John Karp sur BFM Crypto à nouveau le 30 mai 2022

Revoir l’émission de John Karp du 30 mai 2022

https://www.bfmtv.com/economie/replay-emissions/bfm-crypto-le-club/bfm-crypto-le-club-la-russie-semble-s-interesser-aux-cryptomonnaies-pour-contourner-les-sanctions-internationales-30-05_VN-202205300525.html

BFM Crypto, le Club: La Russie semble s’intéresser aux cryptomonnaies pour contourner les sanctions internationales – 30/05

Ce lundi 30 mai, Vincent Boy, analyste technique chez IG, Grégory Raymond, cofondateur et rédacteuren chef de The Big Whale, ainsi que John Karp, co-auteur de « NFT Revolution, Naissance du mouvement Crypto-Art », se sont penchés sur le fait que la Russie semble s’intéresser aux cryptomonnaies pour contourner les sanctions internationales, dans BFM Crypto, le Club dans l’émission BFM Bourse présentée par Étienne Bracq. BFM Bourse est à voir ou écouter du lundi au vendredi sur BFM Business

« Des phrases ciselées avec l’amour du travail bien fait » (Didier Guillot)

Didier Guillot, J’ai appris à rêver…

Chacun a lu dans son enfance L’île au trésor de Robert-Louis Stevenson, ou en a vu l’un des films. Les randonneurs ont sans doute lu Voyage avec un âne dans les Cévennes, du même auteur. Il fait régulièrement des émules, et Didier Guillot est parti sur ses chemins. Oh, il parle peu de Stevenson, juste au détour d’une phrase, l’écrivain écossais est juste une marque, un itinéraire proposé, pas même un guide de vie sauvage ou simplement naturelle.

L’auteur, la cinquantaine, ouvrier devenu juriste à force de cours du soir pour s’en sortir, sortir de soi et de ses brisures d’enfance, a voulu prendre un bol d’air, faire une pause, retrouver une nostalgie : celle de son grand frère Daniel, mort à 23 ans volontairement parce qu’inadapté à l’existence, probablement bipolaire. Didier nous raconte, au fil du chemin, le bonheur d’être grand frère, le seul bonheur du sien. Lui, le petit, se sentait aimé, admiré, protégé, élevé. Dans de belles pages il dit avec pudeur ces moments que la marche lui remémore, la promenade dans les chemins avec l’aîné, la pêche à la rivière, les jeux d’eau, les insectes sur la peau, et toujours ce sentiment d’être là parce qu’un autre qui vous aime est à côté. Il lui a appris à rêver puis, à 13 ans, l’a laissé.

Pour le reste, quelques anecdotes sur les bobos des cuisses et des pieds, la soif et la fatigue, les gîtes et les bistros, les vieux de rencontre ou l’Anglais alcoolo, l’ex-routarde pieds nus qui accumule les plats de terroir par bonheur de donner à manger, la randonneuse qui se targue de ne voyager qu’avec deux slips, le jeune homme généreux de sa bouteille d’eau mais qui canne dans les montées. Un zeste d’humour, beaucoup d’empathie pour les arbres, les roches, la forêt.

Des phrases ciselées avec l’amour du travail bien fait, les mots ajustés en marqueterie, peu d’épanchements et de lyrisme mais les sauts et gambades d’un esprit au fil d’un chemin. Juste un pas de côté.

Didier Guillot, J’ai appris à rêver… sur les pas de Stevenson, 2021, éditions La Trace, 173 pages, €16.00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Entretien de François de Coincy pour Entreprendre

François de Coincy : « Emmanuel Macron fait partie des gens qui croient que l’argent règle tout »

Emmanuel Macron

Dans un essai, Sept idées libérales pour redresser notre économie, éditions L’Harmattan, 2022, militant pour une « vraie » économie libérale pour la France, l’auteur et économiste expose un certain nombre d’idées originales et iconoclastes faciles à mettre en œuvre.

Marc Alpozzo : On dit de Macron qu’il est un « libéral », à mon avis à tort. Dans une tribune du FigaroVox, vous affirmez justement que « sa fascination pour la dette trahit qu’il n’a jamais été libéral »[1]. Pouvez-vous éclairer nos lecteurs ?

François de Coincy : La liberté c’est le souci de l’indépendance et cela vaut particulièrement en matière économique. Au niveau du pays, à chaque accroissement de dette, nous dépendons un peu plus de nos créanciers et le choix des possibles diminuent.

Emmanuel Macron fait partie des gens qui croient que l’argent règle tout et peu lui importe la manière dont on s’en procure.

Autant l’endettement est utile lorsqu’il finance des projets dont les retombées futures permettront d’en rembourser les échéances, autant il devient un corset insupportable lorsqu’il permet le déficit public.

Autant l’impôt qui paie les dépenses publiques est un processus clair entre l’Etat et les citoyens, autant l’endettement est un palliatif antidémocratique permettant de faire des dépenses sans conséquences apparentes pour les citoyens.

Emmanuel Macron n’a effectivement rien d’un libéral : Il dirige en disant « ne vous inquiétez pas je m’occupe de tout » et c’est ce qu’il fait : à crédit. Cela expliquerait sa fascination apparente pour l’argent magique qui lui évite tous les désagréments de la cruelle réalité, celle qui l’obligerait à demander aux citoyens de fournir des efforts.

M. A. : Votre essai s’intitule Sept idées libérales pour redresser notre économie (L’Harmattan, 2021). Ce serait bien trop long de les reprendre toutes ici, mais quelle serait l’idée phare qui nous sortirait de la crise économique actuelle, selon vous ?

F. C. : La crise économique n’est pas actuelle, elle est permanente depuis des dizaines d’années et malheureusement je ne pense pas qu’une seule mesure puisse nous sortir de la crise en dehors de la mise en œuvre du principe libéral de responsabilité individuelle.

La mesure phare des idées que je propose me semble être le système monétaire libre pour deux raisons :

D’une part c’est la dérive de l’argent gratuit de la BCE qui permet le laxisme budgétaire qui nous amène devant un mur de dettes.

