Rencontre avec Laurent Schérer, créateur de la plate-forme Chacun cherche son film, par Sylvie Ferrando
Rencontre avec Laurent Schérer, créateur de la plate-forme Chacun cherche son film, site internet dédié au cinéma indépendant et présenté à la presse le 18 janvier 2018 au cinéma Le Majestic Passy à Paris
1/ Comment vous est venue l’idée de créer ce site ? Etait-ce pour faire de la concurrence à Allociné ? Pour concevoir un site plus complet, une véritable base de données cinématographiques ? Pour lancer un travail d’équipe ?
En fait, je dis toujours en introduction que je suis parti du constat suivant : je déteste me trouver tout seul dans une salle obscure. Je suis cinéphile et je trouve dommage que certains films que je trouve intéressants, voire géniaux, ne rencontrent pas leur public. J’étais prof de lettres et à la mort de mon père en 2010 j’ai décidé de reprendre la compagnie de production Eric Rohmer, que mon père avait créée, et j’ai passé un master de production cinématographique.
C’est là que je me suis rendu compte que si un film est considéré comme « confidentiel », la société de distribution ne mettra aucun budget pour la publicité ou la promotion du film et qu’il n’aura donc aucune audience (il faut savoir qu’une société de distribution investit en moyenne un euro de pub par spectateur prévu pour le film). Le site que j’ai créé est destiné à promouvoir et à rendre visibles des films à petit budget, qui n’ont (presque) aucune publicité dans l’espace public. Et je reçois des mails de nombreux spectateurs, qui me remercient de leur avoir fait connaître et donné l’envie de voir tel film qu’ils n’auraient jamais eu l’idée ou l’occasion de voir sinon.
Le site cherche à référencer tous les films qui sortent (et sont sortis) sur le territoire français, depuis les débuts du cinéma, avec des recherches possibles sur chacun des acteurs et réalisateurs. Il n’est pas pour le moment plus complet qu’Allociné, qui existe depuis vingt ans, mais à terme il le sera et, de plus, ce n’est pas un site à vocation commerciale. On cherche surtout à ce que nos données soient fiables et exhaustives. Nos données sont récupérées de plusieurs sources, qui sont toutes plus ou moins incomplètes et lacunaires, pour différentes raisons : le CNC, qui gère la base de données des visas d’exploitation, l’Annuel du cinéma (l’ex-Office français catholique pour le cinéma, association de bénévoles qui recense un grand nombre des films qui sortent) qui édite les fiches cinéma, la base ISAN (l’ISBN des films), qui est exhaustive seulement depuis début 2017. Toutes ces infos sont mixées et recoupées pour tendre vers les 100% de fiabilité. A moyen terme, le site sera complet, on a maintenant un excellent développeur mais le projet a pris un an de retard à cause de problèmes techniques. Il y a 150.000 numéros de visas à ce jour, donc à peine un peu moins de films, c’est l’ordre de grandeur et nous voulons tous les avoir à terme dans notre base de données.
Le projet est financé par mes finances personnelles et celles de ma mère [la veuve d’Eric Rohmer], par une subvention du département du Calvados, par la Banque publique de l’innovation et par la BNP-Paribas, la banque qui subventionne le cinéma, qui a prêté 70.000 euros. On souhaite avoir un budget équilibré début 2020.
Les rentrées viennent des recettes publicitaires des distributeurs, que je vais démarcher en leur disant : « Je suis intéressé par tel et tel de vos prochains films, que j’aimerais voir, et si je les aime, donnez-moi des sous pour en faire la promotion sur mon site ». En effet, on revendique une indépendance et on ne veut pas se laisser dicter nos choix. Les distributeurs nous regardent un peu bizarrement au début, ils ont besoin de voir le site, ça prend un peu de temps et quand ils l’ont vu ils disent que l’idée, le site est extraordinaire. La deuxième étape est de faire gonfler l’audience. Sur les réseaux sociaux (page Facebook, compte Twitter) on a de plus en plus d’abonnés (2000 aujourd’hui). Le site lui-même attire 30% à 40% d’audience supplémentaire par mois, depuis le mois d’octobre 2017. C’est très prometteur.
