Le philosophe Denis Marquet : un superbe article d’un autre philosophe sur son livre

Le fabuleux livre de Denis Marquet « Dernières nouvelles de Babylone » (Aluna Editions » par le lecteur Emmanuel Jaffelin (sage et notamment philosophe du bonheur et de la gentillesse)

Babylone , ville antique de Mésopotamie, cette ville d’abord mineure devint la capitale d’un royaume étendant son pouvoir sur une vaste partie du Moyen Orient. Ville qui déclina et qui continua d’occuper une place forte dans l’imaginaire politique et littéraire en raison du mythe de sa tour de » Babel et de ses jardins suspendus. Le titre de ce livre indique déjà ce rôle de l’imaginaire dans ce livre philosophique, l’auteur avec ces (ses) dernières nouvelles de Babylon livre des scoops ! Lorsque Denis Marquet écrit à propos de Norbert, personnage central d’une de ses nouvelles, (la dernière, intitulée De Norbert), il proclame et définit (discrètement, voire secrètement) sa propre manière de penser : « avec son art de mêler fiction et réalité en un tout qui semblerait plus cohérent que la vérité même[…][1]». A la différence de Platon, Kant et Hegel, Monsieur Marquet ne place pas l’image et la fiction en deçà de la réalité ! Il suppose (postule?) que la réalité, est sinon moins réelle, du moins moins « conséquente » que son mélange avec la fiction. D’où son rôle d’auteur qui nous fait prendre de la hauteur ontologique[2], en nous invitant à penser que la réalité n’est pas un être supérieur  à l’image et à la fiction puisqu’elle n’ est réellement « réalité » que si elle se mélange à la fiction. De là tient la force de ce livre qui, des Nouvelles aux Aphorismes, invite le lecteur à la réflexion plus qu’à l’adhésion, un livre, tu l’as deviné lectr-ice/eur, plus inspiré par Nietzsche que par Platon !

« être cause et effet, voilà donc l’essence [Wesen] même de la matière ; son être consiste donc uniquement dans son activité [Wirken] […]. C’est donc avec une singulière précision qu’on désigne en allemand l’ensemble des choses matérielles par le mot Wirklichkeit (de Wirken, agir), terme beaucoup plus expressif que celui de Realität (réalité). Ce sur quoi la matière agit [wirkt], c’est toujours la matière ; sa réalité [Seyn] et son essence [Wesen] consistent donc uniquement dans la modification produite régulièrement par une de ses parties sur une autre ; mais c’est là une réalité toute relative ; les rapports qui la constituent ne sont d’ailleurs valables que dans les limites mêmes du monde matériel, absolument comme le temps [et l’espace][3]

Autre exemple de réalité dans sa première nouvelle: »une bonne action » qui fait suite à l’aphorisme suivant :« le sens de l’existence ». Dans la Bonne Action, le héros, Louis, sauve la vie à un homme de quarantaine qui tentait de se suicider : «  sans avoir pourquoi, il réussit à soutenir la tête de l’homme et tenta de le tirer vers la berge. Mais celui-ci, dans un spasme de survie, enserra Louis de ses bras, l’entraînant vers le fond ». Mais Louis, plus tenace que têtu, parvient à la sortir de l’eau ! Naît alors un débat sur le sens de l’existence, le suicidaire s’estimant ne rien valoir tandis que Louis évoque le don .et l’amour : « c’est un devoir de s’aimer soi-même , c’est un devoir de donner.

Dans la Nouvelle suivante, Le Fan de sa vie, l’auteur raconte l’histoire d’un écrivain raté, ou insuffisamment reconnu si l’on s’en tient à son désir, au point d’aller chercher sur internet une fan lectrice qu’il souhaite rencontrer. Ce qui arrive, contre toute attente et dans une surprise qui frappe le héros autant que le lecteur, laissant les deux « éberlués ». Ou : quand le réel transcende l’imaginaire puisque ni le héros ni le lecteur n’avaient prévu une telle rencontre !

Après la mort d’un président de la République américain (USA), un savant s’efforce de le faire renaître sous forme d’intelligence artificielle sans que les citoyens en soient prévenus( le changement pour la continuité). Il s’agit d’une fiction anticipatrice. Ce président, qui aurait lancé une bombe nucléaire dans un des pays de son époque ( le Balouchistan), s’en souvient mal après son opération et sa résurrection, ce qui invite le médecin a débranché son « support bionique ». et à le déclarer mort à sa population.

