Deux ans après le Covid, l’autre peur de Philippe Enquin

Deux ans déjà. L’occasion de faire un bilan. A l’époque j’étais, comme tous, sidéré, déboussolé, soudain ma vie avait basculé dans l’inconnu…La peur.

« 80 % des personnes qui décèdent ont plus de 60 ans » répété tout au long de la journée (j’avais 85 à l’époque). Comment survivre ? Comment ne pas sombrer dans la dépression, dans l’immobilisme ? Ma passion pour la photo n’était pas suffisante. Il me fallait un projet, une création. Les projets sont pour moi un des moteurs de mon existence. Ce sont les projets qui me maintiennent en mouvement malgré mon âge. Et petit à petit ce projet a pris forme. Il fallait être confiné ? Et bien j’allais mettre à profit le confinement pour photographier depuis mon balcon du deuxième étage du boulevard Voltaire le quotidien d’une période exceptionnelle.

C’est ainsi qu’est né « De mon balcon. Chronique d’un confinement parisien ».

 Je feuillette mon livre. Il y a longtemps que je ne le faisais pas. Je retrouve le silence, le calme des rues quasi désertes, les gestes du quotidien, la bienveillance des gens, la communication et la solidarité, la communion de 20 heures, le besoin de communiquer…tout ça comme dans une bulle. La bulle du confinement. Ce que j’appelle les « étincelles d’humanité » se détachaient facilement.  Je dois avouer que suis satisfait d’avoir réalisé le seul livre (à ma connaissance) qui décrit le quotidien des habitants d’un quartier bobo (la plupart des photographes professionnels qui pouvaient rompre le confinement ont pris de magnifiques photos de Paris vide ou des scènes poignantes dans les hôpitaux). De mon balcon est un témoignage d’un moment qui ne se reproduira plus jamais.

Et maintenant ? Cette expérience m’a ouvert deux portes (ou deux voies, ou deux champs). L’envie de continuer à faire des chroniques, à utiliser des photos pour décrire une situation ou un milieu.  Et l’envie d’explorer des territoires inconnus.

Dans le passé, je ne prenais pas de photos des SDF car je ne voulais pas exploiter la misère humaine. Lors de ce confinement, la présence des SDF s’imposait. Et j’ai commencé une relation avec Jojo le clown, un SDF qui était souvent en bas de chez moi. Jojo m’a raconté son histoire (entretien qui figure dans mon livre) et mes relations avec les SDF ont évolué. En réalité auparavant je me sentais mal à l’aise pour les aborder. Nos mondes étaient tellement différents ! Le simple fait d’entamer un dialogue, de les écouter, a permis de les comprendre et de changer mes relations avec eux. Cette rencontre m’a fait réfléchir sur les stéréotypes et les préjugés de son milieu de naissance qu’on traine depuis son enfance et qui sont très difficiles à extirper.  J’ai pris conscience que la seule façon pour moi de les combattre était simplement de les connaître, de les rencontrer, d’essayer de les comprendre. J’ai décidé donc de faire des chroniques de certains milieux tels que des personnes souffrant de handicaps, des banlieusards pratiquant des danses telles que Krump ou le Voguing que très peu de gens de mon milieu connaissent, des milieux LGBT. Tels sont mes projets actuels.

 Deux années se sont écoulées et d’habitude j’observais depuis mon balcon une multitude de gens qui grouillait dans tous les sens ; tout se bousculait, les voitures et le bruit, personne ne me regardait prendre des photos, tout allait très vite et s’embrouillait.

Mais depuis une semaine je vois autre chose : 

 Je sens de nouveau un élan de solidarité et de cohésion. Mais cette fois-ci l’issue est beaucoup plus incertaine. 

