Grand entretien de Claude Rodhain dans Lettres capitales sur « Le Temps des orphelins »

Interview. Claude Rodhain : « L’absence d’une mère est une cicatrice béante qui ne se referme jamais »

Claude Rodhain est avocat honoraire et auteur de plusieurs romans dont Le temps des orphelins qui vient de paraître aux Éditions City. Il s’agit d’une saga familiale construite autour d’un témoignage bouleversant sur la blessure secrète que Charles, enfant élevé dans des foyers, des pensions et familles d’accueil, portera toute sa vie à cause de l’abandon de ses parents pendant la Seconde guerre. Comment se construit-on sans la présence d’une famille, sans l’amour maternel ? Et comment réussira-t-il à donner aux autres ce qu’il n’a jamais reçu ? Beaucoup d’autres interrogations traversent ce livre. Peut-être, la plus difficile d’entre elles est celle que se pose Charles dans les moments les plus difficiles de sa vie : « C’est quoi, l’existence ? »

Votre livre s’ouvre sur un moment très fort où Charles, le héros de votre roman est conduit dans un foyer. Il n’a que 7 ans, ses parents l’ont abandonné : pour lui, la vie commence ici, et les mots qui résonnent fortement dans sa tête illustrent bien son désespoir : « prison, isolement, solitude… » Pouvez-vous situer les faits qui vous ont inspiré ce livre et comment l’histoire de Charles est devenue sujet de roman ?

J’ai publié en 1986, aux éditions Robert Laffont, un récit autobiographique, « Le destin bousculé ». De nombreux journalistes, chroniqueurs radio, animateurs de télévision lui ont ouvert leurs pages, notamment la « Marche du siècle », l’émission en « prime time » de Jean-Marie Cavada. Mon éditeur m’avait confié à l’époque : « durant ma vie d’éditeur, j’ai rencontré beaucoup de personnages, des politiques en mal de publicité, des malfrats repentis, des forçats (il venait de publier « Papillon ») mais une vie comme la vôtre, jamais ! » Et Rachida Dati, ministre de la justice, d’ajouter, le jour de ma remise des insignes de commandeur dans l’Ordre National du Mérite, « en vous voyant, je pense à Paulo Coelho qui dans La 5e montagne a dit, l’homme est fait pour trahir son destin ». C’est cette vie, hors du commun, qui m’a conduit à écrire « Le temps des orphelins ». 36 ans se sont écoulés depuis la parution du Destin bousculé et je voulais mettre à profit cette longue période, au cours de laquelle se sont produits de nombreux évènements, aussi bien heureux que tristes pour prolonger le récit du « destin bousculé ». N’étant ni pensable, ni souhaitable, selon moi, d’écrire une seconde fois mon autobiographie, j’ai choisi la voix du roman, tout en restant fidèle à mon parcours de vie.  

Nous apprendrons au fur et à mesure qu’il s’agirait d’un livre autobiographique. Le conditionnel que je préfère utiliser ici en dit long sur la liberté que la fiction vous offre, en tant qu’auteur, quant à la fidélité historique des faits racontés. Malgré cela, j’ose vous demander dans quelle mesure l’histoire racontée par un narrateur qui le regarde de très près dans Le Temps des orphelins vous concerne personnellement ?

Comme vous l’indiquez très justement la lecture du livre fait immanquablement penser à une autobiographie. Rien d’étonnant puisqu’il s’agit, comme je viens de l’indiquer, de la suite du « Destin bousculé » mais écrit cette fois à la 3e personne. La fiction n’a donc ici qu’une portion congrue. Le fil de l’histoire est celui de ma propre vie. Seule la fin de l’ouvrage est romancée. Mon parcours et celui de Charles se superposent. Tous deux sont des clones.

Les pérégrinations de Charles de foyer en pension et d’une famille d’accueil à l’autre. « Il a déjà plusieurs vies à son actif » – direz-vous de lui à travers la voix du même narrateur. Vous abordez ainsi un thème important sur lequel je souhaiterais vous interroger : celui de l’engrenage implacable qui donne aux enfants orphelins le sentiment douloureux de ne jamais se sentir chez-soi. Comment vit Charles ces douloureuses errances et qu’engendrent-elles dans le développement des enfants comme lui, en général ?

Vous abordez ici une question essentielle « le dénuement affectif ». L’absence de parent, notamment d’une mère, est ressentie comme une injustice. Elle fait naître chez l’enfant un sentiment de fragilité. Et cette fragilité engendre chez lui un traumatisme irrémissible. Livré à lui-même, sans boussole, sans   les codes de la vie, il est un peu comme un fétu de paille sur une mer agitée. Alors commence pour lui le cycle infernal des déracinements, des familles d’accueil, pensions, orphelinats, maisons de correction, sévices, humiliations, …. « les orphelins n’ont pas besoin de grand-chose », ou encore, « si vous cherchez bien, je suis sûr que vous trouverez parmi eux un gosse plus fêlé encore que les autres… » Comment un enfant peut-il entendre ce genre d’humiliation sans être marqué à vie ? Charles, le héros, a une pensée qui a elle seule résume l’errance et la solitude. « Si je meurs, je finirai comme un chat écrasé dans un caniveau et personne ne viendra réclamer ma dépouille. On mesure ici la profondeur du désœuvrement d’un enfant de dix ans.  Pour répondre plus précisément encore à votre question, je dirais que l’enfant devenu adulte reste fragile et que ses craintes l’amèneront parfois à se réfugier sur la plus haute des branches… de l’échelle sociale, pour échapper aux prédateurs. C’est le cas de Charles, notre héros.