La Nouvelle « Bébé éprouvante » témoigne d’un nouveau rôle du père dans le monde à venir. Le couple, formé de Frédégonde et Orphéus, n’a pas d ‘enfant. Il décide de faire intervenir la médecine de son époque et de faire programmer l’enfant afin qu’il réponde aux exigences de sa mère : « En premier lieu, je souhaite qu’il ait un caractère organisé, comme sa maman, disait Frégonde [4]». Bref, l’hérésobstétricien prend en compte ces exigences et manipule génétiquement le fœtus pour  que ce couple, soit, de leur enfant, satisfait : « Avec vos gènes et la liste de vos desiderata, nous allons vous fabriquer une magnifique petite fille [5]»

Si la naissance se passe bien, les pleurs de ce nouveau-né la nuit exaspèrent la mère – Frédégonde – même si Orphée tente de protéger sa fille. Sous-entendu : avec l’avancée de la technique les femmes tarderont à devenir des mères et les pères deviendront le noyau dur de l’amour familial. Par conséquent, la fin de cette nouvelle en dit long sur l’avenir de nos familles…

Dans La dernière de Norbert, l’auteur remet en question avec précision la pertinence de la maladie psychique appelée « Paranoia » et qui, selon Norbert, n’existe pas, n’étant que le fruit d’une société qui se sert de cette pseudo-maladie pour bloquer l’action des contestataires de ladite société. Norbert « jure que rendre publiques ses découvertes le mettrait en péril de mort »[6] Fais attention lecteur ! En lisant ce livre, tu entres plus profondément que dans la political correctness ! Pourtant, il s’agit d’un travail de l’imagination : « Si je mets en ligne ce blog entièrement dédié au prodigieux imaginaire de Norbert, c’est naturellement pour que les plus remarquables de ses productions soient données au monde… »[7]

Et Norbert ajoute : « la paranoia est la décision de considérer comme maladie le fait de se montrer manifestement en désaccord avec certaines croyances habituellement partagées au sujet de la réalité »

Tu comprends donc, lect-rice/eur,  que le paranoia est une personne qui tient un discours considéré comme dangereux pour notre société et que le corps médical qui s’appuie sur une telle maladie imaginaire s’avère complice d’un pouvoir totalitaire. Et la fin de cette nouvelle est tragique, mais libératrice de toute paranoia.

Sue le Bonheur, dans la Nouvelle Contrat à terme, le héros Damien se dit qu’il est un rêve !

Ainsi : au-delà des fables auxquelles certains passages peuvent être ramenés, disons que ce livre est fabuleux parce qu’il invite son lecteur à considérer la réalité autrement que comme un être supérieur et distinct de l’image. En disant que je garde une belle image de la lecture des Dernières Nouvelles de Babylone, je veux simplement dire que j’en sors plus éclairé sur la réalité !


[1]– Denis Marquet : Dernières Nouvelles de Babylone (éditions aluna, p103)

[2]– L’ontologie, dans l’antiquité grecque, est la science de l’être.

[3]– Nietzsche : Le monde comme volonté et comme représentation, livre I

[4]– Denis Marquet, Dernières Nouvelles de Babylone, p64, Aluna 2021

[5]– idem p67

[6]– idem p92.

[7]– idem p93

« Une bonne surprise » pour Hilaire Alrune qui a bien lu Denis Marquet pour Yozone

Dernières nouvelles de Babylone
Denis Marquet
Aluna éditions, nouvelles, 180 pages, octobre 2021, 17 €

Entre noirceur et lumière, “Une bonne action” oscille entre la fable et le récit noir. En mettant en scène la volonté de bien faire, ce texte attire l’attention sur notre incapacité à mesurer, anticiper et même connaître un jour les conséquences de nos actes et sur l’imprédictibilité à moyen terme des effets d’actes apparaissant différemment orientés ou semblant dénués d’importance (une thématique dérivant des lois physiques de la théorie du chaos, que l’on retrouvera dans d’autres textes comme “Petites causes” et “Une rose”). Et les amateurs de récits policiers y verront une belle illustration de l’éternel adage disant que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Récit à chute également pour “La Fan de sa vie ”, où un auteur découvre à travers les réseaux sociaux une femme qui a su merveilleusement comprendre son œuvre. S’ensuit une relation électronique qu’il ne demande qu’à poursuivre dans le monde réel, estimant avoir enfin trouvé l’âme sœur. Totalement inattendue, même pour les amateurs de récits du genre, la surprise finale – joliment trouvée – fera grincer des dents.

Intelligence artificielle”, qui relève ouvertement de la science-fiction, mais est aussi à considérer comme une fable, met en scène, par temps politiquement et militairement troublé, la nécessaire transposition de l’esprit d’un président américain, trahi par son corps, sur un support électronique destiné à assurer la continuité de son action. Hélas, cette immortalité expérimentale ne fonctionne pas tout à fait comme prévu. Une belle manière de rappeler aux amnésiques et aux esprits faibles hypnotisés par les tweets d’un ex-président américain à cravate rouge que quelques années auparavant, sous des aspects plus policés, un authentique alcoolique sur le retour, totalement inculte, profondément analphabète, aussi fou que lui sinon plus, a réussi au cours de ses deux mandats successifs à ruiner une large partie de ses concitoyens et à entraîner son pays dans des guerres insensées.

