Jean Winiger sur Radio Notre Dame, cette fois chez Marie-Ange de Montesquieu

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« Comment s’accorder dans le couple avec des religions différentes ? »

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« Comment s’accorder dans le couple avec des religions différentes ? »

En Quête de Sens  09h05

Anne-Catherine Le Vernoy, psychothérapeute spécialisée depuis 17 ans dans les thérapies individuelles, de couples et familiales. Psychothérapeute près de Versailles – Anne Catherine Le Vernoy

Jean Winiger, auteur, acteur et metteur en scène. Son dernier roman « Un amour aveugle et muet une passion française et russe » (Ed. L’Harmattan). UN AMOUR AVEUGLE ET MUET – Une passion française et russe, Jean Winiger – livre, ebook, epub – idée lecture (editions-harmattan.fr)

Laëtitia, catholique mariée à un protestant, ils élèvent leurs enfants dans les deux religions. 

Revoir l’émission https://www.youtube.com/watch?v=3f5laquVR2o

Entretien avec Jean Winiger dans Entreprendre : « L’œuvre de Vassili Grossman nous permet de nous réconcilier avec nous-mêmes »

Entretien avec Jean Winiger : « L’œuvre de Vassili Grossman nous permet de nous réconcilier avec nous-mêmes »

Par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste

Jean Winiger est avant tout un comédien. Homme de théâtre, acteur et metteur en scène, il partage sa vie entre Fribourg et Paris. Sa vie de scène est d’ailleurs relatée dans un récit autobiographique : D’où viens-tu, mon grand ? (L’Aire, 2010). Pendant le confinement, l’idée d’un roman germe alors dans son esprit, prenant pour personnages principaux, la Russie et la France, mais aussi l’écrivain Vassili Grossman, l’auteur du monumental Vie et Destin, né en Ukraine, et futur dissident soviétique, suite à une carrière comme journaliste pour le magazine de l’Armée rouge, qui l’aura conduit à documenter la famine en Ukraine planifiée par Staline (l’Holodomor) et la « Shoah par balles ».

Alors que le maître du Kremlin a attaqué l’Ukraine, le 24 février 2022, nous nous sommes questionnés ensemble sur l’origine de l’œuvre de l’écrivain russe, né le 12 décembre 1905, à Berdytchiv, en Ukraine, mais aussi sur la littérature russe du XIXème, et sur la possibilité de réconcilier les irréconciliables. De la tragédie du nazisme dans la première moitié du XXème siècle, jusqu’à la guerre de la Russie de Poutine contre l’Ukraine, et la menace d’une apocalypse nucléaire, nous avons essayé de comprendre par quel chemin nous pouvions arriver collectivement à la lucidité, à la paix, et à la lumière. Et cela tombe bien, car c’est précisément le sujet du nouveau roman de Winiger, intitulé Un amour aveugle et muet.  

Marc Alpozzo : Vous publiez un roman, Un amour aveugle et muet, sous-titré Une passion française et russe (L’Harmattan, 2021), dans lequel le héros de l’histoire, Pierre Westman, exprime toute sa fascination pour la Russie. Cette fascination a débuté alors qu’il était adolescent, et elle fait écho à votre propre passion pour la Russie, et notamment aux écrivains russes, comme Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov, et, n’oublions pas Grossman. Vous montrez, même si votre roman est paru avant le début de la guerre déclarée par le maître du Kremlin, en 2022, que l’on peut nourrir un attachement à la Russie, sans être « Poutinolâtre », fort heureusement. Que pensez-vous de cette crise terrible aujourd’hui, qui nous faire courir le risque d’une guerre totale ?

Jean Winiger : Cette guerre est pour moi signe de quelque chose de capital que je qualifierais de « fin ou transformation des empires ». C’est peut-être une vue illusoire. Mais c’est un sentiment qui m’est venu en effet de ma fascination pour la Russie, de mes lectures des grands écrivains russes, sentiment partagé avec mes amis de Saint-Pétersbourg et Moscou lors de mes tournées en tant qu’acteur, et tout autant lors de la création en russe de ma pièce Juste un peu d’amour, dont a dit qu’elle avait un ton tchekhovien. Oui, les empires sont tout- puissants, ou le paraissent. Mais l’histoire nous apprend, comme la Bible d’ailleurs, que ce sont des colosses aux pieds d’argile, et qu’un David peut mettre à terre un Goliath avec sa fronde. On prête à l’empereur Marc-Aurèle, pressentant la fin de l’hégémonie romaine avec la venue des Barbares, ce mot : « Qui trop s’étend se désagrège ». Et Grossman, « le grand personnage de mon roman » ne dit pas autre chose dans ses deux romans sur la bataille de Stalingrad qui ont inspiré mon roman.

En Russie, je me suis senti rien et tout, du monde et inadapté au monde ; cela je l’exprime à travers mon personnage de Pierre Westman. Mais lui est démuni face à cet état, alors que beaucoup de mes amis russes, et tant d’humains certes minoritaires sur toute la surface de la planète, et moi avec eux, avons la ferme conviction que rien n’est figé, accompli et définitif, que quelque chose d’idéal dans l’humain et la nature peut modifier le cours des choses, faire entrevoir une autre « civilisation » une autre vie, meilleure ; et ce quelque chose est une force de l’esprit et du cœur, celle d’un Gandhi, d’un Mandela ; cette force est ce que j’appellerais la part divine de notre être, dont la fraternité est le résultat. Il y a donc toujours des raisons d’espérer. J’essaie de le dire dans mon roman.

M. A. : Vous n’êtes pas à votre premier livre. Mais avant l’écriture, vous êtes d’abord un acteur de théâtre. Votre personnage Pierre Westman est un Savoyard d’Entremont, et il est lui-même homme de théâtre. Séduit par les auteurs russes, il découvre Vassili Grossman. Pour ceux qui ne connaissent pas Vie et destin, ce roman-monstre, l’écrivain russe y constate au quotidien, les mécanismes qui poussent au silence et à la passivité, à la délation et à la trahison, ainsi qu’à l’exécution des plus sinistres besognes. Grossman met en parallèle dans son roman, le système communisme et le système nazi. Votre personnage découvre Grossman pendant le confinement, veut le monter sous forme de pièce de théâtre. En parallèle, vous racontez une passion amoureuse entre une jeune Russe et ce Français, une sorte d’amour impossible, ce qui est assez annonciateur de la situation actuelle entre la Russie et l’Ukraine. Dans cette aventure, le personnage découvre que seule la bonté permet de résister à toutes les contraintes. Pourquoi ce lien entre deux systèmes totalitaires féroces, et pourquoi cette référence avec la bonté ? Je pense bien sûr, à la phrase de Dostoïevski, « la beauté sauvera le monde », prononcée par le prince Mychkine, et qui entrainera l’écrivain russe à montrer que c’est en réalité la bonté qui peut sauver le monde.

