Entretien entre le philosophe Emmanuel-Just Duits et le philosophe Marc Alpozzo pour le magazine ENTREPRENDRE

Qu’est-ce que l’esprit critique aujourd’hui ?

Entretien avec Emmanuel-Juste Duits. Nous vivons une époque curieuse, l’homme qui se questionne est un gêneur. Le doute, l’esprit critique, est pourtant l’objet d’un ouvrage du philosophe et enseignant Emmanuel-Juste Duits, auteur de nombreux ouvrages questionnant notre époque, afin d’en comprendre la complexité. Son objectif, qui peut sembler n’être qu’une visée utopique, c’est à la fois doper notre esprit critique, pour aider à mieux penser, mais aussi la réveiller pour assurer dans action dans un monde de plus en plus incompréhensible, car de plus en plus complexe.  

Marc Alpozzo : Vous êtes philosophe, enseignant, cofondateur de différentes initiatives dont wikidébats, Les cafés de l’info, etc. Vous avez écrit de nombreux livres, dont L’homme réseau. Penser et agir dans la complexité (Chronique Sociale, 1999), Après le relativisme (Cerf, 2016). Aujourd’hui vous publiez chez Chronique Sociale, Doper son esprit critique. Penser et agir dans un monde complexe. Comment entendez-vous le terme « complexe » ? est-ce au sens de Henri Laborit, qui a inventé le terme, et qui voulait dire une imbrication de domaines de la pensée dans une forme de transdisciplinarité, ou comme l’entend Edgar Morin, ce qui se tisse ensemble ?

Emmanuel-Juste Duits : La pensée complexe est célébrée, pourtant il y a un paradoxe : quand on gratte un peu, beaucoup de gens voient le monde de façon binaire, à gauche divisé entre les dominants et les dominés, comme s’il n’existait pas des groupes/des individus à la fois opprimés et oppresseurs, ou des ambiguïtés comme la servitude volontaire ; du côté des populistes, on brandit le prétendu  « choc des civilisations » entre Occident et islam, comme si ces deux entités étaient monolithiques, alors qu’elles sont complexes, qu’il y a des hybridations, des zones intermédiaires, des rapprochements féconds, des mélanges et des frontières souvent floues entre lesdites « civilisations ». En gros, nous avons du mal à échapper à une vision du monde divisée entre les bons – nous – et les méchants – ceux qui ont une autre vision du monde que la nôtre. La caricature règne plus que la pensée complexe ! Et c’est normal, car la complexité est une épreuve que chacun tend à fuir comme il peut.

Nos outils conceptuels et nos comportements ont été forgés dans des sociétés relativement closes et beaucoup plus simples que notre monde ouvert et multiculturel. Prenons un exemple : Pascal devait opter soit pour l’athéisme, soit pour le catholicisme. Il n’avait pas vraiment idée d’autres choix possibles. Ce type de choix binaire se retrouvait un peu dans tous les domaines jusqu’aux années 60/70 : après-guerre, communiste ou gaulliste, puis socialiste ou libéral à l’époque de Mitterrand etc. Aujourd’hui, le choix s’est démultiplié : qu’aurait été le « pari de Pascal » s’il avait dû choisir entre athéisme, bouddhisme, hindouisme, kabbale, soufisme, et ainsi de suite ? Dans le domaine politique, nous ne savons même plus quels sont les clivages structurants ! Est-ce l’opposition entre « progressistes » et « populistes » comme l’a dit Emmanuel Macron ? Ou est-ce l’opposition entre ceux qui croient en la continuation de nos sociétés et ceux qui prévoient un effondrement imminent, les « effondristes » ? Ou entre les tenants d’une information « officielle » et les dits « complotistes » qui pensent que le monde est dirigé en sous-main par des groupes non démocratiques et des lobbies ? Ou entre ceux qui croient en la lutte des classes et ceux qui croient au « choc des civilisations » comme Huntington ? Un autre clivage possible, pour l’instant peu connu : celui entre partisans de la croissance et décroissantistes. Vous voyez qu’il y a au moins 5 ou 10 façons de lire le champ politique et de le structurer, en croyant à chaque fois que l’on a touché les clivages essentiels. J’aurais aussi pu évoquer le domaine amoureux et sexuel : dans les sociétés anciennes, on pouvait être célibataire ou en couple patriarcal ; aujourd’hui tout a éclaté on peut faire toute la gamme des lettres LGBTQ+, être en couple hétéro, homo, trans, asexuel, SM, poly-amoureux, en trio, en communauté etc.   