D’autre part, c’est le système monétaire dirigé actuel qui génère les crises financières qui déstabilisent l’économie. L’inflation constatée aujourd’hui n’est que le résultat des montagnes de liquidités émises par la Banque Centrale.

Il y a une double erreur dans la mission confiée à la BCE

D’une part on lui donne le soin de réguler l’inflation : Dans l’inflation il y a deux éléments, la dépréciation monétaire et l’augmentation propre des prix. Si la dépréciation monétaire était inexistante, il ne resterait que l’augmentation propre du prix des produits contre laquelle cela n’a aucun sens d’essayer de lutter : On voit mal comment la Banque Centrale pourrait lutter contre une augmentation des prix du pétrole décidés par les pays exportateurs. Quant à la dépréciation propre de la valeur de la monnaie, elle résulte en général des manipulations effectuées par la Banque Centrale elle-même en pesant sur la masse monétaire ou le taux d’intérêt.

D’autre part on lui demande de favoriser la croissance. C’est également une mission impossible, le système monétaire n’est qu’un système comptable d’écritures de dettes et de créances et seule l’économie réelle peut avoir un impact sur la croissance.

Ce ne devrait plus être la banque centrale qui détermine arbitrairement les taux d’intérêt ni les masses monétaires, mais elle devrait créer et réguler un marché libre des dettes et créances dont ressortirait les taux d’intérêt.

La seule mission de la BCE devrait être de garantir l’intégrité du système monétaire. Si cette idée était adoptée, cela éviterait les crises financières, certains enrichissements sans causes du système financier privé, mais surtout les déficits excessifs des Etats.

Ainsi notre pays ne pourrait résoudre ses problèmes qu’en agissant sur l’économie réelle c’est-à-dire tout simplement par le travail.

M. A. : Vos idées pour un programme plus libéral sont simples mais aussi iconoclastes. Par exemple, pour l’Éducation nationale, dont les résultats PISA sont assez inquiétants, vous préconisez de « confier l’Éducation nationale aux régions ». Vous déterrez le face-à face jacobins-girondins, qui relève d’une vieille histoire française. Pourtant, vous reconnaissez-vous-même que ce qui va mal à l’école, ce n’est pas la centralisation de l’école, mais bien l’idéologie socialiste du « bac pour tous ». Comment cette « vraie décentralisation » comme vous l’appelez, permettra-t-elle de relever le niveau ?

F. C. : L’Éducation Nationale est dans la situation de l’entreprise monopolistique qui devient de moins en moins performante au fil du temps parce rien ne vient la remettre en cause. On n’y peut contester une décision, on n’y peut prendre d’initiatives, tout vient d’en haut, d’une Direction elle-même ligotée par ses propres agents.

Si chaque Région prend en charge toute la politique de l’Education sur son territoire, ses élus auront aura à cœur d’avoir les meilleurs résultats par rapport aux autres. La concurrence jouera non en termes monétaires mais en termes de réputation.  Les régions pourront avoir des approches différentes au niveau des programmes, des qualités professorales ou des organisations mais elles auront toujours à l’esprit qu’elles seront comparées aux autres. Avec une telle émulation, il y aura une dynamique pour promouvoir les meilleurs professeurs et les meilleures méthodes d’enseignement. Les idéologies seront abandonnées car les parents et les élèves privilégieront l’efficacité en demandant aux établissements moins performants d’adopter les méthodes des meilleurs.

C’est à partir de cette diversité d’initiatives différentes que pourra se développer l’excellence à partir d’une ou deux régions puis communiquées aux autres. Je ne prône aucun système d’éducation, je propose la liberté qui permet aux meilleurs systèmes d’enseignement d’émerger et de supplanter progressivement les autres.

M. A. : Vous abordez la réforme des retraites, qui sera le gros dossier du nouveau quinquennat de Macron, et qui augure déjà de nombreux désordres sociaux. Que pensez-vous de la retraite à 65 ans, et que préconisez-vous plutôt ?

F. C. : On fait une fixation sur l’âge de départ en retraite qui ne devrait pas être l’objet du débat, mais un paramètre laissé à l’appréciation de chacun. Pour cela il faudrait clarifier le sujet entre ce qui relève de la responsabilité individuelle, les cotisations de retraite, et ce qui relève de la solidarité collective, l’impôt finançant le minimum vieillesse.

L’équilibre du système de cotisation retraite par répartition ne doit pas être calculée sur une année, mais sur longue période de telle sorte que les déficits ou excédents d’une année ne soit qu’une dette ou créance du système qui doit s’éteindre naturellement. Il est évidement absurde de faire la répartition en fonction du solde annuel et non en fonction des sommes cotisées dans le passé. Il faut qu’en moyenne lorsqu’on prend sa retraite, le montant des pensions à recevoir compte tenu de l’espérance de vie, soit égal aux cotisations payées dans les années précédentes. Ce n’est aujourd’hui pas le cas : les cotisations payées sont inférieures aux retraites à percevoir.

Une fois ce principe posé, c’est à chacun de déterminer librement quand il veut prendre sa retraite, une fois qu’il a atteint au moins le minimum vieillesse. Les métiers générant une usure physique ou intellectuelle prématurée doivent faire l’objet d’une sur-cotisation à la charge des entreprises.

Il y a par ailleurs une solidarité nationale envers ceux qui n’ont pu se constituer une retraite suffisante qui ne relève pas des cotisations retraites et qui doit être assurée par l’impôt

Il y a donc une clarification à faire sur ce qui relève des cotisations afin de laisser à chacun la responsabilité des modalités de sa retraite et ce qui relève de la solidarité qui doit être définie par la représentation nationale. 

M. A. : En réalité le libéralisme économique dans votre livre ressemble plutôt à un libéralisme mâtiné d’interventionnisme de l’État, n’est-ce pas ? À la fois une libéralisation du marché monétaire, une régionalisation de l’Éducation nationale, et une régulation plus étatiste qu’idéologique, voire apocalyptique de l’écologie. Alors pourquoi pensez-vous que le libéralisme fasse tant peur à la France ?

