« des conseils de développement personnel à la lumière papale » (John-Frédéric Lippis)

John-Frédéric Lippis, L’homme a la valeur de son cœur

Pianiste compositeur, chef de chorale reconnu, Lippis écrit désormais plus qu’il ne compose car son ouïe se dégrade. Un drame personnel qui l’a conduit à entendre avec le cœur, dit-il.

Ce livre est une méditation inspirée par Karol Wojtyla, ci-devant pape Jean-Paul II, à propos des souffrances et du courage, de la fraternité et de l’Amour avec un grand A (l’Hâmour persiflait Flaubert qui se méfiait des exaltations psychiques). Ce personnage hors norme a fortement impressionné le John-Frédéric adolescent et il s’est mis dans sa lumière.

Au point que le préfacier Laurent de Gaulle fait de John-Frédéric Lippis un saint chrétien, bénévole dès l’âge de 13 ans, un Modèle selon l’imitation de Jésus-Christ : « Dans sa simplicité, John-Frédéric transporte nos cœur par des variations sur le thème de l’amour. Il nous permet d’entrevoir l’invisible dans le visible de nos vies et de nos épreuves » p.13. Laurent est le petit-neveu du général, le petit-fils de son frère Jacques ; il a écrit un livre sur la foi de Charles de Gaulle.

L’auteur lui-même avoue, modeste : « Dans ma vie, il y a toujours eu une part de mystère, quelque chose de spécial. Il y a la foi. En Dieu, en la vie, en les hommes, en moi » p.20. Et l’on peut observer combien cette méditation à propos de Jipitou se réduit finalement à Jièfel. C’est amour et moi, je et Jean, papa et pape. Comme tous les croyants dans le sein de Dieu, Lippis se montre très assuré de soi. François Bayrou est de ce type. A propos du pape, l’auteur parle « d’une osmose entre lui et moi en toute humilité » p.50. Il crée un album de musique instrumentale pour retracer la personnalité de Karol ; désormais il écrit ces méditations.

Et des conseils de développement personnel à la lumière papale : « Retrouvez un rythme, un tempo, comme celui d’une musique qu’on va partager ensemble dans un moment de convivialité et d’amitié. Lâchez ces obligations qui ne vous apportent rien et que vous rendez indispensables, plus de surcharges inutiles, pensez à vous, aux autres, triez votre quotidien, ressourcez-vous pour mieux donner et partager. Cessez de penser comme tout le monde, sortez du moule, ayez le courage d’avoir vos opinions, votre humanité, restez vous-mêmes. Affirmez-vous selon vos opinions. Vous avez le droit d’exister, mais encore faut-il le décider… » – et ainsi de suite, p.60.

De grands mots, dans l’actualité de Noël.

John-Frédéric Lippis, L’homme a la valeur de son cœur, novembre 2022, Lina éditions  JF Lippis, 198 pages, €20,00 (non référencé sur Amazon ni sur la Fnac)

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Dans le chœur de Mozart déjà chroniqué sur ce blog

Réaction de Laure Fardoulis au livre de Christian de Maussion

Laure Fardoulis est une artiste. on roman « Bleu, comme la glaise », parue chez Maurice Nadeau, est un chef d’oeuvre. Tous ses livres sont remarquables. Elle est la fille de Michel Fardoulis-Lagrange, poète surréaliste (l’oeuvre entière est éditée chez José Corti), ami très proche de Georges Bataille. Je dévoile cette correspondance, non par exhibitionnisme, mais pour vous donner des éléments complémentaires pour défendre « La fin des haricots ».

Cher Christian
J ai réussi  à m extraire des noelleries et de ses retombées à digérer pour lire ton livre.
J admire ton travail de reconstitution au sein du royaume des nuls, vu de ton balcon, donc des hauteurs nécessaires,  qui façonnent ton style vraiment inspiré.  A lire tout haut ( ce que j ai fait pour JC) , on s est bien amusé. C est brillant. Tu as du être sans aucun doute saisi  d un mépris colossal des affaires de cet etat deliquescent pour en tirer la subtentifique moelle avariée. Et en afficher sa chronologie ubuesque. Quel travail quand même.
J ai presque fini et regrette que l épisode des stades qatariens ne figure pas à  ton palmarès hyper des outrances du paltoquet ..
Merci à toi. Je n imaginais pas pareille inspiration issue d une vue panoramique, certes, sur ces années, mais aussi  la profondeur de ta hantise du personnage, ici diluée dans un burlesque salvateur.

Chère Laure,

Noelleries, c’est bien dit. Nous aussi, on en est sorti. Un peu flapi, quand même. Mais les petits enfants, c’est un vrai bonheur, pas trop longtemps…
Je suis content que mes haricots vous aient divertis. Je ne peux pas me débarrasser de cette détestation de Macron que j’ai. Elle me colle aux basques. Le fait d’avoir voté pour lui ajoute à mon ressentiment. Macron me prive de ma liberté.
Tu exagères le travail que cela m’a demandé. J’écris tous les jours des bouts de phrases. Certains passages du livre sont des textes que j’ai donnés à Service Littéraire. A force, cela a représenté une centaine de pages. C’est généralement la taille de mes livres. J’ai relu l’ensemble. Et j’avais l’impression que « ça tenait ». A vrai dire, le livre s’est fait tout seul. Je n’ai pas projeté au départ que je voulais écrire ce livre. Pour moi, c’est une récréation, un divertissement. Une manière de retarder les échéances. Avant de passer aux choses sérieuses, à ce livre auquel je pense un peu tous les jours, celui-là voulu et bien voulu, un livre sur l’écriture, la solitude, le style, le théâtre. J’ai le titre: « Une manière d’être seul ». Mais je ne sais pas si je suis capable de l’écrire, ce livre.
Tes compliments me touchent, tout simplement parce qu’ils viennent de toi. Ils m’encouragent. J’ai besoin d’être lu. Car je ne suis pas assez orgueilleux pour être mon seul lecteur. Merci, Laure.

