Léo Marchandon interviewe John Karp sur Finance Mag

Léo Marchandon interviewe John Karp sur Finance MagDébut décembre, se tenait à Miami le plus grand salon consacré à l’Art, le Art Basel. Pas de rapport avec la finance a priori, sauf que cette année, le mot sur toutes les lèvres tenait en un sigle : “NFT”. Pour essayer d’y voir plus clair sur les rapports entre cette nouvelle technologie, l’art et la finance, nous avons contacté le spécialiste français des NFT, John Karp. Auteur du premier ouvrage français consacré au Crypto-Art, il anime de façon quotidienne “NFT Morning”, un podcast dédié à la démocratisation des NFT. Pour Finance Mag, il revient sur les fondamentaux de cette nouvelle technologie, qui fascine autant qu’elle intrigue, et en esquisse les enjeux futurs.

Le monde des NFT peut sembler un peu technique pour ceux qui en sont éloignés. Comment expliqueriez-vous ce qu’est un NFT à un néophyte ?

Pour faire simple, le NFT ou Non Fungible Token, c’est une technologie qui permet d’avoir un titre de propriété sur un objet numérique. Comme tout titre, je vais avoir des attributs conférés à cet objet, et vais pouvoir en faire ce que je souhaite : le prêter, le donner, le vendre, l’utiliser comme hypothèque ou comme collatéral dans un crédit. Le NFT permet de créer de la rareté et de donner de la valeur à un objet qui n’en avait pas avant – car il n’y avait pas de notion de propriété sur les objets numériques. Il y avait déjà des achats, dans les jeux vidéo notamment, avec l’achat d’éléments cosmétiques dans un jeu comme Fortnite. Il faut se rendre compte de la taille du marché : dans Fortnite, 5 milliards de dollars ont été dépensés cette année pour acheter des “wearables”. Quand j’achète ces vêtements virtuels, je peux les porter dans le jeu, mais je n’en suis pas propriétaire. Je ne peux pas les revendre sur Leboncoin. Si je souhaite les prêter ou les donner à quelqu’un, les emmener dans un autre jeu vidéo, je ne peux pas le faire. Si Fortnite dépose le bilan et disparaît, je perds ma propriété. Ainsi, les NFT changent la donne dans la vision qu’on peut avoir des jeux  ou de l’art.

Il est parfois difficile de saisir l’intérêt de posséder un objet numérique. Au final, cela reste un simple fichier qui peut être copié à l’identique. Pourquoi acheter des NFT?

La question qu’il faut se poser pour comprendre l’utilité du NFT, c’est qu’est-ce qu’on veut faire de cet objet numérique ? Si j’ai simplement envie de l’afficher, de l’imprimer, je n’ai pas besoin d’acheter le NFT. Mais de la même manière, je peux jouir de photos d’artistes ou de copies de tableaux semblables à l’original sans posséder ce dernier. Prenez la Joconde. Il existe maintenant d’excellents peintres ou même des ordinateurs qui en font des répliques à l’identique. N’importe qui peut avoir une Mona Lisa au mur chez soi. Mais ce n’est pas la même chose que l’œuvre originale. Le NFT crée la notion d’être propriétaire de l’original, du vrai. Je sais que je possède l’objet véritable grâce au NFT. C’est le plaisir de collectionner, de posséder une certaine valeur. Pour d’autres, c’est aussi un signe extérieur de richesse, mais numérique. Je vais citer l’artiste Hackatao : « Everybody can see it, only one owns it » (tout le monde le voit, un seul le possède).

C’est aussi un changement dans la façon de concevoir le monde de l’art. Les belles œuvres d’art, personne n’en jouit. Elles sont dans un coffre-fort à Genève, personne ne les voit. Avec les NFT, le propriétaire possède l’œuvre mais tout le monde peut la voir, tout le monde peut en discuter. Les NFT contribuent à créer un modèle vertueux : vertueux pour ceux qui peuvent posséder de tels objets, vertueux pour l’artiste, vertueux pour les spectateurs. C’est une nouvelle façon de voir l’art. Et je le répète, mais c’est une vraie révolution pour les artistes qui peuvent désormais en vivre. Cela ouvre aussi la voie à l’apparition de royalties pour les œuvres numériques.

On a pu voir l’artiste Beeple vendre une œuvre à près de soixante-dix millions de dollars … Les NFT n’encouragent-ils pas un usage spéculatif ?

Beeple, ça fait 20 ans qu’il existe. C’est quelqu’un de très connu dans le monde de la 3D. Il a travaillé sur des clips musicaux. A côté de ça, il publie tous les jours un nouveau croquis 3D sur les réseaux sociaux. Il en a déjà publié plus de cinq mille. Jusqu’à présent, il n’avait pas la possibilité de vivre de son art, de vendre ses œuvres numériques natives. L’arrivée des NFT, c’est un changement de paradigme assez important pour un artiste de la trempe de Beeple.

Comment fait-on pour se lancer dans les NFT ? Que l’on soit un artiste prêt à vendre ses pièces, ou un investisseur qui souhaite acheter ?

Comment lancer un NFT ? Ça peut être très simple. Il existe déjà des plateformes accessibles aux grand public, qui permettent de créer un NFT comme on crée un profil sur un réseau social. La plateforme la plus connue s’appelle opensea.io. On uploade l’image, elle est directement « frappée » (inscrite dans la blockchain), et peut être immédiatement mise en vente sur cette même plateforme.