J. W. : Merci, vous avez souligné l’essentiel de mon livre. La scène entre le SS Liss et le bolchevik Mostovskoï, montre en effet le parallèle que Grossman fait entre Hitler et Staline. Grande scène à la Dostoïevski rappelant celle d’Ivan et du diable dans Les Frères Kamarazov. Scènes dont je m’inspire pour la confrontation de Pierre Westman avec la directrice du musée Youssoupov, et la présence fantasmagorique de Raspoutine. On voit là que le théâtre, mon métier, ne s’efface pas dans mon écriture romanesque ! Et l’acteur Pierre Westman a quelque chose de moi, évidemment ; et en amour. Il vit avec Assia Tchouïkova un amour difficile, impossible, souvent conflictuel, comme avec le sujet de l’Ukraine, un amour qui ne peut aboutir à l’union charnelle. Cet amour ne sera réalisé qu’au moment où ils seront définitivement et tragiquement séparés. J’ai voulu exprimer par là le doute qui m’est venu dès mon enfance sur les insuffisances de l’amour charnel, celui qui exclut la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre, le travail de conscience sur soi-même et l’autre, sans quoi le don de soi physique n’est qu’un passe-temps sans avenir.  Et ce don de soi, qu’est-il, se demande Pierre ? Il pressent que s’il n’est pas totale bonté, il ne sera que plaisir momentané ou pansement sur ses blessures. La bonté va devenir sa recherche en puissance pour devenir en acte. Progressivement, la bonté va lui permettre de mieux s’aimer et se comprendre, de vaincre ses pulsions dévastatrices, pour ensuite mieux aimer et comprendre les autres, et Assia. Et cette source de bonté est attirante parce qu’elle est aussi beauté. Thomas d’Aquin dit que « la beauté est la splendeur du vrai » ; vous avez raison de corriger ce vrai en disant qu’en réalité c’est la bonté qui peut sauver le monde.

M. A. :  Votre roman est en partie autobiographique, c’est un prêtre qui vous a donné à lire L’éternel mari et Le Joueur, je crois, tous deux de Dostoïevski. Vous en vouliez à ce moment-là à votre père de faire trop d’enfants, et vous l’avez retrouvé dans ces deux romans du romancier russe du XIXème siècle. Votre père était un joueur, et un éternel mari aimant sa femme. Pouvez-vous dire que Dostoïevski vous a accompagné toute votre vie ? 

J. W. : Dostoïevski a été mon auteur d’adolescence et de jeunesse. Mais j’ai dû, à l’aube de l’âge adulte, m’en distancier car ma passion pour lui était telle que je m’identifiais à lui, par exemple en devenant malade du foie. Dostoïevski disait : « Je parlais, je rêvais Schiller » et moi je parlais, rêvais Dostoïevski. J’ai pu remettre à le lire sans danger quand j’ai eu fait un travail sur moi-même en essayant de comprendre mes modes de fonctionnement. Alors j’ai pu mieux lire Le Joueur et L’éternel mari, en n’accablant plus mon père, en l’aimant pour ce qu’il était, un être fondamentalement bon. Cela, je l’ai exprimé dans la scène où Pierre découvre à l’Ermitage le tableau de Rembrandt, Le retour de l’enfant prodigue. Je dois dire encore que grâce au théâtre et la découverte de Tchekhov j’ai pu me réconcilier avec l’humanité des êtres, fictifs ou réels, devenir leur frère sans plus m’enthousiasmer déraisonnablement, comme je le faisais pour Dostoïevski et sa foi. On peut comprendre en cela la part russe de mon caractère !

M. A. : Votre titre est inspiré de Grossman, et tiré de Vie et destin : « L’amour aveugle et muet est le sens de l’homme ». Comment entendez-vous cette phrase, et pourquoi l’avoir choisie pour titre de ce roman ?

J. W. : Je réponds à votre question avec le texte même de Grossman : « Le secret de l’immortalité de la bonté est dans son impuissance. Elle est invincible. Plus elle est insensée, plus elle est absurde et impuissante et plus elle est grande. Le mal ne peut rien contre elle ! Les prophètes, les maîtres de la foi, les réformateurs, les leaders, les guides ne peuvent rien contre elle ! L’amour aveugle et muet est le sens de l’homme. Quand j’ai lu, relu, puis dit à haute voix ces mots, un je ne sais quoi de fulgurant s’est imposé en moi ; cet amour aveugle et muet devenait quelque chose de moi, vécu dans mes amours ratés ; mais si j’ai introduit le « un » à amour aveugle et muet, c’était par pudeur et aussi avec le désir de partager mon ressenti avec d’autres, futurs lecteurs. Il y a de l’obscurité dans amour aveugle et muet, du velours foncé des chambres retirées des amants, quelques notes d’une musique pouvant devenir une symphonie, celle de l’exaltation, du plaisir total, de la célébration de la Vie. 

M. A. : Un autre passage de Vie et destin me semble éclairer votre roman : « Est-il vraiment possible que la vie soit le mal ? Le bien n’est pas dans la nature, il n’est pas non plus dans les prédications des prophètes, les grandes doctrines sociales, l’éthique des philosophes… » Vous, qui pensez que la bonté sauvera le monde, comment voyez-vous cela, si le Bien n’est pas dans la nature ? Pensez-vous que le mal soit exclusivement en l’homme ?

J. W. : J’ai des doutes, parfois des indices de certitudes quant au « péché originel » enseigné par mon Église catholique. Ce péché, cette faute originelle serait dans la nature de l’homme et dans la nature elle-même ? Oui, bien sûr, tant de mal infligé aux humains, aux bêtes, à la nature peut accréditer ce péché originel. Je l’ai pensé. Puis, pour chercher à être plus juste avec moi-même et avec les autres, pour être meilleur acteur aussi, j’ai fait un travail psychanalytique sur mes maux et échecs parfois répétés de la tradition familiale, sociale, etc. Cela a été pour moi une sorte de révélation, de révolution. Mon Église catholique pointait souvent le mal dans le corps, la sexualité. Et voilà qu’un événement inimaginable changeait la donne : la contraception. On pouvait faire l’amour de façon consentie sans ruser avec la procréation, sans n’être qu’objet mais sujet. Rousseau que je lisais apportait un éclairage intéressant : le mal n’est pas inné mais conséquence de l’éducation, de la culture. J’ai retrouvé cette intuition chez beaucoup d’écrivains russes, Tchekhov en particulier, dans ses nouvelles surtout où cet agnostique ne sépare pas la foi et le doute, le bien et le mal, nous permettant ainsi de ne pas désespérer de la condition humaine.

M. A. : Vous avez débuté votre roman, en plein confinement, où une pandémie obligeait les États du monde entier, à enfermer les populations chez elles. Sans faire de rapport direct, il est étonnant que vous mettiez en lien un roman qui raconte le poids écrasant de l’État sur les individus, dans la dictature des deux plus terribles idéologies du XXème siècle, et ce roman de théâtre et d’amour, véritable hommage à la Russie, par ailleurs. Il y a d’ailleurs, ce passage intéressant à la page 200 : « Face au mal qu’apporte un État à la société, à une classe, à une race, la bonté insensée pâlit-elle en comparaison de la lumière qu’irradient les hommes qui en sont doués ? Elle est cette beauté folle, ce qu’il y a d’humain en l’homme, elle est le point le plus haut qu’ait atteint l’esprit humain. » Comment conciliez-vous tout cela ?

