nous sommes pour le vivre-ensemble, mais c’est donner un sens à cette rencontre des cultures et des modes de vie, pour chercher ensemble en puisant à ce trésor de connaissances, pratiques, visions du monde… Il me semble plus judicieux de faire confiance en notre capacité créatrice, non pour revenir sans cesse aux modèles du passé, mais pour créer de nouvelles voies, sachant que nous avons pour cela de toutes nouvelles conditions. Tout est à reconstruire d’urgence, mais sur quelles bases ? 

Vous me demandez quelle pourrait être la solution ? Je ne propose pas une réponse – une nouvelle société, une philosophie – mais une méthode qui nous permettra de construire collectivement cette nouvelle société. Je n’ai pas envie de bâtir une philosophie de plus pour l’opposer aux autres, entrer dans l’arène ! Il y a déjà des milliers de philosophies, de réponses à nos questions. Commençons par essayer de les évaluer, savoir si sur certaines questions fondamentales, telle ou telle réponse est juste. Et peu à peu, à partir de ces éléments de réponses, il s’agirait de bâtir des réponses plus globales.

Il me semble que face à la fragmentation des savoirs, de cultures et des modes de connaissance (mode de connaissance de la philosophie, de la science, de l’exploration intérieure de l’extrême orient etc.) émerge un grand besoin de décloisonner. Il y a des lieux, des associations, des centres de recherches, qui visent à ce décloisonnement. J’en donne des exemples dans mon livre. Nous avons démonté le meccano du réel, nous avons divisé les recherches en millions de cellules séparées et spécialisées, il s’agit maintenant d’inventer une façon de reposer à nouveaux frais les questions fondamentales de la philosophie, et d’y répondre collectivement, en faisant intervenir des chercheurs de tous les horizons. C’est mon sujet de réflexion. Pour l’instant, on a des Colloques, des Think tanks, des rencontres interdisciplinaires, mais rien à la hauteur des enjeux, aucun lieu qui décloisonne véritablement. À terme, il faudra créer des enceintes de débats méthodiques, dédiées à la recherche de « la vérité » sur des questions fondamentales. Ce projet (qui en quelque sorte reconduit l’ambition des Sommes philosophiques, de l’Encyclopédie et d’un savoir lisible et organisé) et ses présupposés philosophiques est présenté principalement dans mon livre Après le relativisme.

M. A. : Vous employez un terme qui me touche beaucoup, puisque je n’ai cessé d’en parler dans mes livres, en ne me sentant jamais écouté, vous parlez de « révolutionner son être intérieur ». En effet, je crois que la seule révolution qui vaille est la révolution intérieure. Croyez-vous que cette révolution puisse être rendue possible dans ce monde post-moderne, qui est une forme de conspiration contre toute vie intérieure, pour reprendre les mots de Bernanos ? Comme vous, à ce propos je demeure désabusé, mais sans l’optimisme. Pour vous l’homme réseau permettra cela, je vous résume. Croyez-vous cependant que le réseau ne rende pas aujourd’hui l’homme trop disponible à la technique au point que cela présente danger à l’avenir pour l’évolution de l’humanité ?

E.-J. D. :  Mon point de départ fondamental, c’est celui de l’être humain désemparé, perdu et totalement ignorant, qui cherche à tâtons à avancer dans la nuit dans un univers qui le dépasse de part en part, confronté à une ignorance qu’on ose rarement regarder en face. C’est la situation de base de tout humain ; maintenant, il y a les spécificités de notre société ouverte et multiculturelle. Nous sommes dans une nouvelle complexité : celle d’être confrontés à toutes les religions, les cultures, les façons de vivre qui ont été élaborées aux coins de la planète, et se trouvent jetées les unes contre les autres, compressées dans nos mégalopoles. Il en va ainsi dans chaque domaine, les approches foisonnent et sont en concurrence. L’orientation et les choix n’en sont que plus difficiles.

Je pense que le point de départ de cette révolution intérieure, c’est de voir à quel point nous sommes perdus, ignorants et sans appuis. Nous sommes des fêtus de paille emportés dans une aventure énigmatique. Au lieu de se cacher cette condition fondamentale, de remplir le vide par de fausses certitudes ou de continuer notre petit chemin, écrasés et impuissants, il faut un sursaut de tout l’être : se sentir à la fois sidéré et passionné par l’énigme de vivre ! Quel cadeau et quel fardeau !

Pour répondre à votre question, je vais citer un passage de mon petit manifeste Mode d’emploi de la civilisation planétaire : « La conscience de sa propre ignorance est la face visible d’une médaille dont l’autre face n’est pas le découragement, le renoncement. Bien sûr, on ne peut pas visualiser le monde et ses milliers de centres de recherches qui a chaque seconde font des expériences, ni les 400

000 associations qui se déclarent, se réunissent et s’activent rien qu’en France, ni prendre en compte la myriade de théories conçues… Ce grouillement super-complexe ne peut être saisi par un cerveau humain tel que nous le connaissons actuellement. Ainsi, ignorer tout, c’est reconnaître que tout se passe. Reconnaître que mille éléments capitaux pour l’humanité sont à cette seconde en train d’éclore comme autant de fleurs futuristes, c’est percevoir le monde comme un immense jardin foisonnant en perpétuel devenir…

La « conscience de notre ignorance » devient alors un moteur, un aiguillon. […] Le monde est enfin devenu ce que nous rêvions qu’il soit : l’espace de toutes les sensations, de toutes les façons de voir ; nous pouvons changer de paires d’yeux, de sexualité, de couleurs, de saveurs, de musiques, de

religions. […] Fini l’état de zombi réduisant le foisonnement tumultueux des mutations incessantes à quelques tweets ! Enfin, nous aurons des raisons de tout voir, tout découvrir, aller tout chercher. Puisque les grands médias ne nous apportent pas l’univers dans notre assiette, allons en quête de l’information, à la découverte de ces mille données qui nous échappent… »

Évidemment, le danger réside dans la dispersion voire l’éclatement intérieur. Les mille expériences ne doivent être qu’un préalable, une œuvre au noir où nous dissolvons nos repères, notre fausse identité, nos prétendues vérités, où tout s’engloutit dans le non savoir et l’étrangeté de l’infinie variation des possibles. Il faut ensuite se rassembler, faire une pause, réfléchir, digérer… L’œuvre au blanc, donc. C’est un processus alchimique auquel j’invite l’individu à se soumettre, et qui a pour but final de se dés-identifier de son groupe d’appartenance, sa nation, sa religion, son petit « moi », pour accéder à l’étrangeté de l’être et à ce qui demeure au-delà des fluctuations. Mais c’est une autre histoire.

M. A. : En vous lisant, j’ai l’impression que votre formule « doper l’esprit critique » reprend le projet cartésien du doute méthodique. Votre livre semble redresser le tribunal de la raison pour mettre à l’épreuve les idées afin d’en vérifier la véracité. Nous vivons une vie entière au milieu de certitudes incertaines mais que nous prenons pour vraies parce qu’elles nous ont été transmises comme vraies. Comme Descartes, vous voulez inciter les gens à remettre en cause leurs opinions ou leurs croyances, donc leur faux-savoir pour se libérer d’une vision limitée du monde, n’est-ce pas ? Mais cette fois, votre méthode veut utiliser la pensée complexe afin de s’adapter à un monde en perpétuel mouvement, impermanent et foisonnant.

E.-J. D. :  Ce que je propose est du bon sens pour qui cherche la vérité (ou du moins des solutions solides aux différents problèmes qui le sollicitent), c’est même une évidence, mais quasi personne ne le fait ! Il s’agit de voir de première main plusieurs réponses possibles, plusieurs partis, plusieurs spiritualités et anti-spiritualités, plusieurs thérapies, etc., avant d’opter. C’est la base de toute démarche raisonnable et éclairée. Mais pourtant, on s’aperçoit vite que personne ou presque ne le fait ! On dira que l’on n’a pas le temps, ou l’argent, ou l’on caricaturera ceux que l’on connaît par médias interposés. On trouvera toujours de bonnes raisons pour ne pas se confronter à l’altérité des visions du monde (« eux sont arriérés, obscurantistes, ignorants, alors que moi je suis bien informé sérieux, scientifique », c’est à peu près notre croyance qui justifie toujours peu ou prou le renfermement dans ses petites certitudes). Alors qu’il est si facile aujourd’hui de se déplacer, d’assister à des réunions et des conférences de plusieurs mouvements opposés, d’aller sur des sites qui nous sortent de notre zone de confort, nous ne le faisons pas ! Et dans ce cas, que valent nos idées ? Si nous n’avons écouté et vu que ce qui les confortent, nos certitudes sont bien fragiles et pu fables. Et après cela, le monde est plein de gens imbus de leurs idées, qui s’affrontent sans avoir été visiter le paysage mental de l’autre.

