« Un cheminement de thriller passionnant » pour « Un drôle de goût ! » d’Alain Schmoll

Alain Schmoll, Un drôle de goût !

L’auteur reprend les personnages de La tentation de la vague, paru en 2020, pour distiller un nouveau thriller financier à la manière de Sulitzer (et de ses nègres) jadis. C’est plutôt réussi, avec les mêmes défauts que dans le roman précédent : un début poussif, trop long, qui s’étale sur la vie privée passée sans enclencher l’action. La « préface » (datée de « mai 2029 »!) d’un faux rédacteur qui aurait connu les personnages est inutile et alourdit l’intrigue, d’autant qu’elle n’ajoute rien. Mais, une fois parti et passé le premier quart, c’est passionnant.

Werner Jonquart est fils de famille entrepreneur, patron depuis sept ans d’une multinationale familiale suisse du fromage de bonne réputation. Il sait déléguer et il finit par s’ennuyer. Alors, pourquoi ne pas vendre ses parts ? Il en possède assez peu, conservées dans une holding de tête qui elle-même possède des participations qui… au total une fraction du capital, mais suffisant pour assurer la direction.

Une fois cette idée instillée en lui, il est approché par deux groupes, l’un américain et l’autre chinois. Tous deux sont des fauves redoutables du capitalisme. Le premier en égocentré libertarien qui n’hésite pas à user de tous les moyens pour parvenir à ses fins, y compris les alliances troubles avec les mouvements extrémistes de droite trumpiste et les cartels colombiens. Le second en mandataire de l’Etat-parti chinois qui a le temps et les moyens pour lui et qui n’hésite pas à manipuler les banquiers des Triades qui font du trafic en tous genres ; des malversations tolérées par le régime s’il affaiblit l’Occident.

Werner a la fatuité de vouloir lui-même fixer les règles du jeu : une date et heure précise pour les offres ultimes, la possibilité de refuser, le cautionnement de 90 % du prix proposé à l’achat qui sera ferme et définitif une fois l’offre acceptée, le tout scruté et bardé par une bataillon d’avocats. Comme si les requins de la finance allaient obéir à des règles…

D’ailleurs, un drôle de goût survient dans certains fromages du groupe, pas partout et pas tout le temps. C’est un hacking habile qui a introduit un cheval de Troie dans le système informatique régissant les dosages. Le pentester (je ne connaissais pas ce métier neuf !) mandaté pour trouver les failles est curieusement retrouvé mort peu après s’être vanté de pouvoir remonter à la source ; il aurait succombé à une overdose dans sa baignoire, lui qui ne prenait aucune drogue… Cette déstabilisation ne serait-elle pas opérée pour faire baisser les cours de bourse et disposer d’un moyen de pression sur le « deal » ?

Comme la pression ne fonctionne pas, objectif sa vie privée. Werner est un homme à femmes depuis tout petit, mais l’homme d’une seule femme depuis son adolescence attardée lorsqu’il fut gauchiste à Cuba. Julia est son alter ego, avocate vouée aux causes libératrices, des femmes battues aux écolos anti-pollution. Elle est restée idéaliste, lui devenu réaliste. Ils se voient, se quittent se remettent, s’ennuient et se séparent, se regrettent et se remettent : drôle de goûts… Julia est mère d’une petite fille qu’elle a eu avec un avocat de Bordeaux, duquel elle s’est séparée, et qui a refait sa vie avec une autre en lui enfournant quatre enfants, elle qui en avait déjà deux. L’auteur s’amuse.

Mais Julia fréquente à Paris des gauchistes attardés de plus en plus radicaux depuis qu’ils voient que ça ne marche pas et que la jeunesse se détourne de leurs idéaux utopistes et irréalisables. De quoi être prêts au terrorisme de type Brigade rouge ou Action directe. De dangereux « insoumis » qui provoquent et paradent, agitateurs professionnels pour bouter le chaos dans la politique, l’économie, la société. Bizarrement, pour un auteur très au fait de l’actualité, la connexion islamiste n’apparaît jamais dans ces dérives sectaires à la Mélenchon, pourtant elles existent dans les mentalités. Reste que le gauchisme activiste est aussi un ennemi pour Werner, outre l’extrême-droite affairiste yankee et les Triades du parti communiste chinois.

De quoi s’en inquiéter, d’autant que l’affaire traîne à se faire. D’ailleurs, une question se pose : pourquoi diable un conglomérat américain et une entreprise chinoise veulent-ils à tout prix acheter une entreprise familiale suisse de fromages ? Certes, elle est installée à Genève, certes, elle a une excellente réputation auprès des banques, certes, elle est à proximité des Ports-francs et Entrepôts de Genève, zone peu réglementée qui abrite très souvent des œuvres d’art stockées comme en banque en dépôt sous douane illimité – parfois volées ou pillées. Est-ce la raison ? Mais la Fromagerie Jonquart ne loue aucun entrepôt dans les Ports-francs.

