« L’AGONIE DE GUTENBERG » DE FRANÇOIS COUPRY : DES PENSÉES PAS SI VILAINES, pour Frédéric DIEU

« La démocratie, c’est l’opium du peuple » (elle est à vrai dire aussi l’opium de nombre d’intellectuels…). Ou encore : « Depuis des années nous n’avons que le mot “crise” à la bouche – qui remplace le cri : “cheese”, pour sourire sur les photos ». Voilà ce qui sort de la bouche de François Coupry, ou de celle de son double, M. Piano.

Ces deux citations liminaires pour dire d’emblée que les pensées de François Coupry, qu’elles se présentent comme les siennes ou qu’elles se drapent dans le vêtement de son double, ne sont pas seulement vilaines (le livre publié par les éditions Pierre-Guillaume de Roux, intitulé L’agonie de Gutenberg, porte en sous-titre : « vilaines pensées 2013/2017 »), elles sont aussi drôles. Il y a beaucoup de blagues dans son blogue, car il faut préciser ici que les pensées en question sont issues du blogue que tient l’auteur, le livre papier prenant ainsi sa revanche sur la désincarnation numérique. Cela invalide déjà en partie le titre choisi par l’auteur, ce dont ce dernier semble tout à fait conscient. (…)

(lire la suite de l’article ici : https://www.profession-spectacle.com/lagonie-de-gutenberg-de-francois-coupry-des-pensees-pas-si-vilaines/)

(…) Fin de l’article : Plus que de vécu, le lecteur a besoin de rêvé, d’imaginé, de projeté. D’où ce conseil à qui veut écrire : « Au lieu de raconter notre monde, ses soucis d’argent, ses drames conjugaux, la réussite d’un pharmacien de Caen, tu racontes un autre monde, extraordinaire, avec d’autres règles physiques et morales, où par exemple il n’y a pas de rues et où l’on doit circuler de maisons en maisons par les fenêtres ».

N’est-ce pas alors Plume que nous retrouvons ? « Étendant les mains hors du lit, Plume fut étonné de ne pas rencontrer le mur. “Tiens, pensa-t-il, les fourmis l’auront mangé…” et il se rendormit. Peu après, sa femme l’attrapa et le secoua : “Regarde, dit-elle, fainéant ! Pendant que tu étais occupé à dormir, on nous a volé notre maison”. En effet, un ciel intact s’étendait de tous côtés. “Bah, la chose est faite”, pensa-t-il ».

Frédéric DIEU

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François COUPRY, L’agonie de Gutenberg, Vilaines pensées 2013/2017, Pierre-Guillaume de Roux, 2018, 269 p., 23 €

SUBLIME ENTRETIEN de François Coupry et Pierre Monastier

François Coupry : « Je suis un auteur de théâtre qui n’a jamais publié de pièce ! »

Entretien avec Pierre Monastier paru dans Profession Spectacle, le vendredi 29 juin 2018.

À l’ombre de Saint-Germain-des-Prés, attablé à la terrasse des Deux-Magots, café bien connu de l’écrivain qui y a reçu un prix il y a plus de quarante ans, François Coupry déploie sa pensée, entre les frôlements d’oiseaux audacieux, les sirènes assourdissantes et les gorgées de café. L’écrivain provençal à la carrière impressionnante fut rédacteur en chef de la revue Roman, président de la Société des gens de lettres et de la Société française des auteurs de l’écrit.

Il a commis une cinquantaine d’ouvrages dont le dernier, L’Agonie de Gutenberg, qui collige des chroniques parues sur internet entre 2013 et 2017, vient de paraître aux éditions Pierre Guillaume de Roux.

Entretien au long cours. A lire ici : https://www.profession-spectacle.com/wp-content/uploads/2018/06/Pierre-Monastier-Entretien-avec-François-Coupry.pdf

Profession Spectacle – 1 rue du Prieuré – 78 100 Saint-Germain-en-Laye https://www.profession-spectacle.com/francois-coupry-je-suis-un-auteur-de-theatre-qui-na-jamais-publie-de-piece/

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Jean-Claude Bologne, excellent lecteur de François Coupry

François Coupry, L’agonie de Gutenberg, Pierre-Guillaume de Roux, 2018.