F. C. : L’intervention publique est essentielle pour mettre en œuvre les règles qui permettent ou favorisent la liberté, notamment économique, mais l’Etat doit s’en tenir à cette mission et laisser les acteurs opérer librement. A titre exceptionnel, il intervient évidemment en cas de défaillance du système.

Le libéralisme est mal compris des Français qui l’assimilent à tort au laisser-faire. Beaucoup de « libéraux » eux-mêmes n’ont pas compris que la liberté n’est pas un état naturel et que c’est au contraire une création humaine qui nécessite des règles.

La démagogie démocratique pousse les candidats au Pouvoir à offrir à leurs électeurs une assistance de plus en plus grande. On a atteint des sommets lors des dernières élections lorsque le Président Macron a multiplié les chèques électoraux payés par la dette, obligeant ses concurrents à faire de la surenchère.

Après tous ces cadeaux populistes, la raison libérale qui demande à chacun de prendre en main son destin est évidemment inaudible.

La question se posera lorsqu’arrivera la fin de l’argent magique : Emmanuel Macron pourra-t-il prolonger sa martingale monétaire durant cinq ans ou devra-t-il manger son chapeau comme quand, il y a quarante ans, François Mitterrand dut abandonner les mirages socialistes ?

Propos recueillis par Marc Alpozzo
Philosophe, essayiste

Auteur de Seuls. Éloge de la rencontre, Les Belles Lettres

François de Coincy, Sept idées libérales pour redresser notre économie, éditions L’Harmattan, 2022.

François de Coincy, né en 1945 (75 ans) : 2020 – auteur d’un livre d’économie : « Mozart s’est-il contenté de naître ? » ; 1977 – 2018 PDG de la Compagnie de Chemins de Fer Départementaux. Redressement de la société et transformation en holding solide et diversifié ; 1976 – 2000 Création et développement d’un groupe immobilier en association avec un ami ; 1970 – 1976 Groupe Hachette (diverses fonctions gestion finance) ; 1970 Diplomé ESC.


[1] « La fascination d’Emmanuel Macron pour la dette trahit le fait qu’il n’a jamais été un libéral» : (Publié le 30/11/2020 à 21:18, mis à jour le 01/12/2020 à 14:30) : https://www.lefigaro.fr/vox/economie/la-fascination-d-emmanuel-macron-pour-la-dette-trahit-le-fait-qu-il-n-a-jamais-ete-un-liberal-20201130?fbclid=IwAR0gcmKw1sJ5FVqCXqYHtjS8cKqDpKSArrFT6T1NYEdQgA-HC9Pl6GX5LT0

Grand entretien Christian Mégrelis et Marc Alpozzo pour Entreprendre

Christian Mégrelis, un français au pays des Soviets

Ancien conseiller de Gorbatchev, Christian Mégrelis a vécu la chute de l’URSS, qu’il analyse dans un ouvrage Le naufrage de l’Union soviétique (Transcontinental d’éditions, 2020). Dans un long entretien nous revenons ensemble sur l’effondrement de l’Union soviétique, qui aura marqué l’histoire de la fin du XXe siècle, et il propose une analyse la stratégie de Vladimir Poutine, qui a envahi l’Ukraine, le 24 février 2021. 

Marc Alpozzo : Votre ouvrage, Le naufrage de l’Union soviétique (Transcontinental d’éditions, 2020) raconte la déconfiture de l’U.R.S.S., de la chute du mur de Berlin jusqu’à l’annonce de sa dissolution le 26 décembre 1991, par Mikhaïl Gorbatchev, dont vous avez été le conseiller. Alors, pourquoi ce livre ? Et pourquoi aujourd’hui ?

Christian Mégrelis : J’ai vécu une parenthèse surprenante de l’histoire universelle. Au bon endroit, au bon moment avec les maîtres du jeu. Quand le Kremlin, par la voix de Valentin Pavlov, Premier Ministre de Mikhail Gorbatchev, m’a proposé de participer à la fête, je me suis gardé de réfléchir. J’ai profondément cru en eux et leur ai donné toute ma passion et toutes mes compétences : qui aurait pu en profiter plus qu’eux qui se voyaient investis de la tâche gigantesque de remettre un géant géopolitique dans l’axe de la liberté et du progrès ?

Mais c’était déjà trop tard ! Les « forces du mal », comme dit le Patriarche de Moscou Kiril, travaillaient à la destruction des fragiles fondations en cours de construction. Les imbéciles du KGB se sont mêlés de faire un coup d’état et, comme tout ce que ce service organise, cela a tourné au détriment de l’URSS abolie par trois soiffards primaires dans une datcha d’Ukraine après une nuit de libations. Peut-on imaginer fin plus ridicule pour un des plus grands empires du monde ?  On pense à la fin de celui d’Alexandre le Grand, premier génie global, disséqué par ses diadoques dès sa mort à Babylone et source de guerres interminables clôturées par la naissance d’un nouvel empire : Rome. Miracle quand même, et preuve du mépris du peuple pour le communisme : tout cela s’est déroulé sans faire la moindre victime, à part le Ministre de l’Intérieur et sa femme qui se sont suicidés par peur des représailles.

Bref l’exploit de Boris Eltsine, une mise à mort de l’URSS à la tronçonneuse, a cassé le sage processus de démocratisation et de libéralisation mis en œuvre par Mikhail Gorbatchev pour le remplacer par une anarchie économique et une incertitude politique qui ont préparé la voie à l’entrée de la Russie dans ce monde à la « 1984 » qui est le sien aujourd’hui.

Devant les dérapages poutiniens et la mise à sac de leur patrie par les brigands de grand chemin qu’ont été les « oligarques » avec la complicité intéressée des poutiniens, j ’ai éprouvé le besoin de laisser mon témoignage sur ce que j’ai vécu pendant la fin de la période Gorbatchévienne et les vingt premières années de la Russie nouvelle : les dix ans de Eltsine et les dix premières années de Poutine. Période que les historiens du futur classeront sans nul doute comme la plus heureuse de toute l’histoire de la Russie et qui a été pour moi la plus excitante de ma vie.

