Pierre Ménat : « Les pays qui n’appliquent pas les sanctions contre la Russie ne contreviennent absolument pas aux lois internationales. »
Pierre Ménat a été conseiller du président Jacques Chirac, ambassadeur de France en Roumanie, en Pologne, en Tunisie et aux Pays-Bas, ainsi que directeur Europe au ministère des Affaires étrangères.
« L’Union européenne et la guerre » de Pierre Ménat est publié chez L’Harmattan.
Kernews : Votre analyse sur le rôle de la France face à la Russie n’est ni celle d’un pacifiste, ni celle d’un belliqueux. Elle s’inscrit dans la lignée des positions de Jacques Chirac et de Dominique de Villepin…
Pierre Ménat : Je suis un Européen convaincu, mais il est vrai que dans cette guerre l’Europe est face à son antithèse, puisqu’elle a été créée pour maintenir la paix, or maintenant elle est confrontée à la guerre sur son continent. La plupart des pays de l’Union européenne sont membres de l’OTAN et cela pose un problème, puisque c’est une organisation qui dépend très étroitement des États-Unis. L’Union européenne doit affirmer ses valeurs, mais elle doit aussi affirmer son attachement à la paix. Dans cette guerre, il y a un agresseur, la Russie, c’est indéniable. Mais, à terme, l’Union européenne devra établir des relations avec la Russie.
Ne faut-il pas se méfier des mots ? Certes, la Russie a agressé l’Ukraine en 2022, de la même manière que l’Irak a agressé le Koweït en 1991. Or, chaque fois que l’on remonte le temps, on s’aperçoit qu’il y a des explications et que les agressions ne sont jamais perpétrées sans raison…
Vous avez raison, il faut toujours analyser les origines. Les opérations armées de 2022 ont été engagées par la Russie qui a violé le droit international – je remonte à l’origine du problème – lorsque le gouvernement ukrainien de 2014 a fait le choix de se dissocier de la Russie. Cela a posé le problème de l’annexion de la Crimée, qui était un acte contraire au droit international, puis la question du Donbass, avec une guerre qui a commencé aussi en 2014, en raison de cette lutte entre les russophones et le gouvernement ukrainien. Cette guerre est effectivement à l’origine du problème.
Vous évoquez le droit international, mais en 2003, malgré l’opposition du Conseil de sécurité, les États-Unis ont agressé l’Irak…
Vous avez tout à fait raison, c’est un fait. En 1991, il y a eu une résolution du Conseil de sécurité, mais en 2003 c’était totalement différent. D’ailleurs, c’est un argument qui est utilisé par Poutine. C’est de bonne guerre… Il y a aussi le cas du Kosovo. Les Occidentaux sont souvent intervenus sur des théâtres d’opérations sans l’approbation du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais on ne peut pas faire valoir les turpitudes des autres pour justifier sa propre turpitude. Effectivement, cela affaiblit la position de certains et cela renforce la position de la France, du moins dans l’affaire de l’Irak de 2003, grâce à la position du président Chirac qui a réprouvé l’action des États-Unis en Irak.
Vous abordez aussi la question des sanctions. On observe qu’elles sont toujours inefficaces : on l’avait vu en Irak et cela se vérifie maintenant vis-à-vis de la Russie…
Il y a une différence majeure, car les sanctions contre l’Irak étaient décidées par le Conseil de sécurité de l’ONU. Elles ont été contournées, mais elles étaient obligatoires. La différence, cette fois-ci, c’est que nous avons des sanctions qui ont été adoptées par seulement 34 pays, certes des pays importants, mais ces sanctions ne sont pas obligatoires. Donc, vous avez raison, la Russie arrive à s’en sortir. La Russie est quand même affectée par certaines de ces sanctions. On constate que la récession n’est que de 2,3 % en 2022, ce qui est beaucoup moins que ce qui avait été prévu et, en 2023, la Russie connaîtra une croissance positive. C’est le FMI qui dit cela. La Russie a trouvé des débouchés pour ses hydrocarbures auprès de la Chine et de l’Inde. Donc, il est vrai que les sanctions n’ont qu’un effet limité.