Actualitté reconnaît un roman réussi qui a le goût de la madeleine (« La Petite fille qui regardait le Bosphore », premier roman SM de Pierre March)

La petite fille qui regardait le Bosphore, une histoire de Minitel rose

Au début des nineties, une décennie avant Internet, le Minitel a permis à des milliers de personnes d’assouvir des fantasmes inavouables. Ex-directeur commercial devenu son propre éditeur, Pierre March revient sur la douloureuse histoire de Marine, jeune chercheuse en génétique, rencontrée via un 3615, et qu’il initie au sadomasochisme. Ayant défini le cadre d’une relation maître-esclave, les deux protagonistes, en couple dans la vie « réelle », se retrouvent dans divers hôtels, et s’adonnent à des pratiques de domination, avant de s’éprendre l’un de l’autre… Par Étienne Ruhaud.

Lui se fait appeler « Hugo Boss ». Elle, a choisi pour pseudo, « Marine ». Lui est directeur commercial, donc, et vit avec une femme à Montpellier. Marine est scientifique, mariée à un homme qu’elle n’aime pas, mère de deux enfants, et vit à Saint-Quentin-en-Yvelines. Elle se nomme en fait Gila, est issue de la communauté juive stambouliote, milieu traditionnel, rigoriste. Hugo et Marine se croisent via le Minitel rose, puis ont des rapports à l’hôtel, lors de déplacements professionnels.

Dominant, Hugo Boss, soit Pierre March lui-même, donne des consignes à Marine, qui dès lors se doit de les suivre à la lettre. Les sévices vont crescendo, de la pince à linge sur les tétons à la brûlure, en passant par l’expérience échangiste. Progressivement, toutefois, Hugo (Pierre) et Marine (Gila) deviennent amoureux, jusqu’à envisager une vie en commun. Fragile, complexée, Marine doit cependant divorcer de son futur ex, comme elle l’appelle, et c’est le drame. Le récit s’achève par la description du suicide. Soumise à une pression trop intense, à un époux procédurier, Marine fait un choix ultime en se donnant la mort.  

Voici le pitch, le synopsis. Vingt-cinq ans après les faits ; Pierre March (Hugo) décide de revenir sur les lieux, de se souvenir. Relativement court, intense, le livre n’est pas un roman, une œuvre de fiction, mais bel et bien un récit mêlant extraits de correspondance (entre les deux protagonistes), dialogues sur le réseau, et fragments d’un journal reconstitué : celui des différents moments passés ensemble, lorsque Marine et Hugo se voient, font l’amour, qu’Hugo martyrise délibérément Marine, qui y prend plaisir. 

Un ouvrage sincère

Sans doute faut-il du courage pour ainsi se livrer. Car, nous l’avons dit, il s’agit bien là d’histoire vécue. Et le ton employé est extrêmement vrai. Daté, chaque petit chapitre décrit par le menu, avec une précision toute clinique, les ébats des protagonistes. Âmes sensibles, s’abstenir ! « Je passai ma rage de te posséder en maltraitant tes seins. Allongée sur le dos je te chevauchais (…) Mes mains caressaient, giflaient, pressaient, pinçaient ces deux seins à la peau blanche, aux aréoles tendres et roses. Ils vivaient sous mes doigts musclés et brutaux » (p. 69).

Pareille cruauté n’implique aucune vulgarité. Marine/Gila, devenue esclave après une longue « initiation » (car tout est codé, fléché), envoie des lettres passionnées au Maître, qui n’a rien d’un pornographe. Chacun se vouvoie, respectant ainsi un protocole implicite. 

Et peu à peu, donc, sans qu’on comprenne précisément pourquoi, Maître et Esclave, censés simplement s’adonner au rite sadomasochiste, finissent par s’aimer. Épris, Hugo/Pierre et Marine/Gila cèdent, après de longues heures de pure torture consentie, et où toute forme d’épanchement est interdite. Le ton des lettres, du journal tenu par Pierre, se fait ainsi lyrique. Prohibée au début, cette « dépendance qui naissait entre nous » (p. 119) devient un sentiment fort, impétueux. Refusant pourtant tout lien profond, le narrateur finit par rendre les armes, ce qui précipite la catastrophe, soit la disparition volontaire de Marine, évoquée plus haut.  

Un texte littéraire ET documentaire

Le livre à proprement parler s’ouvre par le pèlerinage d’Hugo Boss/Pierre, se recueillant sur la tombe de Marine/Gila à Istanbul, en face du Bosphore. La scène est touchante, poétique même. Hugo/Pierre s’adresse directement à Marine, désormais décédée, et redevenue à jamais Gila : « Tu es loin de l’entrée, tout au bout de deux longues allées paisibles, bordées d’eucalyptus déjà bien vieux. Tout en marchant, je laissai errer mon regard sur cet univers de caveaux, de marbre blanc… » (p. 24).

On songe ici à l’Aziyadé de Pierre Loti, lorsque le narrateur, là aussi, se rend sur la sépulture de la femme aimée, morte si jeune… Par ailleurs, le récit est tissé de références érudites. Pierre/Hugo se sent ainsi tel Icare (p. 123), et plusieurs figures classiques, à l’instar de Musset, sont convoquées au fil des pages. Il ne s’agit donc nullement d’un simple livre cochon, d’un étalage de perversions. Nous sommes bel et bien dans la « cérébralité », la littérature, pour reprendre les termes de l’écrivain (p. 76). 

Si sincère soit-il, si romantique, même, le livre a aussi valeur documentaire, comme le révèle la préface, soit cet entretien avec Maîtresse Françoise, animatrice du site de Minitel rose sur laquelle Hugo et Marine se rencontrent, au milieu des années 90, donc. On ne peut parler d’essai, puisqu’il ne s’agit pas d’une réflexion abstraite, certes, mais bien plutôt d’un témoignage.