Coupry          Pendant cinq ans, sur le compte Facebook de François Coupry ont paru de « vilaines pensées ». Qui les écrivait ? Ses amis ne pouvaient imaginer que c’était lui qui racontait son « plaisir suffoqué » devant l’effondrement du World Trade Center (« On dirait du cinéma »), ou son malaise de riche « terriblement encombré » de sa richesse. Ce ne pouvait être lui qui brisait les pires tabous du XXIe siècle, bien pires que le celui de l’inceste, « le goût du passé, le sens de l’histoire, l’usage de la culture ».
          Non non, ce n’est pas lui : c’est madame de Sévigné qui écrit à sa cousine, c’est Montesquieu qui nous envoie d’outre-monde de nouvelles lettres persanes, c’est la petite souris Joséphine ou ce vieux fou de Piano — « mon pire ennemi, mon complice, peut-être mon double, ou celui qui me tend un miroir », s’effraie François Coupry, le vrai, l’unique ! La preuve ? Tous ces spectateurs ahuris d’un monde en folie parlent peu ou prou de François Coupry, lisent ses livres, le regardent vivre. Bien sûr, Piano est sourd d’une oreille, comme François, mais qu’est-ce que cela prouve ?
          Alors, écoutons sans arrière-(mauvaises)-pensées ces mauvaises (pensées) langues, goûtons sans retenue au plaisir de ces textes qui se présentent tour à tour comme des réflexions paradoxales, des saynètes, des inventions insolites, des fables… Si elles nous choquent, c’est parce qu’elles parlent du monde tel qu’il est, vu d’on ne sait où, et que « rien n’est plus odieux que l’ordinaire ». Mais, plus profondément, parce que les personnages introduisent un décalage constant entre le monde et sa représentation. Ce sont des voyeurs plus que des spectateurs, comme les oiseaux qui, dans les derniers textes, commentent de haut les actions insensées de ces « pauvres humains ». Et en commentant le monde, ils laissent une partie d’eux imprégner l’illusion du réel.
          Une partie d’eux ? De leur masque, plutôt, car tous jouent un rôle. Un certain Karl a passé sa vie sur une scène de théâtre, François Hollande joue au président, l’homme invisible s’est affublé d’un masque visible, et ne parlons pas de Piano, qui « joue » au docteur, au « détective de la pensée », à bien d’autres métiers, avant de finir à l’asile. N’est-ce pas la caractéristique de notre monde, de préférer la communication à l’information et le story-telling à la vérité ? Car « la marque de l’humain – sa beauté, dirais-je – réside dans le mensonge. » Et de ce point de vue, l’époque actuelle a fini par rejoindre François Coupry (ou l’inverse) en érigeant la « post-vérité » en concept philosophique ! Derrière des récits d’apparence loufoque se profilent des réflexions graves. Le califat de Bretagne, qui impose le voile intégral aux Bigoudènes, peut en cacher un autre. Le duel entre la sorcière de l’Est et le sourcier de l’Ouest nous raconte une campagne électorale bien connue. Et ceux qui croient en une transcendance sans vouloir se fondre dans une religion expriment peut-être « la conception la plus forte et la plus active de la Laïcité ».
          On retrouve dans ces courts récits rédigés sur cinq ans les thèmes chers à François Coupry, en particulier la priorité donnée à la fiction sur la réalité, les récits créant le monde plutôt qu’ils ne le décrivent. Explicitement, dans des notes récapitulatives pour un colloque. Implicitement, à travers les jeux de miroir ou de rideaux de théâtre. S’il y a tant d’acteurs et tant de masques chez François Coupry, c’est parce que le monde lui-même est un jeu de rôles. Un thème jadis développé dans Notre société de fiction. La fonction du merveilleux n’est dès lors pas de faire rêver, mais « de faire saisir la relativité et surtout l’imperfection absolue des points de vue ».
          La mauvaise pensée, parce qu’elle scandalise, entre dans ce projet. Elle entend mettre le lecteur « en un état de trouble et d’étonnement stupéfait », par des textes qui ne sont pas illogiques, mais construits selon des logiques inconnues, comme s’il s’agissait d’un ouvrage « très réaliste mais rédigé par un ovni » ou plutôt, selon le terme qui apparaîtra un peu plus loin, par un evni, un être vivant non identifié. Peu importe que ce soit Piano, la petite souris ou François Coupry qui parle : c’est le « mutant rétro », personnage de son propre récit, qui s’invente devant un public médusé. Et peu importe si Piano parle devant des salles vides et défile tout seul sur les boulevards parisiens : cela fait partie de son rôle. Comme le fantôme du Président, que « la trop vaste complexité du pouvoir politique » a dépossédé de lui-même. Peu à peu, il va devenir invisible, « tout voir sans être vu, agir en catimini, à l’insu de tous »… En somme, comme la petite souris, ou comme l’Internaute sur FaceBook. Car ce qui disparaît, c’est le vieux monde, celui de Gutenberg, celui du personnage de François Coupry, dont il est le premier à se moquer. Et ce qui se profile, c’est un nouveau monde dont l’écrivain François Coupry nous dévoile les règles paradoxales. À lire ces récits comme les matrices du réel et non comme son reflet déformé, nous entrerons peut-être dans les coulisses du monde, nous découvrirons ce que l’homme ne sait pas encore, mais que nul ornithorynque n’ignore.

