Mariage bis par Anna Borrel dans « Marianne » du 11 octobre

fss.jpgLe mariage de Weber ou le portrait d’une gauche sans le peuple

En célébrant avec faste son mariage, Henri Weber est devenu le bouc émissaire de la mauvaise conscience de la gauche. Le reportage d’Ariane Chemin dans Le Monde met le PS dans l’embarras. Explications.

« Pour une fête, c’était une belle fête, huit cents invités qui se pressaient sur la piste et les grains au Cirque d’hiver, à Paris. » Ainsi commence un article d’Ariane Chemin, publié dans Le Monde du 2 octobre qui, depuis fait couler beaucoup d’encre. L’objet de son reportage : le mariage d’Henri Weber et de Fabienne Servan-Schreiber, une festivité à laquelle la journaliste n’avait pas été conviée, mais dont « on » (le tout Paris des patrons de presse, du show-biz, du monde des affaires et des personnalités politique de tout bord) lui a tellement parlé qu’elle a pu la décrire par le menu. Ariane Chemin met en scène la soirée qui a réuni l’élite parisienne autour d’un couple d’amoureux de la gauche. En creux, elle retrace le parcours d’Henri Weber, « idéologue du Parti », « fidèle lieutenant de Laurent Fabius », ex-trostkiste, et d’une productrice « indéfectible soutien de la gauche » qui a soutenu Ségolène Royal pendant la campagne. Entre dérive tectonique des socles idéologiques nés des années 68, strass de la jet set parisienne et réunion de famille politique, la description le cède à peine à l’analyse. Pourtant, un vrai malaise hante le PS depuis sa publication.

Malaise dans la section
Ariane Chemin a été étonnée par le nombre de réactions que son papier a suscitées : « De nombreux lecteurs m’ont appelée, beaucoup de confrères aussi ». Dès le lendemain de sa parution, la quasi totalité des revues de presse l’évoquent sur les grandes stations de radio. L’article n’échappe pas à Pierre Marcelle, dans Libération (le 08/10/07), et surtout se propage sur les sites et les blogs d’extrême-gauche. Cet instantané d’un PS festoyant quelques semaines après la cuisante défaite électorale présidentielle dérange, et pas seulement parce qu’il se clôt sur quelques paroles moralisantes d’Alain Krivine, invité, l’un des rares à ne pas s’être dérangé au motif qu’il n’appartiendrait « pas au même monde » que son vieux pote Weber. Ariane Chemin se défend d’ailleurs d’avoir voulu stigmatiser une quelconque « gauche caviar ». Interrogées sur l’image que cet article donne du PS, de nombreuses personnalités de gauche reconnaissent leur embarras mais refusent d’en dire plus. En off, les propos évasifs et hésitants se ressemblent, entre défense du marié (« Henri est quelqu’un de sympa », « il a vraiment bossé pour le parti »), condamnation du bout des lèvres (« c’est vrai que c’était très ostentatoire comme soirée »), et condamnation de l’article («c’était un événement privé»).

Sur ce dernier point, la journaliste répond : « c’était effectivement privé, mais c’est devenu un événement politique dès lors que tous les cadres du PS y étaient alors qu’ils n’étaient pas tous aux universités d’été de La Rochelle, dès lors que cela a donné lieu à une brève dans Rouge, le journal de la LCR, et dès lors que Lionel Jospin répond, lorsqu’on lui demande sur France Inter s’il a des contact avec Bernard Kouchner : « Oui, je l’ai vu au mariage d’Henri Weber. » ». Précisons qu’il y avait aussi ce soir-là d’autres transfuges de la gauche au gouvernement comme Jean-Pierre Jouyet et Martin Hirsch, et qu’étaient aussi présents la député UMP Françoise de Panafieu, et quelques hommes de médias peu suspects de gauchisme, tels Alain Minc ou Patrick de Carolis, dont il n’est pas dit que sa carrière ne bifurquera pas prochainement vers la politique…

