Article de Blandine Dherse sur Philippe Enquin

Né à Buenos Aires dans une famille Juive, et après une carrière captivante d’ingénieur puis d’écrivain, c’est finalement depuis son balcon parisien que l’homme aux trois identités, Philippe Enquin, 86 ans, choisit humblement de consacrer sa dernière œuvre dédiée à sa nouvelle passion : la photographie. Le contexte s’impose de lui-même : deux mois de confinement d’une crise sanitaire durant laquelle cet Argentain-Français-Juif  nous partagera ses 140 meilleurs clichés.

Lorsqu’on se retrouve avec « De mon balcon » en main, le livre apparaît d’emblée comme un comble ironique, tant l’angle de vue que Philippe Enquin a pris pour rendre son isolement productif est paradoxal : Saisir la moindre mobilité restreinte pendant le confinement, pour finalement la rendre immobile.

            Le photographe capture ces instants, alors figés dans cette période particulière d’ébranlement sociétal sans pareille. Au fil des pages, un rappel est étouffant voire douloureux, la présence de ce fameux masque, marquant la gravité de la situation, camouflant une grande partie des visages, annihilant ainsi toute expression. Les images parlent d’elles-mêmes, la tragédie se reflète jusqu’au choix de la colorimétrie, les couleurs sont graves, le noir et blanc est de mise. Les corps sont repliés, tendus. Les visages, baissés. Les regards sont marqués d’inquiétudes. L’angoisse est palpable, il y a de l’empressement dans l’air, de la solitude dans les cœurs, de la peur du manque, des achats compulsifs, des visites d’urgence. Et tantôt, au détour d’une page, une lumière perce quelque part, dans un regard souriant, dans une main tendue, dans un geste altruiste. Puis elle grandit encore davantage dans les partages avec les voisins, les occupations diverses et variées des confinés, les services rendus, le soutien du 20h aux soignants. Nonobstant l’obscurité, l’humanité éclaire la fraternité.

            Ces mêmes clichés se retrouveront peut-être un jour dans un manuel d’histoire, dans les mains d’élèves des générations à venir, racontant le désastre de l’année 2020… A ce moment là, est-ce que les cours se feront enfin dans des salles de classe, au sein d’un établissement scolaire comme autrefois ou bien sont-ils destinés à se pérenniser derrière un écran, seul, depuis son domicile ?

Le terme « distanciel », aujourd’hui devenu à la mode restera t-il dans notre langage courant ? La Covid aura t-elle marquée à jamais un virage irréversible quant aux méthodes d’enseignement et plus largement, à la société ? « Depuis mon balcon » ne l’imagine pas, il ne parle ni du passé, ni du futur. Les photos de Philippe Enquin s’ancrent bel et bien dans un présent, redoutablement inédit. Et c’est bien là que puise toute la force de ce recueil de photographies : l’immédiateté, dans un quotidien bouleversé.

            Les personnes que ce jeune photographe de 86 ans prend en photo, par ici et par là, au gré du hasard depuis son balcon du second étage apparaissent alors comme des petites abeilles ouvrières, appartenant à un essaim, dissimulé dans l’ombre, dans un ailleurs imperceptible. Ces insectes singuliers vont et viennent, et butinent la vie comme un nectar rare et précieux.

Cest cette vie qui est racontée dans son livre, rythmé par ses photos classées par thématiques ;  photos qui valent mieux que tous les mots du monde. C’est la vie telle quelle est, quoi qu’on en dise. C’est la vie qui persiste, c’est la vie qui déborde malgré tout, comme de la mousse polyuréthane dans un trou à reboucher. C’est la vie qui doit se vivre, un point c’est tout. Plus grande, plus forte que tout. Pour Philippe Enquin, il semblerait qu’il la vive dans la générosité, avec un regard humble et tendre, et décide, avec bienveillance, de nous partager sa vision.

Blandine Dherse

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