L’Américain mandate un commando de Colombiens pour zigouiller les Chinois, lesquels tentent d’enlever au GhB en plein Paris une Julia trop confiante. L’affaire se corse, si l’on ose dire. Werner va tout d’abord se rapprocher dune amie d’enfance devenue major à Interpol, puis, comme les enquêtes sont lentes et les menaces de plus en plus précises, il va devoir actionner ses petites cellules grises pour trouver une parade. Il s’agit de sauver sa vie, celle de sa compagne et de leur fille (il a adopté celle de Julia, dont son père biologique se désintéresse), et celle de son entreprise.

Il va trouver… et c’est plutôt original même si l’on se dit (mais après coup) que « bon sang, mais c’est bien sûr ! » Je ne vous en dis rien, ce serait ôter le suspense, même si c’est le cheminement du thriller qui passionne plutôt que la fin.

Alain Schmoll, Un drôle de goût !, 2024, éditions CIGAS SAS, 333 pages, €13,90, e-book Kindle €4,49 (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Les romans d’Alain Schmoll déjà chroniqués sur ce blog

Le site d’outre atlantique La Métropole recommande « L’assassinat de Mark Zuckerberg » d’Alexandre Arditti

L’assassinat de Mark Zuckerberg

​Si pas mal de choses vous fatiguent – idéologies creuses, wokisme, cancel culture, gestion hystérique des virus émergents, inquisitions morales en tout genre – ce roman est pour vous. 
Alexandre Arditti

​Si pas mal de choses vous fatiguent dans cette société – idéologies creuses, wokisme, cancel culture, gestion hystérique des virus émergents, inquisitions morales en tout genre – ce roman est pour vous. 

Son titre pour le moins audacieux ne peut que retenir l’attention. Et si un tel meurtre était perpétré? Y aurait-il des raisons à cela? L’auteur, Alexandre Arditti, a en effet imaginé Table Rase, une secte. Articulée autour de diverses cellules, née pendant la pandémie alors qu’on a vu « la plupart des dirigeants de la planète brader en seulement quelques semaines le monde démocratique que l’on avait mis quatre-vingts ans à construire », cette secte au nom limpide élimine les potentats de ce monde qui ne font que lui nuire. L’organisation secrète a déjà réussi à abattre Bill Gates, Tim Cook le P.D.G. d’Apple, et Donald Trump… On croit à un effet du hasard, mais lorsque le célébrissime Zuckerberg, créateur de Facebook, « multimillionnaire aux allures d’adolescent attardé », meurt d’une balle dans la tête, on arrête un suspect, Travis, et on le confie au commissaire Gerbier.

​Publié aux éditions La route de la soie, le roman, écrit au je, tient de divers genres, dont du récit et de la pièce de théâtre. Le narrateur, le commissaire lui-même, se livre jusqu’à la fin (ou presque) à l’interrogatoire du suspect numéro un, un être construit, calme et, évidemment, aux idées bien arrêtées. Une véritable joute oratoire a lieu entre l’accusé et le policier tandis que tous deux livrent leurs arguments pour défendre leurs points de vue. Une éloquence sans prétention ni lourdeur –limpide comme le nom de la secte. 

​C’est alors que l’auteur prend son envol et que sa mise en scène se transforme en essai, sinon en conte philosophique. Là résident la principale valeur et l’originalité de cet ouvrage. Alexandre Arditti a le don de la synthèse, et la fiction qu’il propose se lit comme un recueil de réflexions – La Rochefoucauld n’est pas loin.  Un défi pas facile en ce monde où les causes les plus opposées et multipliées à l’infini sont défendues jusqu’au délire, et que les pensées les plus pointues sont englouties dans le gouffre des points de vue grossiers et pétris d’ignorance – le ragoût humain sent de plus en plus mauvais.

​Dans ce roman habilement mené, alerte, et à la fin si inattendue qu’on souhaite presque le relire pour mieux savourer sa construction, Arditti expose son propre accablement – on dirait mieux écœurement – devant une société qui s’écroule. Son cri d’alarme, comme il y en a tant, s’efforce de fuser dans le gigantesque chaos voué à l’anéantissement. Pourquoi, à l’heure où, malgré tant d’avancées, de savoir, le monde va-t-il si mal, les gens sont-ils si mécontents, malheureux, excédés? Au fond, à lire Arditti, dont les fines analyses sont autant de vérités, les raisons sont simples. On en connaît certainement pas mal, mais cela ne fait aucun mal de se les rappeler, surtout quand l’auteur a le talent de si clairement les énoncer.

​Pourquoi s’être attaqué à Zuckerberg? demande le commissaire. 