Face à un tel foisonnement de possibles, la plupart des gens recréent artificiellement des choix binaires, ils ne considèrent qu’une partie des options offertes, ils s’enferment et hésitent entre deux positions (athée ou catho, athée ou musulman, selon leurs milieux ; Écolos ou LFI pour les partisans de la gauche, RN ou LR pour ceux de droite), et tout cela sans même être allé voir par curiosité et désir de connaissance toutes sortes d’autres options. Notre système nerveux a énormément de mal à traiter la masse d’informations contradictoires qui nous assaillent, et demande de simplifier à tout prix – notamment au prix de l’ignorance plus ou moins volontaire de toutes sortes de possibilités, de visions du monde, d’expériences parfois fascinantes. Nous vivons dans des milieux, bulles informationnelles étanches, qui ont pour but de nous préserve des dissonances cognitives. Or il faut faire l’inverse, s’ouvrir et affronter cette complexité inouïe (et passionnante) des modes de vie et des visions du monde.

Edgar Morin a critiqué de façon magistrale les mécanismes de l’aveuglement idéologique dans Pour entrer dans le XXIe siècle (Seuil, 2004). Il puise dans un grand nombre d’approches – pensée systémique, philosophie des sciences, dialectique marxiste, etc.- pour regarder les phénomènes sous différents angles. Surtout, il déconstruit nos œillères, toutes les stratégies qui nous empêchent de voir au nom de croyances, de morale, d’idéaux. Pour lui, les critiques doivent être prises en compte, y compris et surtout quand elles viennent de l’ennemi, du méchant « facho », « gaucho », ou tout ce qu’on voudra, car c’est à cause de ce refus d’entendre leurs critiques que des millions de gens ont sombré dans le stalinisme ou le fascisme. Or nous aussi, nous sommes souvent fermés aux critiques, nous jugeons que certains discours sont inaudibles car ils sont prononcés par des gens disqualifiés. Les staliniens qualifiaient déjà de « salauds » et de « fachos » les gens qui critiquaient leur idéologie, se drapant dans la vertueuse indignation, comme nous le faisons trop souvent face à nos détracteurs ! Morin montre à quel point cette fermeture d’esprit conduit aux pires dérives et in fine à la destruction du monde. Car ne pas écouter les critiques (d’où qu’elles viennent) c’est risquer de poursuivre un chemin qui va nous détruire, et ce avec une bonne conscience morale inébranlable, la certitude qu’on est des gens bien et que nos ennemis sont inférieurs moralement à nous – bien sûr !

Laborit théorise les mêmes réflexes d’une autre façon, montrant que derrière nos rationalisations, demeure en nous le besoin de dominance et la défense du territoire qui nous vient de notre cerveau primitif. Nous croyons « penser » et agir librement alors que nous sommes sous le joug d’émotions primaires et que nous tendons à reproduire les hiérarchies et comportements des groupes de singes sociaux !

Pour revenir à Edgar Morin, sa pensée complexe affirme l’utilité de plusieurs grilles de lecture simultanées, et il est très conscient aussi de l’importance des autres cultures, qui peuvent nous apprendre à voir différemment une question. Il ne s’agit donc pas d’une vague syncrétisme (tout mélanger, utiliser des grilles de lectures opposées et in fine incohérentes), mais de chercher des niveaux englobants, où l’on puisse utiliser les acquis de diverses disciplines, de Freud, de Marx mais aussi de la philosophie des sciences de Karl Popper ou du déconditionnement opéré par le penseur indien Krishnamurti. Pour avoir l’esprit critique, il faut à la fois utiliser les acquis de la psychanalyse pour connaître nos pulsions etc., ceux de l’éthologie, du comportementalisme, et aussi étudier comment on peut être piégé par des raisonnements fallacieux et savoir comment la science évolue, tâtonne et se trompe elle aussi. C’est cette interdisciplinarité structurée dont nous avons besoin pour aborder un monde en intrication.

Maintenant, je ne prétends pas bâtir une sorte de métathéorie englobant les autres théories ; j’en reste aux débuts de cette démarche de la complexité, à ce qui est « évident » et que personne ne fait : se confronter aux dissonances cognitives qui est l’étape obligée de toute évolution véritable et efficace.

Je pense que face à la complexité, nous avons besoin d’une méthode pour ne pas être noyés par le foisonnement des approches, messages, sites etc. C’est à un cheminement d’ouverture que j’invite. S’ouvrir, comparer, mais ne pas sombrer dans la confusion ; sortir du confort des certitudes héritées ou vite acquises, passer par une phase de confrontation et d’inconfort personnel, pour atteindre ensuite des jugements éclairés. Voilà les 3 phases qui sont à considérer pour moi : idées préconçues, opinions pas vraiment examinées → confrontation, choc des systèmes différents, avec le moment relativiste → sortie du relativisme pour atteindre des jugements éclairés, ouverts à la critique mais assez forts pour durer. 

