Charles Berling lit
Paradoxe sur le comédien de Denis Diderot
avec Julien Civange
Extraits- 1CD – 18 €
Ecrit en plusieurs étapes, à partir de 1773, Le Paradoxe sur le comédien ne sera publié qu’en 1830. Sous la forme d’un dialogue, dissymétrique, entre deux interlocuteurs censés défendre une thèse opposée, Diderot (1713-1784) développe une véritable réflexion sur l’art du comédien et, plus largement, sur la création artistique. Ainsi pose-t-il la supériorité de l’intelligence et du travail conscient sur la sensibilité, fût-elle porteuse d’une grande puissance pathétique…
Mois : octobre 2007
La cape magique par Jean-Laurent Glémin (www.parutions.com)
Dans l’impatience de l’article promis de Noël Godin dans « Crème fouettée », la rubrique Livres de l’hebdomadaire belge « Le Journal du Mardi », vous aurez le plaisir de découvrir la succulente analyse de Jean-Laurent Glémin, sur le site www.parutions.com (l’actualité du livre et du DVD) sur « La cape magique », pièce de Lou Salomé préfacée et traduite par Stéphane Michaud.
Tous mes remerciements à Thomas Roman et à Anne Bleuzen pour avoir commandé et publié ce texte splendide – que vous trouverez là : http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=1&srid=126&ida=8511
Conte psychanalytique
Lou Andreas-Salomé La Cape magique
Editions des Femmes / Antoinette Fouque 2007 / 15 € – 98.25 ffr. / 126 pages
ISBN : 978-2-7210-0560-1
FORMAT : 13,0cm x 20,0cm
Traduction de Stéphane Michaud.
C’est une idée intéressante de la part de l’éditeur de publier cette pièce inédite de Lou Andreas-Salome (1861-1937), probablement écrite en 1923. De cela, la bonne préface de Stéphane Michaud, qui est aussi le traducteur du texte, reste assez vague. S’il insiste sur l’aspect biographique de l’auteur et donne quelques clefs de lecture, il n’évoque quasiment pas son œuvre littéraire. Car Lou Andréas-Salomé n’a pas été que la muse de Rilke et la fameuse complice et patiente de Freud, elle a un parcours artistique derrière elle, qui renseigne sur l’époque et les grands génies qu’elle a fréquentés, notamment Nietzsche.
Dans cette pièce en trois actes, sous-titrée Fantaisie théâtrale, l’auteur rend d’une certaine façon hommage au poète Rainer Maria Rilke, mettant dans les caractéristiques du nain, personnage principal du texte, certains traits physiques et artistiques de l’écrivain allemand. L’histoire même, révélant l’amour de le jeune fille pour le nain, se base essentiellement sur l’impossible union qui a pesé sur les deux écrivains.
L’intrigue est simple ; nous sommes dans un conte étrange qui narre l’intrusion d’un nain en pleine nuit chez une famille, cherchant sûrement de quoi manger et où se loger mais qui, pour être accepté, se targue de posséder des pouvoirs magiques, notamment celui de rendre invisible, et de venir d’un monde lointain. Chaque personnage se lie avec lui, sous un aspect différent, intéressé, amical, voir amoureux, en vue de profiter de ses fameux pouvoirs.
L’on voit que l’écrivain a fréquenté Freud et ses démons de la psychanalyse, car la pièce, que l’on peut lire comme un récit (les didascalies étant nombreuses) s’imprègne du merveilleux, de l’imagerie habituelle des contes : Nains malins, innocence de l’enfance, sentiment d’étrangeté, morale finale, etc. L’imaginaire du conte, l’envie de sortir du réel par le biais du talisman, le fantasme, l’inconscient révélés par l’éventuel pouvoir du nain apparaissent donc au grand jour. Ces thématiques chères à Freud et plus généralement à la littérature moderne, dressent le décor. La progression de la pièce joue sur les codes classiques de la dramaturgie : Acte I : prise de connaissance des personnages, interrogations multiples, Acte II : développement de la pièce, Acte III : conséquences, conclusion et morale de l’histoire.
Andréas-Salomé insiste sur l’étrangeté du nain, dont on ne sait véritablement s’il est porteur de pouvoir comme il le dit. Mais son intrusion, son influence, sa forte personnalité (C’est une pièce sur l’altérité ; en l’occurrence ici, le nain est un étranger et son physique diffère de celui des autres : petite taille, grosses mains, laideur du visage.) vont modifier, en fait révéler, la personnalité cachée des uns et des autres : délire obsessionnel, pulsion suicidaire, fantasme refoulé, identité masquée, amour sincère. Bien évidemment, ce sont les enfants qui s’amourachent du nain, en tout cas qui accèdent plus facilement à son génie. Les adultes, êtres pervertis s’il en est, sont vite exclus de l’enchantement bien que l’influence du nain ait lieu tout de même sur eux. Mais ils accèdent à la réalité, aussi dure soit-elle. Tout comme les enfants à la fin de la pièce qui à leur tour révèlent leur secret les plus enfouis.
Une parabole sur l’identité, l’inconscient qui se révèle ; en cela la cape du nain qui agit sur chaque membre de la famille est la métonymie du pouvoir magique et le symbole du renversement qui s’opère sur les personnages. La mère de famille se rappelle d’un coup son enfance et le fait d’avoir été élevée comme un garçon. Comme le note fort justement Stéphane Michaud, biographe officiel de l’écrivain, le nain a ici le rôle du passeur, du révélateur permettant la découverte de soi-même.
N’étant pas humain, mais révélant l’humanité de chacun des membres de la famille, le nain quitte la maison, en y laissant sa cape, symbole de son travail à présent accompli. Seuls les enfants n’en sortiront pas indemnes, mais ils auront le privilège d’en être grandis comme en témoigne cette courte tirade du petit-fils : «Nous autres, nous avons le front de la réclamer [La cape]. Et moi, au moment où je voulais la mettre, j’attendais, je voulais quelque chose d’elle, au lieu de m’abandonner tout simplement à son pouvoir. Mais en retour, notre ouvrage à nous, humains, est plus clair, plus neuf, plus tonique» (p.114).