Le site doit être utile aussi bien à la communauté des professionnels du cinéma et des cinéphiles qu’au grand public. Je suis dans une optique d’éditorialisation, avec la volonté de faire partager mes goûts cinéphiliques, par l’intermédiaire de critiques argumentées qui mettent en avant nos choix, avec des slides qui défilent pour présenter les quatre ou cinq films de la semaine, et les rubriques d’actualité (critiques et interviews). Cette page Actualité est la plus lue par les internautes. Et là nous concurrençons un site comme Sens critique. Pour autant, tous les sites de cinéma sont complémentaires et nous ne cherchons pas instaurer un monopole ou à phagocyter qui que ce soit.
Nous cherchons à fédérer une communauté, dont nous écoutons les demandes. Récemment nous avons eu des retours d’internautes, qui nous ont fait évoluer. La première remarque tient aux critiques négatives : pourquoi ne pas en faire ? J’ai donc écrit récemment une critique négative sur Criminal Squad, un blockuster testostéroné. Même une critique négative attitre l’attention sur le film, en bien ou en mal. La deuxième critique provient de personnes en milieu rural qui n’ont pas accès à de nombreuses salles de cinéma. Du coup nous rédigeons maintenant des critiques de films produits par Netflix, quand le réalisateur du film a un point de vue.
2/ Le site est dédié au cinéma indépendant (comment le définir ?) mais y figurent également des critiques de films à gros budget comme ceux de Woody Allen par exemple. Où placer la frontière entre cinéma indépendant, film d’auteur et blockbuster ? Les filières de réalisation et de production/distribution sont-elles différentes ?
Le cinéma indépendant est une notion complexe et assez floue. Pour le label Art et essai il y a des critères établis par le CNC, pas pour le cinéma dit « indépendant ». En fait, on peut dire que le cinéma est indépendant à partir du moment où il y a quelqu’un dans la chaîne de réalisation-production-distribution qui est indépendant, par exemple si l’auteur est un vrai auteur. Dans certains films américains on ne voit même pas le nom du réalisateur apparaître sur l’affiche, c’est juste un technicien choisi par un producteur pour faire un film de boxe, par exemple. Mais si le producteur est indépendant ou le distributeur indépendant, le cinéma peut aussi être dit indépendant. Qu’est-ce que c’est qu’un producteur ou un distributeur indépendant ? Aux Etats-Unis, c’est un producteur-distributeur qui ne fait pas partie des majors comme Disney, la Fox, la Warner, la Metropolitan (il y en a six)… En France c’est tout producteur-distributeur autre que Gaumont-Pathé, la SND (Société Nouvelle de Distribution) qui appartient à M6, ou encore Mk2, qui a beaucoup grossi, et Studio Canal, mais ce sont de toutes petites majors par rapport aux Américaines. Les films produits, distribués, exploités par Gaumont-Pathé peuvent être dits indépendants si la société a recruté un auteur pour la réalisation. Par définition, un producteur dit indépendant produit du cinéma indépendant.
3/ J’aimais beaucoup le cinéma d’Eric Rohmer et sa personnalité publique de réalisateur. Quelques mots sur l’homme de cinéma, votre père ?
Ce qui est intéressant c’est que les films de Rohmer donnent l’impression que les dialogues sont tout à fait improvisés alors que ce n’était pas du tout le cas, c’est tout à fait faux. Mon père était un manipulateur hors pair qui faisait dire à ses acteurs ce qu’il avait envie d’entendre, en les faisant parler avant les prises de vue et en discutant avec eux : « Ça c’est intéressant et c’est ça que je veux que tu dises ». Il y avait beaucoup beaucoup de travail en amont. Au final c’est mon père qui orientait non seulement le scénario mais aussi les dialogues, il extrayait de toute cette matière du film ce qui l’intéressait.
La compagnie de production Eric Rohmer a été créée [en 1981] pour produire les films d’Eric Rohmer (il y a environ 25 longs métrages). Elle a produit aussi de courts métrages de ses techniciens ou de ses actrices. Depuis que j’ai repris la société, j’ai produit deux films : un 52 mn de Diane Baratier, ancienne chef-opératrice de mon père, sur un refuge de la SPA de Brive, qui est passé à France-3-Limousin, et un autre film d’un jeune réalisateur caennais qui s’appelle Thomas Aufort, grand admirateur de mon père, à qui j’ai donné le cadre juridique de production-distribution de son film et qui a obtenu le prix du public au festival de Valence en Espagne. C’est tout. Je me consacre actuellement au développement de mon site « Chacun cherche son film », en même temps que je poursuis l’exploitation de l’œuvre de mon père, c’est-à-dire que je gère le catalogue. Je suis en train de m’occuper de la restauration de deux de ses films, qui n’avaient pas été numérisés : L’Arbre, le maire et la médiathèque et Les rendez-vous de Paris. Il y aura sans doute une rétrospective de son œuvre à la Cinémathèque en 2019-2020, pour les dix ans de sa mort, on verra.