Une autre souffrance vécue encore plus intensément par Charles est celle de « l’absence d’affection ». Il s’agit d’une « plaie qui ne cicatrise jamais ». Vous rajoutez : « Ouverte, vive, saignante, son emprise se fossilise quelque part dans un coin obscur de la mémoire ». Comment va vivre Charles tout au long de sa vie ce manque affectif capital, cette absence ?

L’absence d’une mère est une cicatrice béante qui ne se referme jamais. Une sorte de plaie qui ne veut pas guérir. Charles (Claude) n’a pas les codes de la vie. Il n’y a pas eu de passage de témoin entre lui et ses parents. Il est livré à lui-même. On peut assimiler le parcours misérable du jeune héros à celui du petit Rémi dans « Sans famille », le roman Hector Malo, à Cosette chez Victor Hugo, à Twist dans le roman de Charles Dickens, même si leur aventure n’est pas en tous points semblable. Comme l’a dit si bien Baudelaire « la guerre est une époque où il n’est pas rare de devenir prématurément orphelin. » L’absence d’affection est une sorte de tare, de névrose, qui rend l’enfant, devenu adulte plus tard, soit hyper sensible, soit agressif et revanchard. Quelque part, un équilibre est rompu.

Et pourtant – comme un besoin vital d’équilibre –, votre héros fabriquera, disons, une image de substitution de la mère absente. Comment va apparaître la figure de Mam-Two, figure mystérieuse, pur produit de son imaginaire et qui guidera pourtant ses pas dans la vie ?

« Mam-Two » (mère bis), est une mère imaginaire que Charles a créé de toutes pièces dans sa tête. Pourquoi ? Pour se sentir moins seul. Omniprésente, elle va devenir progressivement sa seule raison de vivre. Charles va tisser entre elle et lui un lien invisible mais palpable. Charles n’a qu’une idée en tête, courtiser, séduire et donner des regrets à Virginie, sa vraie mère. Il compte sur ses prouesses professionnelles pour l’appâter, devient ingénieur, avocat des grandes multinationales, enseignant à HEC, au CNAM, à Paris VI, rien n’y fait. Sa mère ne l’entend pas. Charles ignore que cette mère absente est la force qui l’a porté vers les sommets. Qu’inconsciemment il lui doit tout, sa réussite, ses succès, sa notoriété.

Que reste-t-il en définitive du gamin aux galoches en bois. Rien, si ce n’est un perpétuel enfant au cœur meurtri.

Un autre thème fort de votre récit est celui du besoin criant de connaître ses origines. « J’ai besoin de comprendre – dira-t-il à la sœur qu’il vient de découvrir. De savoir qui je suis. D’où je viens ? Qui est ma famille ? Ce qu’elle est devenue ? » Comment expliquer cette réaction de Charles face à tant de questions qui demandent beaucoup de courage à la fois à les poser et à attendre les réponses ? Quel impact aura sur Charles la découverte de sa fratrie dont il est le cadet ?

On a tous besoin de savoir qui l’on est, d’où l’on vient. Et cette envie est évidemment encore plus prégnante chez l’enfant abandonné. Le vide généalogique autorise les espoirs les plus fous. « Mon père est peut-être un grand savant, un médecin réputé, un noble… » Tous les rêves, toutes les fictions sont possibles dans l’imaginaire. Mais il y aussi la réalité, brutale, âpre, qui met fin aux rêveries les plus folles. Charles apprend à l’âge de vingt ans qu’il a trois frères et une sœur dont il ignorait l’existence. Il n’est plus seul. Trop tard ! Cette fratrie, « la pieuvre à cinq tentacules », dira Julie, sa sœur, il ne la connait pas. Ils n’ont pas de passé en commun, pas d’historique. La relation affective qui existe généralement entre frères et sœur est distendue, inexistante. Charles s’efforce de recomposer le puzzle dont les pièces étaient éparpillées. Il multiplie les rencontres, saisit toutes les opportunités, fêtes, anniversaires, Noëls… Mission impossible. Le lien du sang est tari.

Est-ce que ce même besoin de se poser quelque part, sur une assise solide, c’est ce qui poussera Charles à s’accrocher aux études pour devenir quelqu’un, malgré la précarité de sa vie ?

Charles n’a aucune ambition personnelle. Sa place dans la société, ses réussites professionnelles et sociales, n’ont pas d’effet sur lui. Quand on lui propose de devenir député, ministre même, après qu’il a défendu la candidature française de Strasbourg aux côtés de Simone Veil, Marcel Rudloff, maire de la ville et de Jacques Chirac, il refuse. La notoriété, le triomphe, la gloire lui importent peu, sauf s’ils servent sa quête, son but, sa seule raison de vivre : sa mère.