Il y a aussi les « indécis », les relativistes, qui n’affirment rien ou pas grand-chose, et répètent à chacun sa vérité ». Ils croient être tolérants et refusent les positions tranchées. Mais en réalité, ils adoptent par capillarité les opinions dominantes (dans leur milieu), une vague idéologie des droits de l’homme, de la liberté individuelle, etc. Bref, la pensée libérale moderne, sans l’examiner, et sans voir qu’elle est prise d’assaut par nombre de gens qui n’y croient plus, qui ne croient plus aux grands médias, aux discours des « sachants » officiels, etc. Or le discours officiel est parfois douteux, on ne peut pas l’accepter sans examen : durant les années 60 jusqu’aux années 80, toutes les élites et les partis, de l’extrême droite aux communistes, étaient productivistes, anti-écologistes et pro nucléaires, seuls des gens considérés comme marginaux ou obscurantistes osaient aller contre cette doxa de la croissance indéfinie. Aujourd’hui on voit que c’est plus complexe, qu’il y a des bons arguments en faveur de la décroissance et contre le productivisme délirant de nos sociétés. Il y a bien des discours officiels qui demandent à être regardés, par exemple les discours sur la monnaie ; il existe aujourd’hui des monnaies alternatives, des monnaies « fondantes », qui fonctionnent sur d’autres principes que notre monnaie et pourraient en partie modifier l’économie ! Tout doit être mis en question !

Donc voilà les deux fausses alternatives : les idéologues qui croient détenir une vérité sans réellement écouter les arguments contraires, et les relativistes qui prétendent ne pas avoir de certitude et suivent une idéologie « molle » et issue des médias dominants, sans savoir si elle ne mène pas à une grave impasse.

Il faut échapper à ces deux erreurs par une véritable révolution personnelle, aller à contre-courant de nos tendances naturelles.

 La démarche que je vise correspond à une éthique intellectuelle qui dit que l’on parvient à la vérité ou au meilleur point de vue en englobant les visions partielles et parcellaires. Il s’agit au centre une forme d’honnêteté intellectuelle très dérangeante, qui demande un état d’esprit fait de recul avec ses réactions viscérales, ses biais cognitifs, ses préférences. Chacun doit prendre en soi les conflits du monde, devenir un champ de bataille intérieur, au lieu d’adhérer à un seul point de vue, en négligeant une partie du réel, pour venir se heurter à l’autre, enfermé lui aussi dans sa vision parcellaire du monde. Dans l’ère du brassage généralisé, la personne est formée d’identités multiples et appartient à une réalité complexe – comme le montre Amin Maalouf dans Les identités meurtrières. Au lieu de se simplifier, de se croire « français », « chrétien », etc., en réduisant son être à une seule de ses facettes. On parle sans cesse de « pluralisme », mais il ne doit pas exister qu’à l’extérieur, alors qu’il constitue tout esprit éclairé – qui fait dialoguer en lui les différentes religions, philosophies et identités, et se dés-identifie. Sans cette forme de sagesse, nous ne pourrons pas résoudre collectivement nos problèmes. Le but même de cet ouvrage consiste à insuffler cet état d’esprit, condition de possibilité du passage en douceur à d’autres modes de fonctionnement.

M. A. : Ce qui est assez innovant dans votre livre, c’est que vous voulez créer des « forums du changement », je vous cite. En 1999, quand les forums sont apparus sur Internet, j’étais très enthousiaste parce que j’y voyais un espace de liberté et d’affranchissement pour l’ensemble des gens. Aujourd’hui, je vois les réseaux sociaux, qui sont calqués sur ces premiers forums, comme des espaces asociaux, violents et réducteurs. Cette déception de la première heure, vous souhaitez la dépasser par des « forums décloisonnés ». Qu’entendez-vous par là ? Quelle serait l’alternative avec nos réseaux sociaux clivants et violents d’aujourd’hui ?

E.-J. D. : L’aspect violent et asocial règne partout parce que la fragmentation règne et que les gens ne se confrontent plus directement, ou alors ils le font à travers des tweets de 140 signes, ce qui n’est pas le bon moyen d’entrer dans le paysage mental de l’autre ! Ils se font souvent une image simpliste de l’autre au travers de leurs médias et réseaux sociaux favoris, au lieu d’aller à sa rencontre directe. On veut supprimer tout risque de se retrouver à discuter avec nos « ennemis », on est aux antipodes de Socrate qui discutait joyeusement avec le sophiste ! A mon avis, les réseaux sociaux ne sont pas les responsables, ils ne sont qu’un outil qui reflète notre état d’esprit, notre erreur fondamentale bien expliquée par le psychosocilogue Charles Rojzman, inventeur de la thérapie sociale qui vise notamment à désamorcer la violence entre groupes plus ou moins antagoniques, comme les jeunes des cités et la police. Rojzman organisait des rencontres entre ces acteurs souvent en conflit, selon le principe suivant : « Une thérapie sociale n’est ni une médiation ni une thérapie de groupe. Elle n’est pas une médiation, parce qu’il ne s’agit pas de trouver un modus vivendi pour apaiser un litige ou atténuer un conflit. Il s’agit au contraire de laisser s’exprimer les colères avant toute recherche de résolution. En thérapie sociale, on ne refuse pas le conflit, on lui propose un cadre d’expression pour éviter qu’il ne dégénère en violence. En incitant les individus à accepter le conflit plutôt qu’à l’éviter, à exposer franchement leurs antagonismes au lieu de se murer dans la haine et à rencontrer leur adversaire plutôt que de le diaboliser, on leur donne la possibilité de gérer collectivement les problèmes auxquels ils sont confrontés. »[1] La croyance que le conflit mène à la violence, c’est cela qu’il faut mettre en cause. Plus il y a de conflit bien mené et approfondi (donc autre chose qu’une série de « clashs », évidemment) moins il y a de violence ! N’est-ce pas cela la philosophie : l’orchestration des conflits transposés au plan de la parole ? Le fond du problème des réseaux sociaux et des algorithmes, c’est qu’ils s’y retrouvent souvent (pas toujours) des gens qui pensent la même chose et renforcent leurs préjugés communs. Néanmoins on voit aussi sur les forums et les réseaux sociaux des tentatives de confrontations ; j’ai noté cela entre adeptes du conspirationnisme et anti-conspirationnistes à propos des attentats du World Trade Center. Les gens sentent qu’il est important de mettre à l’épreuve leurs opinions, il y a désormais des Youtubeurs politiquement opposés qui s’invitent et font des vidéos communes. Hélas cela sert surtout à générer des clashs pour faire des clics. Ce n’est pas par des clashs sensationnels et des tweets hargneux qu’on arrivera à se comprendre ! C’est comme si le besoin de décloisonner, de sortir de sa bulle, essayait de se frayer un chemin mais n’avait pas encore trouvé les bons médiums. Il faut des rencontres réelles, ou alors un espace virtuel vraiment repensé.

Pour essayer de mettre en œuvre une Agora du XXIe siècle, j’ai cofondé le site Wikidébats avec Manu Reilhac. Il s’agit que chacun puisse poser une question polémique, telle que « Dieu existe-t-il ? », « La liberté d’expression doit-elle être limitée ? », « Faut-il accueillir davantage de migrants ? » etc., et on invite tous les points de vue à s’exprimer librement. Il n’y a pas de vérité préétablie, chacun donne ses arguments, même s’ils paraissent choquants ou « antiscientifiques ». Il n’y a pas de problème, puisque chaque argument sera ensuite décortiqué et objecté. Mais il faut éviter la cacophonie des forums ou les fils de discussions qui enchaînent des messages-fleuves. Il faut structurer ce débat. C’est à mon sens la nouvelle étape du Net : créer des lieux où puissent se dérouler des discussions à froid, sans prise de pouvoir par les grandes gueules, sans attaques ad hominem, sans gentils censeurs non plus qui filtrent les réponses et orientent la discussion. Le Net est propice, si on s’en donne les moyens, à l’émergence d’un nouvel espace public où se dérouleront des débats méthodiques, lisibles, permettant aux citoyens de se faire une opinion éclairée en ayant pris connaissance de tous les points de vue. C’est un gros travail de hiérarchisation et d’organisation de l’information. Et c’est possible, car la surinformation est largement redondante.