D’où l’intérêt même de La petite fille qui regardait le BosphoreBeaucoup se reconnaîtront dans cette catharsis. Et plus encore aujourd’hui, à l’heure où de médiocres récits (Cinquante Nuances de Grey, notamment) font florès. Retenons donc ce récit, paru aux toutes jeunes éditions « Four banal » (soit celles de Pierre March lui-même), et qui rappellera à beaucoup les belles heures du 3615 !

« Enlevé et bien construit », le dernier roman d’Alain Schmoll « La trahison de Nathan Kaplan »

Alain Schmoll, La trahison de Nathan Kaplan

C’était en 2020 à Créteil (Val-de-Marne) Marie-Hélène Dini, une coach d’entreprise, a échappé à une tentative d’assassinat de plusieurs barbouzes de la DGSE, qui ne les avait en rien mandatés pour cela. Ils agissaient dans les faits en milice privée pour arrondir leurs fins de mois et mettre un peu d’action dans leur vie terne. Vous pouvez écouter l’heure de la crème lorsque Jean défonce Richard tous les jours de 14h30 à 15h sur retélé (il faut bien rire un peu). Plus sérieusement, vous pouvez aussi le lire sur Capital.fr.

Alain Schmoll, repreneur d’entreprises, s’est lancé dans l’écriture et choisit ce fait divers pour imaginer un roman policier. Tous les personnages sont sortis de son imagination et pas du fait ci-dessus, mais c’est une belle histoire. L’intrigue encore jamais vue à ma connaissance est bien découpée en scènes qui alternent les années et hachent le temps pour composer une trame assez haletante.

Nathan Kaplan est juif, comme son nom l’indique, et il est pris dans les rets de sa culture et de ses traditions. Ce pourquoi, malgré son intelligence et sa capacité d’affection, il va trahir celle qu’il aime et qui l’aime, chacun étant pour l’autre la femme et l’homme « de sa vie » comme on dit.

Il est sorti de Polytechnique et est embauché dans une entreprise du bâtiment qui prend son essor à l’international. Doué et avec un carnet d’adresses fourni au Moyen-Orient, Nathan développe la société. La fille unique du patron, que son père veut voir reprendre l’entreprise sans qu’elle en ait le goût, tombe amoureuse de lui et ils baisent à satiété. Mais, au bout de sept ans (chiffre biblique symbolique) lorsqu’elle lui propose le mariage, il élude. Sa mère veut qu’il épouse une Juive pour faire naître de petits Juifs car « l’identité » ne se transmet que par la mère dans cette culture archaïque qui ne savait rien de l’ADN et dont la seule « preuve » était l’accouchement. Attaché à sa mère, puis à sa culture, Nathan s’éloigne : c’est sa « trahison ».

Dès lors, rien ne sera plus comme avant. Il se met à son compte et réussit dans un domaine parallèle, ce qui incitera un milliardaire américain à lui racheter pour un montant sans égal. Parallèlement, la société qu’il a quittée périclite lentement, le père disparu, les ingénieurs planplan, le commercial Sylvain Moreno plus frimeur qu’efficace. La fille renoue avec Nathan, désormais libre car divorcé de sa femme rigoureusement juive et de sa société cédée. Il consent à reprendre le flambeau du commercial, évinçant par son aura celui qui est dans la boite comme dans le lit de la fille.

Il imaginera donc de faire éliminer ce concurrent gênant en faisant croire qu’il est « un espion du Mossad (le service secret Action israélien) qui prépare un attentat pour faire accuser les islamistes ». Il s’arrangera donc avec une connaissance qui tient un club de tir privé dans une forêt discrète d’Île-de-France et qui met en relation des gens hauts placés avec qui peut les servir. Patrick Lhermit, le propriétaire de ce Club des Mille Feux, met donc en contact Sylvain Morino et Jean-Marc Démesseau, un instructeur DGSE qui se fait appeler Tiburce dans la meilleure tradition de pseudos des espions. Lequel Tiburce, qui se dit commandant alors qu’il n’est que juteux chef, engage comme comparse un jeune arabe de banlieue (donc hostile aux Juifs sionistes) fasciné par les armes (donc apte à l’action de menaces) et qui rêve d’intégrer la DGSE.

Nul ne sait pourquoi les deux hommes « planquent » toute une nuit devant le domicile de Kaplan sans savoir s’il est là ou non, au prétexte qu’il sort en vélo tous les matins. Pourquoi ne pas être venus au matin ? Ils veulent lui foncer dessus en Land Rover à pare-buffle pour faire croire à un accident. Mais, à rester pour rien la nuit durant, ils ne manquent pas de se faire repérer par un quidam qui passe pour faire pisser son clebs et les trouve suspect dans ce quartier cossu où tout ce qui est étrange se repère. Fatale erreur !

Le lieutenant Mehdi Mokhdane enquête, jusqu’à Cercottes, le centre d’entraînement du service Action de la DGSE. Il mettra vite hors de cause l’institution militaire mais pointera combien le menu fretin des soldats de maintenance et de garde, qui se nomment entre eux « les manants », est frustré de ne pas être reconnu tandis que les aristos de l’action ont tous les honneurs. D’où la tentation d’agir par soi-même et hors des clous.

C’est enlevé, bien construit, apprend beaucoup sur le monde interlope et sans pitié des affaires internationales – en bref se lit avec plaisir.

Alain Schmoll, La trahison de Nathan Kaplan, 2022, éditions Ciga, 297 pages, €11.90 e-book Kindle €3.99

Un autre roman d’Alain Schmoll déjà chroniqué sur ce blog

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Interview philosophique de Claude Rodhain l’admirable orphelin résilient dans Entreprendre

Claude Rodhain : « L’homme est fait pour trahir son destin »

Entretien réalisé par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste

Claude Rodhain est avocat honoraire. De son enfance bousculée, il en a fait une force, mais aussi une œuvre. À la tête de onze romans déjà, il a connu un grand succès de librairie, en 1986, avec un récit autobiographique, intitulé Un destin bousculé (Robert Laffont, 1986).