M. A. : Vous vous inscrivez dans une pensée complexe et décloisonnante, comme Edgar Morin. Aussi dans les premières pages de votre livre, vous dressez un panorama du monde contemporain, en proposant de sortir de la fausse alternative. Vous ne croyez pas aux solutions à court terme, comme un retour à la France d’avant, ou le choix du communisme plutôt que le libéralisme ou vice versa. Vous vous définissez comme un « optimiste lucide et désabusé », ce qui est paradoxal, mais vous en convenez. En réalité, ce que vous proposez pour l’humanité c’est une troisième voie, une sorte de voie du milieu, qui serait une synthèse pour reprendre les termes de Hegel. Quelle pourrait être cette troisième voie ?

E.-J. D. : Je pense que tout s’est effondré, que l’humanité a expérimenté de nombreuses formules de sociétés, religions, idéologies, modes de vie, mais qu’aucune n’a pleinement réussi. Le communisme a donné ce que l’on sait, le capitalisme est aussi une forme de barbarie, et les sociétés fortement religieuses ne nous satisfont guère non plus. Tous les modèles semblent avoir été testés et sont susceptibles d’un bilan mitigé voire négatif : on ne sait même plus si la planète va durer encore 10 ou 30 ans avant un effondrement majeur. Face à cette crise globale, certains veulent revenir à des modèles anciens : France de jadis, communisme de Badiou, ou au contraire tenter une fuite en avant dans le transhumanisme. Je suis pessimiste, en ce sens qu’il me semble que pratiquement toutes les visions du monde sont incomplètes – mutilées dirait Morin. En Occident on a certes le savoir technoscientifique, mais il est en partie responsable de la destruction de la planète ; nous avons les Droits de l’homme et nous laissons mourir les Anciens en Ehpad, nous sommes terrifiés par la mort et n’avons plus les liens de solidarité et de générations qui existent ailleurs, en Afrique ou en Asie. Ces civilisations ont beaucoup à nous apprendre en termes de connaissance de soi et d’art de vivre, et nous, nous avons peut-être à apporter un sens de la liberté individuelle et de la critique des traditions que ces sociétés ont moins développé. Donc à mon sens, si chacun a échoué sur certains plans, chaque groupe humain possède des clés que les autres n’ont pas.

D’où la chance inouïe du multiculturalisme : ce n’est pas de répéter de façon niaise que nous sommes pour le vivre-ensemble, mais c’est donner un sens à cette rencontre des cultures et des modes de vie, pour chercher ensemble en puisant à ce trésor de connaissances, pratiques, visions du monde… Il me semble plus judicieux de faire confiance en notre capacité créatrice, non pour revenir sans cesse aux modèles du passé, mais pour créer de nouvelles voies, sachant que nous avons pour cela de toutes nouvelles conditions. Tout est à reconstruire d’urgence, mais sur quelles bases ? 

Vous me demandez quelle pourrait être la solution ? Je ne propose pas une réponse – une nouvelle société, une philosophie – mais une méthode qui nous permettra de construire collectivement cette nouvelle société. Je n’ai pas envie de bâtir une philosophie de plus pour l’opposer aux autres, entrer dans l’arène ! Il y a déjà des milliers de philosophies, de réponses à nos questions. Commençons par essayer de les évaluer, savoir si sur certaines questions fondamentales, telle ou telle réponse est juste. Et peu à peu, à partir de ces éléments de réponses, il s’agirait de bâtir des réponses plus globales.

Il me semble que face à la fragmentation des savoirs, de cultures et des modes de connaissance (mode de connaissance de la philosophie, de la science, de l’exploration intérieure de l’extrême orient etc.) émerge un grand besoin de décloisonner. Il y a des lieux, des associations, des centres de recherches, qui visent à ce décloisonnement. J’en donne des exemples dans mon livre. Nous avons démonté le meccano du réel, nous avons divisé les recherches en millions de cellules séparées et spécialisées, il s’agit maintenant d’inventer une façon de reposer à nouveaux frais les questions fondamentales de la philosophie, et d’y répondre collectivement, en faisant intervenir des chercheurs de tous les horizons. C’est mon sujet de réflexion. Pour l’instant, on a des Colloques, des Think tanks, des rencontres interdisciplinaires, mais rien à la hauteur des enjeux, aucun lieu qui décloisonne véritablement. À terme, il faudra créer des enceintes de débats méthodiques, dédiées à la recherche de « la vérité » sur des questions fondamentales. Ce projet (qui en quelque sorte reconduit l’ambition des Sommes philosophiques, de l’Encyclopédie et d’un savoir lisible et organisé) et ses présupposés philosophiques est présenté principalement dans mon livre Après le relativisme.