​Il s’agit de démanteler Internet, répond le coupable, cette arme de destruction massive. En effet, « grâce aux données personnelles de milliards d’individus gracieusement cédées à la société Facebook – dont le principal objectif est de les revendre à vil prix à d’autres collecteurs de « datas » comme on les appelle aujourd’hui, tous vos faits et gestes sont désormais surveillés, vos déplacements tracés, vos goûts décortiqués, vos opinions évaluées, voire censurées s’il le faut. Vous êtes épiés du soir au matin, quoi que vous fassiez. »

​Arditti n’est pas le premier à faire remarquer que la nouvelle réalité mondiale ressemble presque en tous points à celle qu’Orwell décrivait dans 1984, mais il est l’un des seuls à avoir imaginé une solution extrême pour éradiquer les responsables de l’immense perdition que, dans la Bible, on nomme Apocalypse. Seul Big Brother, précise l’assassin, « est habilité à décider du vrai et du faux, du bien et du mal. Les citoyens sont surveillés dans la rue, chez eux dans leurs propres maisons par l’intermédiaire des « télécrans », mais aussi à travers leurs fenêtres, grâce à des hélicoptères ou des drones. Lorsqu’il ne convient pas ou plus à l’idéologie officielle du gouvernement, le passé est tout simplement réécrit, révisé, effacé. […] Le conformisme, l’obéissance à l’autorité et même la délation en place publique des citoyens récalcitrants deviennent des valeurs cardinales. »

​L’engourdissement massif est depuis longtemps efficace, et d’autant plus avec le vigilant concours des surpuissants médias sociaux et médias tout court matraquant les publicités propagandistes qui les financent. « La meilleure façon de contrôler la pensée d’une population est simplement qu’elle n’en ait pas, argue le meurtrier. Noyer sa réflexion et son attention dans un flot continu d’informations stupides – ou commerciales, ce qui revient à peu près au même – est un excellent moyen d’y parvenir. Limiter l’esprit humain est aujourd’hui devenu un véritable programme politique. »

​Moutons, plus que jamais. Guidés sous prétexte de protection, sous couvert de sécurité accrue, vaccinés à répétition, insidieusement pucés. Certes, la gestion des masses n’est pas une mince affaire, mais peut-être plus tant que ça, alors que la prise de conscience individuelle conduisant à l’insurrection se raréfie jusqu’à disparaître. « L’économie, souligne l’assassin, ne survit qu’en générant des besoins artificiels, avec pour seul objectif d’écouler des produits dont la plupart sont inutiles voire nocifs pour la population, comme pour la planète. »

​L’ouvrage, qui pourrait s’intituler La société pour les nuls, divertit, fait réfléchir, surprend et sème le trouble. Les arguments du commissaire ne font pas vraiment le poids en comparaison de ceux du coupable, articulés, songés, empreints de gros bon sens. Ainsi le lecteur est-il conduit à comprendre sinon à admettre toutes les motivations de l’assassin. Pour qu’un monde aussi corrompu, malsain, dangereux, néfaste – notre monde – puisse retrouver son équilibre, c’est la tête qu’il faut couper. Le tueur précise : « La société n’est pas la vie. Elle en est juste une forme d’expression. » Quant aux hommes politiques qui devraient se charger de la diriger, ils se sont eux-mêmes, « à force d’imaginer de nouveaux droits sur mesure pour s’assurer le vote de chaque segment de la population […] condamnés à un clientélisme sans fin. » Qui croire? Qui suivre? Il n’y a plus de sens, conclut-il. 

​Travis a-t-il tort de rappeler que « les réseaux sociaux sont devenus un gigantesque forum où s’accumulent la frustration et la haine, les agressions et les insultes […] une désolante machine à nourrir les clivages et à opposer les gens» ? D’énumérer les responsables? Le GAFAM, dit-il.« Amazon, Google, Facebook, Appel, Microsoft… Le fameux « big five » du numérique, rejoint aujourd’hui par de nombreux mastodontes de l’intelligence artificielle. » Les humains, vivant derrière un écran, n’ont jamais été si seuls.

​Mais cela n’est-il pas le progrès? Une notion vénérée depuis l’aube de l’ère industrielle? Le criminel ne permet aucune illusion : « La destination finale, qui n’est aujourd’hui même plus dissimulée, reste que les êtres humains finissent par perdre le contrôle de leur propre destinée. Qu’ils soient contrôlés par des machines, ou plutôt par ceux qui les programment, car il y aura toujours quelqu’un derrière l’intelligence artificielle… »

Ces points de suspension ne peuvent être plus lourds de sens. Les quelque cent trente pages de ce roman le sont tout autant. Arditti traite habilement de tous les aspects de la société d’aujourd’hui jusqu’au coup de théâtre de la fin. Son livre, qu’on peut feuilleter n’importe où pour y découvrir une assertion riche de sens, d’humour, d’intelligence et de lucidité, et qui se lit d’une traite, est plus qu’utile, mais nécessaire

Tribune Juive a aimé « Tintamarre » de Laurent Benarrous

Entretien avec Laurent Benarrous: “La France et les Juifs c’est terminé”. Par Marc Alpozzo

Laurent Benarrous et Marc Alpozzo


Par Marc Alpozzo – Philosophe et critique littéraire. Il a publié une douzaine de livres, dont SeulsÉloge de la rencontre (Les Belles Lettres), La Part de l’ombre (Marie Delarbre) Lettre au père (Lamiroy), Galaxie Houellebecq (et autres étoiles) (Ovadia) et il est coauteur de plusieurs ouvrages collectifs, dont L’humain au centre du monde (Cerf).