Science-fiction également avec “Bébé éprouvante”, dans un futur proche où la procréation bénéficie des apports de l’ “assistance médicale à la prédétermination infantile”. Dans ce meilleur des mondes, il n’est pas seulement possible (du moins pour ceux qui en ont les moyens), de choisir le sexe et la couleur des yeux de votre bébé à venir, mais aussi ses futures aptitudes cognitivo-comportementales, tout comme le poids et la taille (au centimètre près) qu’il aura à l’âge adulte – et bien d’autres choses encore. Mais à trop vouloir considérer les enfants comme des objets, à déléguer les soins à leur apporter à des machines, reste-t-il encore une part d’humanité ? Un récit qui à travers l’égoïsme forcené d’une mère fait bien plus que frémir, et que l’on classera, dans les récits consacrés aux progénitures du futur, à côté du non moins inquiétant “Chaton éternel” de Peter F. Hamilton (initialement publié dans la prestigieuse revue scientifique Nature), dans le recueil « Manhattan à l’envers »

Pour qui n’a jamais eu affaire à un paranoïaque, la nouvelle intitulée “Une dernière pour Norbert” est à lire absolument, tant elle apparait démonstrative de la force de conviction et de la logique souvent difficile à démonter de tout paranoïaque qui se respecte. En ce sens jubilatoire, elle dresse une magnifique interprétation paranoïaque de la paranoïa elle-même. (pour les amateurs, dans ce registre, on trouvera dans l’essai « ABC Dick  » d’Ariel Kyrou une étrange définition dickienne de la paranoïa flirtant également avec la maladie). Un récit plaisant et abouti, avec en prime une fin qui pour les connaisseurs évoquera la dernière phrase du récit « Escamotage  » de Richard Matheson (du moins dans la bonne version, pas dans celle que, dans une de ses éditions françaises chez Gallimard, un typographe crut bon de devoir « corriger », ruinant ainsi l’effet de chute de la nouvelle).

Plus réaliste, “Contrat à terme ” dénonce, si besoin était, le caractère inhumain de la finance mondialisée et, par contraste, le caractère effroyablement humain de ses conséquences. Un récit qui rappellera indirectement à quel point un certain onze septembre n’avait rien de l’attentat aveugle et a pu être considéré par beaucoup comme visant une cible légitime. Un récit qui a pour mérite de mettre en évidence ce qui est certes déjà une évidence, mais que nous préférons, jour après jour, ne pas voir et ne pas vouloir voir. Une perte d’humanité portée à son paroxysme dans la très brève qui lui fait suite, “Rationalité économique ”, à la fois noire, grinçante, savoureuse et désopilante.

Changement de tonalité avec “Nettoyage par le vide”, texte d’inspiration presque borgésienne mettant en scène l’éternel terme du double, né avec la fiction et renaissant de la fiction, peut-être sous forme d’un double du double, où l’on découvre que la cave, lieu de terreur s’il en est, peut aussi faire office de porte ouverte à des révélations en apparence anodines et en réalité vertigineuses. Changement de tonalité également avec “Petites causes ” et “Une rose”, fables idéalistes mettant côté à côte le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il pourrait être. Des fables à la morale transparente, des textes dont le caractère optimiste et poétique viennent faire équilibre avec la noirceur affichée, et parfois jubilatoire, d’autres nouvelles.

« Blanche avait éprouvé, un jour l’infinie béatitude de n’être plus en recherche de rien et, depuis, elle la cherchait sans répit. »

L’auteur s’essaie également à la forme très brève (quelques phrases ou quelques mots) comme l’avait fait Philip Le Roy dans « Qui veut gagner le Paradis ? », en plusieurs textes courts venant, comme une respiration, s’intercaler entre les nouvelles au format plus classique. Avec “Le Sens de l’existence”, “L’impasse” , “Je suis né posthume”, “Le Désert du monde”, “Il n’y a pas de hasard”, « L’Interdit », “Semper aedam” , “La Sculpture de soi ” , “Disparition ” , “La Passion” , “Pensée créatrice”, et “La Fin du récit”, Denis Marquet brosse de minuscules fabliaux noirs, féroces et percutants (on peut penser à Ambrose Bierce), mais aussi des trouvailles émouvantes qui font sourire et donnent à réfléchir, entre autres au sujet de nos egos et de nos vanités.