Cristallisation du vide
Fort discrets sur cet évènement, les dirigeants du PS ont sans doute été gênés par la justesse et le cynisme de la phrase du psychanalyste Gérard Miller selon laquelle « Si on n’est pas invité ce soir, c’est qu’on n’existe pas socialement », phrase qui renvoie assez peu à une certaine idée que l’on se fait de la gauche. Plus courageux que les autres ? Seul Manuel Valls accepte de s’exprimer à voix haute sur le malaise général : « Le portait que dresse cet article n’est pas faux, même s’il est un peu caricatural, confie-t-il, en précisant qu’il n’était pas invité et que, lui aussi, apprécie beaucoup Henri Weber. Je ne suis pas pour une gauche de moines-soldats en cols mao, et ce n’est sûrement pas à la LCR de nous donner des leçons. La vision donnée par Ariane Chemin rappelle des éléments très positifs de ce qu’a construit cette gauche issue de mai 68 et des réseaux qui se sont fortifiés dans les années 70-80. Mais cet article nous rappelle aussi que, quand on est de gauche, il faut faire attention aux symboles. On a des responsabilités. Sans prôner l’ascèse, je dis juste qu’on ne peut pas critiquer les vacances jet set du Président sans faire nous-même un peu attention. »

Premier élément de réponse : le parisiannisme de la fête, le côté mondain, la peur d’apparaître trop bourgeois, fait peut-être encore partie des complexes de gauche. Mais pour le philosophe et sociologue Jean-Pierre Le Goff, le malaise vient de plus loin. « Ce qui est choquant, ce n’est pas le mariage d’Henri Weber. Les gens ont le droit de se marier comme ils le veulent et de rassembler leurs amis pour faire une fête. Ce papier fait en réalité très mal à cause du contexte dans lequel il s’inscrit. J’ai parlé avec de nombreux militants socialistes choqués par cet article. Ils ne s’y reconnaissent pas, et pour cause : le grand absent de cette soirée, c’est le peuple. Depuis les années 1980, le corps doctrinal du PS est en lambeau et, peu à peu, des classes populaires qui se sont mises à voter à droite. En fait, c’est le vide qui succède à la gauche de 68. Ces festivités illustrent le fossé qui sépare aujourd’hui ce Parti du peuple de gauche. » Le mariage du malheureux Henri Weber, qui ne souhaitait sans doute pas sa médiatisation, sert ainsi prétexte à la cristallisation d’un sentiment diffus, sur fond d’un PS plus que jamais en crise identitaire. Et la «photographie» que donne Ariane Chemin alimente un soupçon chez ceux dont le coeur bat à gauche : l’impression que, malgré d’apparents différends, la « famille » PS reste unie, mais qu’elle les a abandonnés.

Jeudi 11 Octobre 2007 – 08:32
Anna Borrel

Mariage Fabienne Servan-Schreiber + Henri Weber (Présence d’Antoinette Fouque), « Monde » du 3.10.07 par Ariane Chemin

fss.jpgMonde du 3 octobre 2007 : La Gauche à la noce (la phrase importante est en rouge surligné !!!!)

Gare aux trompettes de la renommée. Par un bouche-à-oreille très parisien, le mariage de Fabienne Servan-Schreiber, productrice de cinéma et de télévision, et d’Henri Weber, héros trotskiste devenu député socialiste européen, s’est transformé en quelques jours en un petit happening politique, échappant malgré eux à ses organisateurs. Restes d’une belle lucidité soixante-huitarde, génération qui aime tant se raconter ? Nombre des 800 invités de la fête ont éprouvé l’envie de rapporter, les jours suivants, leur soirée du samedi 15 septembre, sentant confusément que, sous les rampes du Cirque d’hiver, s’était dessiné un tableau allégorique. Ou devinant que, dans ces retrouvailles de la gauche arrivée, s’était écrite, volens nolens, une petite fable.

Quand ils ont trouvé le carton d’invitation dans leur boîte aux lettres, grâce au carnet d’adresses impeccablement tenu de « Fabienne », certains se sont d’abord demandé : « Comment ? Ces deux-là ne sont pas encore mariés ? » Beaucoup ont souri sans méchanceté : « Ce vieux soixante-huitard d’Henri souscrit même au rite bourgeois et passe la bague au doigt devant monsieur le maire ! » Le dernier samedi de l’été, jour de ciel bleu, de Vélib’ et de Technoparade, ce couple star de Mai 68, en présence de ses trois grands enfants, s’est donc dit « oui » devant Bertrand Delanoë, avant d’être accueilli par les clowns du Cirque d’hiver. Une adresse fameuse, entre République et Bastille, là où, au XXe siècle, quand elle gagnait encore les élections présidentielles, la gauche fêtait ses victoires, fidèle au Paris ouvrier et rebelle.