M. A. : Vous avez vécu les derniers moments de l’Union soviétique. Comment expliquez-vous le basculement, largement favorisé par le président des États-Unis d’alors, Ronald Reagan ? Si Mikhaïl Gorbatchev passe pour un héros chez nous, en Occident, ce n’est pas le cas en Russie actuellement, n’est-ce pas ?

C. M. : Le basculement s’explique par la lassitude de la population soviétique qui ne voit pas d’amélioration dans son pouvoir d’achat et perd tout espoir de rattraper le niveau de vie occidental. Il est dominé par la dépolitisation des élites et surtout des grandes familles dirigeantes qui sont devenues des agnostiques du marxisme -léninisme et ne cherchent qu’à jouir de leurs privilèges. Mais l’accaparement des richesses du pays ne se fait que sur une toute petite échelle et les jeunes dirigeants des Komsomols (jeunesses communistes) rêvent de grandes aventures financières qui nécessitent une libéralisation complète du pays. Le Président Gorbatchev est en phase avec ces désillusions et ces espoirs et met en place un plan de privatisation des activités économiques avec la coopération de l’Académie des Sciences section Economie. Sous la houlette de Vladislav Chataline nous concevons un programme qui doit permettre des privatisations sans accaparement, en laissant au personnel de chaque entreprise un droit de regard sur la gestion de la firme, à la manière allemande. Nous prévoyons également l’entrée de firmes étrangères dans les sociétés privatisées avec des engagements de transferts de know how et de management skills. Enfin nous mettons en place une méthodologie des financements structurels qui devrait permettre la création d’un marché de la dette et des equities. En effet la privatisation, en coupant la relation organique de la firme avec l’administration, supprime le recours permanent aux financements publics.

Le « Plan des 500 jours » adopté, la mise en route commence avec la distribution des « vouchers » aux personnels des firmes à privatiser.

C’est à ce moment là que le putsch du KGB paralyse Mikhaïl Gorbatchev. Le Plan est mis dans un tiroir d’où il ne ressortira jamais. La CIA délègue l’économiste Jeffrey Sachs qui aurait, disait-on, redressé la Bolivie et qui impose sa « thérapie de choc » de privatisations accélérées. Un nuage de dirigeants de Komsomol fond sur les industries exportatrices et rachète en un clin d’œil les « vouchers » aux personnels tout en créant les fameuse « Pocket Banks » qui lèvent les fonds auprès de la Gosbank, la Banque centrale de l’URSS.  La suite, c’est le plus grand pillage de l’histoire d’un empire par ses privilégiés. J’estime que plus de 2 000 milliards € ont été exportés et privatisés dans des banques offshores. Les nouveaux Grands Ducs sont arrivés.

Pour tout rejeter sur Mikhail Gorbatchev, on a crié qu’il avait démantelé l’URSS alors que son projet était au contraire de la régénérer en lui conservant son intégration économique. Cette accusation a suffi pour qu’il soit jeté dans les poubelles de l’histoire sans jugement aucun. Comme il a choisi de se taire et que les absents ont toujours tort, sa statue a été dévissée et il faudra des siècles avant que la vérité refasse surface.

En réalité, la fin de l’URSS a été signée par les Premiers secrétaires des PC de Belarus, Ukraine et Russie sans aucune consultation, en déchirant le traité de 1922 qui l’avait créée. 

M. A. : Vladimir Poutine a déclaré : « Celui qui ne regrette pas l’Union soviétique n’a pas de cœur, celui qui souhaite son retour n’a pas de tête ». Diriez-vous qu’il est l’héritier de l’Union soviétique ?

C. M. : C’est bien ce qui prouve que Mr Poutine n’a plus toute sa tête !  L’âge lui fait regretter le « bon vieux temps » où l’URSS cochait pour la place de seconde grande puissance de la planète.  Hélas trente ans sont passés et l’arsenal de la terreur a mal vieilli. Il faudrait un maître à la manière de Kim de Corée du Nord pour forcer l’industrie de défense à se défoncer, ce qui n’est plus le cas. La reconstitution de l’URSS est mal partie malgré le dépeçage de la Géorgie, la soumission sans conditions de la Belarus et le domptage éclair du Kazakhstan en janvier dernier. La méthode « à la tchèque » ou « à la hongroise » employée en Ukraine ne fonctionne pas non plus grâce à l’aide militaire européenne qui avait cruellement manqué à ces deux pays « satellites de l’URSS ».

L’Union soviétique était l’héritière de Yalta signé par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Elle était donc intouchable dans son pré carré. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, la Russie étant sortie de Yalta en donnant l’indépendance à ses provinces et états autonomes qu’elle essaye de récupérer par la menace et la force.

M. A. : Dans un article intitulé « Renaissance », (Deuxième partie de l’ouvrage) vous parlez du début de la présidence de Poutine. Vous dites que « la population voit enfin une amélioration de son sort », qu’au Kremlin « le népotisme ne fonctionne plus », que « la corruption, maladie endémique de ce pays depuis la nuit des temps, est enfin combattue ». Vous rajoutez qu’on est loin de l’opération « Mains propres » en Italie, mais « les progrès sont notables et le mouvement lancé ». Diriez-vous donc, que Poutine a été une chance pour la Russie ? Et pourquoi avons-nous tant diabolisé le locataire du Kremlin, en Occident, en le faisant passer pour un dictateur, si les progrès étaient si conséquents que cela ?