Ainsi, sur le site Wikidébats, on a découvert qu’une position théorique comme « Dieu existe », ou politique comme « Il faut établir un revenu universel », repose sur un nombre limité de grands arguments. Ceux-ci sont contredits par un nombre limité d’objections. Ainsi, il est possible de « faire le tour » d’une option politique, philosophique etc., en réduisant le bruit ambiant et en montrant que chaque position n’est pas hypercomplexe, mais repose sur quelques propositions fondamentales.

M. A. : Un de vos derniers chapitres m’a profondément intéressé, car il s’appelle « Ouvrir l’école ». Votre projet c’est de refonder une école ouverte et adaptée au XXIème siècle. Est-ce une école comme celle promue par Socrate, puis par Platon, qui enseignerait aux enfants à sortir de la caverne et à cheminer vers l’être ? Quelle est donc cette école du futur que vous appelez de vos vœux ?

E.-J. D. : Je suis conscient de la nécessité de poser des assises fondamentales avant de commencer une démarche comparative des différentes cultures ; néanmoins, je n’aborde pas ce sujet dans ce chapitre, où je me concentre sur le parcours qui préparerait en quelque sorte « l’honnête homme du XXIe siècle ». De nouveaux outils existent comme la philosophie pour les enfants, qui habitue très tôt à la démarche du questionnement et de l’étonnement face au réel. Il est essentiel que les élèves apprennent à entrer dans la tête de ceux qui ne pensent pas comme eux et découvrent que différentes visions du monde, religions et options politiques ont de bons arguments à faire valoir, que celui qui ne pense pas comme soi n’est ni bête ni pervers. Toute mon idée est de confronter les élèves à partir du lycée, à travers des rencontres déstabilisantes et inédites, à des points de vue et des cultures différentes, de façon à créer un choc puis une distanciation progressive avec sa propre culture et sa prétendue « identité ». Par exemple sur l’enseignement du « fait religieux », il me semblerait pertinent que les élèves approchent non seulement les religions monothéistes, mais aussi hindouisme et bouddhisme, de façon à (re)découvrir la proximité métaphysique du christianisme, du judaïsme et de l’islam, quand on les compare aux spiritualités de l’Extrême-Orient. De cette façon, il s’agirait de décentrer le regard et de désamorcer les tensions.

L’honnête homme du XXIe siècle devra connaître les grandes œuvres d’autres cultures, mais aussi la science et la réflexion critique sur la science qui a été élaborée par les épistémologues comme Karl Popper ou Paul Feyerabend. Il me semble qu’on vit à une époque où le monde tend à se diviser entre critiques radicaux de la science – « conspirationnistes », antivax, créationnistes etc. – et une adhésion naïve, au regard des études épistémologiques, à « la Science » vue comme véhiculant des certitudes. Il ne faut pas que le discours public des sciences devienne dogmatique, et ne tienne pas compte des débats internes de l’épistémologie, qui conduit là encore à un recul nécessaire.

En découvrant que des visions du monde opposées sont défendables, en découvrant la grandeur d’autres cultures et d’autres formes d’art, en se dés-identifiant de ses réactions les plus immédiates, en acceptant d’être choqué et de supporter ce qui déstabilise, je pense que les élèves pourront commencer à sortir de la caverne. Ce sont de petits pas nécessaires à la sagesse !  

M. A. : Vous prônez à juste titre la discussion, comme Socrate prônait la dialectique, pour évoluer ensemble. Mais si on observe attentivement la jeunesse actuelle, elle a les yeux rivés sur ses écrans, et elle cultive de moins en moins sa sociabilité. N’est-ce pas cependant un frein à ce que vous voulez pour l’avenir ?

E.-J. D. : J’ai du mal à raisonner en termes de « blocs » : la jeunesse, etc., ce qui m’importe ce sont les individus. Dans un classique des sciences sociales, le sociologue Serge Moscovici avait montré que ce sont des minorités actives qui font le monde. Que quelques individus changent profondément et proposent de nouvelles voies, et celles-ci se répandront par contagion.

Alors, qu’est-ce que j’espère ? Il faut renouer avec le goût de la liberté. C’est ça qui m’étonne le plus aujourd’hui, à quel point certains « jeunes » (ou non) rejettent la liberté d’esprit. Sur Wikidébats, on a proposé un débat sur la liberté d’expression, qui a déjà reçu 150 000 visites, donc c’est un vrai succès. Et j’ai vu s’y déployer des interventions systématiques contre la liberté d’expression, nombre de gens qui cherchent à justifier la non-liberté, comme si désormais la liberté d’examiner toutes les possibilités, toutes les opinions, était un mal ! Effectivement le débat est complexe, et la liberté d’expression totale peut être à bon droit mise en doute, surtout si elle se déploie sans sens critique pour contrebalancer les diverses opinions fallacieuses et dangereuses Néanmoins j’aimerais plutôt parier sur la raison partagée, le débat critique, que sur des lois, des « safe spaces » où les gens s’enferment entre soi pour ne pas être choqué. Qu’il existe des safe spaces, pourquoi pas, c’est une expérience humaine aussi. Mais j’ai proposé tout autre chose, des anti-safe spaces où les gens viendraient en s’attendant à être choqués, en étant curieux de ce qui les choque…  « Vous m’avez choqué, merci de m’avoir invité à penser », écrivais-je dans La Logique de la Bête, une sorte d’exercice pratique de la liberté de se moquer de toutes les idoles intellectuelles du temps présent.

Toute la question est : quelle nouvelle voie proposer à quelques individus-réseaux ? Je pense que si des personnes non-appartenantes se mettent à circuler entre des milieux, des bulles informationnelles complètement différentes et opposées, des mouvances wokes aux défenseurs de la tradition, des sectes aux zététiciens, des religions aux thérapies, nous aurons alors l’amorce d’un vaste mouvement de libération des esprits. Bien sûr il y a le risque du confusionnisme, c’est à dire de gens qui empruntent à des visions du monde au fond incompatibles et créent des hybrides désastreux – voire dangereux politiquement. C’est pour cela que j’aimerais qu’émerge une sorte de mouvement en dehors de toute chapelle et de tout parti, qui réunisse ces électrons libres et où ils puissent explorer les différents univers culturels, mais aussi s’entre-critiquer et voir les critiques de ce qu’ils explorent, pour passer par la confusion mais ne pas y rester ensuite ! J’ai tenté de proposer un tel espace de rencontre/confrontation/exploration, après en avoir fait l’expérience à Paris à petite échelle sous forme d’un Réseau des Possibles (lien). Il s’agit de vivre pleinement, dans ses déchirements et ses possibilités d’évolution, cette société multiculturelle, au lieu de se cabrer contre elle ou d’en adopter une version affadie et somme toute peu intéressante, une culture mondialisée au rabais. Nous avons à notre portée toutes les expériences, philosophies, musiques, peintures, spiritualités, pratiques corporelles, etc., de la planète, qu’allons-nous décider d’en faire ? À chacun de choisir !

Propos recueillis par Marc Alpozzo


[1]. Charles Rojzman, Sortir de la violence par le conflitune thérapie sociale pour apprendre à vivre ensemble, Paris, La Découverte, 2008, p. 15.