Philippe Enquin

 

Article de Blandine Dherse sur Philippe Enquin

Né à Buenos Aires dans une famille Juive, et après une carrière captivante d’ingénieur puis d’écrivain, c’est finalement depuis son balcon parisien que l’homme aux trois identités, Philippe Enquin, 86 ans, choisit humblement de consacrer sa dernière œuvre dédiée à sa nouvelle passion : la photographie. Le contexte s’impose de lui-même : deux mois de confinement d’une crise sanitaire durant laquelle cet Argentain-Français-Juif  nous partagera ses 140 meilleurs clichés.

Lorsqu’on se retrouve avec « De mon balcon » en main, le livre apparaît d’emblée comme un comble ironique, tant l’angle de vue que Philippe Enquin a pris pour rendre son isolement productif est paradoxal : Saisir la moindre mobilité restreinte pendant le confinement, pour finalement la rendre immobile.

            Le photographe capture ces instants, alors figés dans cette période particulière d’ébranlement sociétal sans pareille. Au fil des pages, un rappel est étouffant voire douloureux, la présence de ce fameux masque, marquant la gravité de la situation, camouflant une grande partie des visages, annihilant ainsi toute expression. Les images parlent d’elles-mêmes, la tragédie se reflète jusqu’au choix de la colorimétrie, les couleurs sont graves, le noir et blanc est de mise. Les corps sont repliés, tendus. Les visages, baissés. Les regards sont marqués d’inquiétudes. L’angoisse est palpable, il y a de l’empressement dans l’air, de la solitude dans les cœurs, de la peur du manque, des achats compulsifs, des visites d’urgence. Et tantôt, au détour d’une page, une lumière perce quelque part, dans un regard souriant, dans une main tendue, dans un geste altruiste. Puis elle grandit encore davantage dans les partages avec les voisins, les occupations diverses et variées des confinés, les services rendus, le soutien du 20h aux soignants. Nonobstant l’obscurité, l’humanité éclaire la fraternité.

            Ces mêmes clichés se retrouveront peut-être un jour dans un manuel d’histoire, dans les mains d’élèves des générations à venir, racontant le désastre de l’année 2020… A ce moment là, est-ce que les cours se feront enfin dans des salles de classe, au sein d’un établissement scolaire comme autrefois ou bien sont-ils destinés à se pérenniser derrière un écran, seul, depuis son domicile ?

Le terme « distanciel », aujourd’hui devenu à la mode restera t-il dans notre langage courant ? La Covid aura t-elle marquée à jamais un virage irréversible quant aux méthodes d’enseignement et plus largement, à la société ? « Depuis mon balcon » ne l’imagine pas, il ne parle ni du passé, ni du futur. Les photos de Philippe Enquin s’ancrent bel et bien dans un présent, redoutablement inédit. Et c’est bien là que puise toute la force de ce recueil de photographies : l’immédiateté, dans un quotidien bouleversé.

            Les personnes que ce jeune photographe de 86 ans prend en photo, par ici et par là, au gré du hasard depuis son balcon du second étage apparaissent alors comme des petites abeilles ouvrières, appartenant à un essaim, dissimulé dans l’ombre, dans un ailleurs imperceptible. Ces insectes singuliers vont et viennent, et butinent la vie comme un nectar rare et précieux.

Cest cette vie qui est racontée dans son livre, rythmé par ses photos classées par thématiques ;  photos qui valent mieux que tous les mots du monde. C’est la vie telle quelle est, quoi qu’on en dise. C’est la vie qui persiste, c’est la vie qui déborde malgré tout, comme de la mousse polyuréthane dans un trou à reboucher. C’est la vie qui doit se vivre, un point c’est tout. Plus grande, plus forte que tout. Pour Philippe Enquin, il semblerait qu’il la vive dans la générosité, avec un regard humble et tendre, et décide, avec bienveillance, de nous partager sa vision.