C’est la suite qu’il a décidé de nous conter, mais à la troisième personne du singulier cette fois. Le temps des orphelins (City, 2022) est l’histoire d’un garçon qui part à la recherche de sa mère, et qui décide de renverser ce destin qui l’a autrefois trahi. Hymne à la vie et à la joie, les romans de Claude Rodhain sont des récits qui montrent comment dans les pires tourments, la résilience chez certaines personnes peut faire basculer une destinée.

Marc Alpozzo : Cher Claude Rodhain, vous avez écrit un récit qui fut un très grand succès en 1986 et dans lequel vous démontriez que l’on peut trahir son destin ou, à tout le moins, l’influencer[1]. Votre vie est comme un roman. Votre nouveau livre s’intitule Le temps des orphelins (City, 2022), et il est d’une certaine manière la suite, mais vous avez cette fois-ci, opté pour l’utilisation de la troisième personne du singulier, à la différence du précédent. Pourquoi avoir banni le « je » de ce texte-ci ?

Claude Rodhain : Le destin bousculé publié en 1986 est un récit autobiographique. Vous avez raison de souligner que ce fut un grand succès médiatique. Robert Laffont, mon éditeur, avait eu, à l’époque, des mots forts que je garde à l’esprit : « durant ma vie d’éditeur, j’ai rencontré de nombreux auteurs, des politiques en mal de publicité, des malfrats repentis, des forçats— il venait de publier le bestseller « Papillon » — mais une vie comme la vôtre : Jamais. » Ceci explique sans doute l’intérêt que les journalistes ont porté à cet ouvrage finaliste du concours du magazine ELLE. Alors, et je réponds à votre question, pourquoi n’avoir pas récidivé ? Parce qu’on écrit rarement, sinon jamais, deux fois son autobiographie.

Toutefois, j’avais beaucoup à ajouter à mon premier récit. 36 ans s’étaient écoulés depuis sa parution et beaucoup d’évènements étaient intervenus entretemps. J’avais terminé ma formation professionnelle, créé ma propre affaire, étais devenu ingénieur, puis avocat au barreau de Paris. Mon cabinet fort de 50 collaborateurs sortis des grandes écoles, représentait plus de mille entreprises, dont une bonne centaine de multinationales : l’Agence Spatiale Européenne, Samsung, Mitsubishi, Bosch, Guerlain JCDecaux et bien d’autres. Je voulais donc écrire la suite de cet étonnant parcours, non pas par vanité, mais pour montrer qu’à l’impossible nul n’est tenu. Je désirais ardemment délivrer un formidable message d’espoir aux plus démunis d’entre nous.

À tous ceux qui pensent à tort que leur sort est irrémédiablement écrit, que la vie est qu’un long calvaire auquel on ne peut rien changer. Précisément, Le temps des orphelins est un récit galvaniseur pour ceux qui cherchent une issue salutaire à leur errance ou à leur désœuvrement. J’ai connu ces moments de doute, d’incertitude, de renoncement, mais mon parcours, pour atypique qu’il soit, montre qu’il ne faut jamais perdre espoir, jamais renoncer. On peut, à force de courage et d’abnégation, influer sur son destin. Le destin n’est pas immuable. On peut, on doit s’en montrer maître. Madame Rachida Dati, le jour de la remise de mes insignes de Commandeur, a eu une phrase qui résume tout : « En vous voyant, je pense à Paulo Coelho qui, dans La cinquième montagne, affirmait que l’homme est fait pour trahir son destin ; si ces mots ont un sens, alors vous êtes un grand homme. » Tout est dit !   

M. A. : Si donc le héros ne s’appelle plus Claude Rodhain lui-même, mais Charles Baudrin, et que l’on ne peut plus parler d’autobiographie pour celui-ci, je rechigne à utiliser le terme à la mode d’autofiction, popularisé par Serge Doubrovsky, puisque c’est à proprement parler un roman inspiré de votre propre vie, mais il n’y a pas ce souci de faire de votre vie une œuvre d’art. Or, précisément, dans ce nouveau récit, votre personnage principal traverse à pied la France d’après-guerre, orphelin et ignorant tout de sa famille, en fuite et recherchant à découvrir la vérité sur ses origines. Votre texte fait à la fois penser au Sac de billes de Joseph Joffo, et à Charles Dickens. Avez-vous véritablement vécu cette période, ou bien l’avez-vous largement romancée ?

C. R. : Je l’ai, à mon corps défendant, vécue. Le cycle infernal des familles d’accueil, des orphelinats, des maisons de correction et leurs sévices a été mon lot durant près de vingt ans. Mais toutes ces vilaines choses sont derrière moi. Aujourd’hui, au moment d’évoquer ce triste itinéraire, plusieurs pensées me viennent à l’esprit. D’abord, l’idée que l’enfant abandonné est, du fait de l’absence de passage de témoin entre lui et ses parents, un être sans boussole. La seconde pensée est que la solitude et le dénuement affectif sont des plaies béantes à jamais ouvertes.  J’aimerais vous faire toucher du doigt ce qu’est le dénuement affectif d’un enfant abandonné. À 12 ans, traumatisé par la solitude, j’étais persuadé que j’allais finir comme un chat crevé dans un caniveau et que personne ne réclamerait ma dépouille. Vous avez là une idée de la profondeur du désarroi. Ne parlons donc pas de réussite ou de méritocratie. Si je suis monté sur le dernier échelon de la hiérarchie sociale – on voyait en moi un député, voire un ministre – ce n’est pas par ambition personnelle (j’ai refusé les honneurs politiques, après avoir défendu la candidature française à l’Office communautaire des marques avec Jacques Chirac, Simone Veil, Marcel Rudloff et Catherine Trautmann), non ! Plus prosaïquement, c’était pour échapper aux prédateurs. Il en va ainsi quand on est seul au monde.