Yozone a bien lu « L’agonie de Gutenberg »

Agonie de Gutenberg (L’)
François Coupry
Pierre Guillaume de Roux, essais / chroniques, 268 pages, mars 2018, 23€

Qui ne trouve pas de support – éditeur ou revue – pour publier ses pensées crée un blog, ce qui permet à tout un chacun d’écrire dans le désert en ayant l’impression d’être lu, exactement comme celui qui pérore au-dessus du comptoir de zinc a l’impression d’être entendu. « L’Agonie de Gutenberg » inverse le mouvement : nés d’un blog/blogue, ses textes sont devenus de papier. Un petit arrière-goût de revanche qui, espérons-le, ne fera pas naître dans l’esprit des blogueurs trop d’espoirs inconsidérés : François Coupryayant déjà quelques dizaines de volumes à son actif, il n’est pas étonnant de le retrouver une fois encore sur les étals des libraires.

Sous-titré « Vilaines pensées 2013/2017 », « L’Agonie de Gutenberg » est donc composée de textes écrits au jour le jour sur le blog de l’auteur, lequel avoue, “avec le sournois et calculé souci d’une certaine cohérence”, avoir ajouté des textes qui, à l’époque, n’étaient pas aboutis. Un peu de reprise, et un peu de recul sur l’ensemble, mais assez peu cependant : les dates parlent d’elles-mêmes. Ce qui veut dire aussi un exercice par essence périlleux : lorsque l’on écrit dans le moment, lorsque l’on s’intéresse à l’actualité, on s’expose au grand écart perpétuel entre la platitude de comptoir et la pertinence prophétique, entre l’ironie facile et la perspicacité vraie, entre le constat désabusé et l’originalité de la vision.

« Ainsi, la fiction croit toujours devoir s’insinuer dans une réalité qui la structurerait, lui donnerait sens : c’est le contraire qui arrive, l’épreuve du réel brouille et anesthésie les significations. »

Une manière de contourner la difficulté est de donner à l’ensemble un aspect un peu moins instantané, ou un peu moins personnel, en utilisant des narrateurs divers (intermédiaires de pensée qui ne cherchent pas à donner le change très longtemps, comme « FC » ou « Monsieur Piano »), ou en passant par le fabliau, l’historiette, le conte, lesquels ne sont souvent déconnectés du contemporain qu’en apparence, et autorisent la mise en scène d’une naïveté feinte et révélatrice, d’une cruauté fictive mais non sans véritables correspondances avec le réel, d’une fantaisie en apparence débridée mais elle aussi permettant, pour l’observateur attentif, de mieux enfoncer le clou.