La sémantique n’est jamais neutre : n’y-a-t-il pas une forme de mépris occidental lorsque l’on dit que les sanctions sont décrétées par des pays importants, en considérant ainsi comme accessoires notamment le Brésil, le monde arabe, l’Afrique, l’Inde ou la Chine…
Les pays qui appliquent les sanctions contre la Russie représentent à peu près un milliard d’habitants, alors que la planète vient de dépasser les huit milliards d’habitants. Donc, vous avez raison, l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie, la Chine et l’Inde n’appliquent pas les sanctions. Maintenant, si vous prenez le critère du produit intérieur brut, les pays qui appliquent les sanctions représentent une proportion très importante de l’économie mondiale. Mais, le point majeur, c’est que ces sanctions n’ont pas été décidées par le Conseil de sécurité : donc, la Russie est libre de s’approvisionner auprès de ceux qui veulent l’approvisionner. D’ailleurs, les pays qui n’appliquent pas les sanctions contre la Russie ne contreviennent absolument pas aux lois internationales, puisqu’ils ont le droit de le faire. La Chine est la deuxième puissance économique du monde. Donc, les Occidentaux vont avoir un problème s’ils veulent continuer de rester entre eux, il ne leur sera plus possible de décider de telles mesures universelles.
N’est-il pas trop tard pour penser à l’Europe, puisque les pays sont surendettés, avec une population qui n’a plus vraiment envie de travailler ?
La souveraineté européenne a-t-elle un sens ? La souveraineté européenne peut-elle exister ? Cela dépend des domaines. Dans le domaine de la concurrence et du marché intérieur, c’est-à-dire le cœur de métier de l’Union européenne, cela a du sens, puisque nous avons un marché unique de 500 millions d’habitants. Dans ce domaine, l’Union européenne conserve tout son sens, comme pour la monnaie. Le quoiqu’il en coûte a quand même été financé par la Banque centrale européenne…
L’État vient maintenant récupérer l’argent…
Oui, mais on n’aurait pas pu passer ce cap sans la BCE. La croissance a été assez forte, il ne faut pas oublier tout cela. Tout cela n’aurait pas été possible sans la monnaie unique. Après, sur la question des migrations, il faut faire un effort. Nous avons des règles avec Schengen et, à partir du moment où vous avez un espace de circulation, il vaut mieux le contrôler avec des règles communes en matière d’asile et d’immigration. Sur les affaires étrangères, effectivement, nous devons progresser. La France est un membre permanent du Conseil de sécurité, avec une défense autonome, mais nous ne pouvons pas consentir à tous les efforts budgétaires nécessaires pour avoir une suffisance. Donc, nous n’avons pas le choix : soit nous dépendons de l’OTAN, donc des États-Unis, comme c’est le cas aujourd’hui, soit nous arrivons à construire une identité européenne.
Les États-Unis sont nos alliés historiques depuis leur création, mais vous concevez une relation équilibrée, alors que dans la mentalité américaine, le raisonnement n’est pas le même : si vous n’êtes pas avec nous à 100 %, c’est que vous êtes contre nous… Comment évoluer face à cela ?
Les États-Unis demeurent la première puissance mondiale. Ils dominent sur le plan économique et militaire, la Russie est très loin derrière. Sur le plan juridique, ils peuvent imposer aux autres des lois extraterritoriales. Ils imposent des contraintes aux entreprises qui utilisent le dollar. Ils ont les GAFAM et une influence culturelle majeure. Le point de vue des États-Unis, effectivement, c’est que nous devons les suivre à 100 %, sinon nous n’avons plus d’avenir. Nous ne pouvons pas accepter cela pour une raison très simple : tout simplement parce que nous n’avons pas les mêmes intérêts stratégiques et économiques. Ils ont adopté un programme massif de soutien aux entreprises américaines de plusieurs centaines de milliards. On doit pouvoir faire cela au niveau européen et nous devons nous affranchir de cette idée selon laquelle il faut toujours respecter la concurrence, tout simplement parce que les Américains ne la respectent pas. Sur le plan stratégique, ils sont maintenant tournés vers l’Asie. Leur premier sujet, c’est la Chine, alors que nous avons nos propres intérêts. Nous sommes déformés par cette situation de guerre, puisque les États-Unis fournissent la plus grosse aide à l’Ukraine. Cela doit nous conduire à considérer que l’Union européenne doit aussi avoir sa propre voix.