« la démarche de Jean-François Kochanski était estimable et méritait un meilleur traitement d’éditeur » pour Yozone

Vents contraires
Jean-François Kochanski
Éditions AZ / Content Publishing, biographie romancée, 199 pages, 18 €

«  Son visage ressortant au milieu des photos des autres soldats décédé (sic) durant la deuxième guerre mondiale me donna envie de raconter son histoire. »

L’histoire d’un livre est parfois brève : une étincelle, une fascination, une rencontre. Un exemple célèbre est celui de l’écrivain roumain Petru Dumitriu qui, dans les années soixante, tombe en arrêt devant le « Portrait d’un jeune anglais » ou « Portrait d’un homme aux yeux gris » attribué au Titien, et en tire un roman éponyme qui sera le premier tome d’une trilogie historique. Même fascination pour Jean-François Kochanski découvrant au temple Yasukuni, parmi les photographies des soldats japonais morts au cours de la Seconde Guerre Mondiale, le visage d’un jeune officier d’apparence occidentale. Il s’agit de Ryo Kurusu, né aux États-Unis d’un père japonais et d’une mère américaine, qui n’arrivera au japon qu’à l’âge de huit ans et mourra officiellement des suites d’une blessure contractée lors d’un combat aérien le 16 février 1945, mais sans doute, en réalité, décapité par l’hélice d’un autre appareil sur son terrain d’aviation.

Fasciné, Jean-François Kochanski rassemble, entre livres et articles, ce qui a déjà été écrit sur Ryo Kurusu et sur sa famille. Il complète cette documentation par des témoignages recueillis auprès de sa sœur et par l’étude de la correspondance entretenue par cette dernière avec son fils et son époux, ainsi que par la lecture des lettres envoyées par le jeune officier à son père. Ces compléments lui fourniront des éléments d’atmosphère familiale propices à la recréation romanesque de la vie de Ryo Kurusu, narrée à la première personne du singulier. Une recréation émaillée d’éléments d’origine, comme des extraits de lettres authentiques traduits du japonais par Emeric Leusie.

« Mon pays marchait vers le néant comme nul autre peuple. »

Une recréation riche en éléments historiques propres à ces périodes troubles de l’histoire, puisque le père de Ryo Kurusu, diplomate de carrière, fit partie en 1939 des signataires du Pacte entre le Japon, l’Allemagne et l’Italie – un pacte qu’il désapprouvait. Une vie familiale compliquée par un retour au Japon après une petite enfance passée en Europe, les absences d’un père au gré de ses affectations, les difficultés d’être à la fois américain et japonais dans un pays à la politique de plus en plus radicale, un nouveau séjour en Europe à l’âge de la majorité, les tensions croissantes dans la vie quotidienne au Japon alors que se dessinent les déterminants du conflit à venir sont ainsi décrits à travers la vision de Kurusu. Jusqu’au basculement mondial qui survient en 1939. Kurusu rejoint alors l’industrie aéronautique, puis se trouve incorporé et, en juin1942, voit sa candidature comme pilote être acceptée – le mois même du revers de la flotte japonaise à la bataille de Midway, étape clef de la défaite à venir et revers qui reste alors secret vis-à-vis de la population japonaise. Une ignorance de l’inéluctable qui le conduit à refuser un poste de diplomate et à poursuivre son engagement au service du Japon comme pilote d’avion de chasse, scellant ainsi son destin. Il pilote un chasseur japonais KI-43, examine des chasseurs capturés aux forces américaines et comprend peu à peu, mais trop tard, que le Japon recule et va perdre la partie. Les premiers bombardements américains sur l’île et la naissance, en octobre 1944, des unités kamikazes, sont des éléments particulièrement éloquents : le Japon refuse de voir se dessiner la défaite. Les bombardiers américains sont défendus par des chasseurs Grumann F6 Hellcat, premiers artisans de la supériorité aérienne américaine au-dessus des mers, qui effacent littéralement les chasseurs japonais du ciel. Ironie du destin, c’est par un accident sur son terrain d’aviation que Kurusu trouvera la mort.

Complété en fin de volume par la liste des sources de l’auteur, pour une part des documents privés de la famille Kurusu, pour une autre part des références bibliographiques qui permettront au lecteur anglophone d’aller plus loin, ce « Vents contraires » ne manque pas d’intérêt. Il permettra au lecteur de revivre un pan capital de l’histoire du vingtième siècle – un conflit dont on a tendance à ne plus connaitre que les grandes lignes – à travers une vision non occidentale. Une guerre vue par un perdant, un destin d’autant plus poignant que ledit perdant, américano-japonais situé sur une étroite ligne de crête entre les deux mondes, aurait très bien pu basculer dans l’autre camp, et qu’il s’en est sans doute fallu de peu, au gré de ses tribulations et de celles de son père diplomate, pour que cela soit le cas.

Des qualités, donc pour ce « Vents contraires », mais, fort malheureusement, négligence de l’auteur ou de son entourage mais surtout témoignage indiscutable de l’absence d’accompagnement éditorial des « éditions » AZ, le volume souffre fortement d’une absence de relecture. Les virgules sont placées au petit bonheur la chance, non seulement sans aucun sens du rythme naturel des phrases, mais aussi au mépris des règles élémentaires de la grammaire, assez souvent entre le sujet et le verbe, ou entre le verbe et le complément d’objet direct. On trouve des coquilles à toutes les pages, des confusions entre imparfait et passé simple, entre pluriel et singulier, des fautes d’accord, des erreurs de ponctuation. Et ceci jusqu’à la quatrième de couverture (sept lignes) avec “inspiré d’une histoire vrai“ (sic). Les éditions AZ apparaissent, il est vrai, particulièrement décomplexées vis-à-vis de l’orthographe. Pour l’anecdote, on peut lire sur leur site, dans la notice bibliographique de Peter Randa (quelques lignes), “Ses œuvres de science-fiction prennent pour la plupart place dans un univers futuriste où action et dilemme politique se conjuguent habillement pour former des intrigues qui restent plus que jamais d’actualité.” Nul doute que la notice « habillement » rédigée s’apparente à la posture et à la vêture, à la fois bohèmes et désinvoltes, de ceux qui affichent vis-à-vis des impératifs de la langue une indifférence et une décontraction absolues. On ne peut que regretter une telle attitude – quelques heures de travail auraient en effet suffi à rendre ce « Vents contraires » beaucoup plus lisible – car la démarche de Jean-François Kochanski était estimable et méritait un meilleur traitement.


Titre : Vents contraires
Auteur : Jean-François Kochanski
Couverture : Content-Publishing
Éditeur : AZ éditions / content publishing
Pages : 199
Format (en cm) : 14 x 21
Dépôt légal : mars 2023
ISBN : 9782382101179
Prix : 18 €

Hilaire Alrune
21 mars 2023

« Vents contraires de Jean-François Kochanski aborde un aspect de l’histoire bien peu connu chez nous » dans Wukali

Si un jour  vous allez visiter le Yasukuni-jinja, ou sanctuaire Yasukuni 靖国神社 à  Tokyo, parmi toutes les photographies des soldats tués lors de la Seconde Guerre mondiale, l’une devrait attirer votre attention. Celle d’un officier (capitaine) qui se nommait Ryo Kurusu. En effet ses traits sont loin d’être asiatiques mais tout à fait occidentaux. Traître ? Sûrement pas, c’est bien un soldat japonais d’origine japonaise qui combattit pour les armées de l’empereur.

C’est la vie de cet homme que romance Jean-François Kochanski dans Vents contraires à partir d’une importante documentation dont des pièces d’archives de sa famille.

Ryo りょう (dont le prénom occidental était Norman) est né d’un père diplomate et d’une mère, Alice, américaine. Son père, Saburo さぶろう, était alors consul du Japon à Chicago. Il poursuivra sa carrière jusqu’à devenir ambassadeur à Berlin (c’est lui qui au nom du Japon signera la Triple Alliance avec l’Allemagne et l’Italie), c’est lui qui est missionné par le ministre des affaires étrangères (à peu prêt le seul membre du gouvernement japonais d’alors à vouloir la paix) qui est envoyé aux États-Unis comme ministre plénipotentiaire exceptionnel pour renouer les relations entre les deux pays, la veille de Pearl Harbor. Tout cela lui valu d’être inquiété à la fin de la guerre, mais il fut vite dédouané.

De l’union d’Alice et de Saburo sont né deux filles et un fils. Quand ils étaient jeunes, les enfants suivirent leurs parents au gré des affectations de leur père. Mais, au-début de l’adolescence, Ryo, sous la responsabilité de son oncle paternel, est placé dans un pensionnat. Il y fait de bonnes études, et, au lieu de suivre la voie diplomatique comme son père, il poursuit des études d’ingénieur aéronautique, tout en suivant une formation d’officier. Lors de la guerre, il est versé dans l’aviation, d’abord comme « testeur » des nouveaux modèles d’avion, puis comme pilote d’un chasseur. Il est décédé officiellement au retour d’une mission où il avait été mortellement blessé. De fait, Il a été décapité par une hélice, ce qui est nettement moins glorieux.