C. M. : Vladimir Poutine, tel que je l’ai connu, était un fonctionnaire falot emporté par le grand vent de liberté qui avait saisi les pays de l’ex URSS en 1992. Sa carrière au Kremlin dans l’ombre de Eltsine a été météorique car il en avait fait un peu son fils adoptif et ne lui refusait rien. La facilité avec laquelle il a obtenu la direction du FSB, ex KGB, est proverbiale (cadeau d’anniversaire…). Les ministres « évolués » se sont succédés à grande vitesse, mais aucun ne pouvait plaire à Eltsine car ils étaient pour la plupart d’anciens technocrates Gorbatchéviens (Guaidar, Tchoubais) Comme la liberté économique s’était terminée dans la licence, les « technos » n’avaient aucun appui populaire car on les accusait d’avoir nourri les oligarques en leur mettant l’économie soviétique dans la gueule. Et de fait, les fuites de capitaux de l’époque de la « thérapie de choc » de Jeffrey Sachs ont privé les grandes firmes des ressources nécessaires pour se rénover et développer de nouvelles technologies et de nouveaux produits. (plus de 2000 milliards $). Le plus grand pillage d’un pays par ses propres citoyens ! Toléré par Eltsine et favorisé par les « technos ». Tout le monde était au courant, mais, comme les choses marchaient bien, chacun en tirait quelque profit et le niveau de vie s’améliorait rapidement.  Ce fut l’époque durant laquelle le peuple russe commença à devenir consumériste et heureux de l’être. Par ailleurs je confirme la lutte contre la corruption, dont l’arrestation de Khodorkovski a été l’illustration et contre le népotisme, vice héréditaire du communisme qui avait fabriqué les « oligarques ». D’où mon titre « Renaissance ».

Seul Poutine avait su garder ce parfum d’antimite des armoires soviétiques qu’on ne voulait plus rouvrir. Il était donc logique qu’il soit choisi en dernier ressort. Le « libéralisme » avait montré ses limites avec les « robber- barons » ! La grande différence avec leurs ancêtres américains est qu’ils pillaient leur pays alors que les autres construisaient la forteresse industrielle américaine.

L’étape suivante, c’était le retour au dirigisme. Aujourd’hui, la réponse aux sanctions, c’est la renationalisation de jure ou de facto de la grande industrie et de la grande banque.

La chance de la Russie, ce fût les frères ennemis Gorbatchev et Eltsine. Les graines semées par l’un et l’autre ont été négligées par l’héritier Poutine totalement ignorant en matière d’économie et dont le seul but a été, la première décennie passée, de prolonger son pouvoir par tous les moyens, d’abord le pouvoir absolu et aujourd’hui la guerre. 

M. A. : Je reviens sur le « naufrage de l’U.R.S.S. », comme vous le nommez. Vous l’expliquez en grande partie à cause de « la machine à s’autodétruire » qu’était la dictature du prolétariat, du Goulag, qui était, dites-vous, « un rouage essentiel de l’économie » et on allait chercher ses pensionnaires, « intoxiqués par la propagande », vous écrivez, « jusqu’au sommet de la hiérarchie du savoir ». Aussi, parce que les « périodes de paix et de tolérance » étaient des périodes de « stagnation ». C’est en tout cas ainsi que le voyait Mikhaïl Gorbatchev. Comment expliquez-vous cela ? Ça peut paraître assez étonnant pour nous, d’autant que l’on n’imagine pas Gorbatchev penser ainsi.

C. M. : C’est beaucoup plus compliqué que cela. La machine à s’autodétruire c’était la Nomenklatura, une bande de familles égoïstes et cyniques qui ne voyaient du pouvoir que les privilèges qu’il leur octroyait et méprisaient les autres. Sous le couvert, évidemment de la logomachie marxiste- léniniste revue par Staline.  Le premier à prendre conscience de la fin programmée du communisme a été Beria, vite assassiné, et, plus tard, Andropov, trop malade pour gouverner, qui a été le mentor de Gorbatchev.  Contrairement à ce tout le monde pense, la libération des citoyens soviétique a été initiée par Léonid Brejnev, dirigeant renié par ses successeurs mais qui a été le premier à dégonfler le Goulag et à équiper l’industrie soviétique. Toutes les usines que j’ai été amené à rénover dans les années 2000 avaient été construites sous Brejnev. Tous les anciens ingénieurs que je rencontrais dans les années 90-2000 ne cessaient de se vanter d’avoir travaillé à la renaissance de l’industrie soviétique sous la houlette de Brejnev dont la mauvaise réputation a été établie définitivement le jour de l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie. Par la suite, Gorbatchev a décidé de renommer cette période « l’ère de la stagnation », ce qui est historiquement faux.

 Gorbatchev n’a pas pu poursuivre l’industrialisation de l’URSS pour la bonne raison que les crises du pétrole et des matières premières ont tari les prêts occidentaux qui avaient permis à Brejnev d’acheter ses usines à l’étranger (USA Japon, Allemagne, France et Italie). En outre, il ne pouvait attirer les investissements étrangers tant que le système communiste survivait. CQFD ! l’URSS devait donc devenir la CEI (Communauté des Etats Indépendants) la référence communiste effacée, la libre entreprise proclamée. Et il était essentiel que le monde sache ce qui se passait en URSS et y participe avec bienveillance. J’en sais quelque chose, ayant moi-même et ma société été sélectionnés pour promouvoir la « perestroïka économique » auprès des milieux d’affaires occidentaux. Et organiser le « Club de Moscou » pour les plus grands groupes mondiaux. 

M. A. : Vous dites que « le naufrage de l’U.R.S.S. a clôturé l’épisode européen de l’histoire universelle ». Que voulez-vous dire exactement ?

C. M. : La libération des pays « satellites » de l’URSS a redonné à l’Europe une géographie plus familière. Leur intégration à l’Union Européenne a suscité de faux espoirs. Le recul vers l’est a rendu la Russie plus asiatique et moins européenne. Le bon élève de l’URSS, la Chine, a réussi à marier totalitarisme politique et liberté économique pour devenir la deuxième puissance mondiale, rôle longtemps réservé à l’URSS. Après l’agression de l’Ukraine, la Russie, rejetée par l’Ouest, va se ranger sous la direction chinoise. Le reste de l’Europe est condamné à subir la tutelle américaine pendant le prochain siècle, pour le meilleur comme pour le pire. Privée de ses empires, l’Europe, divisée en une multitude d’Etats, n’a plus qu’un statut régional et sort de l’histoire.

M. A. : Dernière question : Poutine a récemment déclaré la guerre à l’Ukraine (24 février 2022). Certains le disent fous, d’autres prétendent que son ambition est hégémonique, et qu’il rêve de reconstruire le grand Empire soviétique, dont l’effondrement fut vécu par lui et les Russes, comme une grande humiliation. Qu’en est-il réellement ?