A lire comme une curiosité, une fantaisie théâtrale dont s’est peut-être inspiré un certain Maurice Sachs pour son roman Abracadabra, quelques années plus tard.
Jean-Laurent Glémin
( Mis en ligne le 01/10/2007 )
« Parlez-moi la vie » avec Catherine David (6 octobre sur idFM 98), évocation de la Birmanie par Jocelyne Sauvard
Jocelyne Sauvard évoque Aung San Suu Kyi dans son émission « Parlez-moi la vie » dont Catherine David (livre audio « Simone Signoret ou la mémoire partagée », dont Antoinette Fouque a récemment fait l’éloge dans cette même émission, réédité sous peu, cf prochain communiqué – argumentaire déjà en pièce jointe pour vous donner l’eau à la bouche !) est l’invitée sur idFM 98 (qui repasse samedi 6 octobre à 16 h).
Coordonnées Jocelyne Sauvard :
* site http://www.jocelynesauvard.fr
* émission sur idFM 98 : http://88.191.12.229/index10.php
Le thème de l’Astrée développé par Laurence Zordan
Le thème de l’Astrée développée par Laurence Zordan (Rohmer n’a fait que copier ! par télépathie )
La preuve dans le texte :(…) « Dans un murmure de tuyauterie et de chasse d’eau, je refusais d’ouvrir à mon oncle. J’avais tracé un cercle mental autour de moi. Aucun homme ne pourrait le franchir, y pénétré sans avoir prononcé les paroles d’un serment fatal. J’aurais été bien en peine de dire lesquelles. J’avais simplement soif d’irréparable, d’irrémédiable, d’irréversible. Une volonté qui exalte le néant pour affirmer la présence de l’amour.
« Puisqu’il faut arracher la profonde racine
Qu’amour en nous voyant nous planta dans le coeur
Puisqu’il faut que le temps, qui vit son origine,
Triomphe de sa fin, et s’en nomme vainqueur,
Faisons un beau dessein, et, sans vivre en langueur,
Otons-en tout d’un coup et la fleur et l’épine
Et prenons de nous-mêmes un congé volontaire.
Nous le vaincrons ainsi, cet amour indompté,
Et ferons sagement de notre volonté
Ce que le temps enfin nous forcerait de faire »
J’ai retrouvé aujourd’hui, recopiés de ma main, ces extraits d’un sonnet de l’Astrée d’Honoré d’Urfé. Une manière volontariste de traiter les sentiments, une manière de nier le temps qui passe, une manière de détruire avec panache ce que le temps défait. Entre la jeune fille d’autrefois, au bord de l’abîme, dans de misérables toilettes, et la femme que je suis, quel est le lien nouant aujourd’hui ma gorge, à la pensée de l’homme oublieux qui, peut-être, ne m’embrassera jamais plus ? Il y a si longtemps, je me préparais à ne plus revoir mon oncle adorable. Comment pourrais-je maintenant prétendre qu’un inconnu ait envie de me revoir, alors que son regard est distrait par la planète entière ? (…)
Pour ceux qui, comme moi avant de faire ce communiqué, ignorent ce qu’est l’Astrée :
« Les amours d’Astrée et de Céladon » d’Eric Rohmer, sortie en salles le 5 septembre dernier : Dans une forêt merveilleuse, au temps des druides, le berger Céladon et la bergère Astrée s’aiment d’amour pur. Trompée par un prétendant, Astrée congédie Céladon qui, de désespoir, se jette dans une rivière. Elle le croit mort, mais il est secrètement sauvé par des nymphes. Fidèle à sa promesse de ne pas réapparaître aux yeux de sa belle, Céladon devra surmonter les épreuves pour briser la malédiction. Fou d’amour et de désespoir, convoité par les nymphes, entouré de rivaux, contraint de se déguiser en femme pour côtoyer celle qu’il aime, saura-t-il se faire reconnaître sans briser son serment ? Il aura fallu attendre Eric Rohmer pour découvrir au cinéma la plus folle histoire d’amour de la littérature baroque, « L’Astrée » d’Honoré d’Urfé. D’après L’Astrée d’Honoré d’Urfé
Déjeuner des Marraines et Parrains de Ni Putes Ni Soumises le 10 novembre !! Avec Hacina Zermane !!
Paris, le 02 octobre 2007
Invitation au déjeuner des Marraines et Parrains de NPNS, le samedi 10 novembre 2007
Cher Hacina Zermane,
Le mouvement Ni Putes Ni Soumises organise, pour la cinquième année, son Université d’Automne les 9, 10 et 11 novembre prochain à Dourdan (91).
Tant de chantiers sont à entreprendre, trop de questions restent en suspend… Notamment celles relatives aux rôles des femmes dans les quartiers populaires, aux violences qu’elles continuent à subir et au respect de la laïcité dans tous les espaces publics.
C’est ensemble, avec nos militants, avec des personnalités et des acteurs de terrain, que nous pourrons apporter des réponses concrètes à ces problématiques qui restent au cœur des préoccupations de notre Mouvement. Car Ni Putes Ni Soumises est plus que jamais un mouvement « force de proposition ».
Cette année, des féministes telles que Wafa SULTAN, psychologue américano-arabe, notre marraine Nawal EL SAADAWI, Féministe Egyptienne, Taslima Nasreen, gynécologue et auteure au Bangladesh, ou encore Nilofar BAKHTIAR, Ancienne Ministre Pakistanaise, qui mènent ces combats dans le Monde, au risque parfois de leur vie, seront parmi nous.
Nouvellement nommée « Présidente » de Ni Putes Ni Soumises, je serais très heureuse et honorée, que vous acceptiez de participer au déjeuner des Marraines et Parrains du mouvement, le samedi 10 novembre à 12h30. Ce rendez-vous sera l’occasion de nous rencontrer et d’échanger avec l’ensemble de nos militants.
Avec toute mon amitié,
Sihem HABCHI
Présidente
Mercredi de la Mixité, spécial Hacina Zermane le 5 décembre à Ni Putes Ni Soumises !!!!