Au total, ces « Dernières nouvelles de Babylone » apparaissent comme une bonne surprise. Plaisantes et faciles à lire, elles s’adressent autant aux amateurs de nouvelles de genre qu’aux lecteurs de littérature « blanche ». Avec un bel éventail de tonalités, avec un arrière-plan moral mais sans naïveté aucune, avec une pointe de noirceur et beaucoup de recul, elles amusent, séduisent et donnent à réfléchir.

Sommaire :
Le Sens de l’existence
Une bonne action
L’Impasse
Le fan de sa vie
Je suis né posthume
Le Désert du monde
Intelligence artificielle
Il n’y a pas de hasard
Bébé éprouvante
L’Interdit
Semper aedem
La Dernière de Norbert
La Sculpture de soi
Contrat à terme
Rationalité économique
Nettoyage par le vide
Disparition
La Passion
Petites causes
Pensée créatrice
Une rose
La Fin du récit


Titre : Dernières nouvelles de Babylone
Auteur : Denis Marquet
Couverture : Denis Marquet, En quête de souffle
Éditeur : Aluna éditions
Site Internet : page recueil (site éditeur)
Pages : 180
Format (en cm) :14 x 21
Dépôt légal : octobre 2021
ISBN : 9782919513383
Prix : 17 €

Invitation : le bonheur dans la sagesse, rencontre avec deux philosophes (jeudi 13 janvier 2022 à 19h 60 rue de Seine Paris 6ème)

Balustrade vous invite à une soirée

Trouver le bonheur dans la sagesse

Jeudi 13 janvier 2022 de 19h à 22h

Cocktail dînatoire offert aux inscrits

Avec les philosophes Emmanuel Jaffelin (« Célébrations du Bonheur », Michel Lafon)

et Denis Marquet(« Dernières nouvelles de Babylone » (Aluna)

A l’Hôtel la Louisiane 60 rue de Seine 75 006 Paris – Pass sanitaire obligatoire

Inscription obligatoire pour le cocktail par sms 06 84 36 31 85

Denis Marquet dans Lettres capitales, Meilleure revue littéraire 2021

Interview. Denis Marquet : « Chaque livre appelle sa propre écriture, car chaque livre est un appel vers l’unique »

Denis Marquet publie Dernières nouvelles de Babylone, un recueil de vingt-deux récit présenté comme étant « une fable contemporaine orchestrée autour d’une galerie de personnages, chacun emblématique des impasses humaines de notre société ».

Vaste programme, pour ainsi dire, qui met à l’honneur le conte philosophique, un genre littéraire que l’auteur remet ici au goût du jour. 

Vous êtes connu comme philosophe, thérapeute et romancier, vous accordez de l’importance au style et à la qualité de votre écriture. Et même si vous ne faites pas confiance au récit comme histoire d’une vie, pourriez-vous nous dire qui vous êtes et pourquoi vous vous définissez comme « un auteur inclassable » ?

Je ne me définis pas comme un auteur inclassable, ce qui serait encore une manière de me classer.  Je n’aime pas me définir car l’auto-définition enferme dans une identité ; or, je crois que la créativité repose sur la capacité à toujours se laisser surprendre par soi-même, ce qui exige de renoncer à être identique à soi. Les récits sur soi sont un aspect important de la construction d’une personnalité mais, avec le temps, ils peuvent être lâchés, au profit d’une disponibilité aux élans profonds de notre être : la disponibilité du tout petit enfant, que nous avons perdue le plus souvent.

Ceci posé, j’ai constaté, il est vrai, que mes différents éditeurs avaient des difficultés à me placer dans des cases marketing. Après mon premier roman, Colère, un best-seller traduit en 8 langues, Albin Michel m’a considéré comme un auteur de thriller mais, dans ce roman, j’avais seulement voulu jouer avec les codes du thriller, pour délivrer un message à l’opposé de ce que dit le genre. Un thriller place en effet le personnage principal dans une situation où, pour survivre, il doit fuir ou se battre. Or, mon dispositif narratif (la terre se révolte contre l’homme) avait pour conséquence que la fuite était impossible et se battre une stratégie perdante ; ainsi fallait-il d’abord une mutation intérieure dont seuls quelques personnages étaient capables. Mon livre suivant, Père, était un roman à base autobiographique sur la naissance d’un homme à la paternité. De mon point de vue, il y avait une continuité thématique, notamment par rapport au thème qui m’est cher de l’initiation. Mais la forme était très différente et mon éditeur n’a plus su comment me vendre. Je comprends que, vu de l’extérieur, et surtout avec un point de vue commercial, ma démarche d’écrivain puisse dérouter ; d’autant plus que j’écris aussi bien des ouvrages philosophiques et spirituels que des romans — et à présent, avec Dernières nouvelles de Babylone, des nouvelles. Cependant, je perçois la cohérence profonde des 10 livres que j’ai publiés : tout s’articule autour d’un centre et j’espère que chacun de mes livres fait signe vers ce centre, cette unique chose indicible que tous mes livres essayent de dire.