Dans ce roman, Jean-François Kochanski montre toutes les difficultés pour Ryo à démontrer son appartenance à la société japonaise, très raciste, avec son physique d’occidental. Pour se faire, il doit être toujours le meilleur, le plus fort, le plus nationaliste. Pour autant, on perçoit un homme tourmenté par le choix de ses parents : pourquoi ont-ils voulu qu’il soit japonais et pas américain ? Pour autant, il n’opère aucune recherche sur la culture américaine issue de sa mère qui, par ailleurs a embrassé totalement la culture de son mari. En quelque sorte, en se mariant avec Saburo, elle a fait un trait définitif, sans aucun retour possible, sur son passé. Et c’est donc tout à fait naturel que les enfants soient élevés comme n’importe quel japonais. Même la guerre ne la fait pas hésiter sur son choix, et, par voie de conséquence, sur ceux de ses enfants, dont Ryo.

Soit, il regrette de devoir combattre ses potentiels cousins, mais il se bat pour le « Japon éternel », contre cet Occident qui a humilié l’Asie en général et le Japon en particulier et dont le but (fantasmé, mais nous sommes dans les années 30) est la destruction de sa culture et de son art de vivre.

Au-delà des difficultés de s’intégrer dans une société quand on ne correspond pas aux standards « physiques » de celle-ci, Vents contraires aborde un aspect de l’histoire bien peu connu chez nous.

« Kurusu Ryo fut victime d’une xénophobie certaine au pays du Soleil Levant » sur « Vents Contraires » de Jean-François Kochanski dans « Le Dit des Mots » de François Cardinali

Entre deux camps

C’est une histoire oubliée que faire revivre Jean-François Kochanski dans Vents contraires : celle de Kurusu Ryo, fils d’un diplomate japonais et d’une mère américaine qui fut le seul officier métis à combattre au sein de l’armée de l’air nippone durant la Deuxième Guerre mondiale.
Des destins sont parfois compliqués. Ainsi le fut celui de Kurusu Ryo, comme le raconte dans son premier livre, Vents contraires, Jean-François Kochanski (ci-contre), une biographie écrite sous une forme romanesque. De fait, né aux États-Unis d’un père japonais et d’une mère américaine, le jeune Kurusu Ryo ne découvrit le Japon qu’à 8 ans. Malgré des relations empreintes de xénophobie, il fut le seul officier métis à combattre au sein de l’armée de l’air japonaise durant la Deuxième Guerre mondiale où il perdra la vie.

Nourri de nombreux documents conservés par la famille du défunt pilote, et de livres déjà publiés Jean-François Kochanski redonne vie à ce jeune homme tiraillé entre deux cultures, et fils d’un diplomate important du Japon qui a œuvré dans des ambassades du monde entier : il fut même un temps l’artisan de la paix avant l’attaque soudaine de Pearl Harbor, ce qui lui vaudra certaines accusations après la défaite de son pays.

Au fil du récit écrit comme s’il s’agissait d’une confession du principal intéressé, on mesure à quel point Kurusu Ryo fut victime d’une xénophobie certaine au pays du Soleil Levant. Victime d’un geste hostile d’une jeune femme dans un parc l’été 1942, il se souvient : « Une forme de mépris m’avait continuellement questionné sur la place me revenant au sein de la société nippone. Une attitude dénuée de sens dont les raisons finalement m’importaient peu. Mais aujourd’hui, le Japon se devait d’être uni face à un ennemi commun. Le comportement de cette personne, se révélait être une insulte vis-à-vis de l’uniforme d’officier que j’arborais en ce jour. »

Marie Charrel avec Les mangeurs de nuit de  (L’Observatoire) est la lauréate du 87ème Prix Cazes.

Marie Charrel avec Les mangeurs de nuit de  (L’Observatoire) est la lauréate du 87ème Prix Cazes.
Elle a été élue au premier tour.
Son Prix lui sera remis jeudi 6 avril 2023 à 12h15 à la Brasserie Lipp 151 boulevard Saint-Germain 75 006 Paris
(inscriptions au cocktail pour les journalistes par sms en précisant le nom du média et l’adresse postale pour recevoir le carton en papier obligatoire pour accéder au cocktail au 06 84 36 31 85.)
Contact Presse pour le Prix Cazes : guilaine_depis@yahoo.com 

Gilles Cosson, Entre deux mondes

C’est un roman d’époque où un grand journaliste, époux de journaliste, fait le bilan de sa vie plus ou moins ratée à l’occasion d’un accident de voiture. Il a bien réussi dans sa carrière, assez bien dans son couple, y a ajouté une maîtresse peu exigeante, mais il a eu deux enfants. Et c’est là le drame de l’époque : la transmission.

Sa femme Fanny et lui n’ont pas voulu d’enfant tout de suite pour privilégier leurs carrières. Ils ont eu Flore sur le tard sans avoir vraiment le temps de s’en occuper. Sa maîtresse Frédérique a voulu un enfant de lui en toute indépendance et elle a eu Martin, voulant le garder pour elle sans qu’il le reconnaisse, et il ne s’en est jamais senti le père. Évidemment, l’hypocrisie de l’égoïsme a fait qu’ils ont tu chacun aux enfants leur position. Mais vient l’adolescence… Période critique, où l’on se cherche, veut savoir d’où l’on vient et qui vous a fait, se révolte contre ce qui est. Évidemment, les parents de part et d’autre sont en-dessous de tout, murés dans leur égoïsme hédoniste issu de la « grande » libération de 68 où rien ne comptait plus que le moi je personnellement.

C’est donc le drame. Sans le savoir, les ados tombent amoureux l’un de l’autre, le 16 ans avec la 14 ans, Martin avec Flore. Car évidemment les deux parents ont tenu à ce qu’ils se connaissent, parlent de leurs trucs d’ados entre eux. Ils ont l’intention de « leur dire », mais ce n’est jamais le bon moment, ils tardent, ils laissent faire, ils sont englués dans le faux-semblant. Absolus comme le sont souvent les ados, Martin ne va pas l’accepter. Le père aura donc tout perdu : sa femme qui le quitte, sa fille qui lui en veut, sa maîtresse qui ne veut plus le voir, et le seul fils qu’il n’a pas su aimer.

Cette histoire de famille, un peu caricaturale, sert à illustrer un propos politique : rien ne va plus, la morale se perd, la religion ne soude plus la société. En bref, c’est la décadence de l’Occident sans Dieu et de l’individualiste hédoniste. Au fond, Poutine a raison, à cet Occident immoral et « pédophile » il leur faudrait une bonne guerre, et lui la leur sert toute cuite via l’Ukraine. L’auteur en appelle à un sursaut autoritaire, il rêve de la reprise en main de la France par un descendant de l’empereur, faute de Bourbons en état, une « reconquête » (le mot est cité nommément). Un propos à la Zemmour sur l’identité française contre la dilution dans l’immigration incontrôlée et l’islam conquérant qui grignote un poids politique croissant en profitant des faiblesses niaises des chrétiens qui adorent tendre l’autre joue.

Son Reverchov est un politicien plus sexy que Zemmour, plus rationnel et moins guignol, une sorte de libéral botté plus que confit en pétainisme xénophobe, mais le message est clair. Le roman est entrelardé de chapitres glosant sur la politique intérieure, la faiblesse des présidents « après le troisième successeur de De Gaulle », sur la géopolitique avec l’emprise des GAFAM (dont l’auteur oublie le M) et les manigances du KGB/FSB (dont l’auteur inverse les lettres en SFB). Il cite Lévi-Strauss (qu’il écrit Lévy…) et le Tibet (qu’il écrit Thibet, à la façon XIXe siècle). Il marche vers la Sainte-Baume mais n’est guère attiré par le christianisme, sinon par son empreinte culturelle historique. Où veut-il donc en venir ?