Jean-François Laloué, l’attaché de presse de Ni Putes ni Soumises http://www.niputesnisoumises.com/, sensible au bouleversant témoignage de « Sheh ! Bien fait pour toi ! », a choisi de convier Hacina Zermane comme d’honneur à sa soirée, « le Mercredi de la Mixité », mercredi 5 décembre ( de 19h à 20h30). Myriam Mascarello sera sûrement là aussi ! Venez nombreux !
Maison de la Mixité
70 rue des Rigoles 75020 Paris
01 53 46 63 00
« Crise en Birmanie : Bouddhisme et politique », sujet de « Travaux Publics » sur France Culture, le 2 octobre !
Michèle Idels s’exprime sur France Culture dans l’émission Travaux Publics de Jean Lebrun mardi 2 octobre
Clin d’oeil à Jean Bernard Chardel (www.jbchardel-art.com ), très concerné par les questions de femmes en lutte (cf Ingrid Betancourt), qui m’a rappelé le matin-même la programmation radio de Jean Lebrun, « Travaux publics », sur France Culture, consacrée à la cause birmane (titre : Crise en Birmanie : Bouddhisme et politique) mardi 2 octobre. Elle est encore disponible à l’écoute ici : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/travaux/index.php Vous pouvez y entendre Michèle Idels, qui a accompagné Antoinette Fouque passer trois jours à Rangoon auprès d’Aung San Suu Kyi en 1995 y présenter « Se libérer de la peur », le SEUL livre des écrits d’Aung San Suu Kyi herself, publié aux Editions Des femmes en 1991. (et en déduire que sur ce coup-là AUSSI, Antoinette Fouque a été la pionnière, se situe à l’avant-garde de TOUT)
A l’occasion de la rencontre entre l’émissaire de l’ONU et le chef de la junte, Twan Shwe, Jean Lebrun a consacré son émission à la place de la politique dans le Bouddhisme avec Raphaël Liogier, directeur de l’Observatoire du religieux à Aix-en-Provence et Guy Lubeigt, géographe, spécialiste de la Birmanie.
Pour ceux qui ne le connaîtraient pas, le principe « Travaux publics » est le suivant : En direct du café El Sur (35 boulevard Saint-Germain, Paris 5ème) à Paris : un ou deux invités, pas davantage, quelques témoins dont le nom importe moins que l’expérience réelle et un public tout proche, très présent, dont Jean Lebrun et son équipe voudraient faire des questionneurs et des chroniqueurs du temps moderne.
« A l’horizon d’un amour infini », concourt au Prix Marguerite Duras !!
« A l’horizon d’un amour infini » est candidat à la première sélection du Prix Marguerite Duras.
Objectif du Prix d’après le Président de son jury, Alain Vircondelet, l’attribuer à un livre qui n’aurait pas fait honte à Marguerite Duras. Nulle recherche de clône dans la démarche, mais en revanche, une exigence de qualité, d’innovation et de modernité de l’oeuvre heureuse élue.
Interview de Jean-Joseph Goux par Pierre Cormary
Réponses aux questions de Montalte
Question 1- D’abord, une question « difficile » : au vu des connaissances et du mode de penser d’aujourd’hui, quelle est selon vous la meilleure définition de l’oeuvre d’art ?
Question difficile, car c’est cette définition que l’art moderne et contemporain ont fait exploser. Notre situation pourrait même se résumer à ceci : il n’y a plus de définition tenable de « l’œuvre d’art ». Alors que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé là ? Tout se passe comme si l’art moderne et contemporain avaient, peu à peu, mis en cause, détruit, démonté toutes les caractéristiques qui pouvaient faire d’un objet une œuvre d’art. Tout se passe comme si son mouvement même, depuis plus d’un siècle, consistait à cela, à se défaire presque méthodiquement de tout ce qui pouvait être compté comme un trait essentiel de l’objet esthétique. Très vite, avec Picasso puis Duchamp, le défi était lancé. Et il ne cessera pas depuis d’être relancé. La référence à la beauté, qui était une dimension essentielle de ce que l’art (c’est à dire « les beaux-arts »), promettait au spectateur vole en éclats avec Les demoiselles d’Avignon de Picasso. Le laid, le grimaçant, le difforme (puis bientôt le « trash » et le « destroy ») remplacent la quête du beau. Il n’y a plus d’idéal esthétique. L’humour, le sarcasme, s’introduisent dans la galerie ou le musée, se moquant des « beaux-arts ». et de toutes ses idéalisations : la pissotière de Duchamp détruit toute définition de l’art, mieux qu’aucun manifeste dadaïste. A la limite on ne peut plus rien dire de l’art a priori. L’art c’est ce qu’on expose. L’art c’est ce qu’on montre. L’art c’est ce qu’un groupe de personnes ayant un pouvoir institutionnel s’accorde à reconnaître comme de l’art, etc… Toutes ces façons décevantes, déroutantes, de dire ce qu’est l’art, témoignent d’une incertitude ou d’une crise qui est au cœur de l’entreprise artistique de notre temps, et qui devient sa caractéristique même et aussi sa force, en tant qu’expression exacte d’un monde qui est autoproducteur de sa propre réalité, et non pas image d’une réalité déjà existante, ou reflet d’idéaux esthétiques inscrits au ciel.
Question 2 – Vous rappelez très justement dans votre livre que l’art fut pendant les deux siècles derniers « l’utopie de la modernité ». A travers le refus quasi systématique de l’art contemporain par le public, refus qui selon vous relève d’un dépit envers une religion qui n’a pas tenu ses promesses, peut-on dire que l’on assiste aujourd’hui à une mort de l’art comme il y eut une mort de Dieu ?