C’est sans doute dans ces derniers registres que l’auteur est le plus à son aise, ce qui n’étonnera personne : on sait qu’il est une figure de ce groupe de la « Nouvelle Fiction », aux côtés d’auteurs tels que Georges-Olivier Châteaureynaud, Frederick Tristan ou Sylvain Jouty, qui n’en est pas à une invention près. On trouvera donc dans cette « Agonie de Gutenberg » des fables de tous types, décrivant des contrées qui malgré leurs attributs de contes ne sont jamais très éloignées de notre monde. Dans ces fables, des rois, des Candides, des voyageurs, des impératrices, des idiots, des sages, des princesses, des prétendants, des fantômes, des lois, des élections, des quêtes, des intelligences artificielles. Et bien d’autres choses encore.

« Il y a un drame dans l’art du roman. Deux inventions nouvelles, et prétendument modernes, freinent les élans des raconteurs d’histoires : les téléphones portables et l’abolition de la peine de mort.  »

Que l’on ne soit pas rassuré par le terme de contes. Certains d’entre eux sont particulièrement féroces, comme pouvaient l’être des « fables » d’Ambrose Bierce, ainsi de « La dramatique honnêteté de M. Piano » (2 avril 2014) ou de « L’Art de bâtir des projets heureux » (3 mars 2017). D’autres sont moins ouvertement grinçantes, plus doucereuses, tout au moins en apparence, car l’on finit bien souvent par percevoir comme un arrière-goût acide. Des gens bien intentionnés ne pourraient-ils pas dissuader les femmes d’accoucher ? Ne pourrait-on pas reconsidérer l’art de Franz Kafka à travers le prisme de l’offre et de la demande ? Ce sont ainsi mille et un questionnements révélateurs du monde comme il ne va pas qui sont ainsi proposés.

Questionnements, mais aussi rencontres inattendues au fil de fables : un cadavre qui refuse obstinément de se décomposer, une balle de revolver qui se meut dans un temps différent et nous relate elle-même l’histoire d’un crime, une souris démocrate, des vieillards qui prétendent être de gauche, un singe qui, empaillé, continue à penser, un Dieu qui prend la parole comme si lui-même tenait un blog, et bien évidemment le diable – toutes sortes de créatures qui, si nous parvenons à l’admettre, et pour notre plus grand désespoir, ne sont bien souvent autres que nous-mêmes.

«  Le conte, le merveilleux, reviennent visiblement et lucidement à la source, en s’épargnant l’illusion d’une réalité qui de toute manière reste indicible.  »

Nous-mêmes, ou l’auteur lui-même : on le sait, les mots les plus fréquemment rencontrés sur internet ne sont autres que « moi » et « je ». Fort heureusement, par le biais de ses avatars, François Coupry évite l’écueil, ne se livre directement que par moments, comme par exemple lorsqu’il parle, à la date du 2 octobre 2014, de la place atypique de ses œuvres dans les genres littéraires. “ Je publie dans des collections et des éditions dites littéraires”, écrit-il, “mais suis trop littéraire pour le ghetto de l’imaginaire et trop délirant pour les tenants de la transcription d’un vécu sincère auquel le lecteur peut adhérer d’emblée.” On pourra conclure sur ces mots, car cette « Agonie de Gutenberg  » en est un exemple de plus. Une preuve, si besoin était, que l’on peut porter le même regard lucide sur le monde et sur soi-même.


Titre : L’Agonie de Gutenberg (vilaines pensées, 2013-2017)
Auteur : François Coupry
Couverture : Sandra Musy
Éditeur : Pierre Guillaume de Roux
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 268
Format (en cm) :14 x 22,5
Dépôt légal : mars 2018
ISBN : 9782363712394
Prix : 23 €

Boulevard Voltaire aime aussi « L’agonie de Gutenberg », merci à Christian de Moliner

Livre / L’Agonie de Gutenberg, de François Coupry

Le livre de François Coupry, L’Agonie de Gutenberg, est singulier. Il rassemble 150 petits textes de 3.000 signes chacun, qui sont d’abord parus sur son blog au rythme d’une ou deux par semaine, de 2013 à 2017.