M. A. : Ça n’est pas seulement un roman sur la recherche des origines, roman sur la résilience, qui est un phénomène psychologique consistant, pour un individu affecté par un traumatisme, à prendre acte d’un événement traumatique de manière à ne pas, ou plus, vivre dans le malheur et à se reconstruire d’une façon socialement acceptable. Vous êtes évidemment un exemple de résilience, et vous l’avez parfaitement montré par les deux récits de vie que vous avez écrits et publiés, dont ce nouveau roman, mais pensez-vous que nous soyons tous égaux devant les événements tragiques de la vie ? Pensez-vous que nous soyons tous capables de la même résilience ?

C. R. : Certes non ! La résilience est la capacité pour chacun de surmonter ses propres chocs traumatiques. Ici, gommer la notion d’abandon serait un bel exemple. L’individu, en l’espèce la victime, doit être en mesure d’influer sur son destin, de le renverser si nécessaire, comme ce fût le cas dans mon récit, Le destin bousculé. Pour parvenir à ce résultat, il faut évidemment de la volonté, mais il faut surtout avoir un but vers lequel tendre. Et pour atteindre cet objectif, il faut un mobile. Tous ne l’ont pas. Pour ma part, j’avais en moi un formidable vecteur : « Mam two », la mère imaginaire et omniprésente dans ma tête que je n’avais de cesse de courtiser, séduire, aimer. Mon autobiographie de 1986 était un appel affectif. Je voulais captiver cette mère, la séduire, la fasciner, l’entendre prononcer enfin ces mots obscènes et maudits : « mon fils ».  En un mot la résilience, pour en revenir à votre question, n’existe que pour autant que l’on s’est posé les bonnes questions : qui suis-je ? Qu’ai-je de différent des autres ? Quels sont mes atouts ? C’est seulement après cette introspection que l’on peut espérer agir sur son destin.  

Claude Rodhain

M. A. : Vous racontez par le menu détail, les sévices et les brimades que l’on administre – ou plus exactement que l’on administrait – aux enfants dans l’Assistance publique, où l’on fouette nus les jeunes enfants que l’on a pris soin d’attacher au sommier métallique de leur lit, les douches glacées. Votre personnage à 12 ans, est déjà débordant de haine.
Cet Oliver Twist moderne, lui-même soumis aux privations et vexations dans l’hospice paroissial (workhouse) où il fut laissé à la suite de la mort de sa mère dans le roman de Dickens, choisi lui aussi de s’échapper, mais cette fois-ci, ce ne sera pas la route de Londres, mais bien celle de Versailles afin de rallier l’Assistance et de savoir où est sa mère, celle qui l’a abandonné, afin de savoir si elle l’a oublié, si elle est morte. Les orphelins sont les enfants abandonnés, exclus, sans identité et sans attache, n’est-ce pas finalement, ces enfants damnés, que l’on martyrise à loisir, car ils ne peuvent se plaindre à personne, que vous avez essayé de réhabiliter et auxquels vous avez donné une voix dans ce roman ?

C. R. : Oui, bien sûr, il est machiavélique et cruel de martyriser un enfant sans défense et sans protection parentale. Mais encore une fois tout cela relève du passé et, fort heureusement, ces sévices n’ont plus cours, du moins je l’espère. Moi, je regarde l’avenir, du moins ce qui en reste, et je souris à la vie. La vie aime ceux qui aiment la vie. Ce parcours, que vous pensez être exemplaire ou méritoire, n’est rien d’autre que la quête affective et éternelle d’un enfant en galoches cloutées qui s’adresse à une mère absente. Il n’y a chez lui, ni haine, ni ressentiment, ni soif de vengeance, mais une irrésistible envie de vivre, de prendre son existence à bras le corps, d’aimer, de s’extasier, de s’émouvoir devant le plus petit insecte, la plus frêle des fleurs. Voilà l’ambition de ma vie. 

M. A. : Ce Charles qui se retourne sur son passé, au soir de sa vie, et qui reconsidère cet enfant abandonné aux quatre vents, affamé et assoiffé de vivre, résilient et puissant, c’est vous finalement qui avez trouvé dans la méritocratie, une porte ouverte aux plus défavorisés, dans les valeurs du travail et de l’effort, la force de vous en sortir.
Que diriez-vous à ces jeunes générations, surtout la nouvelle, la « génération j’ai le droit », qui remettent en cause ces valeurs, au nom du progressisme moral, contestant l’école républicaine du mérite, le travail comme valeur prioritaire dans une vie, qu’est-ce que l’enfant de l’assistance publique, devenu ingénieur, puis avocat a-t-il comme message à délivrer aux jeunes générations ?

C. R. : Vous abordez là une question éminemment importante. Je n’ai pas la prétention d’être un conseilleur, ni à fortiori un moralisateur, mais si je devais donner un ou deux conseils aux jeunes générations, je leurs dirais en premier lieu – mais ça n’engage que moi – ne cédez pas aux sirènes du « Wokisme. Cette idéologie venue des États-Unis d’Amérique, qui voudrait que l’on face pénétrer dans les universités et, de manière plus générale, dans la société, les théories critiques sur la race et le genre est un néologisme sémantique qui recouvre un concept politique dangereux. L’homme et la femme sont deux êtres dotés l’un et l’une de particularités spécifiques, tant physiques que biologiques, le nier serait une hérésie.

En second lieu, j’insisterais non seulement sur le gout de l’effort, mais surtout sur la confiance en soi. Chaque être porte en lui une force qui ne demande qu’à germer et s’épanouir. Chacun doit s’efforcer de la découvrir. Croire en soi est le secret de la réussite. Rien n’est jamais définitif. Ceux qui sont nés avec une cuiller en argent dans la bouche ont évidemment plus de chance au démarrage que ceux qui ont tiré un billet noir à la naissance, mais rien ne dit, in fine, que le premier réussira mieux que le second. Le malchanceux aura bien souvent plus d’ambition, plus d’opiniâtreté, plus d’envie, moins de lâcheté et de paresse que le nanti. J’en ai fait maintes fois l’expérience.

M. A. : À cet enfant abandonné en 1942, orphelin de l’Assistance publique, souffre-douleur d’un aîné en famille d’accueil, ingénieur CNAM une fois adulte, puis avocat spécialisé en propriété industrielle, fondateur d’un cabinet qui porte son nom, auteur de treize romans, en bref une vie d’accomplissements majeurs, puis-je me permettre de lui demander quel sera son dernier mot, le jour de son trépas ?