J. W. : Lire, entendre, recevoir de tels mots que vous citez, n’est-ce pas être proche, ami, frère de Grossman ? J’ai vu tant de personnes en Russie qui essayaient de concilier ce que vous mentionnez de Grossman. Toujours nous avons des irréconciliables à concilier. C’est le fondement de la démocratie. Cette démocratie qui n’a pas vu le jour en Russie, – et en Chine -mise à mal aux USA depuis Trump, déniée par les populistes européens et du monde entier. Certains d’entre eux en appellent à la religion pour donner une réponse aux imperfections de la démocratie et de la vie en général. Ils ne font qu’utiliser la religion à leurs fins, à leurs appétits de pouvoir, de domination. Hélas, en croyant même à leur bon droit, comme ce qui se passe aujourd’hui au Kremlin.

Mon roman, je le dis très sincèrement, est une reconnaissance que j’ai voulu rendre aux grands auteurs russes, par eux à mes amis russes, et reconnaissance à Grossman. Son œuvre nous permet de nous réconcilier avec nous-mêmes, avec les autres, avec la science et la foi, avec les bêtes, la nature. Clin d’œil du destin : le lien du russe Grossman avec l’Ukraine par sa mère ouvre un champ de possible conciliation et réconciliation entre républiques russes, entre États, si on refuse l’hégémonie d’empires n’agissant que pour leurs seuls intérêts, alors que d’urgence une autre forme de relation est à construire, qu’on peut appeler partage. Mes personnages de Pierre et d’Assia pourraient conclure en disant que ce partage serait leur amour qui d’amour aveugle et muet les conduira à la lucidité, à la paix, à la lumière.

Propos recueillis par Marc Alpozzo

Jean Winiger, Un amour aveugle et muet. Une passion française et russe, L’Harmattan 2021.

Marc Alpozzo
Philosophe, essayiste
Auteur de Seuls. Éloge de la rencontre, Les Belles Lettres

« L’œuvre de Vassili Grossman comme vecteur principal » sur Jean Winiger dans Bretagne actuelle

Un amour aveugle et muet, un livre de Jean Winiger Note : 3 sur 5HermineHermineHermine

Dans son nouveau livre, Jean Winiger parle d’amour à travers quelques fausses pistes nourries d’un sens étrange de la dérision. Un amour aveugle et muet évoque les sentiments de Pierre et Assia au fil d’une double aventure géographique et intellectuelle.

Est-ce un banal amour qui réunit Pierre et Assia ? Ou bien plutôt celui pour un pays dont l’histoire et la culture se propagent sur les sentiments des deux protagonistes ? Une passion russe, en quelque sorte, sans oublier que la Russie, souvent victorieuse de l’Histoire, reste malgré tout une construction inachevée. L’amour serait-il, lui aussi, un ouvrage en construction permanente ? Jean Winiger pose son histoire au centre d’une jonction culturelle et géographique servant d’érection affective réconciliant la France et la Russie… L’amour et la passion… La vodka et le Saint-Émilion.

Nos vies intimes dépendent des endroits dans lesquels nous les vivons

Chacun de nous est une frontière en mouvement. Un territoire personnel au sein duquel nous exerçons une autorité morale. Cet espace, immense pour certains et réduit pour d’autres, se construit en fonction de nos propres convictions et certitudes. Voilà ce que raconte Un amour aveugle et muet. Il existe en chaque lecteur une « Nouvelle Russie », loin de cette « Nouvelle Amérique » dont on voudrait nous faire croire qu’elle est l’unique référence valable, alors que notre salut est (peut-être) de rejoindre l’achèvement culturelle d’une Russie civilisée ; ce que l’on pourrait définir par le « syndrome de Saint-Pétersbourg ».

L’œuvre de Vassili Grossman comme vecteur principal

Créé par la volonté d’un seul homme, Saint-Pétersbourg est le lieu d’une intense contradiction opposant splendeurs et tragédies. Un mythe construit sur trois siècles et retranscrit par l’imagination d’écrivains de premier ordre. Mais Saint-Pétersbourg n’est pas uniquement Le Cavalier de bronze ou La Dame de pique, l’un et l’autre écrits par Alexandre Pouchkine… pas uniquement la Perspective Nevski née dans l’esprit tourmenté de Nicolas Gogol… pas uniquement La Clef de Mark Aldanov… ni Pierre et Alexis de Dmitri Merejkovski… Du tout ! Saint-Pétersbourg ce sont aussi les sentiments « slaves » décrits par Fiodor Dostoïevski dans Nuits blanches… l’ampleur de la tragédie racontée par Joseph Kessel dans Les Rois aveugles… sans oublier les folles ambitions du Maître d’armes d’Alexandre Dumas… La liste n’est, bien entendu, pas exhaustive, d’autant mieux que Jean Winiger a choisi l’immense Vassili Grossman – écrivain maudit de l’époque soviétique – comme vecteur principal de son livre.

Ce que l’on sait sans vouloir y croire

Ce n’est pas seulement l’histoire d’une passion française et russe que raconte Jean Winiger. C’est aussi celle des espaces intimes et géographiques rendus à la liberté. Liberté d’aimer et celle de ne pas le faire. Car le véritable amour est plus proche de Pierre Legrand que de celui d’une modernité utopique bientôt remisée dans les poubelles de l’Histoire. Le fil rouge qu’entretient l’auteur entre une certaine idée de l’amour, de la Russie éternelle et de Vassili Grossman, illustre les compositions, décompositions et recompositions successives du pouvoir indéfectible des sentiments lorsque tout semble perdu. La relation entre Pierre et Assia pose le désir d’aimer comme l’évidence de ce que l’on sait sans vouloir y croire.

Jérôme ENEZ-VRIAD
© Septembre 2022 – J.E.-V. & Bretagne Actuelle

Un amour aveugle et muet  (Une passion française et russe), un livre de Jean Winiger aux éditions L’Harmattan – 280 pages – 23.00 €uros

Actualitté met à l’honneur « Un amour aveugle et muet » de Jean Winiger

Russie : attraction et répulsion

À l’heure où les relations avec la Russie se tendent, sous fond de crise ukrainienne, l’homme de théâtre Jean Winiger évoque le pays sous forme d’une fiction documentée. Histoire d’une passion amoureuse malheureuse, le livre décrit également un pays morcelé, fracturé. Par Étienne Ruhaud.

Nourri par les auteurs russes, et en particulier par Grossman, découvert « pendant le premier confinement », Jean Winiger rend un vibrant hommage à la littérature du plus grand pays au monde, non sans adresser de vives critiques au régime actuel, et en explorant le passé trouble de l’ex-URSS. Ce faisant, le livre n’évite pas certaines maladresses.

Une histoire de théâtre… et une romance

Metteur en scène savoyard, petit-fils de résistante, Pierre Westman soit littéralement, homme de l’Ouest, habite une ferme tranquille près d’Entremont. Son couple bat de l’aile, toutefois, et l’homme semble s’ennuyer. Passionné par l’œuvre de Vassili Grossman (1905-1964), journaliste juif athée censuré par le KGB, Westman sort de sa zone de confort pour se rendre en Russie.