Blandine Dherse

« une véritable valeur historique » pour le Journal des femmes

DE MON BALCON : PHOTOS d’un confinement parisien

Le premier confinement, chacun l’a vécu différement. Le photographe Philippe Enquin, lui, a capturé de magnifiques clichés depuis son balcon. Joggeurs, acheteurs de papiers toilettes, voisins solidaires… Découvrez son nouvel ouvrage « De Mon Balcon, Chroniques d’un confinement parisien », dont voici quelques photos…

Il y a un an, nous étions confinés pour la première fois. Quand certains apprenaient à faire leur pain, d’autres aidaient leurs voisins à faire les courses, se mettaient au sport ou s’arrachaient les cheveux à essayer de comprendre les devoirs de leurs enfants. De leurs balcons, les Français gardaient un petit contact avec le monde extérieur. Ils applaudissaient le personnel soignant à 20h, communiquaient avec les riverains et, pour certains, jouaient même au jeu Questions Pour un Balcon, initié par le comédien Noam Cartozo.
Le photographe Philippe Enquin, lui, a posé son regard d’artiste, depuis son balcon parisien, sur le monde d’en bas. Avec son objectif, il a capturé les rues désertes, les actes de solidarité, les joggeurs, ou encore les acheteurs compulsifs de papiers toilettes. Ces clichés, il les a compilés dans son ouvrage De Mon Balcon, Chroniques d’un Confinement Parisien, désormais disponible en librairies.
En attendant, découvrez quelques unes de ses photos qui ont désormais une véritable valeur historique.

Philippe Enquin invité de France inter

Réécouter l’émission : https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-6h20/l-invite-de-6h20-16-mars-2021

Le photographe Philippe Enquin, lui aussi, a voulu témoigner de ce moment bizarre, douloureux qu’a été le premier confinement. Il a observé de son balcon les rares personnes qui passaient dans sa rue, il y a un an : promeneurs, voisins, sans-abri. De ces instants de vie dans un pays à l’arrêt, il en a fait un très beau livre de photos en noir et blanc : « De mon balcon », avec un texte de François Morel en préambule, disponible sur son site). Ce n’est pourtant pas son métier, lui qui a travaillé dans le marketing, mais c’est devenu son activité de retraité, une nouvelle passion. 

Ne pas « photographier la misère »

« Au départ, je cherchais une activité comme tout le monde, j’ai un magnifique balcon qui donne sur trois rues. Je regardais les photos le soir, elles n’avaient aucun intérêt, alors j’ai cherché un fil directeur« , puis au bout de trois jours, il photographie une dame qui donne de quoi boire et manger à un SFD, lui qui s’était juré de ne jamais photographier la misère. 

« Il y avait un sentiment de générosité, un besoin de communiquer avec l’autre…et un temps parfait« , se rappelle-t-il. Photographier les sans-abris : « J’ai eu envie de m’approcher d’eux, les comprendre, les aider« . Il se souvient de Jojo le clown, SDF, qu’il a rencontré et même interwievé : « On ne voyait quasiment plus qu’eux dans la rue, les scènes venaient à moi dans la rue« .

Autre fait marquant de ces clichés : il n’y a quasiment personne de masqué, il y a un an il n’était pas encore obligatoire. On se rappelle ainsi les caddies qui débordent, cette ambiance particulière. « Il y a eu un paradoxe, c’était pendant ce confinement que j’ai eu le plus de relations avec des gens de l’extérieur » se rappelle Philippe Enquin. Les applaudissements de 20h l’ont marqué : « C’était un moment extraordinaire, on communiait ensemble » explique-t-il, lui qui avait alors même mis son numéro de téléphone sur une pancarte, brandie sur son balcon, et s’est fait ainsi de nombreux nouveaux amis. 

Les invités
L’équipe
(Ré)écouter L’invité de 6h20

Un bien beau livre sur le confinement

Philippe Enquin, De mon balcon, chroniques d’un confinement parisien

Souvenez-vous, c’était il y a un an exactement. Le 17 mars 2020, alerte Coronavirus ! Plus de masques, pas de gel, pas de blouses à cause de l’impéritie d’une bureaucratie aussi tentaculaire qu’inefficace, les hôpitaux débordés après le bordel gaulois des réductions de crédits, des revendications et des grèves, les élections tenues « quoi qu’il en coûte » par des politiciens imbéciles… Confinement général, strict ! « Nous sommes en guerre » mais sans munitions ni stratégie : recours à la Ligne Maginot.