4/ Quelques pistes pour rédiger une critique cinématographique efficace et pertinente ?
Il y a différentes sortes de critiques : si vous regardez celles des Cahiers du cinéma, c’est plein d’analyses, de références et de comparaisons entre différents films et acteurs. Si vous regardez celles d’Allociné, c’est du ressenti pur, pas très bien écrit, avec un classement sur 5 étoiles. Entre les deux, on peut se mettre à la place d’un spectateur qui n’a pas de culture cinématographique importante mais qui cherche à savoir si le film est intéressant et s’il va lui plaire. On va trouver les arguments pour lesquels on a trouvé de l’intérêt à un film : le sujet, le scénario, les dialogues, les moyens techniques employés peuvent être intéressants. Pour ne rien oublier, on peut enregister à chaud son ressenti en sortant de la salle et y ajouter les détails qui manquent, une fois la critique écrite. On peut étayer sa critique de références mais ce n’est pas obligatoire.
Hier par exemple je suis allé voir un film français qui s’appelle L’Heroïque Lande, un film documentaire sur la jungle de Calais qui dure 3h40, ce qui pourrait en rebuter plus d’un, mais en sortant on a juste l’impression d’avoir partagé un moment convivial et d’avoir rencontré des gens qu’on n’aurait jamais rencontrés. C’est bouleversant et passionnant. Voilà un argument favorable sur la thématique, le sujet d’un film. Ensuite, il y a l’intérêt du scénario, si les histoires sont bien construites, vont avoir du suspense. Un troisième argument peut tenir à la grammaire du film, à des plans bien construits, à un traitement parfaitement étudié, à une performance d’acteurs.
On ne va pas traiter un film documentaire et un film de fiction avec les mêmes arguments : le jeu des acteurs relève forcément de la fiction puisque dans un documentaire il n’y a pas d’acteurs, ou plutôt que les acteurs jouent leur rôle. Dans un documentaire le réalisateur s’immerge dans un milieu. Un autre film sur les migrants qui va paraître bientôt est L’ordre des choses, où on voit le passage des migrants en Libye, pays où ils sont maltraités, violentés et rackettés dans des prisons par des chefs de gang. Ces films sont des cris d’alarme et des témoignages qui attirent l’attention du public sur des situations insupportables et injustes.
J’ai vu un autre film, celui-ci déjà sorti, qui s’appelle Atelier de conversation, et qui traite d’un atelier de conversation française mené et animé à la bibliothèque de Beaubourg, où des personnes qui ne maîtrisent pas bien la langue française viennent discuter entre eux. Il y a des Américains, des Européens, mais aussi des Irakiens, des Afghans ou des Erythréens qui s’expriment sur leur condition d’immigrés, de migrants, qui n’est jamais voulue au départ, qui est subie. Ils ne sont jamais ici, en France, par gaieté de cœur.
Un dernier film que j’ai aimé récemment c’est un film américain, Mobile Homes, un film de fiction sociale sur un couple d’Américains avec un enfant, qui n’a pas de logement et qui va squatter des mobile homes aux Etats-Unis. C’est très émouvant.
Sylvie Ferrando
Caennais d’adoption, Laurent Schérer a d’abord exercé les métiers d’infirmier puis de professeur de lettres. Fils du cinéaste Éric Rohmer, il passe un master de production pour reprendre à la mort de son père en 2010 la société de production Eric Rohmer et poursuivre la défense du cinéma indépendant.
Chacun Cherche Son Film, site internet dédié au cinéma indépendant :
Page Facebook : https://www.facebook.com/chacuncherchesonfilm.fr
Compte Twitter : @Cherche_Film
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Lien vers le compte rendu (format court) de l’événement du 18 janvier 2018 :
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