Sur place, aidée par la comédienne Assia, descendante d’un célèbre général soviétique, Westman tente de représenter Un amour aveugle et muet, pièce adaptée du monumental Vie et destin, histoire du physicien atomiste Victor Pavlovitch Strum pendant le terrible siège de Stalingrad. L’opération est un échec : Westman se heurte aux autorités locales et ne peut faire que trois représentations.

L’Alliance française ne le soutient nullement, par crainte d’un conflit diplomatique. Une idylle se noue avec Assia, opposante au « Vieux-Blond » (Vladimir Poutine), mariée à un certain Markov, apparatchik cynique, qu’elle n’aime plus. Naturellement jaloux et blessé, Markov fait emprisonner Pierre dans des conditions sordides, mais Assia parvient à le faire libérer. Le roman se termine tragiquement. Ne voulant gâcher le suspense, nous n’en dirons pas davantage…

“Ce pays, je l’aime”

Parti sur les traces de Grossman, Westman s’identifie volontiers à l’écrivain, lui-même incarné en Strum, son double littéraire. Français, chrétien et non bolchevik, très différent de l’auteur, Westman (dont le patronyme rappelle aussi onomastiquement, celui de Grossmann), établit pourtant des comparaisons, remarquant notamment que la mère de l’écrivain, tuée par les nazis, est morte prématurément, à l’instar de la sienne.

Un vibrant éloge est ainsi rendu à l’homme de lettres : « Je doute qu’Assia trouve un théâtre à Moscou, qu’Un amour aveugle et muet soit encore représenté. Mais restera la force de Pour une juste cause, de Vie et destin, de Tout passe, de ces 55 récits ou nouvelles, l’œuvre d’une vie de seulement 59 années, un œuvre riche de lumières différentes, variées, étonnantes, des éclairages sur hier et pour demain. » Obsédé par Grossman, Pierre Westman fait fi du danger, tout entier à sa passion. Assia semble partager cet intérêt supérieur, tous deux étant « unis par l’irrésistible attrait de l’œuvre de Grossman ».

Dès lors, le livre tout entier peut être lu tel un hommage, ou plutôt tel des hommages, au pluriel. Car Grossman n’est pas le seul auteur évoqué. Pétri de culture slave, Westman vit une sorte de voyage initiatique, littéraire, « sur les traces de Boulgakov », de Dostoïevski, Gogol, de Pasternak ou de tant d’autres. Chaque scène de la vie courante renvoie ainsi à un souvenir de lecture : observant des locaux s’empiffrer dans un restaurant classieux, Pierre songe ainsi aux Petits-bourgeois puis aux Bas-fonds de Maxime Gorki, avant d’évoquer le « grand » Tchekhov.

Une mélancolie diffuse baigne l’ensemble, porté par une écriture lyrique, parfois un peu mièvre dans l’enthousiasme même, entre autres lorsque Pierre parcourt le domaine du comte Nikolaï Cheremetiev (1652-1719), dans les quartiers nord-est de la capitale, parlant de la « caresse du ciel pastel sur les constructions du passé ». Une certaine douceur, une certaine poésie, apparaît, tel un baume, au milieu d’un environnement dur, post-soviétique. Toutefois quelque chose semble excessivement démonstratif, comme s’il s’agissait de nous faire visiter la Russie et ses attractions touristiques, au détour de la plume.

Géopolitique ?

L’objet du livre n’est pas seulement littéraire, mais également historique, et même politique. Secondé par Assia, fille de bolchevik, et bolchévique elle-même, d’une certaine manière, Pierre, l’homme de l’Ouest, se sent en décalage avec ce pays post-communiste, hostile à certains égards, mené par un leader autocratique dépeint sous des traits peu amènes. Elle-même russe, attachée à son pays, descendante d’un héros, mariée à un bureaucrate, Assia a du mal à comprendre ce Français un peu naïf.

Leur fugace liaison semble, de fait, entravée par des considérations d’ordre culturel. Tout le passé du pays ressurgit ainsi au fil des pages, non par ordre chronologique, mais au gré des pérégrinations : Russie tsariste avec la balade à Ostankino, période soviétique, dépeinte en permanence, et enfin Russie actuelle, poutinienne, autoritaire, avec ses geôles et sa police brutale, meurtrière, ainsi que le dévoile la fin du roman. Et c’est là, sans doute que le bât blesse : en mêlant fiction et actualité, Jean Winiger paraît souvent s’emmêler, se disperser. Devons-nous parler d’écriture engagée ? Navalny, opposant au « Vieux-Blond », se trouve plusieurs fois cité.

On parle aussi des Ouïghours, persécutés par l’État chinois, ou encore de la pollution, de la guerre en Ukraine, déjà omniprésente dans les médias… Trop ambitieux, Jean Winiger se montre parfois trop didactique, et paraît se perdre, perdre le lecteur… S’agit-il d’un roman d’amour, d’un essai sur la Russie ? La relation entre Pierre Westman et Assia paraît surtout servir à transmettre un message. Il s’agit de condamner le maître du Kremlin et de défendre l’Occident. Dès lors, la dimension purement littéraire se fane.

Un récit sincère

Malgré ses défauts, Un amour aveugle et muet demeure attachant par sa sincérité. Dépeignant une contrée rude, blessée par les évènements, terre de créateurs, d’artistes, Jean Winiger sait se faire poète, et rend malgré tout vivante une civilisation toute à la fois proche et lointaine. L’occasion nous est également donnée de découvrir, ou de redécouvrir, Vassili Grossman.

Lire un extrait

ActuaLitté

Jean Winiger Editions L’Harmattan
Un amour aveugle et muet. Une passion française et russe
25/11/2021 282 pages 23,00 €

Jean Winiger face à Louis Daufresne dans « L’âme des lieux »

Série Russie/Ukraine : la Russie à travers l’oeuvre de Vassili Grossman

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Série Russie/Ukraine : la Russie à travers l’oeuvre de Vassili Grossman

L’Âme des Lieux  07h04

Avec Jean Winiger, écrivain suisse, homme de théâtre, acteur, metteur en scène, romancier. Auteur de Un amour aveugle et muet – une passion française et russe (L’Harmattan)

Grand entretien de Jean Winiger dans Lettres capitales

Grand entretien : Jean Winiger : « Le personnage d’une œuvre est toujours plus complexe que ce qui nous relie à lui »

 

 

L’auteur, l’acteur et le metteur en scène Jean Winiger publie aux Éditions L’Harmattan le roman Un amour aveugle et muet. Il s’agit d’un récit sous forme de « conversation avec des êtres imaginaires » que le narrateur trouve « plus enrichissante qu’avec un être réel ». Loin de se substituer à une paraphrase, le sous-titre Une passion française et russe invite le regard du lecteur à se tourner vers un angle romanesque à double focale qui conjugue avec virtuosité le champ culturel et celui de l’intime. Invité à jouer une pièce de théâtre inspirée de l’œuvre de Vassili Grossman, l’acteur français Pierre Westman plongera dans une Russie en pleine mutation. Sur scène, il aura l’occasion d’approfondir, à travers le personnage de Victor Pavlovich Strum, le sens des mots du grand écrivain, auteur de Vie et destin, et de mesurer leur portée universelle. Son hôte, Assia Markova Tchouïkova, elle-même actrice et épouse d’un oligarque, mais surtout petite-fille du grand héros de Stalingrad, le général Vassili Ivanovitch Tchouïkov, va l’aider à jouer la pièce de théâtre, malgré les oppositions du régime. Va-t-elle réussir dans cette entreprise, et quels seront les liens qui vont se tisser entre Pierre Westman et elle ? Jean Winiger a gentiment accepté à répondre à nos questions.