François Coupry est un féroce contempteur de notre époque où les multiples écrans séparent les humains et les murent dans la solitude, où la civilisation du livre (Gutenberg) s’estompe peu à peu et où un nouveau monde balbutie. Avec ses petites saynètes toujours renouvelées, qui sont tantôt poétiques, tantôt philosophiques, tantôt des contes à la Jean de la Fontaine, l’auteur dresse un portrait amusé des tares de notre société. Il met souvent en scène son double, M. Piano, un professeur d’université excentrique dont il se moque allègrement et gentiment en mettant en avant ses défauts et ses inévitables compromissions. Mais il adopte également, d’une manière récurrente, le point de vue d’une souris ou d’une balle de revolver. Avec M. Coupry, tout est possible !

Ces chroniques excentriques tombent juste ou, sinon, du moins contiennent un fond de vérité. Par exemple, un de ses articles explique comment se débarrasser de Daech : ne plus jamais parler des islamistes ! Ceux-ci finiront par ne plus croire en leur existence réelle et rentreront chez eux la tête basse ! C’est, bien entendu, irréaliste et absurde, mais le califat ne prospère-t-il pas parce qu’il est devenu l’ennemi public numéro 1 et que tous les médias le dénoncent ?

Autre remarque qui tombe juste. À l’époque de Franz Kafka, les auteurs à succès écrivaient des histoires d’amour. Kafka n’a pas suivi leur exemple. Il a écrit des contes bizarres qui sont encore connus de nos jours alors que les écrivains classiques les plus célèbres parmi ses contemporains sont, pour la plupart, tombés dans l’oubli. Les canons qui décident de la beauté et de l’intérêt d’une œuvre changent suivant les époques mais, surtout, plus un livre est original, plus il a de chance de s’imposer et de charmer les différentes générations qui se succèdent.

Si vous aimez les histoires carrées et logiques, les situations plutôt conventionnelles, n’ouvrez pas le livre de M. Coupry. Mais si vous avez un esprit ouvert et curieux, si vous appréciez d’être bousculé hors de vos certitudes, si vous cherchez une logique différente, si vous êtes fan de Franz Kafka, n’hésitez pas à vous procurer ce gros livre car, alors, vous êtes sûr de passer un bon moment !

Bertrand du Chambon signe un article MAGNIFIQUE sur « L’agonie de Gutenberg »

Coupry est frais.

Publié déjà, comme le temps passe, par au moins dix éditeurs différents, François Coupry est un récidiviste. On dirait presque un vieux cheval de retour, si ce n’est que la proximité avec le cheval de labour ne lui sied pas du tout ; car François Coupry, avant tout, est léger, drôle, aérien.
C’est une libellule, un papillon, un phasme.Parce que du mimétisme, il s’en sert, le bougre : il imite à merveille le vieil écrivain gâteux, pour mieux dynamiter cette figure fâcheuse ; il simule la colère, le désarroi, la rancœur, mais c’est afin de mieux souligner nos travers, nos ridicules. Il entrevoit des malheurs pires : À l’aube, la police des libraires vint frapper à sa porte : « Monsieur Piano, nous ne sommes pas contents, votre bouquin est à la fois un roman, un recueil de contes, un essai, de la BD, ce n’est pas convenable. […] Où voulez-vous qu’on range votre produit dans nos rayons ? Rangez-vous vous-même et nous saurons où vous aligner ! » Le lendemain à l’aube, on frappa de nouveau, c’était la police de l’économie éditoriale […]

Or le chapitre s’intitule : « Monsieur Piano ne va pas sano », et nous pouvons craindre que ce ne soit toute la société, tout notre environnement imbécile qui n’aille pas tellement sano…
Pour nous le faire sentir, faute de le comprendre, François Coupry use de stratagèmes : Or une réunion vient de se tenir à Tunis entre responsables – de tous sexes – américains, russes, chinois et européens, pour analyser les résultats d’une enquête internationale effectuée auprès des adolescentes et des adolescents, afin de véritablement apprendre leur exact état d’esprit et la situation réelle de leurs cœurs mondiaux et civilisés.
Catastrophe : les résultats de cette enquête, selon Coupry, donnent une image idyllique de la mentalité de nos jeunes gens, partout et toujours ! Et nous qui voulions les dépeindre comme des crétins incultes, illettrés et sourds, fiers d’emmerder leurs parents et leurs profs !… Il fallut donc détruire les résultats de cette enquête, et maintenir la fiction d’une jeunesse composée de barbares abrutis.