Laurent Benarrous – Avocat au barreau de Paris et écrivain, auteur d’un premier roman Tintamarre, La Route de la Soie, 2024.


Marc Alpozzo : Cher Laurent, la lecture de Tintamarre m’a mis en joie, notamment grâce à ce découpage très moderne en brefs chapitres, ce qui permet de bien résumer votre itinéraire. Aussi, vous écrivez dans votre livre une phrase qui me paraît essentielle : « J’étais juif parce qu’on m’avait dit que j’étais juif. Je n’en avais pas honte, mais j’étais d’abord français. » C’est une idée majeure, notamment dans le débat politique et sociétal actuel où l’on parle de « droit du sol » et de « droit du sang », évacuant tout de même l’idée centrale d’assimilation. Vous reconnaissez-vous dans la qualification d’assimilé ? Pourquoi pensez-vous que ce mot fait tant polémique aujourd’hui ?

Laurent Benarrous : J’ai toujours vécu le judaïsme comme un problème. Je n’en avais pas honte mais je comprenais instinctivement que cela n’allait pas me rendre la vie facile. Très tôt, j’ai proposé à ma mère « qu’on arrête d’être juif » mais elle m’a expliqué que ce n’était pas possible. Ayant eu un père d’extrême gauche qui haïssait les religieux, il avait interdit la religion à la maison. On n’en parlait jamais. La religion avait été « inventée pour pouvoir profiter des pauvres gens et les empêcher de se révolter et la Thora était un tissu d’âneries pour incultes ou illuminés ». À tel point que j’ignorais tout de mes origines et de ma religion. Papa nous a totalement coupés de nos origines, allant jusqu’à me proposer de devoir choisir entre une raquette de tennis et l’organisation de ma Bart Mitzva ! 

Évidemment, j’ai choisi la raquette de tennis, ne comprenant pas ce que voulait dire Bart Mitzva même si maman me disait à voix basse pour ne pas contrarier mon père « que c’était comme la communion des catholiques, et que je devais dire oui car j’aurais des cadeaux ». Dès petit, j’ai senti qu’être juif c’était quelque chose de compliqué puisque tout le monde me charriait dans ma cité avec ça. Quand on est enfant, on veut être comme tout le monde. À cette époque, les blagues racistes étaient en réalité dénuées de méchancetés réelles et je n’ai jamais vécu le moindre racisme. Mais j’avais le droit aux blagues qu’on entend sur les Juifs : « Tu caches où ton argent », « Vous êtes radin », « Vous dominez le monde », etc… J’avais du mal à comprendre tout cela, vu que nous étions très modestes et qu’on vivait en HLM et en banlieue ! Je dois aussi confesser que la religion catholique m’attirait. Je trouvais les cathédrales sublimes et on y parlait en français. J’ai même un jour appris une prière catholique que je répétais le soir avant de dormir, jusqu’au jour où ma mère m’a surpris et m’a dit « qu’elle n’en avait pas dormi de la nuit et qu’il fallait arrêter cela ».

En grandissant, le regard des autres, les blagues permanentes sur mon identité m’ont obligé à m’y intéresser. J’ai lu la Thora. Je n’y ai pas rencontré Dieu. Cette lecture a été une grande déception. J’ai aussi fréquenté des synagogues, mais j’y ai découvert que les juifs n’étaient pas meilleurs que les non-juifs. Puis, lors de la seconde intifada, devant l’agressivité des militants pro-palestiniens, je me suis intéressé à la question juive, au sionisme et à Israël. J’ai lu des centaines de livres sur la question et je suis consterné quand j’entends des gens parler de ce conflit sans avoir un minimum de culture.

J’ai découvert qu’on pouvait être juif sans croire en Dieu et aimer passionnément Israël. Le Juif assimilé que je suis est profondément attaché à Israël, d’une façon même excessive parfois. On ne touche pas à Israël chez moi. C’est un point de rupture. Pour autant, la France est ma patrie. Quand je regarde un match de foot entre Israël et la France, je soutiens la France sans aucune hésitation. La France m’a permis de vivre dans un pays libre, d’aller à l’école et d’être soigné, puis de faire des études et de devenir quelqu’un. J’ai la reconnaissance du ventre. Je crois que je donnerai ma vie pour ce pays sans aucune hésitation, même si j’ai découvert par ailleurs que le statut des Juifs en France n’avait pas été aussi naturel que je l’avais imaginé. Mais quel pays au monde m’aurait permis de devenir ce que je suis ? Reste que je constate comme beaucoup que l’assimilation est vécue par beaucoup comme un renoncement de ce qu’ils ont été. Pour eux, l’assimilation c’est une forme de reniement. Je pense qu’il faut l’entendre et qu’il faut arrêter ces débats et avoir pour seule exigence, l’intégration. L’assimilation viendra après. Je pense que forcer le lien, c’est prendre le risque de l’abîmer. La France ne doit pas obliger. Chacun doit comprendre que la France est une chance.