Votre héros, Pierre Westman, ne cache pas sa fascination pour la Russie qu’il avoue éprouver depuis son adolescence. Cette passion est en fait la vôtre, compte tenu de tant de détails autobiographiques que vous livrez en parlant de la découverte par votre personnage des livres de Dostoïevski. Comment est née cette passion et quel rôle – au sens propre et figuré – a-t-elle joué dans votre vie ? Est-ce que c’est cette passion qui nourrit et qui justifie le sous-titre de votre roman ?

Oui, passion, avec un double sens : amour intense et douleur. Je me permets quelques souvenirs et confidences. Je suis issu d’un milieu paysan modeste, où la vie était dure ; mais où elle était belle aussi. Très tôt j’ai regardé vers l’Est, peut-être parce que la lumière du matin en venait. La Russie ? Je dois dire qu’elle m’a parlé à 13 ans par Dostoïevski. Par un dimanche pluvieux d’ennui dans mon village, le curé qui avait perçu mon état me donna à lire Le Joueur et L’Éternel mari d’un certain Dostoïevski. Révélation. Ces livres parlait de moi parce que je reprochais à mon père son côté joueur, lui si amoureux de ma mère, ce qui me mettait à la deuxième place dans son cœur. J’ai utilisé cette scène dans mon roman. Puis, ma mère donna naissance à des frères jumeaux. L’échographie n’existant pas à l’époque, mes parents avaient prévu un nom. Mon père me demanda, à moi l’aîné, de désigner le deuxième frère, et je dis « Yvan », parce que j’étais en train de lire Les Frères Karamazov. En famille, on osait s’affronter, mes parents le toléraient, ou peut-être l’encourageaient. Mais toujours on se retrouvait, par exemple les soirs d’hiver ; nous n’avions qu’un mauvais poste de radio ; de ce fait mon père nous occupait : Allez, les enfants, on joue au théâtre ! On se déguisait, on improvisait une pièce devant ma mère assise en bout de table et mon père disait : Maman fait le public. Dieu ! Que d’émotions ! Notre pauvreté se paraît de beauté, de liberté, et de bonté. Ce que je retrouvais dans la littérature russe, et aussi dans la peinture d’un Chagall où, comme dans mon imagination, les gens, les bêtes, les maisons prenaient le ciel bleu pour terrain de jeu. La Russie me devenait un sésame pour essayer de comprendre le monde, les forces et enjeux des pouvoirs, et la finalité de l’existence : et quand, bien plus tard, Grossman me devint proche, je dirais fraternel, ma passion douleur fut autant amour intense… Ai-je répondu à votre question ?

Oui. Un autre moment essentiel dans la vie de Pierre Westman est la rencontre avec l’œuvre de Vassili Grossman, surtout avec son immense roman Vie et destin. « La découverte de l’œuvre de Grossman – avoue-t-il – l’interprétation sur scène de son personnage de Strum m’ont procuré un de ces vifs plaisirs rarement vécu dans ma vie et mon travail artistique. » Comment comprendre cette fascination – un synonyme qui va parfaitement avec la passion dont nous parlions plutôt – de l’acteur et de l’homme de théâtre qu’il est ?

J’ai découvert Grossman tardivement, lors du premier confinement. Ses deux livres ayant pour sujet la bataille de Stalingrad, Pour une juste cause et Vie et destin, deux fois plus de 1000 pages, je les ai dévorés. Mais ce n’est pas seulement l’histoire de la famille Chapochnikov de Stalingrad qui m’a fasciné. Grossman, romancier, faisait des descriptions et des scènes si justes, si vivantes, si poignantes que je les voyais en film ou en théâtre. Les soldats, les habitants, même les animaux ou la nature de la taïga me devenaient réels. Et j’entrais dans cette histoire russe en y incorporant ma propre histoire occidentale avec mes tourments et mes enthousiasmes, mes doutes et mes croyances ; j’étais interrogé par Grossman, surtout par son personnage de Strum auquel je pouvais m’identifier comme si j’avais eu à le jouer. Mais, comme un point d’orgue ou une note en basse continue, la défense de la bonté face à l’oppression répondait à ce que je croyais depuis toujours, fortifiait mon empathie, cette belle valeur pourtant trop souvent décriée de nos jours.

Arrivés à ce stade, et avant de suivre le fil narratif de votre livre, je ne peux pas m’empêcher de vous poser la question si ce Pierre Westman n’est pas en réalité votre alter-ego, votre double ? Sa complexité, sa manière d’interpréter son personnage, sa vision et son acuité de voir et de comprendre la réalité ne relèvent-elles pas de ce lien intime entre vous et votre personnage ?

Mon alter-ego ? Oui et non. Un personnage d’une œuvre est toujours plus complexe que ce qui nous relie à lui ; ou, si l’on veut, il appelle notre complexité pour l’éclairer, nous la rendre consciente. Comme Pierre Westman, j’ai eu beaucoup de mal à m’engager en politique ; comme lui mes amours ont été des ratages ; comme lui encore j’ai de la répulsion pour la révolution ; comme lui je suis plutôt croyant et comme lui je suis acteur et auteur de théâtre. Mais je ne suis pas Pierre Westman qui est hésitant face à la bonté. La bonté de mes parents, de ma mère et ma grand-mère, si elle est aussi celle de la mère et de la grand-mère de Pierre Westman, ne m’a pas rendu, comme lui, hésitant à la vivre. Cette bonté a été et demeure mon élan vital.

Toujours concernant cette intimité créatrice, nombreux sont les aspects qui prouvent un lien profond entre l’acteur et le personnage de Strum qu’il interprète sur scène, allant jusqu’à s’identifier et faire communs des détails de leurs biographies : les relations avec les parents respectifs, leurs origines, et même leurs épouses. Pourquoi Pierre ressent-il le besoin d’aller si loin dans cette fusion avec son personnage, y a-t-il là une démarche nécessaire, voire obligatoire pour un acteur afin de réussir l’interprétation de son rôle ?