C. R. : Question délicate tant la vie me paraît, avec du recul, un peu floue, presque imaginaire. Une sorte de pièce de théâtre où de multiples acteurs se seraient croisés et auraient disparus. Une comédie faite de larmes, de cris de joie, d’effusions, d’amours meurtris… Pour tout dire, je dirai néanmoins, pour répondre à votre question ; « Que la vie fût belle ! Merci la vie de m’avoir fait connaître tant de richesses et de beauté. » 

Propos recueillis par Marc Alpozzo


[1] Claude Rodhain, Un destin bousculé, coll. « Vécu », Paris, Robert Laffont, Janvier 1986.

Grand entretien de Claude Rodhain dans Lettres capitales sur « Le Temps des orphelins »

Interview. Claude Rodhain : « L’absence d’une mère est une cicatrice béante qui ne se referme jamais »

Claude Rodhain est avocat honoraire et auteur de plusieurs romans dont Le temps des orphelins qui vient de paraître aux Éditions City. Il s’agit d’une saga familiale construite autour d’un témoignage bouleversant sur la blessure secrète que Charles, enfant élevé dans des foyers, des pensions et familles d’accueil, portera toute sa vie à cause de l’abandon de ses parents pendant la Seconde guerre. Comment se construit-on sans la présence d’une famille, sans l’amour maternel ? Et comment réussira-t-il à donner aux autres ce qu’il n’a jamais reçu ? Beaucoup d’autres interrogations traversent ce livre. Peut-être, la plus difficile d’entre elles est celle que se pose Charles dans les moments les plus difficiles de sa vie : « C’est quoi, l’existence ? »

Votre livre s’ouvre sur un moment très fort où Charles, le héros de votre roman est conduit dans un foyer. Il n’a que 7 ans, ses parents l’ont abandonné : pour lui, la vie commence ici, et les mots qui résonnent fortement dans sa tête illustrent bien son désespoir : « prison, isolement, solitude… » Pouvez-vous situer les faits qui vous ont inspiré ce livre et comment l’histoire de Charles est devenue sujet de roman ?

J’ai publié en 1986, aux éditions Robert Laffont, un récit autobiographique, « Le destin bousculé ». De nombreux journalistes, chroniqueurs radio, animateurs de télévision lui ont ouvert leurs pages, notamment la « Marche du siècle », l’émission en « prime time » de Jean-Marie Cavada. Mon éditeur m’avait confié à l’époque : « durant ma vie d’éditeur, j’ai rencontré beaucoup de personnages, des politiques en mal de publicité, des malfrats repentis, des forçats (il venait de publier « Papillon ») mais une vie comme la vôtre, jamais ! » Et Rachida Dati, ministre de la justice, d’ajouter, le jour de ma remise des insignes de commandeur dans l’Ordre National du Mérite, « en vous voyant, je pense à Paulo Coelho qui dans La 5e montagne a dit, l’homme est fait pour trahir son destin ». C’est cette vie, hors du commun, qui m’a conduit à écrire « Le temps des orphelins ». 36 ans se sont écoulés depuis la parution du Destin bousculé et je voulais mettre à profit cette longue période, au cours de laquelle se sont produits de nombreux évènements, aussi bien heureux que tristes pour prolonger le récit du « destin bousculé ». N’étant ni pensable, ni souhaitable, selon moi, d’écrire une seconde fois mon autobiographie, j’ai choisi la voix du roman, tout en restant fidèle à mon parcours de vie.  

Nous apprendrons au fur et à mesure qu’il s’agirait d’un livre autobiographique. Le conditionnel que je préfère utiliser ici en dit long sur la liberté que la fiction vous offre, en tant qu’auteur, quant à la fidélité historique des faits racontés. Malgré cela, j’ose vous demander dans quelle mesure l’histoire racontée par un narrateur qui le regarde de très près dans Le Temps des orphelins vous concerne personnellement ?

Comme vous l’indiquez très justement la lecture du livre fait immanquablement penser à une autobiographie. Rien d’étonnant puisqu’il s’agit, comme je viens de l’indiquer, de la suite du « Destin bousculé » mais écrit cette fois à la 3e personne. La fiction n’a donc ici qu’une portion congrue. Le fil de l’histoire est celui de ma propre vie. Seule la fin de l’ouvrage est romancée. Mon parcours et celui de Charles se superposent. Tous deux sont des clones.

Les pérégrinations de Charles de foyer en pension et d’une famille d’accueil à l’autre. « Il a déjà plusieurs vies à son actif » – direz-vous de lui à travers la voix du même narrateur. Vous abordez ainsi un thème important sur lequel je souhaiterais vous interroger : celui de l’engrenage implacable qui donne aux enfants orphelins le sentiment douloureux de ne jamais se sentir chez-soi. Comment vit Charles ces douloureuses errances et qu’engendrent-elles dans le développement des enfants comme lui, en général ?

Vous abordez ici une question essentielle « le dénuement affectif ». L’absence de parent, notamment d’une mère, est ressentie comme une injustice. Elle fait naître chez l’enfant un sentiment de fragilité. Et cette fragilité engendre chez lui un traumatisme irrémissible. Livré à lui-même, sans boussole, sans   les codes de la vie, il est un peu comme un fétu de paille sur une mer agitée. Alors commence pour lui le cycle infernal des déracinements, des familles d’accueil, pensions, orphelinats, maisons de correction, sévices, humiliations, …. « les orphelins n’ont pas besoin de grand-chose », ou encore, « si vous cherchez bien, je suis sûr que vous trouverez parmi eux un gosse plus fêlé encore que les autres… » Comment un enfant peut-il entendre ce genre d’humiliation sans être marqué à vie ? Charles, le héros, a une pensée qui a elle seule résume l’errance et la solitude. « Si je meurs, je finirai comme un chat écrasé dans un caniveau et personne ne viendra réclamer ma dépouille. On mesure ici la profondeur du désœuvrement d’un enfant de dix ans.  Pour répondre plus précisément encore à votre question, je dirais que l’enfant devenu adulte reste fragile et que ses craintes l’amèneront parfois à se réfugier sur la plus haute des branches… de l’échelle sociale, pour échapper aux prédateurs. C’est le cas de Charles, notre héros.