En outre, comme vous le dites, j’attache de l’importance à l’écriture. Je fais mienne la maxime de Mark Twain : « la différence entre le mot juste et le mot presque juste est la même qu’entre l’éclair et le ver luisant ». Seule la justesse de chaque mot peut organiser l’ensemble du texte en une symphonie capable de toucher le lecteur en profondeur. Cela ne m’empêche pas, néanmoins d’adopter des styles très différents d’un livre à l’autre. Le style, pour moi, n’est pas l’expression d’une personnalité, encore moins d’une identité, le style n’est pas l’apanage de l’auteur : le style est celui d’un livre. Qu’ensuite on veuille bien me trouver un style, que l’on repère des constantes, un tour de main ou une singularité, je veux bien ; mais je ne le recherche pas.

Votre fréquentation de la philosophie et de la littérature sont deux pistes qui pourraient expliquer la préférence pour le récit court que vous avez choisi pour votre livre. Comment définir votre livre : un conte philosophique, une fable, une allégorie ?

En effet, mon livre est un recueil de récits courts, parfois très courts (certains font une seule phrase), qui mettent en scène un galerie de personnages emblématiques de ce que devient notre société, symbolisée par Babylone. La diversité des personnages s’articule donc autour d’un axe thématique que l’on peut qualifier de philosophique, mais au sens où la philosophie est d’abord l’art de questionner. Il n’y a aucune thèse ou théorie sous-jacente, mes personnages présentent des impasses, souvent, qui sont caractéristiques de ce que notre civilisation fait de l’être humain — et aussi des percées parfois qui ouvrent vers un espoir. Je crois en effet constater que notre société produit de plus en plus un homme déshumanisé, réduit au rang de consommateur pulsionnel, privé d’horizon et de sens, condamné à se divertir pour fuir son vide existentiel. Mais il ne peut fuir que toujours plus profond dans son impasse. Et il ne peut sortir de son impasse que par le haut. Chaque nouvelle questionne le lecteur dans les certitudes que le monde veut lui imposer, libre à lui d’aller aussi loin qu’il le souhaite dans l’inconfort du questionnement : il peut juste prendre plaisir aux histoires que je lui raconte. 

Donc, un conte philosophique, oui, mais en ajoutant que mes personnages sont plus que des emblèmes ; mon projet était de les rendre vivants, personnels, attachants, favorisant l’identification. La dimension romanesque est également présente, et essentielle.

En lisant ces récits on sent votre délectation pour la narration, une vraie mise en valeur de l’expression littéraire à la fois comme invention et comme tableau multicolore de personnages les uns plus inattendus que les autres. Quel rapport entretenez-vous avec la fiction comme exercice de l’imaginaire et avec la joie d’inventer des personnages ?

Raconter une histoire, comme lire ou écouter une histoire, c’est d’abord retrouver le plaisir de l’enfance. Tout enfant aime les histoires. Aujourd’hui, on se plaint parfois que les enfants n’aiment plus lire mais, si on nourrit très tôt leur amour des histoires en leur en lisant ou racontant, ils iront ensuite les chercher où elles sont, y compris dans les livres ! Ensuite, lorsqu’on devient adulte (et c’est mon côté philosophe qui parle à présent), il est important de ne pas trop croire les histoires que l’on veut nous faire croire, pas plus que celles qui se racontent dans notre tête. Or le roman moderne, et Kundera l’a bien montré dans son Art du roman, met en scène le fait qu’il n’y a plus une vérité unique à laquelle tout le monde se référerait, un grand récit commun. Nous nous racontons donc chacun notre propre histoire en essayant de l’harmoniser tant bien que mal avec les histoires des autres… Le roman moderne, ainsi, raconte une histoire au second degré, au sens où son thème profond est toujours les histoires que l’on se raconte, et la multiplicité des récits personnels. A la limite, un personnage moderne est quelqu’un qui s’abuse de ses propres récits, et c’est ce que le roman met en scène.

Dans Dernières nouvelles de Babylone, derrière la diversité des histoires il y a, à chaque fois, une mise à distance, souvent comique, parfois plus sombre, des récits autour desquels un personnage a organisé sa survie. Mais un personnage doit aussi être aimé. J’aime qu’ils me surprennent, aient leur vie propre, comme j’imagine que Dieu, s’il existe, aime que ses créatures soient assez créatrices pour l’étonner. Quand cela arrive, c’est une grande joie ! Il m’arrive aussi de jouer avec la position du narrateur, de le mettre en scène de manière parfois un peu ironique. En effet, j’aime que le lecteur soit embarqué dans le récit, mais n’oublie jamais qu’on lui raconte une histoire. Nous ne pouvons pas vivre sans nous raconter d’histoire, mais nous ne sommes pas obligés d’y croire ! La dernière nouvelle du livre éclaire cette thématique, puisqu’elle commence par la phrase : « William venait de terminer son autobiographie, et il n’en croyait pas un mot ». 