Votre question pointe quelque chose d’essentiel pour l’acteur et son personnage. Nous, acteurs, n’entrons pas « dans la peau du personnage », c’est plus subtil ; disons plutôt que nous trouvons et développons des réalités de nous-mêmes qui peuvent être celles du personnage ; le personnage nous appelle à amplifier ou à éclairer notre réalité pour donner vie au personnage. C’est là un acte d’abandon et d’amour. Et une exigence de service au créateur du personnage et à son œuvre. Alors, personnages et personnes deviennent frères. La biographie d’un personnage, souvent seulement esquissée par l’auteur – mais ce n’est pas le cas de Strum par Grossman – l’acteur a à l’imaginer, à la rendre réelle pour lui et son jeu. C’est vrai que Pierre a besoin d’entrer en fusion avec son personnage de Strum ; j’ai exagéré cette fusion qui peut se révéler un danger pour l’acteur qui perd alors cette fameuse « distanciation » permettant plus de vérité à son jeu. Mais je crois aussi que Pierre évite cet écueil. Je le suggère dans des réflexions qu’il se fait à des moments de réaction du public. Et il y a aussi le style, la force des mots, les sensations qui en découlent, qui évitent à Pierre de se « fondre » dans son personnage de Strum. À ce sujet, je me rappelle cette anecdote rapportée par Jean-Louis Barrault sur Copeau, lequel avait entendu un ouvrier dire que grâce au dépouillement de son théâtre « on voyait les mots ». Les mots de Grossman, même traduits, on les « voit », ils ont cette force favorable à la création de l’un de ses personnages.

Au fond, que dit Un amour aveugle et muet, la pièce jouée par Pierre Westman ? Arrêtons-nous pour l’instant sur la conception de Grossman explicitée dans le motto tiré de Vie et destin que vous avez choisi : « L’amour aveugle et muet est le sens de l’homme ».

Pour répondre à votre question pertinente, je recommande la lecture de la thèse d’Anne Coutant L’individu soviétique de Vassili Grossman, Université Grenoble Alpes. On y voit comment Grossman est passé d’un écrivain purement soviétique à un auteur réfléchissant aux excès du pouvoir de son temps. On comprend comment sa biographie, par exemple l’assassinat de sa mère juive, l’a amené, lui Juif athée, à la force – que je dirais christique – de la bonté. Après la censure exercée sur Vie et destin, il écrit à la fin de sa vie des livres comme Repos éternel, Tout passe, ou le dernier La Paix soit avec vous. Titres et livres émouvants disant son « âme ». Bonté de l’âme de son personnage de Sofia Ossipovna Levintone dans Vie et destin qui « choisit la mort plutôt que la vie en passant sous silence sa qualification de médecin, restant ainsi dans l’enceinte d’une chambre à gaz, aux côtés d’un enfant orphelin ». De son côté, Tzvetan Todorov relève bien la beauté et la force de l’œuvre de Grossman, comme en citant à son sujet ces mots de Tchekhov Il était temps pour chacun de nous de se débarrasser de l’esclave qui était en nous ; cette voie de Tchekhov, c’était la liberté, un grand thème de Grossman lorsque son personnage de Strum est menacé par le pouvoir. Mais revenons à mon titre Un amour aveugle et muet emprunté à Grossman que je cite : Le secret de l’immortalité de la bonté est dans son impuissance. Elle est invincible. Plus elle est insensée, plus elle est absurde et impuissante et plus elle est grande. Le mal ne peut rien contre elle ! Les prophètes, les maîtres de la foi, les réformateurs, les leaders, les guides ne peuvent rien contre elle ! L’amour aveugle et muet est le sens de l’homme. Et ce qu’il y a de beau chez Grossman, c’est que cette bonté est maternelle, féminine, ce qu’il précise dans son livre La Madone sixtine. J’ajouterais que la bonté, comme tout autre valeur, a besoin de s’inscrire en nous comme une évidence et une nécessité par l’éducation, par la conscience du bien et du mal ; ce que peuvent éveiller les mères, alors que souvent les pères, les hommes sont du côté de la force, de la performance, du pouvoir. Mais on me dit que cela est en train de changer. J’attends de voir avec vif intérêt.

Pierre Westman parle même d’un « jeu de miroirs entre les pouvoirs d’Hitler et Staline » réalisé par Grossman. Cela lui a coûté l’interdiction de son œuvre par le régime soviétique. Peut-on parler aujourd’hui d’une réhabilitation de son œuvre ? Que représente-t-elle aujourd’hui pour la littérature universelle ?

De plus en plus on cite Grossman, à l’égal des grands Russes, Dostoïevski, Tchekhov, Pouchkine, Boulgakov, Pasternak, on en vient même à déclarer qu’il est le Tolstoï du XXe siècle. Mais trop peu le lisent encore en Occident. Certes, c’est à Lausanne que Vie et destin, interdit par le régime soviétique, a été édité pour la première fois et en français. Grâce à Sakharov qui en avait les brouillons. Et en Russie aujourd’hui ? Il paraît qu’il n’est pas lu et aimé à Stalingrad, aujourd’hui Volgograd. J’imagine que le Vieux-Blond de mon livre, le président Poutine, pourrait s’irriter de la défense de la liberté de Grossman face aux excès du pouvoir. Dans mon roman, j’ai imaginé que mon principal personnage féminin, Assia Tchouïkova, a lu Grossman, ce qui la rapproche du français Pierre Westman. Cela m’a aussi permis d’exprimer les critiques d’une partie du peuple russe sur la politique actuelle du Kremlin. En écrivant Un amour aveugle et muet, en m’inspirant de Grossman, j’ai cherché à mieux le faire connaître et à lui rendre hommage.

Mais cette pièce a bien entendu un écho dans la société russe dont votre personnage prend connaissance à l’occasion de son voyage à Saint Pétersbourg, à Moscou, et surtout à travers les péripéties de sa représentation sur scène. Tout en laissant la parole à votre personnage, bien entendu, que pourriez-vous nous dire à ce sujet ?

Lors de mes voyages en Russie pour y jouer à Saint-Pétersbourg et Moscou, mieux encore lors de la création russe de ma pièce Juste un peu d’amour, j’ai eu la forte impression d’être très proche de la vie des gens, de leurs problèmes quotidiens. Mais quelle joie de constater qu’un grand nombre de Russes, même de condition modeste, lisaient ou avaient beaucoup lu. Une babouchka me parlait de Balzac, un chauffeur de Camus. Cela m’enchantait. Puis, j’ai constaté dans les années 2000, avec le capitalisme à la russe et la société de consommation, que l’intérêt culturel baissait, sans doute parce que le pouvoir politique et l’oligarchie y avaient intérêt. J’ai situé mon roman en 2022 pour suggérer qu’avec le message de Grossman, un éveil des consciences pouvait peut-être apparaître : chez les Russes fascinés et soumis depuis des siècles par un pouvoir violent ; chez nous, les Occidentaux, obsédés par nos egos au point de nous détourner de l’intérêt commun de nos pays. Un éveil nécessaire, urgent face aux graves crises à venir ! Mais comme Pierre Westman, je suis un optimisme aux prises avec son pessimisme.

Parlons, si vous le souhaitez, de la relation de Pierre avec Assia, en vous demandant d’abord de nous dire qui est-elle et pourquoi l’avez-vous choisie comme personnage de votre roman ? Est-ce que cette femme incarne selon vous un type précis de personnalité de la Russie contemporaine ?

