Bertrand du Chambon signe un article MAGNIFIQUE sur « L’agonie de Gutenberg »

Coupry est frais.

Publié déjà, comme le temps passe, par au moins dix éditeurs différents, François Coupry est un récidiviste. On dirait presque un vieux cheval de retour, si ce n’est que la proximité avec le cheval de labour ne lui sied pas du tout ; car François Coupry, avant tout, est léger, drôle, aérien.
C’est une libellule, un papillon, un phasme.Parce que du mimétisme, il s’en sert, le bougre : il imite à merveille le vieil écrivain gâteux, pour mieux dynamiter cette figure fâcheuse ; il simule la colère, le désarroi, la rancœur, mais c’est afin de mieux souligner nos travers, nos ridicules. Il entrevoit des malheurs pires : À l’aube, la police des libraires vint frapper à sa porte : « Monsieur Piano, nous ne sommes pas contents, votre bouquin est à la fois un roman, un recueil de contes, un essai, de la BD, ce n’est pas convenable. […] Où voulez-vous qu’on range votre produit dans nos rayons ? Rangez-vous vous-même et nous saurons où vous aligner ! » Le lendemain à l’aube, on frappa de nouveau, c’était la police de l’économie éditoriale […]

Or le chapitre s’intitule : « Monsieur Piano ne va pas sano », et nous pouvons craindre que ce ne soit toute la société, tout notre environnement imbécile qui n’aille pas tellement sano…
Pour nous le faire sentir, faute de le comprendre, François Coupry use de stratagèmes : Or une réunion vient de se tenir à Tunis entre responsables – de tous sexes – américains, russes, chinois et européens, pour analyser les résultats d’une enquête internationale effectuée auprès des adolescentes et des adolescents, afin de véritablement apprendre leur exact état d’esprit et la situation réelle de leurs cœurs mondiaux et civilisés.
Catastrophe : les résultats de cette enquête, selon Coupry, donnent une image idyllique de la mentalité de nos jeunes gens, partout et toujours ! Et nous qui voulions les dépeindre comme des crétins incultes, illettrés et sourds, fiers d’emmerder leurs parents et leurs profs !… Il fallut donc détruire les résultats de cette enquête, et maintenir la fiction d’une jeunesse composée de barbares abrutis.

Ce n’est là qu’une des nombreuses saynètes farfelues que concocte l’auteur : aimant brouiller les pistes, il nous force à réfléchir, à sortir (un peu) de nos stéréotypes, de nos croyances. C’est Restif de la Bretonne et Léon Bloy tout ensemble, ne rechignant pas à filer sur FaceBook mais gardant, bien serrées contre son encrier, quelques-unes de ses racines :
… un jour ma mère m’affirma : « Au nord d’Avignon, c’est la fin de la civilisation. […] Et dès que je franchis le nord de cette ligne, je me sens en exil. Vivant à Paris ou résidant parfois en Bretagne, je suis à l’étranger. »

Intéressante aussi, cette constatation qui revient plusieurs fois dans cet essai, ou cette réunion d’essais, à savoir que nous sommes perpétuellement jugés et juges, évaluateurs, éleveurs, Savonarole de pacotille et, en un mot : casseurs de couilles. Le tableau, pour outrancier qu’il soit, est effrayant : … nous avons la panique de ne pas être dans la norme. […] Attention, si vous continuez dans cette rue, 70 % des gens sont contre. Prenez sur votre droite au prochain carrefour. Bien : 53 % des gens sont pour. Attention, 90 % trouvent que vous marchez trop vite, ralentissez. Attention, les avis sont mélangés sur votre cravate verte, 68 % préfèrent une jaune. Attention, ne regardez pas cette maison : 74 % la trouvent laide. Attention.
Ainsi l’auteur souligne que ce sont nos hantises qui nous contraignent à tout critiquer, disséquer puis condamner, non pas notre envie de bien faire. Belle évidence, nous dira-t-on, mais ici sainement rappelée avec un humour et un rire sardoniques.

Dans une société où l’on voudrait nous imposer la limitation de vitesse à 80 km/heure, de prendre cinq assurances et à nous contraindre au paiement de celle pour notre téléphone mobile, cette ironie a quelque chose de roboratif.
Mais ce ne serait rien, s’il n’y avait pas ce style vivace, primesautier, taquin, qui emporte l’adhésion :
Il était une fois, en des temps futurs, une impératrice chinoise d’une vallée de l’Himalaya, aux ongles longs et aux yeux en amande, qui changeait de maîtresse tous les cinq ans : elle proclama ouverte la liste des prétendantes, il ne s’en présenta que deux, très jolies dit-on.
En ce minuscule empire, il n’y avait plus de mâles, ce qui est de bon goût et plus simple à gérer.
»

L’air de Coupry est frais : impudemment, il aide à respirer.

Bertrand du Chambon

François Coupry, L’Agonie de Gutenberg. Vilaines pensées 2013-2017, éditions Pierre-Guillaume de Roux, mars 2018, 268 p. -, 23 €

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