Thierry Gineste: le refus de la résilience au service de l’héritage mémoriel
Souviens-toi de moi dans les ténèbres, un récit autobiographique de Thierry Gineste (Les Impliqués, 2023)
Dans Souviens-toi de moi dans les ténèbres (Les Impliqués, 2023), l’écrivain et médecin-psychiatre Thierry Gineste, connu pour son ouvrage sur Victor de l’Aveyron, l’enfant sauvage le plus célèbre, revient sur son enfance mystérieuse et douloureuse, au cours de laquelle il a été délaissé par sa mère, et écrasé par l’histoire de son père qu’il n’a pas connu.
Dans un monde de plus en plus obsédé par la résilience, Thierry Gineste apparait comme un érudit qui refuse catégoriquement de s’y plier. Son dernier ouvrage, Souviens-toi de moi dans les ténèbres, publié par Les Impliqués Éditeur, est bien plus qu’un simple roman familial autour du père de l’auteur Paul Gineste. Il s’agit d’une plongée profonde dans l’histoire militaire de ce dernier qui était jeune lieutenant de la légion étrangère, désigné pour rejoindre un corps expéditionnaire français en 1950. Il y passera un an jusqu’à sa mort en Indochine le 11 janvier 1952. Thierry Gineste met en lumière dans son récit un refus de l’oubli et du pardon.
Refuser la résilience, c’est affirmer que certaines cicatrices ne guérissent jamais. L’histoire de Thierry Gineste est un témoignage de cette vérité.
Les racines de la révolte
Ce que nous fait découvrir Thierry Gineste ressemble à une quête perpétuelle, une enquête émotionnelle et intellectuelle. Son parcours se dessine dans un paysage de douleur, marqué par l’abandon précoce de sa mère tourmentée qui n’était pas faite psychologiquement pour être à la tête d’une famille de cinq enfants. La recherche de la vérité et le savoir, qu’il soit médical ou historique, deviennent ses racines car le savoir est le pouvoir ultime pour les âmes brisées tout comme le dit Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe. L’ouvrage de Thierry Gineste est finalement une tentative de réparation, une réponse obstinée à un désespoir profond et un triomphe sur l’oubli.
Une histoire personnelle dans l’ombre de la grande Histoire
Thierry Gineste, tel un historien, réalise que l’Histoire, avec un grand « H », a englouti son histoire personnelle à tel point dirait-on qu’écrire l’histoire personnelle au milieu de l’Histoire est une quête digne et singulière comme le développe aussi Albert Camus dans L’Etranger. C’est aussi le drame de ne connaître que les faits militaires d’un père dont il désire tant connaître l’humanité. Mais le courage et la ferveur qui animent cet auteur résident dans sa quête impossible de rendre palpable l’indicible, de nous livrer un témoignage historique par-delà les vicissitudes de la vie.
Refaire l’Histoire : Une perspective controversée
L’actuel débat sur la réécriture de l’histoire suscite des réactions passionnées, avec certains cherchant à corriger des narratifs longtemps négligés, tandis que d’autres historiens résistent à cette tendance. Cette querelle intellectuelle reflète la tension entre le désir de résilience et la préservation de la pureté historique. Les sociologues comme Michel Foucault ont souligné la nature changeante du savoir historique, tandis que des historiens tels que Marc Bloch ont insisté sur l’importance de maintenir des standards académiques stricts. Alors que la société continue d’évoluer, Thierry Gineste ouvre avec Souviens-toi de moi dans les ténèbres le débat sur la manière dont nous abordons notre passé ici en éveillant les consciences sur la place que laisse la France dans son Histoire à la guerre d’Indochine en en faisant un sujet brûlant qui pourrait susciter des discussions sur l’équilibre entre la vérité historique et le besoin de réparer les injustices du passé, la guerre d’Indochine étant une guerre perdue et l’Histoire étant hélas souvent écrite par les vainqueurs…
Acuité dans l’analyse
La plume de Thierry Gineste se distingue par sa richesse, sa précision, et sa logique. Il parvient à mêler la douleur de l’enfant à la réflexion mûre de l’adulte. La douleur sublimée par cette écriture précise devient une arme puissante contre l’oubli comme le dit aussi Elie Wiesel dans La nuit, ouvrage dans lequel il relate ses expériences pendant l’Holocauste et la perte de foi. Dans ce roman remarquable de Thierry Gineste sa dignité supplante tout pathétisme, et ses descriptions minutieuses sont entrelacées de métaphores éloquentes qui dévoilent subtilement les traumatismes qu’il a endurés.