M. A. : La montée de l’antisémitisme aujourd’hui dans notre pays devient un fléau, notamment à cause du conflit à Gaza que La France Insoumise (Nouveau Front Populaire) essaie d’importer dans les débats nationaux. Votre roman est fort parce qu’il est un hymne à la France, vous y exprimez avec beaucoup de poésie l’amour de votre France qui est en grande partie d’objet de votre livre. Cependant, le moment de rupture c’est lorsque vous devenez père. À cet instant, vous souhaitez transmettre votre identité juive à vos enfants, décidant de faire circoncire vos fils. Est-ce que vous pensez que cette double appartenance est encore tenable dans la France d’aujourd’hui, et surtout celle de demain, cette République française, qui semble honnie par les tenants de la gauche radicale?

L. B. : Mon livre est un hymne à tous ceux que j’ai croisés et qui m’ont permis de me construire. J’ai été élevé sans aucun racisme et par éducation, je refuse totalement d’essentialiser les gens en fonction de leurs origines ethniques, religieuses et même sociales. J’en ai trop souffert pour le supporter. Pour moi, un homme est un homme et ce qui compte c’est ce qu’il fait. Je pense aussi que c’est une voie sans issue qui n’apporte que la division et la haine. Créer des différences qui ne doivent pas exister, c’est accepter de fabriquer les prémices de la division. 

Le Front Populaire à cet égard est une honte et un danger pour la France.

Ce que ces gens ont fait, par pur calcul électoral, c’est de monter les communautés les unes contre les autres. Pour être plus précis, monter la communauté musulmane contre la communauté juive en se servant du conflit israélo-palestinien. Dans le climat de désespérance sociale, ce projet est criminel et je ne comprends pas qu’aucune sanction ne soit intervenue pour y mettre un terme.

C’est un aveu de défaite.

Par ailleurs, même si je ne pense pas que les hommes et femmes d’un certain âge y seront sensibles car la manipulation est grossière, je pense que la jeunesse arabe de France, qui a perdu le contact avec sa culture d’origine et qui ignore que les Juifs étaient présents au Maghreb avant les musulmans, se sont vu accorder par LFI un permis de tuer des Juifs avec la conscience du juste. En tant que juif ayant eu un père qui parlait l’Arabe et qui aimait profondément la culture arabe, allant jusqu’à m’inviter lors de nos séjours au Maroc à passer avec lui des moments dans des mosquées pour nous recueillir et mieux appréhender l’âme musulmane, j’en suis pétrifié. Si mon père était encore en vie, il aurait du mal à croire à l’ampleur et à la gravité du phénomène auquel nous assistons. Pour mon père, nous étions certes juifs, mais des Juifs arabes et depuis près de 800 ans et il adorait les Arabes qui le lui rendaient bien, en toutes circonstances. J’ai moi-même gardé cet attachement avec cette culture, si proche de celle de mon enfance, en ayant un entourage arabe très présent et qui me renouvelle son amitié avec une récurrence qui me fait du bien. Nous avons de très grandes choses en commun. La générosité, le sens de la fête, le respect des parents et un sens de l’humour. Cette proximité est tellement forte que je me suis marié avec une femme française, mais d’origine algérienne dont je suis éperdument amoureux. Par ailleurs, jamais un Arabe musulman ne m’a fait du mal. Ils ne m’ont fait que du bien depuis l’enfance, me protégeant des voyous de mon quartier et m’invitant chez eux à manger régulièrement. Je les considère comme des frères et je sais pouvoir compter sur eux. Quand nous nous croisons, nous sommes malheureux de ce que nous voyons arriver à grands pas. Dans mon roman, les Arabes ont une belle place. Mon ami Farid est mon héros et la plus belle preuve de générosité que j’ai rencontrée depuis que je suis né, c’est dans un petit village du Maroc où un enfant d’une pauvreté extrême m’a donné son tam-tam lors de mon départ. LFI salie la culture arabe et les musulmans qui méritent d’être représentés par des gens plus honorables. Mais quand on souffre, on fait souvent des mauvais choix. Cela étant, malgré la politique et cette proximité avec la culture arabe, ni moi ni mon père n’avons oublié la réalité. Nous étions des Juifs, et avant de mourir, mon père, avait un peu évolué sur la question juive et sur ses positions politiques. Il était devenu plus sage. La gauche l’avait écœuré. La gauche que mon père et moi avons adorée n’était pas celle d’une bande de voyous incultes, n’ayant aucun amour de la France et vendant ses Juifs pour gagner des élections. Et puis, lorsque j’ai décidé de circoncire mes fils, papa est venu et j’ai vu de la fierté dans ses yeux quand il portait mes fils sur la chaise de circoncision. Ce jour-là, j’ai compris que papa était encore juif, mais trop en colère pour l’accepter. Il connaissait toutes les prières par cœur ! Il m’a demandé pourquoi j’avais fait ce choix. J’ai été incapable de lui répondre et aujourd’hui encore je ne sais pas quoi vous répondre. Je crois que le judaïsme est inscrit dans nos gènes et que l’alliance est un sentiment qui survit à tout, même au Trotskysme de mon père. C’était très important pour moi de circoncire mes fils, à un point tel que lorsque le Moal m’a dit « on peut décaler d’une journée, pour vous ce n’est pas important : je l’ai attrapé par le col pour lui dire « mes fils sont juifs » ! » Ensuite, avant de mourir, papa m’a dit « je veux mourir en homme et pas en juif. Mais tu me liras le kaddish si cela te fait plaisir ». Par contre, « écoute moi mon fils, tu dois te préparer à faire des valises car pour les Juifs, la France c’est terminé » ! J’étais sidéré. J’ai tenté de le relancer, mais il était épuisé. Il m’a juste dit « écoute moi ». Je n’ai pas écouté mon père, mais jour après jour, je constate qu’il avait malheureusement raison.