M. A. : Vous employez un terme qui me touche beaucoup, puisque je n’ai cessé d’en parler dans mes livres, en ne me sentant jamais écouté, vous parlez de « révolutionner son être intérieur ». En effet, je crois que la seule révolution qui vaille est la révolution intérieure. Croyez-vous que cette révolution puisse être rendue possible dans ce monde post-moderne, qui est une forme de conspiration contre toute vie intérieure, pour reprendre les mots de Bernanos ? Comme vous, à ce propos je demeure désabusé, mais sans l’optimisme. Pour vous l’homme réseau permettra cela, je vous résume. Croyez-vous cependant que le réseau ne rende pas aujourd’hui l’homme trop disponible à la technique au point que cela présente danger à l’avenir pour l’évolution de l’humanité ?

E.-J. D. :  Mon point de départ fondamental, c’est celui de l’être humain désemparé, perdu et totalement ignorant, qui cherche à tâtons à avancer dans la nuit dans un univers qui le dépasse de part en part, confronté à une ignorance qu’on ose rarement regarder en face. C’est la situation de base de tout humain ; maintenant, il y a les spécificités de notre société ouverte et multiculturelle. Nous sommes dans une nouvelle complexité : celle d’être confrontés à toutes les religions, les cultures, les façons de vivre qui ont été élaborées aux coins de la planète, et se trouvent jetées les unes contre les autres, compressées dans nos mégalopoles. Il en va ainsi dans chaque domaine, les approches foisonnent et sont en concurrence. L’orientation et les choix n’en sont que plus difficiles.

Je pense que le point de départ de cette révolution intérieure, c’est de voir à quel point nous sommes perdus, ignorants et sans appuis. Nous sommes des fêtus de paille emportés dans une aventure énigmatique. Au lieu de se cacher cette condition fondamentale, de remplir le vide par de fausses certitudes ou de continuer notre petit chemin, écrasés et impuissants, il faut un sursaut de tout l’être : se sentir à la fois sidéré et passionné par l’énigme de vivre ! Quel cadeau et quel fardeau !

Pour répondre à votre question, je vais citer un passage de mon petit manifeste Mode d’emploi de la civilisation planétaire : « La conscience de sa propre ignorance est la face visible d’une médaille dont l’autre face n’est pas le découragement, le renoncement. Bien sûr, on ne peut pas visualiser le monde et ses milliers de centres de recherches qui a chaque seconde font des expériences, ni les 400

000 associations qui se déclarent, se réunissent et s’activent rien qu’en France, ni prendre en compte la myriade de théories conçues… Ce grouillement super-complexe ne peut être saisi par un cerveau humain tel que nous le connaissons actuellement. Ainsi, ignorer tout, c’est reconnaître que tout se passe. Reconnaître que mille éléments capitaux pour l’humanité sont à cette seconde en train d’éclore comme autant de fleurs futuristes, c’est percevoir le monde comme un immense jardin foisonnant en perpétuel devenir…

La « conscience de notre ignorance » devient alors un moteur, un aiguillon. […] Le monde est enfin devenu ce que nous rêvions qu’il soit : l’espace de toutes les sensations, de toutes les façons de voir ; nous pouvons changer de paires d’yeux, de sexualité, de couleurs, de saveurs, de musiques, de

religions. […] Fini l’état de zombi réduisant le foisonnement tumultueux des mutations incessantes à quelques tweets ! Enfin, nous aurons des raisons de tout voir, tout découvrir, aller tout chercher. Puisque les grands médias ne nous apportent pas l’univers dans notre assiette, allons en quête de l’information, à la découverte de ces mille données qui nous échappent… »

Évidemment, le danger réside dans la dispersion voire l’éclatement intérieur. Les mille expériences ne doivent être qu’un préalable, une œuvre au noir où nous dissolvons nos repères, notre fausse identité, nos prétendues vérités, où tout s’engloutit dans le non savoir et l’étrangeté de l’infinie variation des possibles. Il faut ensuite se rassembler, faire une pause, réfléchir, digérer… L’œuvre au blanc, donc. C’est un processus alchimique auquel j’invite l’individu à se soumettre, et qui a pour but final de se dés-identifier de son groupe d’appartenance, sa nation, sa religion, son petit « moi », pour accéder à l’étrangeté de l’être et à ce qui demeure au-delà des fluctuations. Mais c’est une autre histoire.