C. M. : La pensée de Poutine a un sinistre précédent : celle d’Hitler qui s’était fixé l’objectif de réunir tous les peuples germaniques sous la houlette de Berlin. Les coups de griffe géorgiens et tchétchène n’ont pas d’autres explications. L’annexion de la Crimée relève par contre d’un autre paradigme : l’histoire (la Crimée a, jusqu’en 1945, été peuplée par les tatars). C’est la reconstitution de la « Nouvelle Russie « de la Grande Catherine dont participera la prochaine prise d’Odessa, capitale de cette entité fantôme mais dont le premier gouverneur a été français : le duc de Richelieu, éphémère premier ministre de Louis XVIII. Si l’invasion de l’Ukraine est la copie conforme de l’invasion de la Tchécoslovaquie par Hitler, nous pouvons être fiers qu’il n’y ait pas eu de « Munich », les Européens ayant décidé d’aider Kiev. Cette réaction exemplaire nous épargnera sans doute les erreurs qui ont provoqué la seconde guerre mondiale. Avec le Donbass, la Crimée et la « Nouvelle Russie », Poutine pourra se vanter d’avoir imposer ses vues à l’Europe mais continuera de craindre une intervention musclée s’il veut aller plus loin. En outre ses moyens militaires et ses tropes sont dans un état qui ne lui permet pas d’aller plus loin avant longtemps. (L’URSS avait déployé 500 000 hommes pour envahir la Tchécoslovaquie. Ici 150 000, ce qui montre la réduction de la puissance militaire de la Russie). Ce qui se révèle aujourd’hui, c’est la fanatisation délibérée de la population russe dans le déni total de la responsabilité de la guerre d’Ukraine et un fort sentiment anti européen et anti américain qui risque d’avoir, un jour, des conséquences très désagréables. Pour un grand nombre, la fin de l’URSS est comme la fin de la troisième guerre mondiale perdue par l’URSS sans avoir tiré un coup de feu….

Propos recueillis par Marc Alpozzo

Christian Mégrelis, Le naufrage de l’Union soviétique – choses vues, 2020, Transcontinentale d’éditions, 261 pages.

Christian Mégrelis, X, HEC, Sciences Po, est chef d’entreprise, essayiste et écrivain. Après quelques années au ministère de la Défense, il s’est orienté vers les marchés internationaux en 1970 et son groupe est installé en Russie depuis 1989. Il a été le conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, et il est l’auteur de plusieurs ouvrages publiés aux États-Unis, en France et en Asie sur la géopolitique, les relations internationales et le christianisme.

Propos recueillis par Marc Alpozzo
Philosophe, essayiste
Auteur de Seuls. Éloge de la rencontre, Les Belles Lettres

Tribune des philosophes Emmanuel Jaffelin et Marc Alpozzo « Le wokisme et la cancel culture veulent-ils la mort de notre civilisation ? »

Le wokisme et la cancel culture veulent-ils la mort de notre civilisation ?

Par Marc Alpozzo et Emmanuel Jaffelin, Philosophes et essayistes

Tribune. Non seulement le wokisme, ce mouvement venu des campus américains, ne nous déçoit jamais, mais il devient de plus en plus agressif depuis quelques années, dans notre vieux monde, où on y a vu naître les arts, la littérature et la philosophie. Parti désormais à l’assaut de notre patrimoine culturel, le wokisme a déjà fait des dégâts, obligeant les éditeurs d’Agatha Christie par exemple, en France, à rebaptiser en 2020, son Dix petits nègres, par ce titre sans fondement :Ils étaient dix, et qui a fait dire à l’historien Jean-Yves Mollier, préconisant de contextualiser les œuvres plutôt que de les corriger (dans un numéro de Télérama datant du 24 septembre 2020) : « C’est prendre les gens pour des imbéciles ».

Si jusqu’à présent, on regardait les Américains avec une distance amusée, jouant ainsi aux canceleurs de service, voici que cette vague d’annulation de notre culture est au cœur du débat public. Cette « nouvelle gauche religieuse américaine » comme l’appelle Mathieu Bock-Côté dans un brillant essai sur le sujet[1] n’a donc pas fini de faire parler d’elle, déboulonnant les statuts, annulant des titres de nos classiques, imposant un nouvel ordre mondial qui se veut éclairé par la Révélation diversitaire.

Le Nègre de Narcisse, jugé offensant

Et voilà que, ces jours derniers, suite à la polémique autour du titre de l’œuvre de Joseph Conrad, Le Nègre de Narcisse, estimé « offensant », le titre de ce récit maritime a été changé, rapporte Le Figaro (jeudi 12 mai 2002). Ce roman de Joseph Conrad s’est fait connaître dans les librairies et bibliothèques sous le titre Le Nègre de Narcisse, qui est la traduction littérale de son édition originale The Nigger of the Narcissus publiée en 1897. Désormais, il paraîtra en français dans une version modifiée et sous un nouveau nom : Les Enfants de la mer, reprenant fidèlement le titre de l’édition américaine. Ce sont les éditions Autrement qui ont choisi de le rebaptiser ce roman, en raison du mot  nègre , jugé potentiellement « offensant » pour les lecteurs.

Le mot nègre aux États-Unis a été remplacé dans le langage courant par le mot « the N word », jugé moins blessant. Chez nous, c’est tout simplement à la tronçonneuse que l’on s’attaque à ce vieux mot, qui est à la fois un substantif (au féminin « négresse »), utilisé pour désignant les Noirs d’Afrique ou afro-descendants, plus particulièrement quand ils sont réduits en esclavage. Également un adjectif, il était utilisé au XXe siècle pour désigner l’ensemble des populations et cultures d’Afrique subsaharienne. Certes, avec le temps,le substantif a pris une connotation péjorative et raciste, influencé qu’il fut par par l’anglais, langue dans laquelle la connotation péjorative est beaucoup plus forte. De plus, ce mot est indissociable de l’histoire de l’esclavage, servant de radical pour les mots relatifs au commerce des captifs africains (traite négrière, navire négrier, etc.), et il rappelle les heures sombres de notre histoire. Mais n’oublions pas toutefois, que ce terme a été transformé aussi, par le mouvement littéraire de la négritude, fondé notamment par les intellectuels Césaire et Senghor, afin de s’approprier cette meurtrissure infligée par l’histoire, mais sans toutefois en effacer la charge douloureuse, ce qui permettait de passer d’une connotation péjorative à une appellation positive.