Oui, ce fut une évidence de choisir Assia pour personnage principal de mon roman. Mon Assia est cette femme contemporaine que j’ai connue en Russie dans des personnes réelles, comédiennes en particulier. J’ai eu avec elles de forts attachements mais aussi beaucoup de conflits. Elles étaient très critiques des dérives du pouvoir russe, en restaient à la nécessité de la révolution, et en même temps vibraient pour un patriotisme ardent, généreux, et une recherche spirituelle fervente, même si elles se déclaraient athées. Les mots d’Assia, en page 38 de mon roman, qui dit « En Russie il n’y a que le feu qui soit pur » sont exactement ceux d’une Marina que j’ai fréquentée à Saint-Pétersbourg. Cette Marina-Assia a mis à mal mes convictions mais elle les a aussi fortifiées. Et ce fut finalement avec elle un amour, véritable échange. Cet amour-échange que recherche Pierre Westman, je pense qu’il est un secours pour un homme pudique face à l’ardeur amoureuse d’une femme comme Assia.

Vous revenez plusieurs fois sur un aspect, je dirais essentiel, illustré par le grand écrivain Vassili Grossman et par tant d’autres avant lui, en commençant par Pouchkine. Il s’agit de la relation entre individu et l’État qui l’écrase, de son foyer et d’un système qui réduit voire détruit sa liberté individuelle. Grossman fait un lien direct entre « le plus haut degré de liberté » et la bonté qui vient, selon lui, « de l’énergie éternelle que ce soit l’énergie cosmique ou l’énergie spirituelle d’un peuple ». Comment commenter ces propos qui illustrent bien le rapport de l’individu à l’autorité dans sa forme la plus oppressante de la dictature ?

Votre question renvoie à un autre personnage de Grossman, le maître de Strum, l’astrophysicien Tchepyjine, un savant visionnaire qui est exclu de l’Institut des sciences parce qu’il défend les vérités scientifiques contre « la » vérité prônée par le pouvoir. Tchepyjine forme avec Strum un superbe duo maître-disciple dans l’esprit du couple philosophique Socrate-Platon. Tchepyjine a été inquiété par le régime en raison de ses idées antimarxistes, sa défense de la liberté et de la bonté. Grossman atteint un haut degré de conscience avec ce personnage qu’il nous rend proche, presque familier, et c’est là son génie romanesque. Tchepyjine, porte-parole de Grossman, pense « qu’une barrière dans l’infini de l’univers est constituée par la vie et que les formes supérieures de la vie sont celles qui atteignent le plus haut degré de liberté ; et que la bonté vient de l’énergie éternelle, que ce soit l’énergie cosmique ou l’énergie spirituelle d’un peuple ». On touche là aux grands thèmes des plus grands écrivains, mais aussi aux intuitions de grands artistes, Beethoven, par exemple, qui déclare que la beauté est la bonté, ou de philosophes et mystiques pour lesquels « la beauté est la splendeur du vrai ». Cette hauteur spirituelle de la pensée scientifique de Tchepyjine fortifie et trouble en même temps Strum ; mais aussi mon personnage de Pierre Westman qui pourrait dire en paraphrasant Tchepyjine : La science – ou l’art pour Pierre – n’a de valeur que si elle apporte du bonheur aux gens. Ou encore : Les découvertes scientifiques portent en elles-mêmes leur suprême valeur, elles perfectionnent l’âme. Ce message est devenu force d’opposition au régime soviétique niant les droits de l’homme, donc l’âme humaine. Mais pour Pierre Westman un tel message interroge nos sociétés occidentales capitalistes détruisant, elles aussi, l’âme. D’où la ferveur de Pierre Westman à jouer Grossman, et moi, avec mon roman, de le faire mieux connaître.

Permettez-moi de conclure sur un aspect lié à votre écriture. Il s’agit d’une relation complexe que votre personnage expose de manière lucide et qui concerne le rapport entre le théâtre et le roman. « Le théâtre a des lois que n’a pas le roman. » Il finit par se demander « Y obéir est-ce trahir ? » Quels ont été pour vous les grands défis en écrivant ce roman ? Avez-vous réussi ce double pari de rendre à chaque genre littéraire sa part de noblesse ?

Judicieuse question que se pose tout romancier et auteur de théâtre. Pour ma part, en écrivant Un amour aveugle et muet, c’est par Grossman lui-même et aussi par le théâtre russe que j’ai été aidé à résoudre le double pari que vous évoquez. Je m’explique. En écrivant mes 71 pièces, en travaillant à représenter 65 d’entre elles, mon engagement d’auteur, d’acteur et de metteur en scène s’est toujours nourri de l’enseignement du russe Stanislavski, metteur en scène et interprète de Tchekhov. Jean Vilar relevait qu’il a marqué à jamais le monde du théâtre avec son Théâtre d’Artaccessible à tous, en privilégiant la poésie et non le naturalisme. Et Grossman est aussi un poète qui n’expose pas de théories ou de commentaires explicatifs ; ses descriptions romanesques, ses scènes dialoguées comme ses pensées, sont forgées par la sensation qui fonde l’art de Stanislavski. Cela est dit d’une autre manière par Proust dans Le Temps retrouvé : « Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix ». Roman et théâtre, même s’ils portent un message, comme c’est le cas pour Grossman et dans son sillage pour moi et mon roman, doivent partager avec le lecteur et le spectateur cette force de la sensation, du sentiment, de l’émotion. Et quand Jean Vilar dit que le livre de Stanislavski La formation de l’acteur pourrait avoir en sous-titre : « Que le Tsar règne, que le Comité central dirige, moi, Constantin Stanislavski, comédien, je me prépare », on pense à Grossman, à son livre Vie et destin interdit par le régime soviétique, mais qui continue aujourd’hui à inspirer nos pensées et actions humanistes.

Propos recueillis par Dan Burcea

Jean Winiger, Un amour aveugle et muet, Éditions L’Harmattan, 2021, 282 pages.

« Un roman traversé par le fantôme de Vassili Grossman » sur Jean Winiger

Dans la Russie hantée par le fantôme de Grossman

Un amour aveugle et muet – Une passion française et russe (*), de Jean Winiger est l’histoire d’ une errance amoureuse et littéraire dans une Russie dirigée par le « Vieux-Blond » , surnom donné par l’héroïne du livre à Poutine. Un roman traversé par le fantôme de Vassili Grossman.

Quand un homme de théâtre Pierre débarque à Saint-Pétersbourg jouer une pièce inspirée de l’œuvre de Vassili Grossman pour faire passer son message humaniste, il a pour guide Assia, une autre amoureuse de cet auteur longtemps banni. C’est le début d’un voyage à deux dans une Russie dominée par celui que la jeune femme surnomme – au grand dam de Markov, ce mari dont elle s’est séparée et qui monté en grande dans la communication sous Poutine – « le Vieux-Blond », que ce roman nous invite alors.

De fait, Grossman fut longtemps en Russie un de ces auteurs maudits et censurés. Journaliste de guerre sous Staline, passé ensuite à la littérature, Grossman a signé une œuvre marquée par une réflexion sur le pouvoir, la foi, l’identité russe. Juif, il se refuse à sacrifier au credo nationaliste cher au Kremlin et le KGB interdit ses livres à la fin de sa vie en allant même jusqu’à confisquer son manuscrit, avec un détail que rappelle Jean Winiger : ils récupèrent tout, « y compris les rubans de sa machine à écrire » !