Avec la Mutualité, le Cirque d’hiver demeure l’un des lieux de mémoire parisiens. C’est ici, sur la piste aux étoiles des Bouglione, qu’est né le MRAP, organisation antiraciste, en mai 1949. Là que se sont tenus quelques célèbres meetings de campagne de François Mitterrand, Lionel Jospin, puis Ségolène Royal. Là que s’est souvent réunie en messes unitaires la gauche partisane et syndicaliste. « On se fait une Mutu ? » « On se tente un Cirque ? », demandaient les responsables. La « Mutu » est moins chère – entre 12 000 et 15 000 euros la salle -, mais le « Cirque » est plus vaste. Or, a expliqué sur la piste Denis Olivennes, le patron de la FNAC, dans un compliment bien troussé : « Quand on se marie à 25 ans, on invite 50 amis ; à 35, 200. Quand on se marie beaucoup plus tard, on en reçoit 800. Et avec les connaisssances, il leur aurait fallu le Stade de France ! »

Durant la campagne présidentielle, Fabienne Servan-Schreiber, indéfectible soutien de la gauche, avait réuni artistes et intellectuels prêts à soutenir Ségolène Royal dans un gymnase parisien. A 63 an, le marié, lui, est un lieutenant fidèle de Laurent Fabius, comme son ami Claude Bartolone, y compris lorsqu’il lui a fallu dire non à la Constitution européenne. Foin des querelles entre ex-trotskistes, des oukases contre ceux qui lorgnent trop, depuis quelques mois, vers la droite : du groupe trotskiste lambertiste OCI aux hauts fonctionnaires centristes des Gracques, ce soir-là, Henri Weber réunissait gaiement tout le monde.

Lionel Jospin et son épouse, Sylviane Agacinski, dînaient à quelques tables de la présidente de la région Poitou-Charentes, venue avec ses enfants. « Il paraît qu’il a écrit un livre terrible et ignoble contre moi », confiait-elle à ses voisins (c’était deux jours avant que Libération ne publie les extraits chocs de L’Impasse – éd. Flammarion). Entre deux avions, Dominique Strauss-Kahn, alors futur patron du FMI, honorait les mariés de sa présence. « On le regardait déjà différemment, il est devenu international », s’amusait un convive.

Enfin, last but not least, la gauche sarko-compatible, des chargés de mission aux ministres, avait fait le déplacement en masse : l’ex-patron d’Emmaüs, Martin Hirsch, haut-commissaire aux solidarités actives, le secrétaire d’Etat aux affaires européennes, Jean-Pierre Jouyet, le ministre des affaires étrangères, Bernard Kouchner – une des vedettes de la fête. « Il est resté tard, pour montrer qu’il n’avait pas de problème avec sa famille politique, commente un invité. Quand on pense en revanche à tout ce qu’Henri lui a donné, Fabius aurait pu s’attarder. » Arrivé pour le cocktail, l’ancien premier ministre est reparti avant le dîner…
Est-ce la présence des banquiers – Bruno Roger, le patron de Lazard, Philippe Lagayette, de chez JP Morgan, ou Lindsay Owen-Jones, le patron de L’Oréal ? Celle des ténors du barreau, ou des patrons de télévision – Patrice Duhamel, Jérôme Clément, Patrick de Carolis ? « C’était comme si la gauche n’avait pas perdu les élections », sourit un membre de la noce. « Si on n’est pas invité ce soir, c’est qu’on n’existe pas socialement », souffle le psychanalyste Gérard Miller à ses camarades de table. Patrick Bruel, Carla Bruni ou Julien Clerc… Mélange des étiquettes et des genres provoquent toujours quelques scènes dignes du cinéma, comme l’arrivée spectaculaire de Georges Kiejman accompagné de Fanny Ardant, ou le compagnonnage du journaliste Jean-François Kahn, patron de Marianne, avec Alain Minc, ami du président de la République.