La réussite sociale n’est pas seulement une question de volonté ou d’opiniâtreté, il faut aussi et surtout un objectif et un moteur pour l’atteindre. Charles a le sien : Virginie, sa mère.

Au moment où sa condition sociale prendra une direction favorable, où il va fonder une famille et aura un poste important, il osera même dire qu’il a cessé de rêver, qu’il vit le présent, que « la guerre, la terreur, les cabales, les sévices, le passé n’existent plus ». Votre roman met le lecteur devant une autre interrogation : peut-on/doit-on tout oublier et se reconstruire en effaçant d’un revers de main toutes ces fantômes ? Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Le dénuement affectif est un mal qui ronge et que rien ne peut refreiner. Il serait illusoire de penser que l’on peut tout oublier, à fortiori les blessures de l’âme. En revanche, savoir ou apprendre à gérer ses émotions, ses doutes, ses manques, oui. Par exemple, « retourner en vacances dans les bons moments du passé, quand la tristesse vous gagne » a dit Raoul à Charles. Charles n’a rien effacé de sa mémoire, mais par pudeur, peut-être par crainte aussi de les revivre, il feint de ne pas se souvenir des moments de terreur qu’il a traversés. « L’oubli est une grâce », disait Julien Green. Charles n’a pas rencontré cette grâce.  « Là où le sang a coulé, l’arbre de la vie ne peut grandir. »

Revenons, si vous le permettez, à la blessure du manque d’amour dont Charles a souffert toute sa vie. Il va avoir deux attitudes paradoxales. D’abord, celle de surprotéger les siens : épouse, enfants, petits-enfants, et ensuite de vouloir rattraper tout ce dont il avait été privé pendant son enfance, sa liberté, l’amour, la sensualité, la gloire, en quelque sorte. Comment expliquer cette dualité qui nourrit la personnalité de Charles ?

Charles a été privé de liberté durant près de vingt ans.  Il a une soif légitime et inextinguible de vivre. Il a envie de tout. De brûler les étapes, de rattraper le temps perdu, de danser, chanter, boire au goulot comme les autres. C’est un leurre. Il se grise, s’étourdit, s’enflamme au moindre jupon qui passe, mais ne comble rien. Le temps qui passe ne se rattrape guère disait Barbara dans « dis, quand reviendras-tu ».  À dix-huit ans, Charles est puceau. Puceau de tout. Il ne sait pas nager, n’est jamais monté sur un vélo, sur des skis, n’a pas connu l’amour. Comment aurait-il pu en être autrement derrière les hauts murs hérissés de barbelés. Il va alors, selon son expression, se « goinfrer » de conquêtes féminines. Illusion ! Au vrai, Charles recherche dans chacune de ces rencontres éphémères l’utérus qui l’a mis au monde.

Certes, il est à l’écoute de ses enfants, les aime, les protège, il est même paré des meilleures intentions : « si j’ai un enfant un jour, je lui apporterai tout ce que je n’ai pas eu ». Mais il se rend compte qu’il n’a pas les codes, que l’amour maternel est un apprentissage, une éducation, que cela ne s’invente pas. Charles n’a pas connu la douceur de l’épaule d’une mère, la chaleur de son sein. Jamais il n’a senti ses mains sur lui, ses baisers sur son front.  Comment donner ce que l’on n’a pas reçu ? 

Il y aurait beaucoup à dire sur la personnalité complexe de votre personnage. Arrêtons-nous pour conclure à cette idée qui le taraude : « jusqu’où va la vérité ? ». Peut-on connaître la vérité sur un homme, sur la vie, en général ? Est-ce que le fait de pouvoir la connaître un jour, est-elle capable de remplacer l’amour perdu, mais surtout l’amour que l’on n’a pas su donner aux autres ?

La complexité de la personnalité de Charles est le reflet de la complexité de sa vie, de son itinéraire. Il a vécu mille vies en une et a désespérément cherché dans les bras des femmes qu’il a aimées, l’amour d’une mère. « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées, mon paletot aussi devenait idéal… » disait Rimbaud, c’est un peu l’image que l’on doit retenir de Charles. La vérité, sa vérité, c’est son indéfectible amour de l’existence. Le plus petit insecte, la plus frêle des fleurs se balançant dans le vent l’empli de bonheur. « La vie aime ceux qui aiment la vie », dit-il. La vérité de Charles se trouve dans l’épilogue du roman, lorsque le héros se retourne sur son passé et confie au lecteur : « Ma vie durant, j’ai donné l’illusion d’être fort, d’avoir la puissance d’un ours, la ténacité d’un ratel, la sagesse d’un porc-épic, en réalité, je n’étais rien de tout cela. J’avais simplement plus peur que les autres ».

Propos recueillis par Dan Burcea

Claude Rodhain, Le temps des orphelins, Éditions City, 2022, 384 pages.

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