La France et les Juifs c’est terminé. Il ne manque que la date. Un jour, des guides touristiques feront des visites dans Paris pour rappeler où nous vivions. Cela me rend très malheureux car je suis très attaché à cette terre et profondément français. Mais pour moi, un départ est très compliqué. Mes enfants ne sont pas juifs. Personne ne parle hébreux et je suis marié avec une femme qui n’est pas juive. J’attendrai qu’on vienne me tuer. Je ne partirai pas, quelles que soient les menaces et les pressions.

M. A. : Autre point essentiel de votre roman : les névroses héréditaires, et notamment la psycho-généalogie. Vous avez une relation très difficile à votre père, qui s’apaise un tant soit peu dès lors que vous apprenez qu’il a été lui-même maltraité par son père : « Ton père, lui, non seulement il était seul, mais il était maltraité dans sa propre famille ». Est-ce que votre roman est un roman de la résilience ? Pourquoi l’avoir intitulé « Tintamarre » ? Est-ce le tintamarre familial ?

L. B. : Mes amis me demandent comment je peux aimer un tel monstre ! Ils me demandent si je ne suis pas victime du syndrome de Stockholm. Je les comprends. Mais on pardonne ce qu’on peut comprendre et moi j’ai compris mon père, sa folie, sa violence, ses souffrances et je ne veux pas le juger car je sais qu’il a été le premier puni de sa folie. Je n’ai jamais douté que cet homme nous aimait, mais il souffrait trop pour faire la paix et malgré ses immenses talents, il n’a pas trouvé comment se réconcilier avec la vie. Mais un homme n’est pas qu’un monstre. On ne peut pas réduire un homme comme ça. On est tous complexes, avec des cotés sombres et peu recommandables. Papa avait aussi des qualités exceptionnelles. Il y avait 500 personnes à son enterrement. Il n’a pas fait que du mal. Il n’a pas connu ce que vous appelez la résilience. Pourtant, il le méritait car il avait toutes les qualités pour la rencontrer : la volonté, l’énergie, la culture, un humour foudroyant et une répartie exceptionnelle. Mais la vie est une loterie tragique. En ce qui me concerne, je n’ai pas eu la volonté de parler de résilience. J’ai écrit ce livre pour mes enfants, car finalement, on ne connaît jamais ses parents. Je suis stupéfait quand je vais aux enterrements de constater que personne ne connaît réellement le défunt. Je l’ai aussi écrit pour tous ceux qui souffrent de n’être rien et qui sont en réalité exceptionnels, car c’est grâce à eux que j’ai pu survivre et rester debout. J’ai eu envie de les consoler et de leur dire qu’ils étaient des héros car ce qui compte lors de notre bref passage sur terre, c’est de donner et de ne pas abîmer. Ceux-là ne comptent pas. Seuls comptent les imbéciles prêts à tout pour exister et à accumuler des objets inutiles. Reste la question du pourquoi du comment de ce livre !

Ce livre est un accident et je m’en excuse par avance…. Comme tous les Français écrivent, même ceux qui n’ont rien à dire ou qui oublient en publiant qu’ils ne bénéficient que d’un système qui donne à ceux qui peuvent rendre, je n’avais pas envie de gêner ! Et puis les arbres sont si rares que je culpabilisais quand même un peu. Il est sûrement né pour permettre aux romans que j’écrivais depuis des années d’être débarrassés de ces récits qui les polluaient, les rendaient illisibles, à force de vouloir à tout prix raconter tout cela, dans des histoires qui ne le permettaient pas vraiment. Il fallait probablement écrire celui-là pour pouvoir devenir enfin écrivain. Je n’ai d’ailleurs jamais voulu l’éditer, pensant qu’il n’avait aucun intérêt. Ce manuscrit était posé sur une table de mon cabinet. Il prenait la poussière depuis plus de 10 ans et j’en avais écrit 25 versions. C’est une associée du cabinet où je travaille qui l’a lu ! Qu’est-ce que c’est ? Un livre pour les miens. Je peux le lire : oui ! Et il est arrivé dans les mains de Guilaine Depis, puis de Sonia Bressler. Je suis donc le seul écrivain qui n’a rien fait pour être édité et je trouve ça stupéfiant !