Le problème des romans moralisateurs est qu’ils sont non seulement contingents et passent rapidement avec les années, mais que la psychologie des personnages est réduite à la caricature afin de prouver une thèse. Son journaliste éditorialiste à la Philippe Tesson ne pense guère par lui-même, sans cesse à aller interroger l’un ou l’autre pour savoir ce qu’il doit croire ; sa musicienne jalouse de son indépendance n’est pas assez maternelle pour se désirer en mère célibataire. Si Flore est assez réaliste en 14 ans rebelle, elle parle cependant avec des termes de Normale Sup plus que du collège ; quant à Martin, en quête de père, il n’a pas su trouver un modèle masculin comme le font tous les garçons élevés par une mère seule. Afin de filer la métaphore poutinienne, son milieu artiste aurait pu lui faire rencontrer un Mentor qui l’aurait pris sous son aile, non sans quelque désir « pédophile » pour forcer le trait. Cela aurait souligné le propos moraliste.

L’auteur, Polytechnique, docteur ès Science économique, Master MIT, passé dans l’industrie puis au directoire de la banque Paribas, a été un fan des voyages sportifs à vocation spirituelle dans le Hoggar, en Laponie, autour de l’Annapurna, au Tibet central, dans le Pamir russe, le Zanskar, la Patagonie, le Yukon et l’Alaska, l’Islande… Il a suivi le Mouvement Européen avec Jean-François Poncet, Jean-Louis Bourlanges, Anne-Marie Idrac et Pierre Moscovici. Il a écrit dans Valeurs actuelles, le Figaro, le Nouvel économiste, et parlé à Radio Notre-Dame. Il semble chercher encore sa voie, une voie pour la France, et livre son message politique sous la forme d’un essai romancé. il a eu trois enfants que l’on espère épanouis et autonomes malgré le monde qu’il a bien contribué à créer en ses 86 ans d’existence.

Gilles Cosson, Entre deux mondes, 2023, Les éditions de Paris Max Chaleil, 123 pages, €15,00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Entretien de Pierre Ménat sur « l’Union européenne et la guerre » pour Kernews

Pierre Ménat : « Les pays qui n’appliquent pas les sanctions contre la Russie ne contreviennent absolument pas aux lois internationales. »

Pierre Ménat a été conseiller du président Jacques Chirac, ambassadeur de France en Roumanie, en Pologne, en Tunisie et aux Pays-Bas, ainsi que directeur Europe au ministère des Affaires étrangères.

« L’Union européenne et la guerre » de Pierre Ménat est publié chez L’Harmattan.

Kernews : Votre analyse sur le rôle de la France face à la Russie n’est ni celle d’un pacifiste, ni celle d’un belliqueux. Elle s’inscrit dans la lignée des positions de Jacques Chirac et de Dominique de Villepin…

Pierre Ménat : Je suis un Européen convaincu, mais il est vrai que dans cette guerre l’Europe est face à son antithèse, puisqu’elle a été créée pour maintenir la paix, or maintenant elle est confrontée à la guerre sur son continent. La plupart des pays de l’Union européenne sont membres de l’OTAN et cela pose un problème, puisque c’est une organisation qui dépend très étroitement des États-Unis. L’Union européenne doit affirmer ses valeurs, mais elle doit aussi affirmer son attachement à la paix. Dans cette guerre, il y a un agresseur, la Russie, c’est indéniable. Mais, à terme, l’Union européenne devra établir des relations avec la Russie.

Ne faut-il pas se méfier des mots ? Certes, la Russie a agressé l’Ukraine en 2022, de la même manière que l’Irak a agressé le Koweït en 1991. Or, chaque fois que l’on remonte le temps, on s’aperçoit qu’il y a des explications et que les agressions ne sont jamais perpétrées sans raison…

Vous avez raison, il faut toujours analyser les origines. Les opérations armées de 2022 ont été engagées par la Russie qui a violé le droit international – je remonte à l’origine du problème – lorsque le gouvernement ukrainien de 2014 a fait le choix de se dissocier de la Russie. Cela a posé le problème de l’annexion de la Crimée, qui était un acte contraire au droit international, puis la question du Donbass, avec une guerre qui a commencé aussi en 2014, en raison de cette lutte entre les russophones et le gouvernement ukrainien. Cette guerre est effectivement à l’origine du problème.

Vous évoquez le droit international, mais en 2003, malgré l’opposition du Conseil de sécurité, les États-Unis ont agressé l’Irak…

Vous avez tout à fait raison, c’est un fait. En 1991, il y a eu une résolution du Conseil de sécurité, mais en 2003 c’était totalement différent. D’ailleurs, c’est un argument qui est utilisé par Poutine. C’est de bonne guerre… Il y a aussi le cas du Kosovo. Les Occidentaux sont souvent intervenus sur des théâtres d’opérations sans l’approbation du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais on ne peut pas faire valoir les turpitudes des autres pour justifier sa propre turpitude. Effectivement, cela affaiblit la position de certains et cela renforce la position de la France, du moins dans l’affaire de l’Irak de 2003, grâce à la position du président Chirac qui a réprouvé l’action des États-Unis en Irak. 

Vous abordez aussi la question des sanctions. On observe qu’elles sont toujours inefficaces : on l’avait vu en Irak et cela se vérifie maintenant vis-à-vis de la Russie…

Il y a une différence majeure, car les sanctions contre l’Irak étaient décidées par le Conseil de sécurité de l’ONU. Elles ont été contournées, mais elles étaient obligatoires. La différence, cette fois-ci, c’est que nous avons des sanctions qui ont été adoptées par seulement 34 pays, certes des pays importants, mais ces sanctions ne sont pas obligatoires. Donc, vous avez raison, la Russie arrive à s’en sortir. La Russie est quand même affectée par certaines de ces sanctions. On constate que la récession n’est que de 2,3 % en 2022, ce qui est beaucoup moins que ce qui avait été prévu et, en 2023, la Russie connaîtra une croissance positive. C’est le FMI qui dit cela. La Russie a trouvé des débouchés pour ses hydrocarbures auprès de la Chine et de l’Inde. Donc, il est vrai que les sanctions n’ont qu’un effet limité.

La sémantique n’est jamais neutre : n’y-a-t-il pas une forme de mépris occidental lorsque l’on dit que les sanctions sont décrétées par des pays importants, en considérant ainsi comme accessoires notamment le Brésil, le monde arabe, l’Afrique, l’Inde ou la Chine…

Les pays qui appliquent les sanctions contre la Russie représentent à peu près un milliard d’habitants, alors que la planète vient de dépasser les huit milliards d’habitants. Donc, vous avez raison, l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie, la Chine et l’Inde n’appliquent pas les sanctions. Maintenant, si vous prenez le critère du produit intérieur brut, les pays qui appliquent les sanctions représentent une proportion très importante de l’économie mondiale. Mais, le point majeur, c’est que ces sanctions n’ont pas été décidées par le Conseil de sécurité : donc, la Russie est libre de s’approvisionner auprès de ceux qui veulent l’approvisionner. D’ailleurs, les pays qui n’appliquent pas les sanctions contre la Russie ne contreviennent absolument pas aux lois internationales, puisqu’ils ont le droit de le faire. La Chine est la deuxième puissance économique du monde. Donc, les Occidentaux vont avoir un problème s’ils veulent continuer de rester entre eux, il ne leur sera plus possible de décider de telles mesures universelles.

N’est-il pas trop tard pour penser à l’Europe, puisque les pays sont surendettés, avec une population qui n’a plus vraiment envie de travailler ?

La souveraineté européenne a-t-elle un sens ? La souveraineté européenne peut-elle exister ? Cela dépend des domaines. Dans le domaine de la concurrence et du marché intérieur, c’est-à-dire le cœur de métier de l’Union européenne, cela a du sens, puisque nous avons un marché unique de 500 millions d’habitants. Dans ce domaine, l’Union européenne conserve tout son sens, comme pour la monnaie. Le quoiqu’il en coûte a quand même été financé par la Banque centrale européenne…

L’État vient maintenant récupérer l’argent…

Oui, mais on n’aurait pas pu passer ce cap sans la BCE. La croissance a été assez forte, il ne faut pas oublier tout cela. Tout cela n’aurait pas été possible sans la monnaie unique. Après, sur la question des migrations, il faut faire un effort. Nous avons des règles avec Schengen et, à partir du moment où vous avez un espace de circulation, il vaut mieux le contrôler avec des règles communes en matière d’asile et d’immigration. Sur les affaires étrangères, effectivement, nous devons progresser. La France est un membre permanent du Conseil de sécurité, avec une défense autonome, mais nous ne pouvons pas consentir à tous les efforts budgétaires nécessaires pour avoir une suffisance. Donc, nous n’avons pas le choix : soit nous dépendons de l’OTAN, donc des États-Unis, comme c’est le cas aujourd’hui, soit nous arrivons à construire une identité européenne.

