Par Yves-Alexandre Julien – Journaliste Culturel.
Jean-Philippe Bozek nous offre avec Paul et Suzanne : Histoire de la Famille Dubrule-Mamet, Tome 1 – Les Aïeux 1800-1931 une fresque historique ambitieuse qui plonge le lecteur dans l’intimité d’une famille d’industriels français, du début du XIXe siècle jusqu’à la Grande Dépression. Consultant en entrepreneuriat, coach de dirigeants et biographe d’entreprises, Bozek met à profit son expérience de plus de trente ans dans le domaine entrepreneurial pour détailler les dynamiques internes et externes qui ont façonné cette lignée entrepreneuriale.
Titulaire d’un Master II en sciences de gestion, option entrepreneuriat, il a consacré toute sa carrière professionnelle à l’entrepreneuriat. À 39 ans, il est devenu coach de dirigeants et d’entrepreneurs, formé à l’école Transformance fondée par Vincent Lehnardt. Son expertise, centrée sur l’identité profonde et intime des chefs d’entreprises et la façon dont leur univers psychotique personnel influence leur appréhension du monde, transparaît dans chaque page de cet ouvrage. Parmi ses publications précédentes chez Eyrolles, on compte Coacher les entrepreneurs, transformer leur rêve en réalité et Le Bonheur d’Entreprendre, de Novotel à Accor, une formidable aventure humaine. Ces ouvrages témoignent de son engagement à partager son savoir et ses expériences pour inspirer et guider les entrepreneurs de demain. C’est avec cette même passion et cette même rigueur que Bozek aborde l’histoire de la famille Dubrule-Mamet.
I. Une saga industrielle captivante
Comparé à d’autres œuvres de même acabit, telles que Les Thibault de Roger Martin du Gard, Paul et Suzanne se distingue par son ancrage dans la réalité industrielle et son approche didactique de l’histoire économique. Là où Martin du Gard explore les dilemmes moraux et philosophiques d’une famille bourgeoise, Bozek se concentre sur les défis et les triomphes d’entrepreneurs visionnaires.
II. Les racines d’une dynastie
Le prologue « Deux frères en voyage » et la première partie intitulée « Les Ancêtres » jettent les bases de cette épopée familiale. Bozek décrit avec minutie les origines de la famille, depuis la Révolution française jusqu’au début du XXe siècle. Les chapitres « De la fonderie au peignage », « La filature de Bruges », et « Le tissage du Canteleu » retracent les débuts modestes mais prometteurs des Dubrule-Mamet.
Ces sections rappellent les écrits de Pierre Bourdieu dans Les Héritiers, où l’auteur examine comment les ressources économiques et culturelles se transmettent et se transforment au fil des générations. Bozek, cependant, adopte une perspective plus narrative et moins théorique, rendant son récit accessible et engageant pour un large public.
III. Le tournant des grands-parents
La deuxième partie, « Les Grands-Parents », constitue le cœur de l’ouvrage. Elle commence avec « Exposition Internationale des Industries Textiles », marquant l’entrée de la famille sur la scène internationale. Bozek explore ensuite les effets dévastateurs de la Première Guerre mondiale dans « La Grande Guerre », montrant comment le conflit a bouleversé les vies et les fortunes des Dubrule-Mamet.
Le chapitre « De père en fils » met en lumière la succession et la transmission des valeurs et des savoir-faire, un thème central également exploré par Honoré de Balzac dans La Comédie Humaine. Là où Balzac se penche sur les intrigues et les ambitions individuelles, Bozek préfère souligner la persévérance collective et l’adaptation face aux adversités.
IV. La question mémorielle au XIXe siècle
Bozek ne se contente pas de relater les événements historiques et économiques ; il s’attarde également sur la question mémorielle, essentielle pour comprendre l’identité et la continuité des Dubrule-Mamet. Au XIXe siècle, la mémoire collective et individuelle joue un rôle crucial dans la formation de la conscience nationale et familiale. Les commémorations des grandes batailles, les monuments aux morts, et les récits familiaux sont autant de moyens par lesquels les générations successives s’approprient et réinterprètent leur passé.
À l’instar des travaux de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective, Bozek montre comment les Dubrule-Mamet ont intégré les événements marquants de leur époque pour forger leur identité et justifier leur position sociale. Chaque succès industriel et chaque épreuve surmontée devient un élément constitutif de leur récit familial, légitimant leur place dans l’histoire nationale.
V. Une rencontre déterminante
Le dernier chapitre, « La rencontre », se concentre sur l’union de Paul Dubrule et Suzanne Mamet en 1931, scellant le destin de deux lignées industrielles. Bozek excelle dans la description des dynamiques personnelles et professionnelles qui ont conduit à cette alliance stratégique. Cette approche rappelle les travaux de Simone de Beauvoir, notamment Les Mandarins, où les relations personnelles sont indissociables des ambitions politiques et intellectuelles.
Bozek nous offre ici une conclusion provisoire riche en promesses pour les tomes suivants, où l’on peut anticiper la poursuite de l’exploration des défis de l’entrepreneuriat familial à travers les bouleversements du XXe siècle.
VI. Une destinée exceptionnelle : Paul Dubrule fils
Paul Dubrule, fils de Paul Dubrule et Suzanne Mamet, né en 1934, est le cofondateur avec Gérard Pélisson de Novotel, devenu le groupe Accor en 1967. Cette entreprise est aujourd’hui un des plus grands groupes hôteliers au monde. Le succès de Paul Dubrule fils témoigne de l’héritage entrepreneurial transmis de génération en génération, évoqué avec profondeur par Bozek. Cette success story moderne s’inscrit dans la continuité des valeurs et de la vision initiées par ses ancêtres, illustrant parfaitement la persistance et l’adaptation familiale à travers les siècles.
VII. Une leçon d’histoire et de persévérance
Paul et Suzanne est un ouvrage remarquable par la richesse de sa documentation et la fluidité de son écriture. Jean-Philippe Bozek réussit à rendre vivants les enjeux économiques et sociaux de plusieurs générations, tout en offrant un panorama saisissant de l’histoire industrielle française.
En comparaison avec d’autres œuvres historiques ou familiales, Bozek se distingue par son approche pédagogique et son souci du détail. Paul et Suzanne n’est pas seulement un livre sur une famille ; c’est une véritable leçon d’histoire et de persévérance, qui trouvera sans doute une place de choix dans les bibliothèques des passionnés d’histoire et d’économie.
Avec ce premier tome, Bozek pose les bases d’une trilogie qui s’annonce déjà comme un incontournable pour comprendre les dynamiques entrepreneuriales et familiales à travers les âges. À l’instar des Buddenbrook de Thomas Mann, Paul et Suzanne capture l’essence d’une époque tout en offrant des enseignements universels sur la transmission, l’innovation et la survie face à l’adversité.