M. A. : En vous lisant, j’ai l’impression que votre formule « doper l’esprit critique » reprend le projet cartésien du doute méthodique. Votre livre semble redresser le tribunal de la raison pour mettre à l’épreuve les idées afin d’en vérifier la véracité. Nous vivons une vie entière au milieu de certitudes incertaines mais que nous prenons pour vraies parce qu’elles nous ont été transmises comme vraies. Comme Descartes, vous voulez inciter les gens à remettre en cause leurs opinions ou leurs croyances, donc leur faux-savoir pour se libérer d’une vision limitée du monde, n’est-ce pas ? Mais cette fois, votre méthode veut utiliser la pensée complexe afin de s’adapter à un monde en perpétuel mouvement, impermanent et foisonnant.

E.-J. D. :  Ce que je propose est du bon sens pour qui cherche la vérité (ou du moins des solutions solides aux différents problèmes qui le sollicitent), c’est même une évidence, mais quasi personne ne le fait ! Il s’agit de voir de première main plusieurs réponses possibles, plusieurs partis, plusieurs spiritualités et anti-spiritualités, plusieurs thérapies, etc., avant d’opter. C’est la base de toute démarche raisonnable et éclairée. Mais pourtant, on s’aperçoit vite que personne ou presque ne le fait ! On dira que l’on n’a pas le temps, ou l’argent, ou l’on caricaturera ceux que l’on connaît par médias interposés. On trouvera toujours de bonnes raisons pour ne pas se confronter à l’altérité des visions du monde (« eux sont arriérés, obscurantistes, ignorants, alors que moi je suis bien informé sérieux, scientifique », c’est à peu près notre croyance qui justifie toujours peu ou prou le renfermement dans ses petites certitudes). Alors qu’il est si facile aujourd’hui de se déplacer, d’assister à des réunions et des conférences de plusieurs mouvements opposés, d’aller sur des sites qui nous sortent de notre zone de confort, nous ne le faisons pas ! Et dans ce cas, que valent nos idées ? Si nous n’avons écouté et vu que ce qui les confortent, nos certitudes sont bien fragiles et pu fables. Et après cela, le monde est plein de gens imbus de leurs idées, qui s’affrontent sans avoir été visiter le paysage mental de l’autre.

Il y a aussi les « indécis », les relativistes, qui n’affirment rien ou pas grand-chose, et répètent à chacun sa vérité ». Ils croient être tolérants et refusent les positions tranchées. Mais en réalité, ils adoptent par capillarité les opinions dominantes (dans leur milieu), une vague idéologie des droits de l’homme, de la liberté individuelle, etc. Bref, la pensée libérale moderne, sans l’examiner, et sans voir qu’elle est prise d’assaut par nombre de gens qui n’y croient plus, qui ne croient plus aux grands médias, aux discours des « sachants » officiels, etc. Or le discours officiel est parfois douteux, on ne peut pas l’accepter sans examen : durant les années 60 jusqu’aux années 80, toutes les élites et les partis, de l’extrême droite aux communistes, étaient productivistes, anti-écologistes et pro nucléaires, seuls des gens considérés comme marginaux ou obscurantistes osaient aller contre cette doxa de la croissance indéfinie. Aujourd’hui on voit que c’est plus complexe, qu’il y a des bons arguments en faveur de la décroissance et contre le productivisme délirant de nos sociétés. Il y a bien des discours officiels qui demandent à être regardés, par exemple les discours sur la monnaie ; il existe aujourd’hui des monnaies alternatives, des monnaies « fondantes », qui fonctionnent sur d’autres principes que notre monnaie et pourraient en partie modifier l’économie ! Tout doit être mis en question !

Donc voilà les deux fausses alternatives : les idéologues qui croient détenir une vérité sans réellement écouter les arguments contraires, et les relativistes qui prétendent ne pas avoir de certitude et suivent une idéologie « molle » et issue des médias dominants, sans savoir si elle ne mène pas à une grave impasse.

Il faut échapper à ces deux erreurs par une véritable révolution personnelle, aller à contre-courant de nos tendances naturelles.