Certes l’art fut une sorte de religion de l’époque moderne, un substitut des grandes croyances religieuses défaillantes. On a mis en lui des espérances de transfiguration de la vie et de rédemption qui étaient jusque-là réservés au domaine de la vie religieuse. Mallarmé, Wagner, ou Proust en sont des exemples extrêmes. Mais sur un mode moins intense c’est toute une époque d’artistes, d’ écrivains, de poètes, de musiciens, qui voit dans l’art l’espoir d’un salut métaphysique et non seulement un divertissement. Les avant-gardes ont hérité de cette radicalité. Le public aujourd’hui est sans doute très loin d’embrasser un tel fanatisme de l’art. Mais le fait que le public a tendance à bouder l’art contemporain — qui lui-même est devenu très ironique, très déceptif, par rapport à tout ce qui pourrait donner à l’art une puissance de transfiguration idéaliste et d’exaltation – ne signifie pas pour autant que l’art, en général, disparaisse de notre horizon, et soit devenu comme le prévoyait Hegel quelque chose du passé. C’est même le contraire qui semble se produire. Les moyens techniques d’agir sur la sensibilité visuelle au auditive, –ce qui constitue potentiellement des ressources de l’art—, deviennent plus complexes et plus puissants. Par ailleurs, et sous cette influence, on pourrait diagnostiquer une sorte d’esthétisation générale, une influence de plus en plus marquée des sons et des images, à travers les instruments multimédiatiques qui nous entourent et ne nous quittent pas. Certes, dans cette esthétisation, c’est le statut historique de l’art, du grand art, qui est aussi mis en cause, mais cette crise n’est pas une mort de l’art par inanition, plutôt un élargissement de ses moyens qui en fait éclater les frontières. D’ailleurs, il faudrait nuancer aussi cette bouderie du public dont vous parlez. Il semble que l’art contemporain (sans même parler de l’art classique et moderne qui déplace les foules) touche un public de plus en plus grand, et je ne parle pas seulement de ceux qui se servent de lui comme outil de spéculation, ce qui pose d’ailleurs des problèmes très déroutants aux confins de l’économique et de l’esthétique sur la « valeur » des œuvres d’art.
Question 3 – Alors qu’ils accédaient enfin à une autonomie totale de création et à une liberté formelle quasi infinie qu’aucune époque ne leur avait accordée, la plupart des artistes contemporains ont tourné le dos au monde. Est-ce parce que l’art du XX ème siècle a pu se fourvoyer dans le totalitarisme nazi (Léni Riefensthal, Arno Brecker, Albert Speer) et qu’ils ont voulu par prudence ou par probité ne plus jamais avoir affaire au monde de peur d’être récupéré ? Ou bien est-ce par simple narcissisme autarcique ?
Il me semble en effet, que dans les années 60, à l’époque qui voit émerger ce que l’on appellera l’art contemporain, ( par différence avec l’art moderne) se développe en littérature comme en peinture l’idée qu’il faut renoncer dans l’art à tout engagement au niveau des contenus, et qu’il faut travailler à des révolutions dans la forme. Cette attitude a pu être adoptée en réaction à des fourvoiements politiques, à de sanglantes impasses, que ce soit celles du nazisme ou, surtout à cette époque, du stalinisme. En même temps, c’est sans doute le mouvement général de l’autonomisation de l’art qui se poursuivait de cette façon jusqu’à des extrémités qu’on pourrait considérer comme des limites aberrantes mais qui ont leur légitimité dans cette logique: l’écriture du roman qui s’écrit, le film du film qui se fait, la peinture qui déconstruit et met à jour les conditions élémentaires de sa production (le cadre, la toile, la couleur, le mur, etc..). Plus que d’un simple narcissisme, je pense qu’il s’agissait d’un mouvement presque inéluctable, dans une logique d’autonomisation du médium, qui a commencé avec l’art moderne et qui trouvait ainsi sa continuation. Depuis Manet le peintre ne se contente pas de représenter le monde, il veut aussi faire voir comment se fait une peinture, il veut laisser des traces de son opération de peintre. Toute la peinture moderne et une grande partie de l’art contemporain sont marquées par ce souci. La fabrication du tableau ou de l’objet laisse des traces. Le faire transparaît dans ce qui est donné à voir. En même temps cette tendance (qui a été picturale, littéraire, cinématographique) a pu coexister (y compris chez les mêmes artistes) avec le désir de capter plus directement le monde contemporain,
Question 4 – En même temps, vous dites que l’artiste contemporain, qu’il en ait conscience ou non ou qu’il se prétende « subversif » ou non, épouse de fait les valeurs individualistes, libérales et démocratiques de notre époque. La loi du marché est devenu la loi de l’art. Il n’y a donc plus de place pour une vraie subversion sauf celle peut-être d’un « artistiquement abject » (comme les « actionnistes viennois » ou autres performants gore) qui d’ailleurs est repris comme tout le reste par la spéculation ?
Il est bien certain que le surgissement de l’art moderne et contemporain n’a pu avoir lieu qu’avec certaines conditions extrêmement complexes, dont une grande liberté de l’individu, la volonté et la possibilité de mettre en cause les traditions, les canons, les règles, pour se lancer vers des formes sans précédents. Il a fallu que les notions de création individuelle, de liberté pure, etc… soient reconnues, et fassent parti de l’ ethos de tout un groupe, sinon de toute une culture. En ce sens là, oui, l’artiste contemporain appartient à son temps, qui est aussi le temps de la démocratie et de l’individualisme extrême, et celui où la figure même de l’artiste, du créateur, est valorisée d’une façon inouïe, qui n’a sans doute jamais eu d’exemple. Et pour que cela se produise, il faut sans doute que la société reconnaisse dans l’artiste – dans le fameux créateur, y compris le plus contemporain et dans ses domaines variés -, quelque chose de fondamental pour son ethos et son existence : l’invention, la production du nouveau, l’innovation pour l’innovation, ce qui correspond bien aussi à l’une des exigences vitales de nos sociétés présentes. Mais une telle interprétation s’inscrit dans un cadre très large, très général. Cela n’empêche pas que l’artiste, l’écrivain, le cinéaste existe dans un champ qui est marqué par des contradictions, des conflits, des luttes. C’est là qu’il affirme sa singularité et une force oppositionnelle qui peut être scandaleuse, choquante, déroutante.
