Thierry Gineste dans Actualitté (« Souviens-toi de moi dans les ténèbres »), un lecteur devenant un auteur proustien

Le psychiatre qui a traité le cas Victor de l’Aveyron enfant sauvage

Les impliqués Éditeur nous donne la chance de lire Souviens-toi de moi dans les ténèbres, de Paul Gineste, alors saisissons-là ! Le récit biographique, voire généalogique, du psychiatre bien connu pour avoir écrit Victor de l’Aveyron, premier enfant sauvage, premier enfant fou (Paris, Le Sycomore, 1981) relate « la recherche de l’histoire militaire » de son père mort en Indochine, désertant ainsi la mémoire d’un fils meurtri par le deuil et les négligences d’une mère psychotique qui ne cesse de réactualiser l’abandon. Par Margaux Catalayoud.

L’histoire de l’auteur est une enquête, l’inverse coule de source mais en ce qui concerne Thierry Gineste, caractériser son destin comme celui d’une enquête (ou requête) est plus opérant et redonne tout son sens à l’étymologie d’’’histoire’’ : il est à tu et à toi avec tous les abandonnés du monde, Victor de l’Aveyron en premier lieu, mais aussi son dernier patient par exemple, dont il conte la rencontre dans l’épilogue par lequel se termine le présent ouvrage.

Vous commencez par la fin me direz-vous ! Oui, mais la douleur de l’abandon en partage, du manque et de l’absence, il se trouve que Thierry Gineste aura été guidé par cette sympathie inhérente à son caractère qui lui a sauvé la vie – le soin et la recherche ont sauvegardé son être.  

Le savoir – médical ou historique – tient le rôle de racines dans la trajectoire personnelle de l’auteur qui se « sentai[t] de nulle part ». L’excellence de ses études ou de ses livres sont autant de tentatives de réparation ; l’obstination est à la mesure du désespoir dont il a dû s’extraire, lui qui fut prisonnier du pensionnat de ses 6 à 18 ans et d’un besoin d’amour maternel toujours dénié.

« De quelle plainte serais-je légitime ? » se demande-t-il, héritier d’un père mort pour la France, d’un héros pourtant inconnu au bataillon, il a « tendu sur la vérité de [sa] vie aux couleurs de la mort les teintes artificielles d’une thanatopraxie ». En s’attelant au travail d’historien pour qui les archives sont l’argile du potier, il a accepté de se rendre compte que l’Histoire, la grande, avait englouti son histoire.

Quel drame de ne connaître que les faits militaires d’un père dont on veut connaître la chaleur des mains ou la bonté du regard… Quelle grandeur de l’écrire, cette quête impossible, de rendre palpable l’indicible, et de nous livrer un témoignage historique par-delà la difficile aventure de l’existence.  

Acuité dans l’analyse

La plume de Thierry Gineste rend grâce à son discours : il est riche, précis, logique, jamais lourd et n’accepte aucune compromission avec le réel. La douleur de petit garçon est matinée du recul d’un homme désormais mûr, la dignité remplace l’éventuelle pathétisme, préférant parfois la neutralité, des descriptions minutieuses s’allient aux métaphores, lesquelles révèlent délicatement tel ou tel traumatisme comme celle-ci : « Depuis la fureur de ces jours, mes heures n’ont plus jamais dansé avec le temps. » qui nous apprend que la liaison homosexuelle de sa mère a tué en lui la possibilité d’un répit.

Sa capacité à survivre tient à ce que l’écrivain ne cède jamais au déni, à l’oubli factice, ou la guérison simulée, il accepte qu’il hurle à travers le silence, en un continuel apprentissage de la douleur. La littérature a été une façon d’apprivoiser cette douleur d’être, le lecteur est devenu un auteur proustien : images et souvenirs valsent (à défaut de valser lui-même) au rythme d’une musicalité certaine. La mémoire affective est tout ce qui lui reste, la clamer le rend vivant.

In fine, Souviens-toi de moi dans les ténèbres suit la poésie de Claudel à qui Thierry Gineste emprunte la citation éponyme dans son Partage de midi, drame dans lequel on apprend que la mort dans la passion n’est peut-être pas inéluctable : elle peut se substituer à la mélancolie que Freud considéra comme une névrose narcissique.

Thierry Gineste dans Bretagne actuelle « lorsque l’homme tend vers la vie et l’existence, la chance est contrainte de lui répondre. Toujours. »

Souviens-toi de moi dans les ténèbres, un récit biographique de Thierry Gineste Note : 3 sur 5HermineHermineHermine

Certains livres nécessitent de ne surtout pas savoir ce qu’ils racontent avant de les ouvrir. La surprise sera plus grande tant leur découverte se promet d’être formidable. C’est le cas du récit de Thierry Gineste, Souviens-toi de moi dans les ténèbres.