Je n’ai pas réalisé la portée universelle du message de ce livre. Les gens qui reviennent vers moi me disent qu’ils se sont repassé toute leur vie. Il ne parle donc pas de moi, mais de nous ! Cela étant dit, quand on écrit, on souhaite être lu et ce serait totalement hypocrite de prétendre que ce désir n’existait pas. Mais j’ai toujours préféré rêver ma vie que de la vivre. Ça évite d’avoir des refus. C’est comme avec les filles. Pourquoi draguer pour prendre une veste ? J’ai toujours préféré qu’une femme soit nue dans mon lit pour tenter ma chance et encore, il fallait qu’elle me pousse dans le lit et qu’elle me confirme que « j’avais une ouverture. » Cela s’appelle avoir peur. Peur de vivre. Bref, mon histoire n’a aucun intérêt. Elle est d’une banalité affligeante et consternante. Même moi, elle ne m’intéresse pas. Que la vie soit dure ne sera une découverte pour personne et chacun pourrait raconter la même histoire et même pire que celle-là. Aujourd’hui, le seul statut enviable est celui de victime ! Moi, je n’ai jamais voulu être une victime. C’est une voie sans issue. On préfère donc être plaint que d’être admiré, sauf à vouloir être admiré parce qu’on est à plaindre…

Ce qui est original dans ce livre, je le pense, c’est la manière de la raconter, à travers les yeux d’un enfant qui forcément n’a pas de point de vue. Je ne vous dis pas à quelle page il faut rire ou pleurer. Vous faites ce que vous voulez. J’ai horreur qu’on me manipule. Et je vais au plus profond et au plus sincère. Ce n’est pas un adulte qui revient sur son enfance. C’est un enfant qui vous raconte son enfance. J’y ai mis toute mon âme. Ne me parlez donc pas de récit de vie. Ma vie n’a aucun intérêt ! Et d’ailleurs qui vous dit que c’est ma vie et ou que je n’y ai pas glissé quelques mensonges pour rigoler ? Quant à la structure, ne m’en voulez pas d’avoir choisi la forme chronologique.  J’aurais pu structurer ça à l’américaine. Vous savez ces écrivains qui écrivent des livres de 500 pages ou qui font des scénarii oscarisés, qui vous tiennent en haleine jusqu’au bout et vous font vivre les montagnes russes, mais que vous avez oublié totalement dès le lendemain, en étant même incapable de vous rappeler du sujet ! J’aurais aussi pu l’écrire en utilisant des mots qui font intelligent et distingué et faire des phrases définitives, mais moi en général, cela me donne envie de dormir. Je n’aime pas qu’on se cache derrière des mots et qu’on cherche à enfermer la vie dans des phrases. Je veux que les mots cognent, qu’ils aillent au but. Enfin, pourquoi « tintamarre » ? J’ai été incapable de trouver un titre à ce livre moi qui adore donner des titres aux chapitres ! C’est une amie à moi qui a trouvé ce titre après l’avoir lu en me disant « mais quel tintamarre cette vie » ! Et j’ai trouvé ce titre amusant et enfantin et disant que face à la vie, il faut un peu de dérision car tout cela n’est que du boucan et un peu de baraka !

M. A : La France a malheureusement un passé douloureux et trouble avec sa communauté juive. Nous n’allons pas rentrer dans les détails, mais durant la Seconde Guerre mondiale, la France a échoué à protéger ses Juifs des griffes des Nazis. Voilà que le passé nous revient comme une sorte de retour du refoulé. La France d’aujourd’hui est haut en couleurs et multiculturelle, ce qui ne semble pas vous déplaire. C’est ainsi que vous aimez votre France et vous en dressez dans votre livre un panorama enthousiasmant. Pourtant, avec un certain antisémitisme d’importation, un antisémitisme à gauche de plus en plus dangereux, une tribune dans Le Monde de vendredi 20 juin qui prétend que c’est instrumentalisé par l’extrême droite, comme s’il pouvait y avoir un antisémitisme acceptable parce que de gauche et un antisémitisme inacceptable parce que de droite, ne voyez-vous pas là le point de bascule, qui donne raison au mot de Gérard Colomb, désormais nous vivons face à face, et les Juifs sont désormais mis en première ligne ? Que vous inspire cette époque à propos de cette France que vous chérissez ? Est-ce que vous ne craignez pas de la quitter un jour à cause de cela ?

L. B. : J’ai été de gauche pendant 40 ans. J’ai même eu ma carte du Parti socialiste et j’ai défendu avec acharnement la motion Rocard. Aujourd’hui, j’ai honte de moi. D’avoir participé à l’effondrement de notre pays, de ses valeurs, de sa culture. D’avoir été à ce point dans l’erreur. Évidemment que nous allons devoir partir, mais moi je ne partirai pas. Je ne peux pas vivre ailleurs qu’en France. Les Juifs se débattent et sont dans le déni, mais c’est terminé pour nous ici, sauf mort ou en rasant les murs. La démographie est contre nous et quand elle sera à son point culminant, que se passera-t-il ? Nous avons déjà perdu. C’est toujours comme ça lorsqu’on a 50 ans de retard sur un problème. Nous sommes aujourd’hui totalement dépassés et impuissants car peu nombreux et incapables de résister à cette violence qui n’est pas dans notre culture. L’inquiétude est d’autant plus grande que les événements du 7 octobre nous ont démontré que l’antisémitisme était mondial et qu’il n’existait plus aucun endroit sur terre où nous pouvions vivre en paix. Je ne suis pas sûr que même sur Mars on n’irait pas nous chercher pour violer nos femmes et nous brûler vifs en famille. L’absence de réaction du pays démontre aussi qu’il a accepté sa défaite. Quand on craint sa population, c’est qu’on a déjà perdu.