 La démarche que je vise correspond à une éthique intellectuelle qui dit que l’on parvient à la vérité ou au meilleur point de vue en englobant les visions partielles et parcellaires. Il s’agit au centre une forme d’honnêteté intellectuelle très dérangeante, qui demande un état d’esprit fait de recul avec ses réactions viscérales, ses biais cognitifs, ses préférences. Chacun doit prendre en soi les conflits du monde, devenir un champ de bataille intérieur, au lieu d’adhérer à un seul point de vue, en négligeant une partie du réel, pour venir se heurter à l’autre, enfermé lui aussi dans sa vision parcellaire du monde. Dans l’ère du brassage généralisé, la personne est formée d’identités multiples et appartient à une réalité complexe – comme le montre Amin Maalouf dans Les identités meurtrières. Au lieu de se simplifier, de se croire « français », « chrétien », etc., en réduisant son être à une seule de ses facettes. On parle sans cesse de « pluralisme », mais il ne doit pas exister qu’à l’extérieur, alors qu’il constitue tout esprit éclairé – qui fait dialoguer en lui les différentes religions, philosophies et identités, et se dés-identifie. Sans cette forme de sagesse, nous ne pourrons pas résoudre collectivement nos problèmes. Le but même de cet ouvrage consiste à insuffler cet état d’esprit, condition de possibilité du passage en douceur à d’autres modes de fonctionnement.

M. A. : Ce qui est assez innovant dans votre livre, c’est que vous voulez créer des « forums du changement », je vous cite. En 1999, quand les forums sont apparus sur Internet, j’étais très enthousiaste parce que j’y voyais un espace de liberté et d’affranchissement pour l’ensemble des gens. Aujourd’hui, je vois les réseaux sociaux, qui sont calqués sur ces premiers forums, comme des espaces asociaux, violents et réducteurs. Cette déception de la première heure, vous souhaitez la dépasser par des « forums décloisonnés ». Qu’entendez-vous par là ? Quelle serait l’alternative avec nos réseaux sociaux clivants et violents d’aujourd’hui ?

E.-J. D. : L’aspect violent et asocial règne partout parce que la fragmentation règne et que les gens ne se confrontent plus directement, ou alors ils le font à travers des tweets de 140 signes, ce qui n’est pas le bon moyen d’entrer dans le paysage mental de l’autre ! Ils se font souvent une image simpliste de l’autre au travers de leurs médias et réseaux sociaux favoris, au lieu d’aller à sa rencontre directe. On veut supprimer tout risque de se retrouver à discuter avec nos « ennemis », on est aux antipodes de Socrate qui discutait joyeusement avec le sophiste ! A mon avis, les réseaux sociaux ne sont pas les responsables, ils ne sont qu’un outil qui reflète notre état d’esprit, notre erreur fondamentale bien expliquée par le psychosocilogue Charles Rojzman, inventeur de la thérapie sociale qui vise notamment à désamorcer la violence entre groupes plus ou moins antagoniques, comme les jeunes des cités et la police. Rojzman organisait des rencontres entre ces acteurs souvent en conflit, selon le principe suivant : « Une thérapie sociale n’est ni une médiation ni une thérapie de groupe. Elle n’est pas une médiation, parce qu’il ne s’agit pas de trouver un modus vivendi pour apaiser un litige ou atténuer un conflit. Il s’agit au contraire de laisser s’exprimer les colères avant toute recherche de résolution. En thérapie sociale, on ne refuse pas le conflit, on lui propose un cadre d’expression pour éviter qu’il ne dégénère en violence. En incitant les individus à accepter le conflit plutôt qu’à l’éviter, à exposer franchement leurs antagonismes au lieu de se murer dans la haine et à rencontrer leur adversaire plutôt que de le diaboliser, on leur donne la possibilité de gérer collectivement les problèmes auxquels ils sont confrontés. »[1] La croyance que le conflit mène à la violence, c’est cela qu’il faut mettre en cause. Plus il y a de conflit bien mené et approfondi (donc autre chose qu’une série de « clashs », évidemment) moins il y a de violence ! N’est-ce pas cela la philosophie : l’orchestration des conflits transposés au plan de la parole ? Le fond du problème des réseaux sociaux et des algorithmes, c’est qu’ils s’y retrouvent souvent (pas toujours) des gens qui pensent la même chose et renforcent leurs préjugés communs. Néanmoins on voit aussi sur les forums et les réseaux sociaux des tentatives de confrontations ; j’ai noté cela entre adeptes du conspirationnisme et anti-conspirationnistes à propos des attentats du World Trade Center. Les gens sentent qu’il est important de mettre à l’épreuve leurs opinions, il y a désormais des Youtubeurs politiquement opposés qui s’invitent et font des vidéos communes. Hélas cela sert surtout à générer des clashs pour faire des clics. Ce n’est pas par des clashs sensationnels et des tweets hargneux qu’on arrivera à se comprendre ! C’est comme si le besoin de décloisonner, de sortir de sa bulle, essayait de se frayer un chemin mais n’avait pas encore trouvé les bons médiums. Il faut des rencontres réelles, ou alors un espace virtuel vraiment repensé.