En parlant de vos personnages ce qui impressionne avant tout c’est leur diversité et leur capacité symbolique qui font d’eux de vrais caractères dans le sens classique du terme. D’où et comment les avez-vous choisi pour vous servir de modèles ? 

Mes personnages, à l’exception des toutes dernières nouvelles qui offrent une perspective plus positive, ont pour point commun de représenter ou de donner à penser une impasse contemporaine. Notre société me semble en effet fabriquer un être humain qui n’est plus humainement viable. Chaque personnage est donc emblématique, ce qui lui donne en effet une dimension de caractère, au sens par exemple des caractères de La Bruyère. Mais mon désir était aussi de les rendre vivants. Il fallait donc éviter de les enfermer dans le symbole et les autoriser à exister : à ressentir, à agir, à créer, donc à me surprendre, à sortir de l’idée que je m’en faisais. Ils naissent en effet le plus souvent d’une idée, c’est-à-dire de mon regard de philosophe et de thérapeute sur ce qui enferme l’être humain contemporain dans sa souffrance existentielle. Mais ils finissent pas illustrer cette idée d’une manière pour moi inattendue. Je crois qu’un écrivain ne doit pas communiquer ce qu’il sait, mais plutôt apprendre et découvrir en écrivant. Il ne contrôle donc pas ses personnages, il s’agirait plutôt d’un dialogue où l’auteur se laisse aussi créer par le personnage.

De mon point de vue, un personnage naît toujours d’une situation conflictuelle qui le révèle par la manière dont il y réagit. C’est davantage le conflit premier dans lequel j’installe mon protagoniste qui illustre une idée et fera du personnage un caractère. Ensuite, les actions du personnage peuvent me surprendre, me le révéler par rapport par exemple à son passé, à la construction de sa personnalité. C’est cette relative autonomie du personnage qui, je crois, peut le rendre vivant.

Que doit-on entendre par Babylone dans le titre de votre livre ? Quel glissement sémantique y a-t-il entre le sens premier de ce toponyme et notre réalité contemporaine ? 

Babylone est d’abord la capitale d’un royaume qui s’est acquis un empire important dans la première moitié du premier millénaire avant J-C. Il a notamment conquis le royaume de Juda, dont la capitale était Jérusalem. Babylone est ainsi devenue, dans la Bible, le symbole de la civilisation ennemie de Dieu. Lorsque saint Jean rédige son Apocalypse, Babylone est devenue un symbole négatif, associé à l’époque à l’empire romain, et désigne une société qui vit à l’opposé des lois divines. Saint Jean présente  Babylone comme la « grande prostituée », la cité dont il faut se libérer intérieurement pour revenir à Dieu. Or, les traits par lesquels il la décrit ressemblent davantage à notre civilisation contemporaine qu’à l’empire romain ! C’est pourquoi j’ai choisi ce symbole pour décrire une civilisation à bout de souffle et qui cherche le Souffle (c’est le sens de l’image sur la couverture du livre). Nous vivons dans une société dont nous devons nous libérer pour accoucher d’un être humain viable, capable d’aimer, de créer et de vivre le sens.

Le titre Dernières nouvelles de Babylone joue à la fois avec le fait qu’il s’agit, si l’on veut, d’un recueil de nouvelles, et avec l’idée que je donne, dans ce livre, les nouvelles ultimes d’une civilisation qui touche à son terme. Je n’entends pas nécessairement par là un effondrement au sens des collapsologues, mais plutôt que l’être humain ne va pas pouvoir encore longtemps se cacher que cette société le déshumanise et étouffe ses potentialités les plus profondes. C’est aussi, par les voies humbles de la fiction, l’appel à un sursaut d’humanité.  

Chacun de vos récits renvoie à l’introspection et à la quête personnelle et révèle l’être humain à lui-même comme un miroir. Quel rôle, quel sens accordez-vous à ce type de questionnement sur la nature de l’être humain dans votre livre ? 