Depuis, la bureaucratie a été secouée et les politiciens sont devenus semble-t-il moins imbéciles. Le « pouvoir médical » n’est plus qu’un pouvoir délégué, le pouvoir politique de décider de l’avenir en fonction des gens est redevenu prépondérant. Plus de confinement strict mais cahin-caha la vaccination, malgré les restes de cette décidément inefficace bureaucratie qu’il va falloir tailler et recentrer.

Durant les deux mois de confinement d’il y a un an, Philippe Enquin, photographe juif de 85 ans né à Buenos-Aires mais installé en France depuis 1962, prend des photos depuis son balcon d’un quartier bobo près du boulevard Voltaire. Il a un petit air de Woody Allen avec sa casquette à visière et ses lunettes arrondies derrières lesquelles pétillent deux petits yeux vifs. Mais, derrière les yeux, une humanité toute prête à compatir. Il observe, il mitraille, 3000 clichés pour 140 retenus – les plus significatifs.

Masqués, non-masqués, en courses, en promenade de chien, solitaires, en couple, se donnant des fleurs, ou donnant un sandwich à un sans-abri, s’embrassant, se saluant, dansant, s’affairant protégés ou ouvert au soleil… les gens. Ils défilent sous le balcon, ils vivent malgré tout, ils sont disponibles donc plus solidaires, isolés donc moins solitaires.

Préfacé par tout un tas de gens connus sinon célèbres dans le quartier – François Morel comédien chanteur chroniqueur à France Inter, Alain Kleinmann peintre avéré, José Muchnik poète anthropologue ex-ingénieur en génie chimique, Carlos Schmerkin conseil en ingénierie éditoriale – le livre est probablement le premier bilan d’un événement historique. Il raconte au ras du bitume, à la hauteur d’un deuxième étage, la vie des gens. Avec la bienveillance d’un grand-père qui en a beaucoup vu, d’un humain qui a beaucoup vécu, d’une émotion qui découvre la résistance des vivants au virus mortifère et aux gouvernants dépassés.

Un jeune couple qui s’embrasse sans masque (« ils ne servent à rien »), une petite fille pieds nus qui cueille une fleur pour maman, une fille masquée qui passe déguisée en panthère Disney parce qu’elle est ainsi couverte de partout, un homme en noir et panama clair qui s’avance courbé vers l’avant comme la mort en marche sur un passage zébré, Jojo le clown ruiné par sa bonne femme, le jeu de boules ou de raquette du solitaire dans un parc fermé sur décision administrative, un homme qui aide à déplacer un SDF couché trop proche de la chaussée, une femme qui dépose à manger sur le banc d’un autre… Ce sont des tranches de vie, des tronches de gens, des triches d’interdits.

Un bien beau livre, pour se souvenir, en mémoire de ces semaines de sidération où chacun est resté face à soi, face aux autres, séparé par les gestes barrière, par l’impuissance des imprévoyants.

Philippe Enquin, De mon balcon, chroniques d’un confinement parisien, 2020, autoédition, 105 pages, 140 photos, €26.00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

 

Le Figaro consacre un immense article au livre de Philippe Enquin

De son balcon, ce retraité a photographié la vie confinée dans un Paris désert

Tout au long du printemps, Philippe Enquin avait voulu raconter ces jours hors du temps. Promeneurs, voisins, sans-abri… nul passant n’a échappé à son regard d’artiste.

« Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses » fait dire à l’amant au balcon un Baudelaire attendri par les jeux subtils qui se jouent, juste dans le prolongement de la fenêtre, sur ce promontoire où l’intime et la rue s’entremêlent. Plaisir d’être vu, désir de voir… le balcon est aussi cette cabine de vigie aux avant-postes de la ville d’où chante un impudique Charles Trénet : « pour observer la vie et ses folies, c’est très intéressant de voir des passants ».
Voilà bien une improbable folie de la vie dont le photographe Philippe Enquin s’est fait le conteur muet depuis son poste de guet. Où sont passés les passants ? La rumeur s’est tue, la foule s’est évanouie. Du haut de son balcon parisien du boulevard Voltaire, ce retraité contemple au matin du 17 mars 2020 le jour se lever sur une ville déserte. Le mot n’a pas été clairement prononcé mais déjà il se murmure au bout de toutes les lèvres : la France est confinée.

À la faveur des beaux jours, les Parisiens se ruent aux balcons mendier leur part du printemps qui éclôt au-dehors : comme eux, Philippe Enquin ouvre grand ses portes-fenêtres, et pour tromper l’ennui, saisi par le sentiment qu’il se passe là quelque d’inédit, dégaine son appareil photo pour mitrailler quelques tranches de vie au hasard des boulevards assoupis. Un an plus tard, il présente le fruit de ces shootings improvisés, qui après avoir alimenté son blog sont désormais réunis dans un recueil autoédité* tout à la fois sensible et brouillon, amateur sans doute – mais irrésistiblement touchant.

Alors que nous devisons face à lui du mélange d’émotions et de souvenirs que fait naître l’évocation de ces jours à nul autre pareils, Philippe Enquin trépigne : il nous prend enfin le livre des mains et en tourne lui-même les pages. Chaque image a son histoire. « J’ai d’abord pris en photo ce qui venait, sans projet précis, poussé par les conditions particulières du moment : un temps magnifique, un grand silence, et comme une forme de gravité qui pesait dans tous les esprits. Puis il y a eu cette dame… » Cette dame c’est elle, qui s’avance à pas de loup vers un clochard endormi, et sur la pointe des pieds se penche à son chevet pour déposer près de lui quelques bouteilles d’eau et un paquet de biscuits – puis s’en va comme elle venue, secrètement. « C’était une scène de générosité gratuite, sans face-à-face. Contrairement à la plupart des dons auxquels on assiste, cette dame a fait en sorte que la personne ne se rende compte de rien et ne puisse donc pas la remercier. À ce moment, j’ai compris que depuis mon balcon, il fallait que je raconte des choses. » Cette photo-là bouleverse Philippe Enquin et donne un sens nouveau à ses indiscrétions : désormais, il souhaite narrer les chroniques de cette vie suspendue qui rompt toutes les accoutumances et donne une saveur nouvelle aux allées et venues du quotidien.

« C’était une scène de générosité gratuite ». © Philippe Enquin

Les sans-abri justement, on ne voit d’abord qu’eux : que ne donneraient-ils pas pour être confinés comme tout le monde ! Mais pour ces oubliés de la quarantaine et de l’attestation dérogatoire, la rue, géante et vide, demeure le seul refuge. La désertion des trottoirs les rend seulement un peu moins anonymes que d’ordinaire. « Je ne prends jamais en photo la misère humaine, mais cette fois c’était différent : je suis allé à leur rencontre et je me suis même lié avec certains d’entre eux, alors il fallait que je témoigne en leur nom » explique Philippe Enquin, qui consacre au milieu de son livre un portrait à « Jojo le clown », un drôle d’homme qui a eu mille vies. Né dans une roulotte, abandonné dans un cirque par sa gitane de mère, Jojo a appris à jongler puis… à faire le pain. Mais quand il divorce de la boulangère, il se retrouve à la rue et vit sur un carton pendant vingt ans. « Jojo est un type sensationnel, je le revois souvent ; il m’a aussi présenté son ami, Bébert… » Il parle d’eux avec une tendresse infinie : voisins, promeneurs, personnes de la rue, pas un qu’il n’ait photographié sans du même coup l’apprivoiser. « C’est le paradoxe du confinement : nous étions seuls et enfermés, et pourtant jamais nous ne nous sommes sentis si proches les uns des autres » se prend-il à philosopher.