En ce qui concerne l’investissement, 99% des NFT qui se lancent aujourd’hui ne vaudront plus rien dans 10 ans. Comment estimer qu’une œuvre sera une œuvre majeure dans 30 ans ? C’est une logique assez similaire à l’art « traditionnel » en réalité. Tout dépend également de si l’on a une logique de collectionneur ou de spéculateur. Je suis plutôt un collectionneur, et c’est à travers ce filtre que je choisis les pièces que j’acquiers. Pour l’investissement, la réponse facile, c’est d’investir sur des « blue chip NFT », c’est-à-dire ceux des artistes qui sont déjà connus, qui sont durables, qui ont une communauté engagée. La notoriété d’un artiste, et donc de ses œuvres, affecte automatiquement lsa valeur de ses NFT. En fait, je conseillerais d’investir dans des artistes qui étaient là avant les NFT, et qui leur survivront. 

Quel sera selon vous l’impact de cette nouvelle technologie dans la finance ? Existe-t-il des applications en dehors de l’art ou des jeux vidéo ?

On commence à arriver à une financiarisation des objets numériques, de la même manière qu’il y a eu une financiarisation de l’immobilier. C’est un nouveau marché. A partir du moment où il y a de la valeur, il y a une activité financière. On a des collectionneurs, des investisseurs, des spéculateurs. Les grandes expérimentations autour de la financiarisation et la création de liquidité dans l’art se font déjà dans le NFT. Par exemple, on a aujourd’hui des expérimentations qui ont lieu et qui permettent d’obtenir des crédits instantanés en mettant son NFT en collatéral dans une transaction. Tout se fait via la blockchain. La vérification de la propriété et de la valeur du NFT est instantanée, tout comme l’obtention du crédit avec une condition de remboursement automatique de sa valeur, et une prise de ce NFT en cas de non remboursement. Tout se fait via la technologie NFT, sans tiers de confiance. On assiste aussi à une fractionalisation de l’art. De grandes pièces vont pouvoir être divisées pour avoir plusieurs propriétaires. Enfin, des notions d’utilité se développent autour du NFT. Si vous possédez certains NFT de chez Binance, qui fonctionnent comme des cartes de fidélité, la rentabilité sur vos placements pourra être plus importante. C’est une carte de fidélité qui peut s’échanger, mais qui peut aussi donner des droits ou des accès. Pour l’entreprise qui y a recours, c’est une nouvelle manière de gérer ses clients qui a l’avantage de ne pas consommer une seule once de donnée privée. C’est un pass d’identification sans données personnelles. Il est possible de travailler sur cette base là pour créer tout un ensemble de services qui in fine rendent la finance plus tangible.

Pensez vous que l’explosion du secteur des NFT est en partie due à la pandémie ? Elle qui a eu pour effet de pousser les gens vers les solutions numériques dans de nombreux domaines…

Assurément, le covid est un accélérateur de pratiques qui existent depuis longtemps. Tout ce qui devait arriver à plus ou moins long terme est arrivé. Le télétravail, l’apparition d’autres modes de vie, et surtout le fait de réaliser que nous sommes devenus des êtres numériques – ce qui n’est pas quelque chose de négatif en soi. Je pense qu’il faut arrêter d’imaginer cette « vie numérique » de façon dystopique comme dans le film de Spielberg Ready Player One. Le numérique crée des liens sociaux. On a plus d’interactions, on rencontre plus de monde via les réseaux sociaux. Or, quand je passe le plus clair de mon temps sur le grand metaverse des Internets, je vais naturellement chercher des signes extérieurs de richesse. Les NFT donnent corps à ce nouvel usage.

L’impact écologique de la blockchain est fréquemment pointé du doigt par ses détracteurs, et les NFT n’y échappent pas. Est-il possible d’imaginer des NFT verts ?

Il existe déjà aujourd’hui des NFT qui ont une empreinte carbone neutre. Ils ne sont pas basés sur Ethereum mais sur des blockchains plus récentes qui consomment moins d’énergie et qui réduisent énormément la consommation d’un NFT. La blockchain Ethereum avance elle aussi avec un nouveau protocole qui sera neutre d’un point de vue du carbone, et qui devrait arriver d’ici un an. Mais il faut se dire que la question de l’impact écologique de la blockchain a d’abord été soulevée par les aficionadosdes NFT. C’est d’abord et avant tout un débat interne, qui a été par la suite récupéré par les gens de l’extérieur. Il faut se rendre compte que l’impact écologique des NFT est extrêmement faible par rapport à un Netflix, un Amazon ou un Volskwagen. C’est un débat qui est légitime, comme pour toute activité ; je regrette simplement que le seul secteur qui se pose cette question et que l’on incrimine de fait soit celui des NFT.. Ensuite, il faut également s’intéresser aux productions d’électricité qui sont derrière la blockchain : très peu de fossiles, beaucoup d’énergies renouvelables. Les gens qui font avancer les NFT aujourd’hui se posent évidemment la question de l’écologie et tentent par tous les moyens de réduire l’empreinte carbone due à leurs activités. En réalité, ce sont souvent ceux qui critiquent qui ont une empreinte carbone plus lourde. 

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