Nous vivons dans une société de consommation, c’est-à-dire une société qui a décidé de fabriquer un seul type humain : le consommateur — un être en qui la pulsion ne doit rencontrer aucun obstacle. La caractéristique de la Babylone moderne est donc d’absorber l’homme en direction de l’extérieur, vers des biens matériels dont l’accumulation et le renouvellement incessant ne peuvent en réalité le contenter. Cela génère une impasse humaine : un être humain toujours tendu vers un monde qui le sollicite sans cesse, un être humain qui ne sait donc plus ressentir, écouter, s’ouvrir au mystère de son être et à celui d’autrui. Dès lors, la clé me semble, d’une manière propre à chacun, d’inverser le mouvement et de retourner à l’intériorité. Mes personnages, à un moment de l’histoire, sont invités à ce mouvement. Certains s’y refusent et s’enferment dans leur impasse, et j’invite le lecteur à en rire ou en pleurer. Dans le dernier mouvement du recueil, d’autres y consentent, ouvrant vers un Souffle que, je crois, nous désirons profondément. Cependant, la dimension philosophique, ou « spirituelle », demeure en filigrane. Les personnages sont un miroir tendu au lecteur, un miroir dans lequel moi-même je peux facilement me reconnaître : je me suis souvent inspiré de mes propres impasses pour construire les situations dans lesquels ils sont plongés ! La fiction permet de poser des questions existentielles d’une manière qui s’adresse au cœur et aux tripes plus qu’à l’intellect, c’est son avantage par rapport à la philosophie.

La quête personnelle est en effet une thématique essentielle de ce livre. Nous cherchons tous à être heureux. Le progrès technique, la consommation, la richesse matérielle, s’ils facilitent la vie, n’ont rien à voir avec le bonheur. De mon point de vue, être heureux, c’est aimer et créer. La quête de soi n’est pas la recherche d’une nature qui serait commune à tous. Chacun de nous est unique, et nous désirons exprimer l’être unique que nous sommes (créer) et nous émerveiller de l’être unique qu’est autrui (aimer). Les impasses que je décris dans le livre sont autant d’obstacles à cela — que nous portons à l’intérieur de nous et dont nous pouvons, je crois, guérir.

Pour illustrer le contenu de votre recueil, permettez-moi, en conclusion, de vous inviter à nous parler d’un d’entre ces contes que je choisis ici par l’actualité de son sujet : « Bébé éprouvante [Chronique du dernier homme] ». Frédégonde et Orphéus, un couple aux prénoms bizarres, mais pas que, vont commander auprès du docteur Adéodat un enfant à la société Progéni. Ne satisfaisant pas leur idée préconçue d’enfant, les parents vont renoncer à Rika-Faustine, leur progéniture, portant malgré tout les qualités fixées par eux-mêmes. Que dit ce récit de notre société et quelle place occupe pour vous la problématique de l’humanité dans ce cas, mais également dans tous les autres contes que contient votre livre ?

Bébé éprouvante illustre ce que devient l’humain quand tout est devenu marchandise — y compris un nourrisson. Il s’agit d’un récit de légère anticipation (seconde moitié du XXIe siècle). Nous sommes dans un monde où la sexualité physique est tombée en désuétude, remplacée par un érotisme numérique et distanciel (les « éro-jeux senso-virtuels »), qui procure plus de satisfaction. Toute procréation est médicalement assistée, car les parents désirent une progéniture sans défaut : l’enfant est devenu un produit. Mais une marchandise n’est pas un autre, et l’on ne peut aimer qu’un autre. La mentalité de consommation nous pousse à ne plus chercher que des prolongements de nous-mêmes, des objets de satisfaction pour notre pulsion. Cela rend l’amour impossible. Les deux parents, même si leur réaction est différente, sont incapables d’aimer leur enfant précisément parce qu’ils en ont élaboré et commandé toutes les caractéristiques. Ce qu’on aime en l’autre, c’est le mystère qu’il est. La marchandisation de l’humain aboutit à ce que l’être humain est dépouillé de son mystère. A l’ère des sites de rencontre où l’on dresse un profil aussi précis que possible de la personne idéale, il est bon de se souvenir que le véritable amour porte sur un être qui nous échappe, qui est libre, différent de nous car unique comme nous. Le véritable amour porte sur autrui comme transcendance. 

Comme vous le rappelez, la nouvelle est sous-titrée Chronique du dernier homme. C’est une expression de Nietzsche. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche présente ainsi le dernier homme : « On aura son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit ; mais on révérera la santé. “Nous avons inventé le bonheur”, diront les Derniers Hommes, en clignant de l’œil ». Le dernier homme est celui qui ne peut plus ni aimer, ni créer, ni désirer, celui qui « rapetisse toute chose » parce qu’il ne cherche que son petit plaisir pulsionnel de l’instant, et a perdu toute notion de dépassement de soi. Nous n’en sommes plus très loin, me semble-t-il. Mais je ne dis pas cela d’un point de vue pessimiste. Après le « dernier homme » peut venir l’Humain, un être qui bénéficie des acquis de la modernité, et notamment la liberté personnelle, et invente une nouvelle notion de cette transcendance que Babylone a détruite. Encore faut-il une prise de conscience, et un sursaut. J’espère y contribuer à mon niveau, mais elle viendra sans doute essentiellement des prochaines générations. 