Une autre souffrance vécue encore plus intensément par Charles est celle de « l’absence d’affection ». Il s’agit d’une « plaie qui ne cicatrise jamais ». Vous rajoutez : « Ouverte, vive, saignante, son emprise se fossilise quelque part dans un coin obscur de la mémoire ». Comment va vivre Charles tout au long de sa vie ce manque affectif capital, cette absence ?

L’absence d’une mère est une cicatrice béante qui ne se referme jamais. Une sorte de plaie qui ne veut pas guérir. Charles (Claude) n’a pas les codes de la vie. Il n’y a pas eu de passage de témoin entre lui et ses parents. Il est livré à lui-même. On peut assimiler le parcours misérable du jeune héros à celui du petit Rémi dans « Sans famille », le roman Hector Malo, à Cosette chez Victor Hugo, à Twist dans le roman de Charles Dickens, même si leur aventure n’est pas en tous points semblable. Comme l’a dit si bien Baudelaire « la guerre est une époque où il n’est pas rare de devenir prématurément orphelin. » L’absence d’affection est une sorte de tare, de névrose, qui rend l’enfant, devenu adulte plus tard, soit hyper sensible, soit agressif et revanchard. Quelque part, un équilibre est rompu.

Et pourtant – comme un besoin vital d’équilibre –, votre héros fabriquera, disons, une image de substitution de la mère absente. Comment va apparaître la figure de Mam-Two, figure mystérieuse, pur produit de son imaginaire et qui guidera pourtant ses pas dans la vie ?

« Mam-Two » (mère bis), est une mère imaginaire que Charles a créé de toutes pièces dans sa tête. Pourquoi ? Pour se sentir moins seul. Omniprésente, elle va devenir progressivement sa seule raison de vivre. Charles va tisser entre elle et lui un lien invisible mais palpable. Charles n’a qu’une idée en tête, courtiser, séduire et donner des regrets à Virginie, sa vraie mère. Il compte sur ses prouesses professionnelles pour l’appâter, devient ingénieur, avocat des grandes multinationales, enseignant à HEC, au CNAM, à Paris VI, rien n’y fait. Sa mère ne l’entend pas. Charles ignore que cette mère absente est la force qui l’a porté vers les sommets. Qu’inconsciemment il lui doit tout, sa réussite, ses succès, sa notoriété.

Que reste-t-il en définitive du gamin aux galoches en bois. Rien, si ce n’est un perpétuel enfant au cœur meurtri.

Un autre thème fort de votre récit est celui du besoin criant de connaître ses origines. « J’ai besoin de comprendre – dira-t-il à la sœur qu’il vient de découvrir. De savoir qui je suis. D’où je viens ? Qui est ma famille ? Ce qu’elle est devenue ? » Comment expliquer cette réaction de Charles face à tant de questions qui demandent beaucoup de courage à la fois à les poser et à attendre les réponses ? Quel impact aura sur Charles la découverte de sa fratrie dont il est le cadet ?

On a tous besoin de savoir qui l’on est, d’où l’on vient. Et cette envie est évidemment encore plus prégnante chez l’enfant abandonné. Le vide généalogique autorise les espoirs les plus fous. « Mon père est peut-être un grand savant, un médecin réputé, un noble… » Tous les rêves, toutes les fictions sont possibles dans l’imaginaire. Mais il y aussi la réalité, brutale, âpre, qui met fin aux rêveries les plus folles. Charles apprend à l’âge de vingt ans qu’il a trois frères et une sœur dont il ignorait l’existence. Il n’est plus seul. Trop tard ! Cette fratrie, « la pieuvre à cinq tentacules », dira Julie, sa sœur, il ne la connait pas. Ils n’ont pas de passé en commun, pas d’historique. La relation affective qui existe généralement entre frères et sœur est distendue, inexistante. Charles s’efforce de recomposer le puzzle dont les pièces étaient éparpillées. Il multiplie les rencontres, saisit toutes les opportunités, fêtes, anniversaires, Noëls… Mission impossible. Le lien du sang est tari.

Est-ce que ce même besoin de se poser quelque part, sur une assise solide, c’est ce qui poussera Charles à s’accrocher aux études pour devenir quelqu’un, malgré la précarité de sa vie ?

Charles n’a aucune ambition personnelle. Sa place dans la société, ses réussites professionnelles et sociales, n’ont pas d’effet sur lui. Quand on lui propose de devenir député, ministre même, après qu’il a défendu la candidature française de Strasbourg aux côtés de Simone Veil, Marcel Rudloff, maire de la ville et de Jacques Chirac, il refuse. La notoriété, le triomphe, la gloire lui importent peu, sauf s’ils servent sa quête, son but, sa seule raison de vivre : sa mère.

La réussite sociale n’est pas seulement une question de volonté ou d’opiniâtreté, il faut aussi et surtout un objectif et un moteur pour l’atteindre. Charles a le sien : Virginie, sa mère.