Pour essayer de mettre en œuvre une Agora du XXIe siècle, j’ai cofondé le site Wikidébats avec Manu Reilhac. Il s’agit que chacun puisse poser une question polémique, telle que « Dieu existe-t-il ? », « La liberté d’expression doit-elle être limitée ? », « Faut-il accueillir davantage de migrants ? » etc., et on invite tous les points de vue à s’exprimer librement. Il n’y a pas de vérité préétablie, chacun donne ses arguments, même s’ils paraissent choquants ou « antiscientifiques ». Il n’y a pas de problème, puisque chaque argument sera ensuite décortiqué et objecté. Mais il faut éviter la cacophonie des forums ou les fils de discussions qui enchaînent des messages-fleuves. Il faut structurer ce débat. C’est à mon sens la nouvelle étape du Net : créer des lieux où puissent se dérouler des discussions à froid, sans prise de pouvoir par les grandes gueules, sans attaques ad hominem, sans gentils censeurs non plus qui filtrent les réponses et orientent la discussion. Le Net est propice, si on s’en donne les moyens, à l’émergence d’un nouvel espace public où se dérouleront des débats méthodiques, lisibles, permettant aux citoyens de se faire une opinion éclairée en ayant pris connaissance de tous les points de vue. C’est un gros travail de hiérarchisation et d’organisation de l’information. Et c’est possible, car la surinformation est largement redondante.

Ainsi, sur le site Wikidébats, on a découvert qu’une position théorique comme « Dieu existe », ou politique comme « Il faut établir un revenu universel », repose sur un nombre limité de grands arguments. Ceux-ci sont contredits par un nombre limité d’objections. Ainsi, il est possible de « faire le tour » d’une option politique, philosophique etc., en réduisant le bruit ambiant et en montrant que chaque position n’est pas hypercomplexe, mais repose sur quelques propositions fondamentales.

M. A. : Un de vos derniers chapitres m’a profondément intéressé, car il s’appelle « Ouvrir l’école ». Votre projet c’est de refonder une école ouverte et adaptée au XXIème siècle. Est-ce une école comme celle promue par Socrate, puis par Platon, qui enseignerait aux enfants à sortir de la caverne et à cheminer vers l’être ? Quelle est donc cette école du futur que vous appelez de vos vœux ?

E.-J. D. : Je suis conscient de la nécessité de poser des assises fondamentales avant de commencer une démarche comparative des différentes cultures ; néanmoins, je n’aborde pas ce sujet dans ce chapitre, où je me concentre sur le parcours qui préparerait en quelque sorte « l’honnête homme du XXIe siècle ». De nouveaux outils existent comme la philosophie pour les enfants, qui habitue très tôt à la démarche du questionnement et de l’étonnement face au réel. Il est essentiel que les élèves apprennent à entrer dans la tête de ceux qui ne pensent pas comme eux et découvrent que différentes visions du monde, religions et options politiques ont de bons arguments à faire valoir, que celui qui ne pense pas comme soi n’est ni bête ni pervers. Toute mon idée est de confronter les élèves à partir du lycée, à travers des rencontres déstabilisantes et inédites, à des points de vue et des cultures différentes, de façon à créer un choc puis une distanciation progressive avec sa propre culture et sa prétendue « identité ». Par exemple sur l’enseignement du « fait religieux », il me semblerait pertinent que les élèves approchent non seulement les religions monothéistes, mais aussi hindouisme et bouddhisme, de façon à (re)découvrir la proximité métaphysique du christianisme, du judaïsme et de l’islam, quand on les compare aux spiritualités de l’Extrême-Orient. De cette façon, il s’agirait de décentrer le regard et de désamorcer les tensions.

L’honnête homme du XXIe siècle devra connaître les grandes œuvres d’autres cultures, mais aussi la science et la réflexion critique sur la science qui a été élaborée par les épistémologues comme Karl Popper ou Paul Feyerabend. Il me semble qu’on vit à une époque où le monde tend à se diviser entre critiques radicaux de la science – « conspirationnistes », antivax, créationnistes etc. – et une adhésion naïve, au regard des études épistémologiques, à « la Science » vue comme véhiculant des certitudes. Il ne faut pas que le discours public des sciences devienne dogmatique, et ne tienne pas compte des débats internes de l’épistémologie, qui conduit là encore à un recul nécessaire.