Il est vrai aussi qu’après les provocations modernistes les plus scandaleuses qui sont maintenant acceptées et muséifiées, le choquant lui-même est une tradition et une exigence de l’art contemporain, ce qui émousse quelque peu sa force de subversion. C’est en cela que nous sommes entrés dans un moment « postmoderne » dont l’un des traits est que le conflit romantique entre le bourgeois et l’artiste, le divorce entre l’entrepreneur et le créateur, l’économique et le poétique, tend à perdre de sa force. L’entrepreneur lui-même se pense souvent sur le modèle du créateur, et vice-versa ; ce qui brouille le grand clivage né au dix-neuvième siècle. L’esthétisation de l’économie avec l’importance des medias, de la publicité, avec la captation du désir par le marché, avec la « valeur » aussi bien économique qu’esthétique et éthique suspendue au jugement subjectif le plus éphémère, n’est pas pour rien dans cette tendance.
Question 5 – On parle de plus en plus d’une gratuité pour l’entrée des musées. Y voyez-vous le signe d’une saine démocratisation de l’art – un art pour tous – ou le risque de faire de l’art un phénomène de consommation comme un autre ?
C’est une question qui renvoie à la fois à un problème de principe et à un problème empirique.. Est-ce que la gratuité est souhaitable ? Et lorsqu’elle est acquise, est-ce qu’elle a l’effet attendu sur la fréquentation des musées ? Il est vrai qu’il peut être bon, à une époque où les produits de la culture sont transformés en marchandise consommable aisément et sans effort, que le musée apparaisse comme un « sanctuaire de l’art ». C’est un domaine à part, un espace presque sacré, un véritable temple où un effort est à faire pour pénétrer. Il y a le dehors et il y a le dedans. Le prix de l’entrée est l’obole qu’il faut céder pour passer le seuil de ce domaine enchanté… Je ne suis pas complètement insensible à cet argument, même si, en même temps, on pourrait souhaiter que ce soit autre chose que l’argent, qui trace cette frontière symbolique.
Question 6 – « Dans la plupart des cultures, l’art n’a jamais quitté la place très honorable mais secondaire du beau, subordonné à des fins beaucoup plus hautes que lui » écrivez-vous. Est-ce à dire que l’on ne peut concevoir un grand art, sinon sans Dieu, sans transcendance ?
Même dans les civilisations qui ont connu ce que l’on peut tenir pour un grand art (la Grèce, la Renaissance), l’art reste une sorte d’artisanat du beau qui est subordonné à une fin plus haute, de type religieux et politique. L’artiste lui-même dans ces civilisations n’a pas encore le statut, la « cote » sociale et culturelle que l’on attribue aujourd’hui à l’artiste. Il reste proche de l’artisan. Ce n’est qu’à l’époque moderne et surtout au 19ème siècle que l’art s’autonomise, prend un sens par lui-même, n’est plus subordonné à des valeurs et des fins plus hautes. L’art devient un absolu. En même temps l’artiste acquiert un statut symbolique conforme à cette promotion de l’art.. Cette accession de l’art et de l’artiste à ce statut ontologique absolu coïncide, bien sûr, avec le déclin du religieux, avec la « mort de Dieu ». La pensée de Nietzsche marque parfaitement ce tournant : mort de Dieu et promotion du créateur, de l’artiste, à une place ontologique suprême. Mais le paradoxe est que cette grandeur de l’artiste correspond avec la fin du « grand art ». L’art est grand, mais il n’est plus dans la ligne du « grand art » qui suppose tradition, formation, discipline, respect des anciens et référence à des canons etc… L’art est devenu rupture, choc, innovation. L’art individualiste peut être grand, et même viser au surhumain, mais il n’a pas la dimension achevée du « grand art ».
Question 7- A la fin de votre livre, vous émettez la nécessité d’une nouvelle « discipline » toute « platonicienne » des images. Après tout, c’est sous les périodes les plus dogmatiques (le siècle d’or en Espagne, le XVIIème siècle français…) qu’ont pu se créer les oeuvres les plus splendides. Mais comment légitimer celle-ci sans retomber dans l’argument d’autorité, le dogme, sinon le clérical et surtout sans endosser les habits de la censure ?
On peut garder une certaine nostalgie pour les grandes époques de l’ image disciplinée. Peut-être le cinéma aujourd’hui est-il plus proche de cette discipline que « l’art contemporain » devenu installation, performance, etc.. et qui apparaît comme laboratoire ouvert du visuel, chantier de possibilités, percée critique et élitiste, davantage que comme œuvre accomplie, touchant un public universel. Mais je m’interroge seulement sur « l’image indisciplinée » et ses risques d’aberration, de folie, sans prétendre m’avancer vers aucun appel à l’image disciplinée qui impliquerait un consensus esthétique dont nous sommes bien loin, et qui serait en complète contradiction avec l’individualisme ou le subjectivisme dont nous parlions plus haut.
Question 8- Contrairement aux arts plastiques qui ont viré à l’abstrait, sinon à l’obscur, le cinéma est le seul art visuel qui a renoué avec le réalisme, visible par et pour tous, donc avec une certaine forme de religiosité. Parleriez-vous, comme Gilles Deleuze dans L’image-temps d’une « catholicité propre au cinéma » ? Le cinéma s’imposant finalement comme le seul art qui renouvelle aujourd’hui le lien entre l’homme et le monde ?
J’aime bien la formule de Deleuze. Le cinéma, qui conjugue images, paroles, musique, a acquis une place prééminente qui secondarise les autres manifestations de l’art. Ce septième art, que Hegel n’a pas pu prévoir, est celui qui contredit le mieux la thèse fameuse de « la mort de l’art ». Non seulement le cinéma peut envelopper les autres arts, les synthétiser, mais il devient un langage sans frontières ou presque, et il atteint ainsi à l’universalité par le sensible, à la catholicité à laquelle Deleuze fait allusion. Il est certain que, d’une façon ou d’une autre, tous les arts, visuels ou non, subissent la concurrence de l’art cinématographique qui modèle profondément nos sensibilités, et obligent les autres arts, et la littérature elle-même, à se positionner par rapport à lui. Il est porteur non seulement d’un « effet de réalité » mais aussi d’une capacité de formation des imaginations qui le place aujourd’hui en position dominante par rapport aux autres formes d’art.