Au moment où sa condition sociale prendra une direction favorable, où il va fonder une famille et aura un poste important, il osera même dire qu’il a cessé de rêver, qu’il vit le présent, que « la guerre, la terreur, les cabales, les sévices, le passé n’existent plus ». Votre roman met le lecteur devant une autre interrogation : peut-on/doit-on tout oublier et se reconstruire en effaçant d’un revers de main toutes ces fantômes ? Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Le dénuement affectif est un mal qui ronge et que rien ne peut refreiner. Il serait illusoire de penser que l’on peut tout oublier, à fortiori les blessures de l’âme. En revanche, savoir ou apprendre à gérer ses émotions, ses doutes, ses manques, oui. Par exemple, « retourner en vacances dans les bons moments du passé, quand la tristesse vous gagne » a dit Raoul à Charles. Charles n’a rien effacé de sa mémoire, mais par pudeur, peut-être par crainte aussi de les revivre, il feint de ne pas se souvenir des moments de terreur qu’il a traversés. « L’oubli est une grâce », disait Julien Green. Charles n’a pas rencontré cette grâce.  « Là où le sang a coulé, l’arbre de la vie ne peut grandir. »

Revenons, si vous le permettez, à la blessure du manque d’amour dont Charles a souffert toute sa vie. Il va avoir deux attitudes paradoxales. D’abord, celle de surprotéger les siens : épouse, enfants, petits-enfants, et ensuite de vouloir rattraper tout ce dont il avait été privé pendant son enfance, sa liberté, l’amour, la sensualité, la gloire, en quelque sorte. Comment expliquer cette dualité qui nourrit la personnalité de Charles ?

Charles a été privé de liberté durant près de vingt ans.  Il a une soif légitime et inextinguible de vivre. Il a envie de tout. De brûler les étapes, de rattraper le temps perdu, de danser, chanter, boire au goulot comme les autres. C’est un leurre. Il se grise, s’étourdit, s’enflamme au moindre jupon qui passe, mais ne comble rien. Le temps qui passe ne se rattrape guère disait Barbara dans « dis, quand reviendras-tu ».  À dix-huit ans, Charles est puceau. Puceau de tout. Il ne sait pas nager, n’est jamais monté sur un vélo, sur des skis, n’a pas connu l’amour. Comment aurait-il pu en être autrement derrière les hauts murs hérissés de barbelés. Il va alors, selon son expression, se « goinfrer » de conquêtes féminines. Illusion ! Au vrai, Charles recherche dans chacune de ces rencontres éphémères l’utérus qui l’a mis au monde.

Certes, il est à l’écoute de ses enfants, les aime, les protège, il est même paré des meilleures intentions : « si j’ai un enfant un jour, je lui apporterai tout ce que je n’ai pas eu ». Mais il se rend compte qu’il n’a pas les codes, que l’amour maternel est un apprentissage, une éducation, que cela ne s’invente pas. Charles n’a pas connu la douceur de l’épaule d’une mère, la chaleur de son sein. Jamais il n’a senti ses mains sur lui, ses baisers sur son front.  Comment donner ce que l’on n’a pas reçu ? 

Il y aurait beaucoup à dire sur la personnalité complexe de votre personnage. Arrêtons-nous pour conclure à cette idée qui le taraude : « jusqu’où va la vérité ? ». Peut-on connaître la vérité sur un homme, sur la vie, en général ? Est-ce que le fait de pouvoir la connaître un jour, est-elle capable de remplacer l’amour perdu, mais surtout l’amour que l’on n’a pas su donner aux autres ?

La complexité de la personnalité de Charles est le reflet de la complexité de sa vie, de son itinéraire. Il a vécu mille vies en une et a désespérément cherché dans les bras des femmes qu’il a aimées, l’amour d’une mère. « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées, mon paletot aussi devenait idéal… » disait Rimbaud, c’est un peu l’image que l’on doit retenir de Charles. La vérité, sa vérité, c’est son indéfectible amour de l’existence. Le plus petit insecte, la plus frêle des fleurs se balançant dans le vent l’empli de bonheur. « La vie aime ceux qui aiment la vie », dit-il. La vérité de Charles se trouve dans l’épilogue du roman, lorsque le héros se retourne sur son passé et confie au lecteur : « Ma vie durant, j’ai donné l’illusion d’être fort, d’avoir la puissance d’un ours, la ténacité d’un ratel, la sagesse d’un porc-épic, en réalité, je n’étais rien de tout cela. J’avais simplement plus peur que les autres ».

Propos recueillis par Dan Burcea

Claude Rodhain, Le temps des orphelins, Éditions City, 2022, 384 pages.

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« Un petit essai de plaisir » sur Mozart

John-Frédéric Lippis, Dans le chœur de Mozart

Pianiste compositeur et fondateur de l’Académie de piano JF Lippis, l’auteur engrange en tout un livre son amour de Mozart. Il aime comme lui la légèreté, la transgression des normes, l’inépuisable liberté. Ce pourquoi le titre est un jeu de mots entre chœur et cœur, deux domaines qui entrent en résonance. Quoi de mieux en effet pour se sentir « ensemble » que de chanter à l’unisson ? Dans le chœur, la fraternité n’est pas un vain mot ; ce fut l’un des mantras de Mozart, qui l’a fait entrer en Maçonnerie avec La Flûte enchantée et aimer les Lumières.

L’essai est court et ne commence que page 13, mais il diffuse en deux parties et dix-sept chapitres un peu enflés l’infusion de Mozart. L’auteur en a été ébloui enfant, et surtout adolescent avec La marche turque et la Symphonie n°40 en sol mineur. Pas besoin d’être musicien et de toucher d’un instrument pour le comprendre intimement, tant la musique de Mozart pénètre chacun, quelle que soit sa classe sociale ou son niveau d’études, sans avoir à y penser.

Certains propos ressortent plus d’une émission de radio-copains que d’un « livre » mais quelques formules sonnent juste. « Il reste quelque chose de très marqué chez Mozart, c’est son incessante créativité et son désir de fuite, de liberté, vers la lumière, l’inconnu. Mozart bouge en permanence, et son répertoire est un magnifique catalogue de voyage, faisant rêver et donnant du bonheur » p.125. Avec Don Giovanni ou Don Juan, Jean voulant dire « jeune » : « Mozart était aussi un rendez-vous intime permanent. Il renferme dans son être en existence finalement tous les éléments qui font la vie, ses couleurs, ses drames, ses plaisirs, ses joies » p.119.

Un petit essai de plaisir.

John-Frédéric Lippis, Dans le chœur de Mozart, 2022, Lina éditions, 142 pages, €19,99 vente directe sur site

Le site de l’auteur