Jojo le clown. © Philippe Enquin

Et si le destin ne fait pas naître assez vite des amitiés nouvelles, Philippe Enquin n’hésite pas à lui forcer un peu la main. Sans quitter son balcon, le voilà qui arbore son numéro de téléphone sur un immense écriteau brandi à l’intention des occupants des fenêtres d’en face. Les voisins comprennent vite : bientôt il reçoit une pluie de messages et d’appels. Il peut désormais mettre des noms sur les visages de ceux qu’il salue toujours, de loin, par un geste de la main avant de leur tirer le portrait.

Nous lui demandons prudemment s’il a pu lui arriver de se sentir seul, parfois. Il se vexe un peu, raconte ses mille-et-une occupations du confinement : les cours qu’il suit sur le Talmud, les longues visioconférences avec sa famille éparpillée entre la France et l’Argentine… Nous ne pouvons réprimer une réaction surprise : voilà un papy bien à l’aise avec la technologie ! Cette fois, il s’agace pour de bon : « J’ai horreur que l’on dise que je suis un papy ! Cela limite terriblement la personnalité des personnes de mon âge. Bien sûr que je consacre du temps à mes enfants et mes petits-enfants, mais je fais bien d’autres choses, entre mes activités de photographe, mes études, l’écriture de mes livres, les amis que je vais voir… Il y a une citation de Sénèque que j’ai un peu transformée pour en faire ma devise : on n’est vieux que lorsque l’on a remplacé ses projets par de la nostalgie. Et moi, j’ai encore plein de projets. » Dont acte. La discussion reprend.

Sous ses fenêtres se pressent encore les travailleurs de la rue, éboueurs, policiers, ambulanciers… qui poursuivent presque comme si de rien n’était leur manège quotidien. Mais dans leur dos cette fois se glissent des centaines de regards : l’indifférence a fait place à la curiosité. Philippe Enquin ne perd pas une miette de leurs faits et gestes, et leur adresse à travers la lucarne de l’objectif un hommage discret.

Sous ses fenêtres se pressent encore les travailleurs de la rue, éboueurs, policiers, ambulanciers… © Philippe Enquin

Sous son regard amusé passeront encore tant et tant de silhouettes, furtivement. En ces temps-là, le gouvernement explique encore que les masques sont inutiles pour la population : une aubaine, puisque les visages découverts imprimés sur la pellicule du photographe sont autant de témoins souriants de la légèreté des premiers jours de confinement. Comme un long rêve éveillé. Point d’orgue de cette drôle de guerre (sanitaire), les festivités rituelles de vingt heures : « c’était comme un moment de communion, une explosion de joie, on n’applaudissait pas seulement les soignants mais on voulait aussi se dire les uns aux autres qu’on restait ensemble dans l’épreuve. Je n’avais jamais ressenti un tel sentiment de communauté. »

« C’était comme un moment de communion, une explosion de joie ». © Philippe Enquin

Alors que le pays est de nouveau en sursis et que les restrictions sanitaires se suivent et se ressemblent, on referme cet album avec l’impression fugace d’avoir retrouvé quelque chose de l’ivresse des premiers jours. Philippe Enquin s’est refusé à faire un second livre en novembre : le confinement cette fois n’avait plus la même saveur. Mais il a su rendre à sa mesure un peu de l’indicible frénésie de ce printemps hors du temps, où chaque sortie était une échappée, comme un petit instant d’éternité. Une revanche sur le sort, comme sans doute se l’imaginent ces deux amoureux qu’avec lui nous regardons d’en haut s’embrasser à la dérobée, pensant naïvement que dans une rue vide, personne n’y prêterait attention… D’une page à l’autre, chaque photo dit un peu plus cette soif de vivre, qui rarement plus que cette année ne nous aura étreints.

Deux amoureux s’embrassent à la dérobée. © Philippe Enquin

*D’autres photos ainsi que l’album de Philippe Enquin sont à retrouver sur son blog personnel .