Question 9- Un mot sur la disparition d’Ingmar Bergman et de Michelangelo Antonioni, ces deux grands génies de l’image moderne ?
Je ne peux que me ressouvenir du choc qu’a été pour moi L’Avventura d’Antonioni que j’ai vu au moment de sa sortie, cette impression d’un monde nouveau qui s’ouvrait, un monde avec lequel, en même temps, je ressentais la plus grande proximité. Ce film est resté pour moi, l’un des plus marquants. Le Septième sceau de Bergman m’avait frappé d’une autre manière, moins intime, moins personnel. C’est plutôt les films suivants de Bergman qui m’ont remué, alors que ceux d’Antonioni ne m’ont jamais paru atteindre la force de l’Avventura – peut-être aussi à cause de l’époque et de l’âge où j’ avais vu cette oeuvre pour la première fois. Deux immenses cinéastes.
Question 10- Quels sont enfin pour vous, dans le domaine des arts plastiques, les grands artistes vivants ?
Difficile de sélectionner quelques noms dans une époque si riche et si éclectique. Je dirais seulement que je suis frappé par le rôle nouveau des artistes femmes dans le domaine plastique : cinéma, photographie, et langages multimédias (y compris vidéo). Elles ont su faire apparaître des formes inédites de subjectivités, en osant aller très loin dans la révélation de l’intime, brisant les frontières traditionnelles entre la représentation publique de soi, et l’existence privée. A travers l’enquête sur leur identité (ou l’identité féminine en général et sa représentation) elles ont placé au premier plan la question du sujet et du corps, un sujet brisé qui se construit et se dérobe, et un corps qui est soumis au temps, à l’infirmité, aux transformations involontaires ou volontaires. Les noms d’Annette Messager, de Sophie Calle, de Cindy Sherman, de Nan Goldin, d’Orlan, de Gina Pane, bien sûr, me viennent à l’esprit, ou par ailleurs d’une autre façon, ceux de Pipilotti Rist, de Katharina Grosse, de Catherine Gfeller, de Colette Deblé ou de Sylvie Blocher. Ce domaine de croisement entre l’image publique et la vie privée, cette zone ambiguë entre le quotidien, le trivial, le banal, et la mémoire artistique ou encore l’interrogation sur les images de l’identité sexuée ont été particulièrement creusés et mis à jour par ces artistes. J’y vois une contribution importante de l’époque.
Jean-Joseph Goux
Accrochages, par Pierre Cormary (La Presse littéraire d’octobre 2007)
Une lecture d’ « Accrochages, conflits du visuel » de Jean-Joseph Goux (Editions des femmes – Antoinette Fouque, 2007, 15 euros) – Les enjeux de l’art contemporain : de la pierre philosophale au capital.
Où en est l’art aujourd’hui ? Pourquoi les artistes ou présumés tels se sont-ils coupés du public ? Pourquoi en revanche une toile de maître se vend-elle à plusieurs millions ? Que signifie exactement à notre époque une provocation artistique ? Loin des truismes et des préjugés habituels, Jean-Joseph Goux répond à toutes ses questions avec une intelligence philosophique qui nous oblige à reconsidérer notre monde et la place qu’y tient l’art, à réfléchir sur le rôle des critiques et des acheteurs, à enfin interroger notre propre perception de la modernité qu’elle soit positive ou négative.
En vérité, l’art nous a trahis.
Glorifié comme une activité à part depuis deux cent cinquante ans, chargé de donner le sens ultime de l’existence, sommé de remplacer le sacré, l’art fut « l’utopie unanime de la modernité ». On a oublié le consensus exceptionnel qui s’est fait autour de lui à partir des Lumières. Kant, Schelling, Schiller, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Comte, Heidegger, Freud, et en France, Sartre, Bataille, Foucault, Deleuze, tous ont affirmé une prééminence ontologique de l’art sur les autres travaux humains. Tous ont cru que l’art devait sauver le monde. La mort de Dieu allait de pair avec la religion de l’art. L’artiste s’imposait comme le créateur par excellence et son atelier n’était rien d’autre que le nouveau lieu du divin.
Plus que nul autre, Heidegger fut le grand prêtre de cette nouvelle sacralité. A l’instar de Marx qui donnait à l’économie le premier rôle de l’histoire ou des religieux qui plaçaient Dieu au début et à la fin de tout, le penseur de Fribourg conçut l’art comme le fondement de l’humanité. L’art n’était plus comme dans les autres civilisations un simple phénomène culturel ou décoratif mais son indispensable Arché – non plus une ornementation de la vérité, mais son instauration radicale. L’art ouvrait aux essences, aux origines, aux eschatologies. Tous les enjeux sociaux, moraux, métaphysiques passaient par lui. Surtout, à partir du XX ème siècle, il trouvait son autonomie par rapport aux canons anciens. Il n’était plus déterminé par les dogmes moraux ou figuratifs. Il ne dépendait plus de l’ordre social et religieux. Il était libre absolument et pouvait refaire le monde.