S’ils sont tous là, c’est parce que la petite histoire des héros de la soirée a rencontré celle de la gauche. Leurs vies militantes se sont emmêlées avec la grande politique, puis, une fois la gauche au pouvoir, avec la réussite. Avant de devenir sénateur à Paris puis député à Bruxelles, le fabiusien Henri Weber fut un enfant de Mai 68. Cofondateur de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) avec Alain Krivine, il a dirigé Rouge, le journal de l’organisation trotskiste, qu’il a créé avec les droits d’auteur de son Mai 1968 : une répétition générale – réédité tous les dix ans en « poche ». Pour le mariage, Fabienne portait d’ailleurs une robe bustier écarlate, dessinée par Sonia Rykiel. Et c’est une ancienne claviste de Rouge, Sophie Bouchet-Petersen, devenue « plume » et amie de Ségolène Royal, qui prononça le deuxième discours de la soirée. « Les bonnes formations passent les années ! », applaudit en expert l’un des trotskistes de la fête au Cirque d’hiver.

C’est justement là, en juin 1973, que s’est nouée l’idylle. Avec la petite caméra qui ne la quitte jamais, une jolie étudiante filme, devant le bâtiment, la foule qui proteste contre la dissolution de la Ligue communiste, après les affrontements violents qui ont opposé ses militants à ceux du groupe d’extrême droite Ordre nouveau. A l’intérieur, Jacques Duclos, secrétaire général du PCF, s’indigne – grande première – des ennuis causés aux « gauchistes » par le ministre de l’intérieur, Raymond Marcellin. Perché sur un feu rouge, un jeune homme vocifère dans son mégaphone et tempête contre l’emprisonnement du camarade Krivine. Belle gueule, bel esprit. Dans le viseur de sa super-8, Fabienne Servan-Schreiber tombe amoureuse du fils d’immigré d’Europe de l’Est grandi à Belleville…

L’avantage, quand on devient célèbre et qu’on se marie tard, c’est qu’on échappe aux discours potaches et aux mauvaises vidéos amateurs. De sa maison de production, Cinétévé, Fabienne Servan- Schreiber, scénariste et réalisatrice du film de ses noces, a tout prévu. Côté archives, le fonds « maison » est large. On peut aussi puiser dans celui des invités : Romain Goupil et son Mourir à trente ans, les épisodes de Génération des historiens de Mai 68 Patrick Rotman et Hervé Hamon…

La mariée a confié les commentaires du film-souvenir, Trente-quatre ans de fiançailles, à l’un des plus solides amis du couple, celui des bons et des mauvais jours : Régi
s Debray. Devant Edgar Morin et un parterre d’intellectuels sexagénaires, le philosophe peut enfin commenter à sa sauce les fameux « événements » d’il y a presque quarante ans et… leur apothéose. Les Weber cabotant le long des côtes dans leur caïque turc à voiles plutôt qu’en croisière sur le Paloma, n’est-ce pas la dernière différence entre la droite et la gauche ? « Tendres sarcasmes », signe Régis Debray au générique.

Ont-ils trop vieilli, l’ont-ils trop aimée, la révolution ? Sur la piste, une fois le sirtaki de Bernard Kouchner et de Christine Ockrent fini, il n’y eut vite plus que les enfants des invités pour danser sur les « compil » du DJ déniché par « Fabienne » au festival du documentaire de Biarritz. Lionel Jospin est resté assis sur le bord de la piste. Le dernier carré des révolutionnaires est parti se coucher, après avoir exhumé, tristes et désolés, les jolis coups et les bons mots de l’ami Jean-François Bizot, grand absent de la fête, mort juste une semaine plus tôt.

Des convives présents, on n’a guère entendu que le chercheur Patrick Weil protester, les jours suivants, contre la politique d’immigration du nouveau gouvernement. Invité aux noces, Alain Krivine avait décliné l’invitation.
« Que le très fabiusien Henri Weber se marie, c’est son droit le plus strict, commentait Rouge d’une brève, le 21 septembre. Qu’il organise un dîner politico-mondain où se sont retrouvés, outre le panel des dirigeants socialistes, la députée UMP Françoise de Panafieu et Bernard Kouchner, le va-t-en-guerre, montre que nous ne vivons pas dans le même monde et que nous n’avons pas la même conception de la politique. » Cette fois-ci, c’est Krivine qui jouait les trouble-fête. Pour parfaire la légende, il faut toujours quelques absents au banquet de la jeunesse disparue.

Ariane Chemin
Article paru dans l’édition du 03.10.07.