Vous souhaitez qu’une réaction s’engage sur nos futures relations avec la Russie, qu’elle soit dirigée ou non par Vladimir Poutine. Comment retrouver une situation apaisée, alors que l’on est encore au stade de l’interdiction des artistes ou des sportifs russes ?
Je suis totalement opposé à ce type de mesures, comme les sanctions sportives ou culturelles, cela n’apporte rien. En plus, cela contribue à souder davantage les Russes autour de leur président. On peut discuter des sanctions économiques, elles se conçoivent, mais pas les interdictions de visas ou les sanctions sportives. Il est évident que l’avenir des relations entre l’Union européenne et la Russie dépendra de l’issue de la guerre d’Ukraine. Nous devons contribuer à la fin de ce conflit, ce n’est pas facile, mais l’Europe peut jouer un rôle…
N’est-ce pas la Chine, la Turquie ou Israël qui peuvent jouer un rôle dans ce domaine ?
La Chine certainement, la Turquie peut-être, Israël je ne sais pas. Le jour où il y aura des discussions de paix, car toute guerre finit par se terminer, il y aura un groupe de pays qui contribuera aux négociations, il y aura forcément la Chine et les États-Unis, et il est souhaitable qu’il y ait l’Union européenne, puisque nous sommes un partenaire économique de la Russie. Il faudra bien définir de nouvelles relations avec la Russie, puisqu’elles étaient déjà au plus bas avant la guerre. Donc, nous devons travailler sur plusieurs directions. Ne soyons pas naïfs, il faut s’arranger pour ne pas être dépendants des États-Unis et de la Russie. Donc, nous devons diversifier nos approvisionnements et nous devons aussi œuvrer avec les voisins de la Russie. Pour la Russie elle-même, ce ne sera pas facile, mais nous n’avons pas le choix. Il faudra rebâtir des relations et aussi une architecture européenne de sécurité. La Russie n’avait pas totalement tort de dire que cette architecture européenne de sécurité était fragile. Après l’effondrement du Mur de Berlin, nous n’avons pas suffisamment réfléchi à cette architecture européenne de sécurité. L’OTAN s’est élargie sans limites, il faudra démontrer que ce n’est pas incompatible avec la sécurité de la Russie.
La France n’a rien fait lorsqu’elle était un acteur majeur du groupe de Minsk sur les Balkans, ce qui fait que le conflit a été résolu militairement l’année dernière… La France peut-elle encore être crédible pour figurer dans un nouveau groupe ?
Il ne faut pas sous-estimer la France. Nous avons un rôle reconnu à l’ONU mais, dans la résolution de ce conflit, la France ne pourra pas y arriver seule puisque l’Union européenne a adopté un certain nombre de mesures. Comme vous le disiez justement, il y a des divergences au sein de l’Union européenne, avec des pays comme la Pologne, et aussi les Pays Baltes qui sont très méfiants à l’égard de la Russie, on les comprend. Nous avons raté une occasion avec la Yougoslavie, car l’Union européenne n’a pas su régler ce problème. Aujourd’hui, avec l’Ukraine, nous retrouvons ce travers. Il n’est jamais trop tard, car je pense que l’Union européenne a un rôle à jouer dans le monde, notamment parce que c’est une zone de prospérité, mais aussi parce que nous avons une certaine exemplarité en matière écologique. Il y a également un rayonnement intellectuel et civilisationnel que nous devons retrouver. Pour cela, nous devons retrouver une autre voie et c’est pour cela que je propose une union politique et de sécurité comme l’avait suggéré le général de Gaulle avec le plan Fouchet.
Oui, mais c’était un échec…
Effectivement, parce que nos partenaires exigeaient que cette union soit ralliée à l’OTAN. C’était déjà le débat en 1961. Le problème est le même aujourd’hui, mais dans un monde complètement différent. Dans les années 60, il y avait deux blocs qui s’affrontaient. Aujourd’hui, il y a la Chine et l’Inde, mais aussi l’Europe qui doit exister. C’est une question vitale. Sinon, nos civilisations seront affaiblies.