Plus de sens ni même de sujet à respecter. L’invention de la modernité en peinture, c’est Cézanne où les formes et les couleurs sont prises pour elles-mêmes et non plus pour ce qu’elles représentent, c’est Malevitch et sa « peinture pure » qui se libère « du poids inutile de l’objet », c’est le cubisme bien sûr qui bouleverse la perception classique, sinon religieuse, en osant créer des images avant leur dogme – c’est-à-dire avant ce qu’elles pourraient ou devraient signifier. Comme l’avait bien vu Jean Paulhan, avec Picasso, Braque et les autres, l’image surgit d’abord et s’impose au regard avant toutes choses. Le reste (sens, référence, transcendance) viendra après – autrement dit ne viendra pas, ou viendra pour repartir tout de suite, aucun sens ne faisant désormais autorité sur un autre. En l’image moderne plus qu’en nulle autre l’existence précède l’essence. Le geste précède la substance et bientôt s’y substitue. On comprend l’effroi quasi religieux que le cubisme puis l’art abstrait produisirent sur leurs détracteurs (tout le monde à l’époque, presque tout le monde encore aujourd’hui). Une image qui ne serait image de rien, quel choc ! Peut-être fut-ce cela le secret de la modernité…
Il est vrai que non seulement cet art bouleversait les formes traditionnelles mais apparaissait encore comme une forme de trahison populaire. Contrairement à tous les mouvements artistiques précédents, le cubisme se voulut dès le début comme un art international – soit un art ne se rattachant à aucun peuple, un art coupé de ses racines nationales et bientôt de sa réception publique, un art produit seulement d’une avant-garde mettant son point d’honneur à ne pas être reconnu par le public. Un art enfin dont le nazisme dira qu’il est décadent, dégénéré, « bolchevique » et contre lequel il opposera le sien – consanguin, raciste, celtique, païen, primitif. Toute la problématique de ce que Philippe Lacoue-Labarthe appela le « national esthétisme » du nazisme commence dans cet anticubisme congénital à laquelle il faut opposer l’antique canon jupitérien. La « belle » forme classique contre le difforme au sens esthétique et au sens ethnique ! La belle brute blonde contre le sémite au nez crochu ! Siegfried contre Mime ! Jamais dans les temps modernes une politique ne se voulut à ce point « œuvre d’art » comme le nazisme. Jamais la « belle » image (« aryenne », « niebelungen », « wagnérienne », « languienne ») ne fut à ce point sollicitée – et l’on sait que Goebbels avait demandé à Fritz Lang de devenir le cinéaste officiel du régime. On sait où mena cette vision esthétique de l’humanité. Une politique du « beau » ne peut conduire qu’à l’éradication des « laids », soit à l’extermination pure et simple de tout ce qui est considéré comme tordu, malsain, étranger – juif en l’occurrence. Par extension, et hors du cas extrême du nazisme, le danger d’un art idéologique est que soit éliminé plastiquement, musicalement, ou littérairement tout ce qui ne relève pas de la salubrité publique, de l’hygiène, de la sécurité des biens et des personnes. Non pas que la politique ne doive s’occuper de ces choses-là, mais l’intérêt général qui est ou devrait être le souci politique par excellence n’a rien à voir avec la création artistique qui, elle, est ou devrait être toujours du côté du singulier et des exceptions.
L’art contemporain, c’est de la merde…
Est-ce la raison pour laquelle l’artiste contemporain eut tant besoin de se détourner du monde ? Après avoir flirté avec le pire, se crut-il obligé de se réfugier dans l’autisme ? Un comble puisqu’il venait d’accéder à une autonomie créatrice que ne lui accordait aucune époque précédente ! Le grand paradoxe de l’art moderne est en effet que c’est au moment où le monde intronise l’artiste comme détenteur des vérités suprêmes et comme révélateur du sublime que celui-ci s’exclut du monde. Comme le dit Goux, « à sa promotion ontologique exorbitante va donc correspondre aussi une sectorisation et un divorce, conséquence d’un retour sur soi-même. » Alors qu’il s’était libéré de toutes les anciennes exigences formelles et morales, déchargé de toutes les commandes historiques, religieuses ou civiques, et qu’il était prêt d’accomplir son rôle de prophète ou de saint que le monde pouvait légitimement attendre de lui, le voilà qui se met à produire des œuvres autarciques, bientôt narcissiques, incompréhensibles pour le grand public comme pour le petit, où le discours officiel laisse peu à peu la place au discours délirant, où l’élitisme tourne à l’élitaire, où l’hermétisme vire à l’obscur et où le subversif se contente d’être abject.
A l’heure où l’on parle d’Elephant art et où l’on va très sérieusement admirer dans un musée thaïlandais, le Maesa Elephant Camp, des peintures d’éléphants (et notamment celles de Khongkan et Wanpen, les deux pachydermes les plus côtés du marché), à l’heure où un artiste comme le sculpteur Joseph Beuys peut qualifier de « performance » la conférence sur l’art qu’il fit un jour devant une salle vide, à l’heure enfin où un peintre, Piero Manzoni, peut vendre des boites de conserve contenant ses propres excréments (Merda d’artista, 1961) à prix d’or, même si l’on sait depuis Peau d’Ane que la merde se transforme en or , on peut comprendre les moqueries incessantes dont sont aujourd’hui victime les artistes contemporains.
Pour autant, ce qui, selon Jean-Joseph Goux, se fait entendre derrière les quolibets du public contre les artistes contemporains n’est pas tant le refus de la médiocrité insondable de ces derniers que le contrecoup vengeur de deux siècles de croyance abusive en un art que l’on a espéré sacré, rédempteur, « philosophale ». La puissance pythique et utopique de l’art n’est plus et l’on se demande même si elle n’a jamais été. Impossible de relire aujourd’hui sans rire ou sans rage ce qu’écrivait Hegel dans son Introduction à l’esthétique à savoir que « le contenu de l’art comprend tout le contenu de l’âme et de l’esprit, que son but consiste à révéler à l’âme tout ce qu’elle recèle d’essentiel, de grand, de sublime, de respectable et de vrai. » Comme nous sommes bien loin de ce sublime, de ce respectable et de ce vrai ! Comme nous y avons cru ! Et comme les artistes nous ont trompés ! Non, c’est le dépit devant l’écroulement d’une nouvelle illusion qui s’exprime dans la haine de l’art contemporain.
… à prix d’or.
Un dépit qui n’empêche pas ce dernier de prospérer, bien au contraire. Car c’est l’œuvre précisément déplaisante, « scandaleuse », ringarde, ou anciennement misérable sur laquelle l’homme d’affaires va désormais spéculer. C’est ce qui ne se vend pas (ou qui ne s’est pas vendu « à l’époque ») qui devient l’objet idéal de spéculation. La scène primitive du marché de l’art, c’est la mévente. L’ancienne misère. Van Gogh. Ses Iris vendus aujourd’hui à des millions pour la seule raison psychosociale, donc commerciale, que leur auteur crevait de faim quand il les peignit. Mieux que le critique professionnel ou le philosophe, c’est aujourd’hui le banquier qui comprend réellement tout ce qui préside à « l’origine de l’œuvre d’art », et comment des notions métaphysiques comme celles de « l’artiste maudit » ou de « l’œuvre d’art éternelle » peuvent servir les opérations les plus juteuses. C’est ce qui est romantique qui va être rentable. C’est ce qui choque qui va rapporter. C’est ce qui horrifie le bourgeois qui va être acheté par le bobo. Et c’est pour cela qu’on a encore besoin de puritains, « censeurs », pères la pudeur, mères la vertu, idiots utiles qui ne représentent plus rien socialement mais qui font croire aux « progressistes » qu’une menace continuelle pèse sur le monde et permettent aux spéculateurs d’augmenter leurs mises.