Le pouvoir de la mémoire affective
Au cœur de cette histoire, la mémoire affective est ce qui persiste. Thierry Gineste la clame haut et fort, transformant ainsi la douleur en vie car les souvenirs sont bel et bien les vestiges d’une existence, les trésors cachés dans les ténèbres du passé. La littérature est devenue son moyen de domestiquer cette douleur d’exister, et le lecteur devient, à son tour, un auteur de souvenirs ce qui nous rappelle aussi Kundera et L’insoutenable légèreté de l’être.
Freud, Lacan et Gineste: interactions de la résilience psychologique sur l’héritage mémoriel
Sigmund Freud, le père de la psychanalyse, et Jacques Lacan, célèbre psychanalyste, ont tous deux abordé la résilience et la manière dont elle peut interagir avec l’héritage mémoriel. Dans le contexte du roman Souviens-toi de moi dans les ténèbres de Thierry Gineste, où l’auteur refuse de se plier à la résilience, ces citations de Freud et de Lacan offrent une lumière supplémentaire à la lecture de ce texte.
En effet pour Sigmund Freud :
« Le refoulement est un mécanisme de défense psychologique qui préserve la mémoire des expériences douloureuses, mais ces souvenirs refoulés continuent d’influencer l’individu de manière inconsciente. La résilience, lorsqu’elle est trop rapide, peut bloquer ce processus de réintégration des souvenirs traumatisants dans le psychisme. Cela peut conduire à une rupture de l’héritage mémoriel et à des difficultés ultérieures dans la compréhension de soi. »
Pour Jacques Lacan :
« La résilience peut parfois servir d’écran protecteur, mais elle peut aussi devenir un obstacle à la véritable exploration de l’héritage mémoriel. Le moi, dans sa quête de normalité, peut ignorer les zones d’ombre du passé. Le travail psychanalytique vise à dévoiler ces refoulements et à intégrer les souvenirs traumatiques dans le récit de l’individu. Refuser la résilience, c’est souvent accepter le défi de plonger profondément dans son histoire personnelle pour en saisir la vérité. »
En refusant la résilience dont ce récit est la preuve, Thierry Gineste semble s’inscrire dans la tradition psychanalytique qui reconnaît que les souvenirs douloureux, bien que difficiles à affronter, sont une partie essentielle de l’héritage mémoriel. Cette approche peut conduire à une exploration plus profonde de soi et à une meilleure compréhension de l’influence du passé sur le présent.
Pour aller plus loin encore, la « mère de la résilience », une psychologue américaine, Emmie Werner, parle, à propos des enfants qu’elle a suivis de la naissance à l’âge adulte, de sujets « vulnérables, mais invincibles ». En lisant Souviens-toi de moi dans les ténèbres se dessine la personnalité de l’auteur de l’enfance à l’âge adulte et l’on admet ainsi mieux le refus de l’auteur de la théorie de résilience psychologique qui est un concept très contemporain et quelque part utopiste loin de tout solutionner dans la complexité d’une vie car comme le dit l’auteur « on ne guérit pas des traumatismes de la petite enfance, on ne se guérit pas de ne pas garder un souvenir à peu près précis de son père et de sa mère. C’est un trou dans la trame de l’existence ! »
Souviens-toi de moi dans les ténèbres emprunte, enfin, sa poésie à Paul Claudel et à son roman Partage de midi jusqu’à ce titre qui n’a pas été choisi par hasard par Thierry Gineste puisqu’il est la dernière réplique de l’héroïne du roman de Claudel remettant en question la fatalité de la mort dans la passion. À travers l’œuvre de Thierry Gineste, on découvre que la mélancolie, que Freud avait considérée comme une névrose narcissique, peut être remplacée par le pouvoir de la mémoire et de l’expression à tel point que la mélancolie se transforme ici en une ode à la mémoire, un chant à la persévérance. En refusant la résilience à la manière de Thierry Gineste, nous pouvons tous apprendre quelque chose sur la force de l’obstination courageuse et du déterminisme animé par la foi dans son universalité face à l’adversité.