En découvrant que des visions du monde opposées sont défendables, en découvrant la grandeur d’autres cultures et d’autres formes d’art, en se dés-identifiant de ses réactions les plus immédiates, en acceptant d’être choqué et de supporter ce qui déstabilise, je pense que les élèves pourront commencer à sortir de la caverne. Ce sont de petits pas nécessaires à la sagesse !  

M. A. : Vous prônez à juste titre la discussion, comme Socrate prônait la dialectique, pour évoluer ensemble. Mais si on observe attentivement la jeunesse actuelle, elle a les yeux rivés sur ses écrans, et elle cultive de moins en moins sa sociabilité. N’est-ce pas cependant un frein à ce que vous voulez pour l’avenir ?

E.-J. D. : J’ai du mal à raisonner en termes de « blocs » : la jeunesse, etc., ce qui m’importe ce sont les individus. Dans un classique des sciences sociales, le sociologue Serge Moscovici avait montré que ce sont des minorités actives qui font le monde. Que quelques individus changent profondément et proposent de nouvelles voies, et celles-ci se répandront par contagion.

Alors, qu’est-ce que j’espère ? Il faut renouer avec le goût de la liberté. C’est ça qui m’étonne le plus aujourd’hui, à quel point certains « jeunes » (ou non) rejettent la liberté d’esprit. Sur Wikidébats, on a proposé un débat sur la liberté d’expression, qui a déjà reçu 150 000 visites, donc c’est un vrai succès. Et j’ai vu s’y déployer des interventions systématiques contre la liberté d’expression, nombre de gens qui cherchent à justifier la non-liberté, comme si désormais la liberté d’examiner toutes les possibilités, toutes les opinions, était un mal ! Effectivement le débat est complexe, et la liberté d’expression totale peut être à bon droit mise en doute, surtout si elle se déploie sans sens critique pour contrebalancer les diverses opinions fallacieuses et dangereuses Néanmoins j’aimerais plutôt parier sur la raison partagée, le débat critique, que sur des lois, des « safe spaces » où les gens s’enferment entre soi pour ne pas être choqué. Qu’il existe des safe spaces, pourquoi pas, c’est une expérience humaine aussi. Mais j’ai proposé tout autre chose, des anti-safe spaces où les gens viendraient en s’attendant à être choqués, en étant curieux de ce qui les choque…  « Vous m’avez choqué, merci de m’avoir invité à penser », écrivais-je dans La Logique de la Bête, une sorte d’exercice pratique de la liberté de se moquer de toutes les idoles intellectuelles du temps présent.

Toute la question est : quelle nouvelle voie proposer à quelques individus-réseaux ? Je pense que si des personnes non-appartenantes se mettent à circuler entre des milieux, des bulles informationnelles complètement différentes et opposées, des mouvances wokes aux défenseurs de la tradition, des sectes aux zététiciens, des religions aux thérapies, nous aurons alors l’amorce d’un vaste mouvement de libération des esprits. Bien sûr il y a le risque du confusionnisme, c’est à dire de gens qui empruntent à des visions du monde au fond incompatibles et créent des hybrides désastreux – voire dangereux politiquement. C’est pour cela que j’aimerais qu’émerge une sorte de mouvement en dehors de toute chapelle et de tout parti, qui réunisse ces électrons libres et où ils puissent explorer les différents univers culturels, mais aussi s’entre-critiquer et voir les critiques de ce qu’ils explorent, pour passer par la confusion mais ne pas y rester ensuite ! J’ai tenté de proposer un tel espace de rencontre/confrontation/exploration, après en avoir fait l’expérience à Paris à petite échelle sous forme d’un Réseau des Possibles (lien). Il s’agit de vivre pleinement, dans ses déchirements et ses possibilités d’évolution, cette société multiculturelle, au lieu de se cabrer contre elle ou d’en adopter une version affadie et somme toute peu intéressante, une culture mondialisée au rabais. Nous avons à notre portée toutes les expériences, philosophies, musiques, peintures, spiritualités, pratiques corporelles, etc., de la planète, qu’allons-nous décider d’en faire ? À chacun de choisir !

Propos recueillis par Marc Alpozzo


[1]. Charles Rojzman, Sortir de la violence par le conflitune thérapie sociale pour apprendre à vivre ensemble, Paris, La Découverte, 2008, p. 15.

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