Ce n’est là qu’une des nombreuses saynètes farfelues que concocte l’auteur : aimant brouiller les pistes, il nous force à réfléchir, à sortir (un peu) de nos stéréotypes, de nos croyances. C’est Restif de la Bretonne et Léon Bloy tout ensemble, ne rechignant pas à filer sur FaceBook mais gardant, bien serrées contre son encrier, quelques-unes de ses racines :
… un jour ma mère m’affirma : « Au nord d’Avignon, c’est la fin de la civilisation. […] Et dès que je franchis le nord de cette ligne, je me sens en exil. Vivant à Paris ou résidant parfois en Bretagne, je suis à l’étranger. »

Intéressante aussi, cette constatation qui revient plusieurs fois dans cet essai, ou cette réunion d’essais, à savoir que nous sommes perpétuellement jugés et juges, évaluateurs, éleveurs, Savonarole de pacotille et, en un mot : casseurs de couilles. Le tableau, pour outrancier qu’il soit, est effrayant : … nous avons la panique de ne pas être dans la norme. […] Attention, si vous continuez dans cette rue, 70 % des gens sont contre. Prenez sur votre droite au prochain carrefour. Bien : 53 % des gens sont pour. Attention, 90 % trouvent que vous marchez trop vite, ralentissez. Attention, les avis sont mélangés sur votre cravate verte, 68 % préfèrent une jaune. Attention, ne regardez pas cette maison : 74 % la trouvent laide. Attention.
Ainsi l’auteur souligne que ce sont nos hantises qui nous contraignent à tout critiquer, disséquer puis condamner, non pas notre envie de bien faire. Belle évidence, nous dira-t-on, mais ici sainement rappelée avec un humour et un rire sardoniques.

Dans une société où l’on voudrait nous imposer la limitation de vitesse à 80 km/heure, de prendre cinq assurances et à nous contraindre au paiement de celle pour notre téléphone mobile, cette ironie a quelque chose de roboratif.
Mais ce ne serait rien, s’il n’y avait pas ce style vivace, primesautier, taquin, qui emporte l’adhésion :
Il était une fois, en des temps futurs, une impératrice chinoise d’une vallée de l’Himalaya, aux ongles longs et aux yeux en amande, qui changeait de maîtresse tous les cinq ans : elle proclama ouverte la liste des prétendantes, il ne s’en présenta que deux, très jolies dit-on.
En ce minuscule empire, il n’y avait plus de mâles, ce qui est de bon goût et plus simple à gérer.
»

L’air de Coupry est frais : impudemment, il aide à respirer.

Bertrand du Chambon

François Coupry, L’Agonie de Gutenberg. Vilaines pensées 2013-2017, éditions Pierre-Guillaume de Roux, mars 2018, 268 p. -, 23 €

Christine Bini voit dans L’agonie de Gutenberg « une fiction globale, dans notre monde (village) global. »

couvcoupry.jpgL’Agonie de Gutenberg de François Coupry

François Coupry, L’Agonie de Gutenberg, éd. Pierre-Guillaume de Roux, avril 2018, 270 pages.

On connaît François Coupry : c’est l’homme-fiction, le maître des souterrains de l’Histoire, le magicien qui manie les doubles, les triples… L’imaginer tenir un journal est impensable. Mais impensable n’est pas coupryen. A partir de 2013, FC – il ne se dévoile, dans L’Agonie de Gutenberg, que sous ses initiales – déboule sur FB (Facebook). Et livre, sous forme de posts hebdomadaires, de courts contes philosophiques, des « mauvaises pensées », des réflexions sur la marche du monde contemporain qui appuient là où ça fait mal, mais qui appuient comme on chatouille, parce que la marche du monde, pour FC, finalement, est une vaste blague. Pas vraiment incompréhensible, mais à coup sûr absurde.

Ubu est partout, ça crève les yeux.