Un peu d’histoire et d’étymologie

Dérivé du latin niger, « noir » en tant que couleur, le dictionnaire de Geoffroy nous dit qu’il apparaît en ancien français au XVIe siècle, negre et nigre (noir) pour désigner la couleur noire. Le terme sera ensuite repris à partir de 1529 au mot espagnol negro, « noir », pour désigner les personnes de couleur noire. Selon Myriam Cottias, directrice du Centre international de recherches sur les esclavages et post-esclavages, le mot trouve son origine dans un lieu géographique précis : la région située autour du fleuve Niger, la Négritie, là où les Portugais développent l’esclavage avec l’appui du royaume du Kongo. Durant la traite atlantique, cette origine géographique sera indissociablement liée à un statut : la servitude, les marins portugais appelant  negros »[2] les Africains qu’ils capturent sur les côtes pour en faire des esclaves aux Amériques.

En faisant un peu d’histoire et d’étymologie, on comprend alors mieux l’origine de ce mot, et cela permet évidemment de nuancer des titres anciens, qui, bien entendu, n’apparaîtraient pas aujourd’hui si le roman en question était publié au XXIe siècle : à la fois parce que ces titres seraient anachroniques, mais surtout offensants.

Cette censure morale rétroactive est donc suspecte et dérangeante. Jusqu’où ira-t-elle ? N’oublions pas par exemple, le Negro Spiritual, ce type de musique sacrée et vocale que créèrent les esclaves noirs des États-Unis au XIXe siècle et qui est à l’origine du Gospel. Supprimer « Negro » reviendrait donc à retirer l’origine géniale d’un type musical ! Et pensons que dans la langue française, le mot « nègre » est assumé, voire aimé et revendiqué par les artistes et écrivains d’origine africaine. C’est le cas de Dany Laferrière qui a écrit un roman magnifique et subtile qui s’intitule Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1995), titre qui joue sur une image sexuelle des Africains et raconte les exploits sexuels d’un Haïtien émigré au Canada. Ce livre vaut Les dix petits nègres mais avec plus de coïts que de crimes[3] !

« Racisme systémique »

Mais le mouvement Woke ne compte pas faire de pédagogie. Entendant juste déconstruire le vieux continent de son supposé « racisme systémique », les « wokes » parlent « d’intersectionnalité », de « cancel culture » et « d’appropriation culturelle », ainsi que d’« adelphité »[4], ou « whitewahsing »[5]. Mouvement né aux États-Unis, il s’articule autour d’un ensemble de termes spécifiques, empruntés à l’anglais, ainsi que des concepts sociologiques remontant parfois à la Grèce Antique. Ainsi ce mouvement met en place des enjeux idéologiques, dont le but premier est de déconstruire l’histoire et la culture occidentale, dite « trop blanche ».

L’idéologie woke ayant pris d’assaut du dictionnaire Le Robert, avec le pronom « iel » (voir la chronique de Marc Alpozzo dans ces pages), le cinéma, notamment la culture pour la jeunesse (tels les nouveaux films de Walt Disney qui sont « wokes » en Occident, mais certainement pas en Chine ou dans les pays d’Arabie saoudite), les manuels scolaires, le langage courant, qui autorise ou n’autorise plus certains mots, voire certaines idées, on voit également aux États-Unis, des parents désormais s’insurger contre la présence, dans les bibliothèques scolaires, d’ouvrages qu’ils jugent sulfureux. C’est devenu un débat ouvert là-bas, puisque ces parents veulent leur suppression pure et simple, dont plusieurs classiques de la littérature américaine, commeL’Attrape-cœurs, de J. D. Salinger, Les Raisins de la colère et Des souris et des hommes, de Steinbeck, ou des œuvres plus récentes, comme Beloved, de Toni Morrison[6]. Or, si le camp libéral crie à la censure morale, force est de constater que ce mouvement d’annulation sans appel progresse et traverse désormais l’Atlantique.

Déconstruire

Si donc, le mot « woke », issu de l’anglais, signifie proprement « éveillé », ce terme est surtout utilisé comme une formule aux États-Unis dans les communautés afro-américaines tout au long du XXe siècle, tel  « Being woke » , pour signifier qu’ils sont « éveillés » aux injustices sociales pesant sur leur communauté. Devenu un mouvement populaire et politique, le « wokisme », est repris par « Black Live Matter » dans un sens plus élargi, puisque désormais « être woke » englobe tout ce qui est relatif aux injustices et oppressions, dont le combat est porté en étendard par ses adeptes, en appelant aux « dominés » à « s’éveiller », donc à se libérer en combattant les « dominants » usant de leurs privilèges sur eux. Outre, la grande paranoïa victimaire de cette idéologie, « être woke » est une formule qui appelle à s’attaquer à tous les symboles marqueurs de cette domination, – puisque c’est bien connu, si la domination blanche existe encore, c’est parce que leur culture demeure prédominante dans nos sociétés !

Pour cela il faut donc tout déconstruire. D’où le « déconstructivisme »,  néologisme forgé par Jacques Derrida, Le philosophe de la dé-construction. Souvent employé par les « wokes », afin d’intimer l’ordre aux personnes dites « privilégiées » de se dé-construire, autrement dit de chercher à se dé-faire de leurs privilèges et d’un ensemble d’habitudes que la société leur a accordées. C’est ainsi que le « wokisme» entend aussi se dé-barrasser des « stéréotypes de genre », dont le mot « nègre ». Leur arme : la cancel culture, que l’on peut traduire en français par la « culture de l’effacement », et qui préconise tout simplement « d’effacer » ou de « boycotter » dans l’espace public les statues, les œuvres littéraires et artistiques ou les personnalités jugées « racistes, sexistes ou homophobes »[7].