Il faudra le courage d’un Andreï Sakharov pour que Vie et destin, son œuvre majeure, soit passée en microfilm en Occident et éditée à l’Ouest. Il faudra attendre ensuite la Perestroïka de Gorbatchev, pour que ce gros livre ne soit enfin autorité en Russie… Or les récits de la bataille de Stalingrad, d’un réalisme effroyable, fascinent d’autant plus Pierre et Assia qu’elle est la petite-fille d’un général qui fut héros de Stalingrad quand Pierre eut, lui, une grand-mère qui résista dans les Glières.

« un refuge intérieur, davantage qu’un combat social » sur Jean Winiger

Jean Winiger, Un amour aveugle et muet

Un Savoyard d’Entremont, homme de théâtre séduit par les auteurs russes, découvre Vassili Grossman. Ce journaliste de guerre sous Staline devenu auteur littéraire élabore une réflexion sur le pouvoir, la foi, la totalité russe. Juif, il n’est pas ethno-nationaliste comme le Kremlin l’exige ; le KGB censure ses livres à la fin de sa vie et confisque son manuscrit, « y compris les rubans de sa machine à écrire » ! Sa grande œuvre, Vie et destin, sera passée en microfilm en Occident par Andreï Sakharov et éditée à l’Ouest, avant que la Perestroïka de Gorbatchev ne l’autorise en Russie. L’auteur, qui avoue avoir découvert Grossman durant le confinement, c’est-à-dire il y a peu, s’immerge dans cette œuvre pour en faire un théâtre. Il tente d’y adjoindre une passion amoureuse avec une jeune Russe, découvrant que seule la bonté permet de résister à toutes les contraintes.

Assia invite Pierre, marié mais lassé, à Saint-Pétersbourg, loin de sa ferme cocon où il oublie le monde dans les livres, protégé par ses montagnes. Il doit jouer une pièce tirée de Grossman et faire passer son message. Les destins broyés sous le totalitarisme en miroir d’Hitler et de Staline, chacun imitant l’autre par construction (cité p.42), fascinent les intellectuels de la Russie moderne car Poutine les imite à son tour. Mais ils sont peu nombreux face à la masse russe, rurale et éloignée des centres. Le pouvoir du Vieux-blond (Vladimir Vladimirovitch) se mure de plus en plus dans la certitude, donc la répression. Le peuple ne suit pas ? Abolissez le peuple, par le trucage des élections, l’éradication par les balles, le poison ou la prison pour tous les opposants, par la propagande et la censure. L’œuvre de Pierre le petit est bien insignifiante face au pouvoir absolu des Organes. Sa pièce, Un amour aveugle et muet, ne fera l’objet que de trois représentations. Même à Moscou le refus est net, l’Alliance française ne voulant pas froisser le Kremlin, bien qu’Assia remue ses relations de petite-fille du général Tchouïkov vainqueur à Stalingrad et d’épouse de l’oligarque Markov monté dans la communication sous Poutine.

D’ailleurs, le mari se venge, vexé qu’un obscur Français fané soit préféré à lui-même, exemple de réussite et de jeunesse conservée. La domination du pouvoir accompagne la domination de l’oligarque pour réduire l’individu à presque rien. Grossman n’avait plus pour espérance, dans le totalitarisme de son époque qui désormais revient, que les actes personnels et la bonté inhérente au fond humain. Rousseauisme naïf issu du christianisme que Tolstoï avait porté en Russie et qui est aujourd’hui peu convainquant. Il est le ressort de la passion qu’éprouvent le Français et la Russe, séparés par deux cultures, la libérale et l’autoritaire, par deux paysages intérieurs, l’entre-soi des petites provinces et l’immensité russe.

L’auteur, homme de théâtre, n’évite pas le piège de l’empathie sans issue. Son personnage joue un rôle, il semble n’avoir aucune personnalité, bercé depuis l’enfance par l’amour de sa mère et de sa grand-mère, maquisarde des Glières. Il se laisse mener et ballotter par les femmes, dont Assia, se laisse vivre, porté par les œuvres dont il s’imprègne et les auteurs dont il emprunte la personnalité. Un coucou dans le nid d’un autre. Après de multiples masques, il est Grossman, donc jamais au présent puisque Grossman est mort en 1964. Il ne voit les villes que comme des lieux de mémoire, arpentant Saint-Pétersbourg ou Moscou à la recherche de son auteur adulé ; il ne voit les gens que par le prisme de Grossman, vieille babouchka ou milicien armé, des gens ordinaires. D’où cette impression d’essai intellectuel, de carnet de théâtre avant l’écriture des dialogues, plutôt que de roman littéraire. L’action est presque inexistante, engrenée par le pèlerinage grossmanien, soumise aux caprices d’Assia la Russe qui ne sait pas elle-même ce qu’elle pourrait bien vouloir.

La réflexion de l’auteur sur la Russie, dont il connaît principalement la part européenne et intellectuelle de Saint-Pétersbourg et Moscou, me paraît un peu courte. « Pourtant, au cœur brisé des enfants du marxisme, l’exaltation, la passion, le désir n’est pas mort. Cela, ils l’ont à l’âme comme une raison d’exister, un héritage, et le fond de ce trésor n’a pas été dilapidé sous l’absolutisme des tsars puis durant le communisme ». Échec de l’Homme nouveau certes, vitalité intacte comme pour tout vivant certes, mais encore ? L’exaltation n’est-elle pas plus forte et plus utopique lorsqu’elle est constamment réprimée, comme une cocotte minute qui monte en pression ? « Ce que nous dicte notre conscience », enjoint Grossman p.132. Mais l’intérieur qui ne peut s’exprimer reste un quant à soi qui n’en pense pas moins mais n’ose rien. La population soutient son despote parce qu’il représente la patrie et l’État qui la structure. « Tout progrès de démocratie et de transparence » est infime, d’où le refuge de Grossman dans l’être intérieur, qui ne dit mot. « Cette conscience réclamée par Grossman est source d’empathie, de bonté, d’attention aux autres et à la nature, elle dicte notre responsabilité à tous, qui que nous soyons » p.133. Mais elle est plus facile à un Français vivant en France sous la « dictature » Macron qu’à un Russe vivant en Russie sous la « démocratie » Poutine…

Reste donc la niaiserie chrétienne rousseauiste : « Face au mal qu’apporte un État à la société, à une classe, à une race, la bonté insensée pâlit-elle en comparaison de la lumière qu’irradient les hommes qui en sont doués ? Elle est cette beauté folle, ce qu’il y a d’humain en l’homme, elle est le point le plus haut qu’ait atteint l’esprit humain » p.200. Un acte de foi, pas un acte politique ; un refuge intérieur, pas un combat social. Dans les tragédies, les héros meurent à la fin.

Jean Winiger, Un amour aveugle et muet – Une passion française et russe, L’Harmattan 2021, 280 pages, €23.00

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