Pourtant, ce n’est pas à Jarry que Coupry se réfère (dans un préambule qu’il intitule « prélude »), mais à Kafka, et à Jules Verne. Deux explorateurs à leur manière, l’un fouillant dans la psyché, l’autre poussant à son terme – anticipant – les possibilités techniques, qui n’étaient pas encore technologiques. Sous ce double parrainage, avec, en sourdine, toujours, une inspiration chinoise et russe, François Coupry « livre » aujourd’hui ses posts FB sous forme, justement, de livre. Parce que « poster » n’est pas publier, pas vraiment. Parce que si l’agonie de Gutenberg est en marche, la transition se fait en biseau, ou en sifflet, comme on le dit dans le management ou dans l’administration, ou dans l’industrie : le nouveau mode de fonctionnement – le nouveau monde – prend place non par paliers, mais par glissement graduel.

Cette transition en biseau est, en fait, au cœur de l’entreprise de L’Agonie de Gutenberg : un journal qui n’en est pas un mais qui en est un quand même, encore ; un mode de diffusion qui ne « revient » pas aux pratiques d’hier, mais qui ne les abandonne pas non plus, pas encore. Le « fond », pour prendre une formulation facile, est induit par « la forme » : chaque post, ou chaque entrée du journal publié désormais sur papier, se doit d’être une histoire. Ces « mauvaises pensées » sont d’ailleurs sous-titrées « Actualités, fables, paradoxes et confidences ». Il ne s’agit pas de parler de soi, ou s’il s’agit de cela, il convient de masquer la confidence – l’étalement impudique – sous la fiction et l’aventure. Et c’est là qu’entre en scène M. Piano.

  1. Piano, c’est le personnage récurrent de L’Agonie de Gutenberg. Il n’est pas toujours présent, mais il est prégnant. A la fois candide et dessalé, matois et sympathique, il est le sujet (et non l’objet) de nos aberrations contemporaines. Car sa surprise nous surprend – il est souvent surpris, M. Piano. Et ses réactions nous interpellent. Il n’est pas vraiment le double de FC, M. Piano, ce serait trop simple. Il est, au contraire, ou en parallèle, un témoin à qui l’on délègue son impuissance, et, parfois, sa sagesse.

A la lecture de L’Agonie de Gutenberg, ce sont nos cinq dernières années qui défilent. Sur lesquelles on revient, tout surpris d’avoir oublié ceci, ou d’avoir raté cela – c’est le fil d’actualité, comme dans Facebook, première plateforme de publication. Mais, au delà du diarisme et de l’évaporation des « posts » FB, une fiction plus ample se dessine : celle du notre monde, envisagé sous l’angle de l’absurde avéré et de la réflexion à contre-courant. « La féminité du Père Noël », « Eloge du mensonge et de l’humanité », « nous, le fleuve » : autant d’entrées de ce journal qui n’en est pas un, pas vraiment, et qui déclinent tous les thèmes balayés par François Coupry dans ses romans.

On est fictionnaire ou on ne l’est pas. Pour FC, la question ne se pose même pas : Fiction, que diable ! Y compris dans l’observation du monde, et de sa marche bancale. Le paradoxe est un mode de déchiffrement. Et l’oxymore, comme on le sait, la marque de la postmodernité. Avec L’Agonie de Gutenberg on entre dans une dimension autre : celle de la filiation diariste couplée aux réseaux sociaux. Ce paradoxe-là – publier ce qui a déjà été publié, et peut-être oublié, perdu dans le grand trou noir du cyberespace – est une des forces de cette publication : le livre est mort, mais il bouge encore. L’internaute zappe, mais le lecteur engrange.

L’Agonie de Gutenberg – titre terrible, terriblement contemporain, mais exempt de toute nostalgie – est à lire comme une fiction globale, dans notre monde (village) global. Les intitulés des pages 80-81 sont, à cet égard, assez significatifs : « L’Imaginaire précède l’existence » et « Quand la réalité embête la fiction ». Incorrigible François Coupry qui, sous couvert d’observation du monde, en revient à ses (merveilleux) démons – oui, nous nous répétons : Fiction, que diable !

A lire sans modération.

Christine Bini