« Racialisation des rapports sociaux »

Si donc désormais, la « racialisation des rapports sociaux devient l’horizon indépassable du progrès démocratique », tel que l’écrit Mathieu Bock-Côté dans l’essai cité, mal nous en prendrait de nous élever contre la culture diversitaire. En effet, ne pas reconnaître le privilège blanc, ou contester le militantisme échevelé de cette nouvelle gauche « woke » et diversitaire nous condamnerait aussitôt. Ce mouvement ne tolère aucune opposition. Son objectif : nous éveiller tous et nous éclairer. Pour cela : faire de la « race » une catégorie sociologique et politique majeure. Et si vous résistez, le paradoxe sera que vous serez accusé de « racisme », de « xénophobie », de « machisme », etc.

Un constat néanmoins s’impose : si le mouvement idéologique et annulateur prend de l’ampleur, notamment le racisme anti-noir aux États-Unis et aussi en Europe de l’Ouest, rien ne change pour autant. Hormis de montrer une haine farouche pour notre culture et notre histoire, ce mouvement, souvent issu d’une gauche caviar remplie de petits bourgeois blancs qui souhaitent autant dé-construire leur culture que celle de leurs parents, –  c’est-à-dire un mouvement petit bourgeois qui montre que le meurtre du père n’est pas un concept en psychanalyse qu’il faudrait ranger au placard. Ils font même du « racisme structurel » et de la « diversité » un étendard de leur supériorité, qu’ils comptent bien confirmer en l’infirmant, se disant ainsi prêts à envisager leur « privilège blanc » à la fois pour mieux le combattre, mais surtout pour mieux le dissimuler afin de le conserver et de le renforcer.

Mieux que de construire, l’idéologie du woke envisage de détruire, au nom des idéaux de la gauche diversitaire. Personne, néanmoins, ne propose quoi que ce soit de mieux, sinon l’annulation pure et simple de 2000 ans d’histoire et une civilisation que l’on voue aux gémonies sans bien savoir pourquoi. L’histoire nous a pourtant montré à travers les purges staliniennes et la grande révolution culturelle prolétarienne de Mao, que ces mouvements émancipateurs, en réalité, émancipent peu !  Quant aux dégâts qu’ils entraînent, ils s’avèrent infiniment plus négatifs et nuisibles que les bénéfices qu’on en tirera à terme !

Donc, plus que de se réjouir de ces pseudo-avancées culturelles et morales, il s’agirait de faire un vrai travail de compréhension de notre histoire, ainsi qu’un travail de recontextualisation, ce qui constituerait un vrai progrès moral et philosophique. Il paraît pourtant, que les militants, abreuvés d’idéologie, n’en veulent visiblement pas… et on se demande jusqu’où on laissera faire ces grands travaux d’annulation de notre socle socio-culturel, jusqu’où ça nous mènera, et quel en seront les dégâts irréversibles à la fin…

Achevons ce propos sur une citation de Dany Laferrière dont le livre avait été critiqué et censuré aux États-Unis par ceux mêmes qui militent encore pour l’interdiction d’user de ce mot : « le mot « nègre » est un mot qui vient d’Haïti. Pour ma part, c’est un mot qui veut dire « homme » simplement. On peut dire : « Ce blanc est un bon nègre. » Le mot n’a aucune subversion. Quand on vient d’Haïti, on a le droit d’employer ce terme et personne d’autre ne peut. C’est un terme qui est sorti de la fournaise de l’esclavage et il a été conquis […] L’histoire, c’est que, pour la première fois dans l’histoire humaine, des nègres se sont libérés et ont fondé une nation[8]. »

(Conclusion provisoire) : Après le trotskisme, à la mode chez les bobos au siècle précédent, succède le wokisme : l’enjeu glisse ainsi du politico-économique au socio-culturel. Leur mouvement « messianique » a moins pour visée de construire que de dé-construire, c’est-à-dire de détisser tout le fil d’une civilisation plurimillénaire, par haine et hostilité, sur les dé-combres de leur « conscience raciale » et d’une « histoire des Blancs » que l’on fantasme d’un côté et que l’on veut dé-construire de l’autre. En rêvant de dé-blanchir l’homme occidental, en demandant réparation, on cherche plus à racialiser les rapports humains afin de prendre le pouvoir plutôt que de transformer la civilisation occidentale en un monde à taille humaine et fait pour tous. Le racialisme anti-blancs est surtout un Tribunal révolutionnaire de notre époque de dé-cadence et de dé-perdition, et notre civilisation pourrait ne pas en réchapper…

Marc Alpozzo
Philosophe, essayiste
Auteur de Seuls. Éloge de la rencontre, Les Belles Lettres

Emmanuel Jaffelin
Philosophe, essayiste
Auteur de Célébrations du bonheur, Michel Lafon

[1] Mathieu Bock-Côté, La révolution racialiste et autres virus idéologiques, Les presses de la cité, Paris, 2020.

[2] Source : Wikipédia.

[3]  Il n’y a d’ailleurs aucun crime dans ce roman qui est plus policé que policier !

[4] Ce mot est l’apanage d’un féminisme dit « intersectionnel » (qui englobe toutes les discriminations faites aux femmes).

[5] Veut dire se grimer le visage en noir, que ce soit pour jouer un personnage noir au théâtre, au cinéma, ou en guise de déguisement, quand on est blanc. C’est une pratique dénoncée par les « wokes » sous l’anglicisme « black face », soit « visage noir ».

[6] Voir à ce propos un très bon papier dans Le Figaro d’Adrien Jaulmes du 14 avril 2022 : Conservateurs contre wokes : la bataille des bibliothèques scolaires américaines .

[7] Tout récemment, le maire socialiste de Rouen Nicolas Mayer-Rossignol a proposé de remplacer la statue de Napoléon qui trône sur la place de l’Hôtel-de-ville par une effigie de Gisèle Halimi

[8] Cf. Émission de Radio-France du 8 octobre 2020 : Peut-on encore utiliser le mot « nègre « en littérature ? », avec Dany Laferrière par Yann Lagarde.