Les États-Unis sont nos alliés historiques depuis leur création, mais vous concevez une relation équilibrée, alors que dans la mentalité américaine, le raisonnement n’est pas le même : si vous n’êtes pas avec nous à 100 %, c’est que vous êtes contre nous… Comment évoluer face à cela ?

Les États-Unis demeurent la première puissance mondiale. Ils dominent sur le plan économique et militaire, la Russie est très loin derrière. Sur le plan juridique, ils peuvent imposer aux autres des lois extraterritoriales. Ils imposent des contraintes aux entreprises qui utilisent le dollar. Ils ont les GAFAM et une influence culturelle majeure. Le point de vue des États-Unis, effectivement, c’est que nous devons les suivre à 100 %, sinon nous n’avons plus d’avenir. Nous ne pouvons pas accepter cela pour une raison très simple : tout simplement parce que nous n’avons pas les mêmes intérêts stratégiques et économiques. Ils ont adopté un programme massif de soutien aux entreprises américaines de plusieurs centaines de milliards. On doit pouvoir faire cela au niveau européen et nous devons nous affranchir de cette idée selon laquelle il faut toujours respecter la concurrence, tout simplement parce que les Américains ne la respectent pas. Sur le plan stratégique, ils sont maintenant tournés vers l’Asie. Leur premier sujet, c’est la Chine, alors que nous avons nos propres intérêts. Nous sommes déformés par cette situation de guerre, puisque les États-Unis fournissent la plus grosse aide à l’Ukraine. Cela doit nous conduire à considérer que l’Union européenne doit aussi avoir sa propre voix.

Vous souhaitez qu’une réaction s’engage sur nos futures relations avec la Russie, qu’elle soit dirigée ou non par Vladimir Poutine. Comment retrouver une situation apaisée, alors que l’on est encore au stade de l’interdiction des artistes ou des sportifs russes ? 

Je suis totalement opposé à ce type de mesures, comme les sanctions sportives ou culturelles, cela n’apporte rien. En plus, cela contribue à souder davantage les Russes autour de leur président. On peut discuter des sanctions économiques, elles se conçoivent, mais pas les interdictions de visas ou les sanctions sportives. Il est évident que l’avenir des relations entre l’Union européenne et la Russie dépendra de l’issue de la guerre d’Ukraine. Nous devons contribuer à la fin de ce conflit, ce n’est pas facile, mais l’Europe peut jouer un rôle…

N’est-ce pas la Chine, la Turquie ou Israël qui peuvent jouer un rôle dans ce domaine ?

La Chine certainement, la Turquie peut-être, Israël je ne sais pas. Le jour où il y aura des discussions de paix, car toute guerre finit par se terminer, il y aura un groupe de pays qui contribuera aux négociations, il y aura forcément la Chine et les États-Unis, et il est souhaitable qu’il y ait l’Union européenne, puisque nous sommes un partenaire économique de la Russie. Il faudra bien définir de nouvelles relations avec la Russie, puisqu’elles étaient déjà au plus bas avant la guerre. Donc, nous devons travailler sur plusieurs directions. Ne soyons pas naïfs, il faut s’arranger pour ne pas être dépendants des États-Unis et de la Russie. Donc, nous devons diversifier nos approvisionnements et nous devons aussi œuvrer avec les voisins de la Russie. Pour la Russie elle-même, ce ne sera pas facile, mais nous n’avons pas le choix. Il faudra rebâtir des relations et aussi une architecture européenne de sécurité. La Russie n’avait pas totalement tort de dire que cette architecture européenne de sécurité était fragile. Après l’effondrement du Mur de Berlin, nous n’avons pas suffisamment réfléchi à cette architecture européenne de sécurité. L’OTAN s’est élargie sans limites, il faudra démontrer que ce n’est pas incompatible avec la sécurité de la Russie.

La France n’a rien fait lorsqu’elle était un acteur majeur du groupe de Minsk sur les Balkans, ce qui fait que le conflit a été résolu militairement l’année dernière… La France peut-elle encore être crédible pour figurer dans un nouveau groupe ? 

Il ne faut pas sous-estimer la France. Nous avons un rôle reconnu à l’ONU mais, dans la résolution de ce conflit, la France ne pourra pas y arriver seule puisque l’Union européenne a adopté un certain nombre de mesures. Comme vous le disiez justement, il y a des divergences au sein de l’Union européenne, avec des pays comme la Pologne, et aussi les Pays Baltes qui sont très méfiants à l’égard de la Russie, on les comprend. Nous avons raté une occasion avec la Yougoslavie, car l’Union européenne n’a pas su régler ce problème. Aujourd’hui, avec l’Ukraine, nous retrouvons ce travers. Il n’est jamais trop tard, car je pense que l’Union européenne a un rôle à jouer dans le monde, notamment parce que c’est une zone de prospérité, mais aussi parce que nous avons une certaine exemplarité en matière écologique. Il y a également un rayonnement intellectuel et civilisationnel que nous devons retrouver. Pour cela, nous devons retrouver une autre voie et c’est pour cela que je propose une union politique et de sécurité comme l’avait suggéré le général de Gaulle avec le plan Fouchet.

Oui, mais c’était un échec…

 Effectivement, parce que nos partenaires exigeaient que cette union soit ralliée à l’OTAN. C’était déjà le débat en 1961. Le problème est le même aujourd’hui, mais dans un monde complètement différent. Dans les années 60, il y avait deux blocs qui s’affrontaient. Aujourd’hui, il y a la Chine et l’Inde, mais aussi l’Europe qui doit exister. C’est une question vitale. Sinon, nos civilisations seront affaiblies.

Entretien de l’écrivain Bernard Méaulle autour de Lanza del Vasto et de son roman « un si brûlant secret »

Bernard Méaulle : « La liberté d’être et d’aimer est un évangile destiné à montrer que la femme est aussi un homme »

Est-il possible d’écrire et de publier aujourd’hui, un roman qui se veut une ode au plaisir sensuel, une ode au plaisir de la liberté, à travers le personnage d’une femme libre, et qui ose ? C’est du moins le pari de Bernard Méaulle, ancien patron de presse, qui sort ces jours-ci son deuxième roman, Un si brûlant secret (La route de la soie, 2023). Il raconte l’histoire ébouriffante d’une croqueuse d’hommes qui marchande avec le ciel. Son parcours mystico-érotique, brisant les codes et tabous de la bien-pensance de notre époque, vaporise à haute dose un parfum de féminin qui met à terre les vapeurs toxiques du néoféminisme. Rencontre… 

Marc Alpozzo : Cher Bernard Méaulle, c’est avec un très grand plaisir que j’ai lu votre second roman, qui parait ces jours-ci, Un si brûlant secret (La route de la soie, 2023). Vous placez en exergue de votre récit, qu’il est en hommage au célèbre philosophe et poète italien, mais aussi sculpteur et musicien Lanza del Vasto (1901-1981). C’est très intéressant, car cet aristocrate transalpin fut aussi, mais surtout un disciple chrétien de Gandhi (il raconte d’ailleurs son voyage pour rencontrer le maître dans Le pèlerinage aux sources (1943), un livre absolument lumineux) qui l’appela Shantidas, c’est-à-dire Serviteur-de-paix. Pourquoi une telle entrée en matière pour un roman sur l’amour ?