Nous sommes le 25 janvier 1950. Paul Gineste est un jeune lieutenant de Légion étrangère choisi pour rejoindre le corps expéditionnaire français en Indochine où il mourra au combat. Sa veuve placera dans la foulée leurs cinq enfants au pensionnat , puis elle réorganisera sa vie sans rendre de comptes à personne, devenant une véritable machine de guerre pour ses proches et son entourage. Souviens-toi de moi dans les ténèbres raconte l’étrangeté douloureuse de ses enfants, victimes d’une inconscience maternelle dont Thierry Gineste ne se remettra jamais, cherchant aujourd’hui encore à concevoir l’incompréhensible.

Double trésor émouvant

Le livre s’ouvre sur une citation de Paul Claudel : « Souviens-toi de moi dans les ténèbres. » On y entre comme par hasard, au fil des pages, sans rien chercher de particulier, avec l’espoir d’une lecture agréable. Peut-être allons-nous vers la découverte incertaine d’un trésor des plus émouvants. Ou pas. Qu’importe. La première impression est, comment dire ? … Esthétique. Le lecteur se rend immédiatement compte de la qualité du texte. Les phrases sont longues, mais elles se tiennent… Les nombreux adjectifs engagent l’immense bénéfice d’être particulièrement bien choisis… Moult adverbes insistent sur l’indéfectible détermination du narrateur… Quant à la conjugaison, elle marque l’éloquence d’une maîtrise grammaticale qui aujourd’hui tend hélas ! à disparaître. Double trésor émouvant, donc, à la fois pour la forme et le fond.

Témoignage à valeur historique

Quantité de récits familiaux existent. Ce sont avant tout des romans dans lesquels nombre d’écrivains mettent en scène un sujet aux prises avec la mémoire familiale. Tout s’y passe comme si, en cette époque de grands bouleversements, d’accélération de l’histoire et de déshérence des savoirs, certains auteurs éprouvaient le besoin d’effectuer un détour par ceux qui les ont précédés : leur parents, aïeux et bisaïeux. Le texte de Thierry Gineste ne déroge pas à cette règle, si ce n’est que l’on y découvre la confrontation de deux morales distinctes s’excluant l’une et l’autre. Chacune développe ses propres valeurs en face desquelles toute conciliation s’avère impossible. Du côté des adultes, le venin de la haine par l’indifférence. Du côté des enfants, l’incompréhension dramatique par l’innocence.

Souviens-toi de moi dans les ténèbres, aurait pu s’intituler Les cris du silence… éventuellement Pour l’amour d’un père… ou encore Autopsie d’un drame… Autant de possibilités qui résument l’histoire d’un jeune orphelin de six ans, reconnu pupille de la nation, ayant grandi dans le souvenir d’un père dont l’image glorieuse s’oppose à celle d’une mère tourmentée, défaillante, jetée à corps perdu dans une liaison incompréhensible à la mort de son mari. Mais le livre aurait aussi pu s’appeler Mémoires interrompues, celles de Paul Gineste retrouvées en 1990 dans un manuscrit sauvé in extremis. C’est grâce à ce texte inattendu que son fils Thierry s’est lancé dans une quête mémorielle. En ressort ce témoignage à valeur historique. Celui de sa propre existence à travers le destin d’un père.

La contrainte d’une réponse

C’est le destin qui raccommode les vies déchirées, pas la volonté ni la résilience, elles en sont à l’inverse la conséquence. Le destin fixe malgré nous de façon irrévocable le cours des événements, il mêle les cartes mais nous laisse y jouer ; à ne surtout pas confondre avec la fatalité qui, elle, engage une force naturelle proche du déterminisme. Le destin est une invention après-coup, alors que la fatalité est une croyance en amont. Oui ! Chacun d’entre nous cherche inconsciemment son propre destin, sa montagne magique et les promesses d’y croire. Voilà le fond du récit de Thierry Gineste : lorsque l’homme tend vers la vie et l’existence, la chance est contrainte de lui répondre. Toujours.

Jérôme ENEZ-VRIAD
© Août 2023 – Bretagne Actuelle & J.E.-V. Publishing

Souviens-toi de moi dans les ténèbres, un récit biographique de Thierry Gineste aux Impliqués Éditeur – 221 pages – 21,00€