Propos recueillis par Dan Burcea

Denis Marquet,  Dernières nouvelles de Babylone, Éditions Aluna, 2021, 186 pages.

« Le lecteur sort de ces nouvelles douces amères différent que lorsqu’il y est entré. Ne cherchez pas un message philosophique, il est tout simplement humain »

Denis Marquet, Dernières nouvelles de Babylone

Babylone, ville antique de Mésopotamie, est réputée dans la Bible pour sa ziggurat – la tour de Babel. Cette tour qui s’élevait en spirale vers le ciel est devenue un mythe de l’orgueil humain, du cosmopolitisme des langues et de la dépravation causée par la promiscuité des villes. Denis Marquet, philosophe et psychothérapeute chrétien, en fait le marqueur de ses nouvelles sur l’humanité d’aujourd’hui.

Pour lui, nous sommes dans l’impasse. En témoignent ses 22 nouvelles, dont certaines ne font qu’à peine une ligne, la première étant « le sens de l’existence » tandis que la dernière sonne « la fin du récit ». Il s’agit du quotidien, énoncé d’un ton badin, interpellant le lecteur. Une conversation à base de contes ou de faits divers qui exposent le pire et le meilleur, des bons sentiments bêtes à pleurer (« une bonne action ») au penser par soi-même le plus affiné (« la dernière de Norbert »).

Si l’imprévu est certain d’arriver, il n’y a pas de hasard quand deux amies d’enfance se retrouvent amoureuses… du même homme. Mais ce qui est prévu n’arrive pas toujours, comme ce « bébé éprouvante – chronique du dernier homme » aux caractères tellement bien choisis par maman (à son image) qu’il est devenu chieur et pleurard (comme elle ?) et renvoyé à l’entreprise de génétique qui l’a conçu. Un chien robot qui fait ce qu’on lui dit de faire est tellement plus amusant, n’est-ce pas ? Seul le papa semble un tantinet déçu, il commençait à s’attacher à son bébé fille, mais le féminisme commande, n’est-ce pas ?

Au bout du tunnel cependant, la lumière : tout n’est pas noir dans l’humanité, contrairement à ce que croient les pessimistes. « Petites causes » montre leurs grands effets ; il suffit qu’une insulte se change en sourire pour que la face du monde en soit changée… parfois. « Une rose » déposée par hasard dans une boite aux lettres par une petite fille de 7 ans peut susciter l’amour entre deux êtres fermés sur eux-mêmes par habitude et dérision.

Le lecteur sort de ces nouvelles douces amères différent que lorsqu’il y est entré. Ne cherchez pas un message philosophique, il est tout simplement humain. L’homme est la meilleure et la pire des choses ; quant aux femmes, n’en parlons pas : « Lorsqu’Eve prit conscience que toutes ses représentations finissaient par se réaliser, elle prit peur. Alors, ce fut pire » (p.167). L’ironie n’est jamais absente de la réflexion sur le sens de la vie, même si le récit n’est jamais qu’une idée de soi-même.

Denis Marquet, Dernières nouvelles de Babylone, 2021, Aluna éditions (31 Muret), 187 pages, €17.00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Les autres œuvres de Denis Marquet

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ACTU Denis Marquet

Couverture du livre à paraître (octobre 2021) de Denis Marquet aux éditions ALUNA

« Dernières nouvelles de Babylone »

Denis Marquet innove avec ce livre, en proposant un genre nouveau :
une fable contemporaine orchestrée autour d’une galerie de personnages, chacun emblématique des impasses humaines de notre société — Babylone.

Une profonde connaissance psychologique et philosophique sous-tend tout le récit. L’écriture, jouant parfois avec une anticipation ironique ou un fantastique au ton très neuf, est toujours réaliste. Ainsi, le lecteur se reconnaît sans peine dans ce quotidien si proche : miroir qui le fera rire, frémir ou pleurer — et parfois les trois à la fois.

De très courts récits (parfois une seule phrase), dont il faut plusieurs lectures pour dévoiler la profondeur, alternent avec des histoires aux dimensions plus classiques. Le tout forme une symphonie se lisant d’une traite, qui nous entraîne parfois de manière triste ou grinçante dans le plus sombre de l’humain, mais dont les derniers mouvements ouvrent une brèche vers la lumière. Le pire n’est pas sûr pour la Babylone moderne… L’auteur nous avait habitué à des romans à succès et à des es- sais spirituels percutants ; il propose là une narration puissante où l’écriture romanesque se fonde sur une observation sociale et psychologique acérée.

En filigrane peut se lire une quête métaphysique qui n’est tissée que de questions, ramenant le lecteur à son propre mystère. Un livre qui illustre à merveille la phrase de Kundera sur le roman : « un art né du rire de Dieu ».