Parallèlement, et c’est là où l’esthétique se mélange définitivement, c’est-à-dire sémantiquement, à l’économique, la peinture, depuis le cubisme, se veut désormais moins un jeu de formes qu’un jeu de signes. Comme l’écrivait Daniel-Henry Kahnweiler (le grand marchand d’art de l’époque contemporaine) cité par Goux, comprendre l’art moderne, c’est comprendre que « la peinture est une écriture, la peinture est une écriture qui crée des signes. Une femme sur une toile n’est pas une femme : ce sont des signes, c’est un ensemble de signes que je lis comme « femme ». Quand vous écrivez sur une feuille de papier « f-e-m-m-e », eh bien, la personne qui sait le français et qui sait lire lira non seulement le mot femme, mais elle verra, pour ainsi dire, une femme. La même chose pour la peinture, il n’y a aucune différence. » Dès lors, c’est tout le régime axiologique qui change. Le tableau est devenu scriptural tout comme son prix – l’ancienne monnaie-or ayant été remplacée par le seul signe bancaire. Autrement dit, l’œuvre n’est plus seulement une marchandise que l’on vend ou que l’on achète mais bien une action en Bourse dont la valeur évolue selon les fluctuations du marché. L’art, c’est du fric, le fric, c’est de l’art, art et fric n’étant que les signes financiers du marché lui-même esthétisé à gogo ! Car c’est dans l’art que le marché trouve désormais son paradigme absolu tout comme l’entrepreneur trouve dans l’artiste son modèle ! Après le « national esthétique », l’ « esthético-financier » !
En même temps, et c’est là ce qui faisait dire à Deleuze et à Guattari que notre société était profondément schizophrène, l’art contemporain, ou plutôt le n’importe quoi de l’art contemporain exprime avec une médiocrité toute transparente le n’importe quoi de notre monde. Comme l’écrit Goux, « ce « n’importe quoi » devenu « valeur » , c’est l’essence révélée de notre civilisation vouée à sa propre construction-destruction permanente. » Loin d’être la pointe de notre excellence, l’art contemporain, n’est rien d’autre que l’indice de notre défectuosité, ou comme le dit encore Goux « l’analagon esthétique détourné, parfois humoristique et pervers, de la productivité propre (axiomatique) de la technoscience, de sa pulsion prométhéenne ». Et c’est pourquoi il est pitié de voir tant d’artistes éructer qu’ils s’opposent au monde alors qu’il le promeuvent ! A leurs corps défendant, c’est bien à travers eux que s’amortissent les valeurs démocratiques, libérales et individualistes d’une société qu’ils ne cessent par ailleurs de décrier. Au fond, il n’y a pas plus libéral, individualiste et démocratique qu’un artiste contemporain même si lui se prétend révolutionnaire antisocial ! Au moins nous rend-il service en témoignant malgré lui que la forme pure dont il se réclame ne dépare pas de l’informe d’où elle est surgit et que la liberté sans prises ni codes qu’il agite comme un hochet se confond avec le néant de sa « production » (ou la production de son néant). Et Goux de parler alors de l’objectivité implacable de l’art contemporain qui montre dans sa transparence honteuse et nihiliste « la logique interne d’une civilisation opérative qui ne se construit qu’en se déconstruisant en permanence (…) qui finit par s’inclure lui-même dans cette dissolution comme dans les dessins animés loufoques où le monstre glouton finit par manger l’écran sur lequel il était projeté. » En somme, nous avons les artistes que nous méritons.
L’art insurrectionnel se sera donc mordu la queue. La production esthétique se sera transmutée en reproduction sociale et économique avant de finir comme autoproduction permanente. En tuant la représentation, en stérilisant la création, en accomplissant le tour de force d’une image qui ne serait image de rien, en s’autoproclamant seul producteur de réalité, et donc en niant toute réalité qui ne serait pas « produite », l’art contemporain sera devenu cet ouroboros ravagé et ravageur, dévoreur et dévoré, qui a fait de son corps un circuit fermé ne se nourrissant plus que de son urine et de ses excréments, qui s’est volontairement rendu aveugle à la beauté et à la terreur du monde tel un nouvel Oedipe, mais qui constitue finalement et bien malgré lui (c’est sa punition) le témoin idéal et calamiteux de notre temps.
Heureusement reste le cinéma, seul art visuel ouvert religieusement sur le monde et qui au siècle dernier s’est imposé comme par hasard ou plutôt comme par nécessité au moment où la peinture fermait définitivement ses yeux sur le monde. Avec le septième art, la force bouleversante de l’image, immédiatement secondée par ses garde-fous platoniciens (car l’image splendide de la pellicule doit être autant travaillée que disciplinée ), ressurgit et nous redonne un vrai regard sur le monde. A l’athéisme nihiliste des arts plastiques répond ce que Gilles Deleuze et Elie Faure appelaient « la catholicité du cinéma ». Avec le cinéma, art ultra réaliste et ultra hallucinatoire s’il en est, tout n’est plus que péplum, passion, paradis, cathédrale ! Il nous rend la croyance au monde, renoue le lien entre l’homme et le monde, redéploie les formes dans leur beauté dogmatique, réhabilite le rituel du spectacle, nous rend à nouveau visible l’invisible, redonne de la réalité à la réalité, bref accomplit tout ce que n’ont pu faire les imposteurs aux tableaux blancs et les coprophages côtés en bourse. Et c’est pourquoi Michelangelo Antonioni et Ingmar Bergman sont grands.