Bernard Méaulle : J’ai lu Le Pèlerinage aux Sources quand j’avais 18 ans. J’avais un peu oublié ce livre. Et puis, il y a quelques années, quand une prise de conscience des problèmes de la planète s’est faite jour – en même temps qu’une augmentation de la violence s’est manifestée dans nos sociétés – je me suis souvenu de Lanza del Vasto. Son livre est revenu me parler. Il met l’essentiel en lumière. Philosophe, visionnaire, maître de sagesse, adepte de la non-violence et écologiste avant l’heure. Comme son modèle Gandhi, del Vasto éclaire notre réflexion sur le monde. Il est tombé dans l’oubli. J’ai choisi de coudre ce fil rouge dans mon roman pour tenter de réhabiliter ce prophète et lui dire merci. Son influence a été importante sur un grand nombre de ses contemporains, dont certains très célèbres (Camus, Brassens, Cocteau, l’abbé Pierre etc…), au milieu du XXème siècle. Mon souhait serait que le XX1ème siècle s’inspire de ses pensées pour chercher à construire un monde meilleur.

M. A. : L’amour dans toute vos pages, est totalement incandescent. C’est l’histoire d’une fillette espagnole, Maria, qui va connaître l’amour avec de nombreux hommes et une vie exceptionnelle. C’est donc l’histoire d’une grande amoureuse, qui semble être à contre-courant avec l’idéologie de notre époque, puisqu’elle aime profondément les hommes, et parfois des hommes qui lui font du mal. Elle va connaître l’argent et sa force corruptrice, grâce à son premier mari, puis elle va se convertir, parlant régulièrement à Dieu. L’amour d’une femme fatale, d’une beauté incontrôlable, la foi, la conversation intime avec le Divin. Vous semblez en rupture totale avec le nihilisme agressif de ce nouveau siècle égaré, n’est-ce pas ?

B. M. : La vie de mon héroïne chante l’amour de la vie. Dans son enfance, elle a été violentée dans le cadre de sa vie familiale. Sa force de caractère est une armure. Elle aurait pu être détruite. Mais son courage, comme celui de beaucoup de femmes, la conduit à choisir au lieu de subir.  Trop de petites filles, plus qu’on ne le croit, ont subi des violences sexuelles. L’éducation parentale et scolaire doit informer et mettre en garde contre ces comportements destructeurs et inadmissibles.

M. A. : Vous racontez donc le parcours d’une croqueuse d’hommes, ce qui n’est pas si flatteur pour une femme. On a toujours préféré les don Juan malgré le mal qu’ils ont fait, aux grandes amoureuses. Pourtant il y en a eu, et vous les réhabilitez dans votre roman grâce à votre personnage principal, Maria, qui se rebaptisera France, en hommage à son pays d’accueil, qu’elle considère comme le pays de la liberté. Votre roman raconte son itinéraire érotico-mystique, en mêlant les flashbacks, afin de montrer que toute sa vie est finalement dévolue à se venger d’une enfance misérable. Aussi, grâce à son mari américain, elle découvre Lanza del Vasto, qui va l’accompagner tout au long de sa vie. En vous lisant, on a l’impression que ce personnage en réalité, ne recherche qu’une seule chose : la sagesse, à travers le sens de l’existence, que Lanza del Vasto recherchera lui dans un pays de misère. C’est donc un peu l’itinéraire de l’amour que vous racontez, l’amour pour les hommes, l’amour pour l’existence, l’amour pour le divin, n’est-ce pas ?

B. M. : Ce livre est aussi une aventure qui propose une grande évasion ! Il parle des rencontres qui sont des billets de loterie. Il y a des îles au trésor (pas toujours hélas ! ) dans les rencontres. Elles changent la vie. Elles plantent des graines qui vont germer ou mourir. Pendant toute notre existence, elles jouent sur notre évolution, sur nos cerveaux. Elles introduisent des acquis qui sédimentent dans nos consciences et participent petit à petit à faire ce que nous sommes. Dire que France-Maria, le personnage principal du livre, est une femme fantasmée serait réducteur. Son credo, la liberté d’être et d’aimer, est un évangile destiné à montrer que la femme est aussi un homme. L’injustice est de considérer le don Juan comme un demi-dieu et une femme qui aime les hommes comme une nymphomane. Oui, la sagesse est une source d’équilibre. Et la religion de l’amour, de l’être aimé ou des autres, et en tout cas, le respect et la bienveillance, sont des qualités supérieures à beaucoup d’autres, notamment à la religion de l’argent qui domine et abîme tant les rapports humains…

M. A. : Votre héroïne est d’emblée une philosophe elle-même, au sens étymologique du terme, une amoureuse de la sagesse. Est-ce que vous cherchez à nous montrer que le sens de l’existence c’est de trouver en soi l’amour de la sagesse et la sagesse de l’amour, à travers l’érotisme, ce divin messager entre les dieux et les hommes, et la spiritualité, ce qui ferait de vous le romancier le plus anticonformiste dans ce conformisme moral moderne, qui désire monter les femmes contre les hommes, et couper les humains de Dieu. Ce si brûlant secret, est-ce le secret de l’amour ou de l’existence que l’on peut trouver dans la foi et en Dieu ?

B. M. : La sexualité et la spiritualité sont deux faces antagonistes et complémentaires de la silhouette humaine. Corps-Esprit : un attelage difficile à conduire sur la route d’une existence longue. Sans le sacré, il n’y a pas de sens. Le sacré est partout, à condition d’ouvrir les yeux : un sourire, les fleurs, les nuages, la musique, l’art, la littérature. Un tableau de Matisse est une bénédiction pour l’âme. La beauté sous toutes ses formes est un médicament avec lequel on se soigne quand on sait la regarder. Mon héroïne parle avec Dieu. C’est une méthode pour élever ses pensées vers les mystères qui nous dépassent. Le secret de l’épanouissement de la condition humaine est bien de rechercher dans des fusions corporelles et spirituelles (même dans un simple bavardage avec sa boulangère !) un partage, voire une communion. Seuls, nous somme amputés. L’autre n’est pas l’enfer comme le dit la phrase célèbre, mais un purgatoire dans lequel il faut essayer de trouver des coins de paradis. La sagesse est une terre cultivable. Elle n’est pas le brûlant secret décrit dans mon livre mais elle réchauffe le cœur et dispense ses rayons de soleil pour ceux qui la pratiquent ou la rencontrent. Au Soudan, les Noubas de Kau dont je parle dans un chapitre ont démontré une philosophie de vie qui puise dans une sagesse simple et profonde. Alors, Dieu ? L’évangile est le meilleur programme politique qui, appliqué, même sans savoir si Dieu existe, changerait la vie sur terre. Les principes de vie proposés par Lanza del Vasto définissent des chemins pour un monde plus humain. En attendant d’avoir la preuve de l’existence de Dieu, force est de constater que la création du bipède intelligent est l’œuvre du sexe. La rencontre de deux sexes fabrique un homme ou une femme. Comme le dit mon héroïne dans ce roman : « La vie : si facile à créer, si difficile à vivre et… à quitter ». Nous sommes le fruit d’une rencontre, celle d’un mâle et d’une femelle. Cette rencontre nous propulse dans une expérience incroyable – la vie – dans laquelle nous sommes condamnés in vivo à un apprentissage permanent. En ce sens, ce roman est original car il met en scène un mariage d’eau et de feu, le sexe et la spiritualité. Chercher à faire dire des choses profondes par une femme apparemment légère est un exercice d’équilibriste, peut-être casse-gueule, mais qui fut pour moi très excitant intellectuellement.  Mon éditrice a été happée par ce roman qui sort des sentiers battus : elle a aimé ce récit qui, selon ses propres mots, « renverse la table ». Elle m’a dit oui immédiatement après avoir lu le livre.

M. A. : Dans une précédente vie, vous avez été un grand patron de presse régionale en Normandie. C’est seulement en 2019, que vous publiez votre premier roman, Les Îles du désir (Jean Picollec, 2019). Pourquoi avoir écrit si tardivement ? Est-ce que vous attendiez sagement la retraite pour vous mettre à l’écriture, ou est-ce que vous avez senti cette vocation arriver progressivement, et que vous avez choisi à un moment où vous étiez plus libre, de vous lancer ?

B. M. : Quand j’avais 15 ans, un de mes rêves qui ne m’a jamais quitté était d’écrire un roman. Mes études et ma vie professionnelle très prenante pendant laquelle j’ai consacré beaucoup de temps à écrire dans des journaux ne m’ont pas permis de le faire. À la retraite, je me suis lancé. Et voilà une heureuse surprise : mon second roman a été sélectionné pour être soumis à un jury littéraire. J’ai en tête le scénario d’un troisième livre. Ce sera un roman policier.

Propos recueillis par Marc Alpozzo