M. A. : Dans votre roman Tintamarre, vous écrivez à un moment être passé « d’outsider à looser ». Que voulez-vous dire par là ? Vous êtes un avocat de forte renommée pourtant, n’est-ce pas là le signe tout de même d’une belle réussite sociale ? Est-ce que pour vous le gagnant que vous dîtes être aujourd’hui se devait de devenir écrivain, sans quoi vous auriez considéré votre vie comme ratée ?

L. B. : Le regard qu’on porte sur soi dépend d’énormément de facteurs. Certains se regardent le matin et sont contents d’eux. J’aimerais être ainsi ! Quand j’ai réalisé que je n’étais ni le plus beau, ni le plus fort, ni le plus riche ni le plus intelligent, j’ai trouvé ça déprimant. Et puis surtout, avec le temps, j’ai réalisé que je ne tenais pas les promesses que je m’étais fait enfant ! Mais quand on ne prend pas le risque de n’être rien, on devient souvent rien, ou plus exactement, pas celui qu’on rêvait d’être. Je n’ai pas eu ce courage. Pour l’avoir, il aurait fallu accepter de renoncer à ce concours d’avocat ou d’avoir le courage de le rater et de ne faire qu’écrire. Mais j’étais las d’être pauvre et j’avais besoin de considération. Le métier d’avocat m’en donnait. Je n’étais plus « le fils à la petite Juju », j’étais Maitre BENARROUS, avocat au Barreau de Paris ! C’est assez pathétique, mais c’est la vérité. Je sais que je suis écrivain depuis que j’ai 10 ou 11 ans, sans avoir lu le moindre livre. J’ai écrit dans ma tête une bonne trentaine de romans, sans discontinuer, pour éviter le réel que je trouvais insupportable, mais dès que je passais à l’écrit, la magie s’évaporait et je découvrais un écrivain raté ! Depuis, j’ai vécu comme une femme enceinte qui n’aurait jamais accouché. Cela m’a rendu très malheureux et cela explique ce sentiment d’échec, car même si mon livre ne permet pas de le comprendre, j’ai créé dans ma tête une œuvre, qui je pense mérite d’exister et je ne veux pas mourir sans avoir tenu les promesses que je m’étais fait enfant. Aujourd’hui, malgré ce livre, je n’ai aucun sentiment de victoire. Je suis juste soulagé. Je serai heureux quand j’aurais écrit tous les livres qui m’envahissent et qui me gâchent la vie, car je me sens obligé de les écrire, mais je suis malheureusement pris par une vie avec de très fortes contraintes que je me suis bêtement imposées. Et puis, j’ai très longtemps souffert d’une mélancolie atroce, qui m’a fait perdre le goût des choses, rien n’ayant du sens à mes yeux, même si j’ai eu à cœur de sauver les apparences et d’avoir ce qu’il faut pour répondre aux critères de l’époque, une belle voiture, une maison de campagne et une femme superbe, car je n’ai pas voulu donner aux gens le plaisir de ma défaite. J’en ai été d’autant plus malheureux que le métier d’avocat ne m’a jamais rendu très heureux ! Je ne crois pas à la justice tandis que la Loi et le Juge me rappellent trop mon père et mon impuissance devant lui. Un bon résultat me permet de ressentir du soulagement. Un mauvais résultat et ce sont les ténèbres pendant plusieurs jours. Je crois que je revis éternellement mon impuissance d’enfant face à un père effrayant et dominateur. Cela ne m’empêche pas de faire mon travail avec un grand sérieux, mais il me provoque tant de souffrances que si j’avais pu écrire et en vivre, je me serais épargné cette souffrance, et ce, d’autant plus que pour beaucoup, trop, être avocat remplit une vie, et que dès lors, je n’aurais manqué à personne.

Propos recueillis par Marc Alpozzo

« La question interdite » un roman de Valérie Gans pour se poser des questions sur Me Too

Valérie Gans, La question interdite

Un roman puissant, d’actualité, sur la vérité. Écrit au lance-pierre, avec des billes lancées à grande vitesse qui frappent juste et lourdement : sur l’effet de meute, l’anonymat lyncheur des réseaux sociaux, la dérive hystérique d’un certain féminisme. La « question interdite » ne devrait pas l’être : « et si ce n’était pas vrai ? »

Pas vrai qu’un homme de 40 ans ait abusé d’une adolescente de 13 ans (et demi) ? Pas vrai que la fille l’ait ouvertement accusé ? Pas vrai que la mère abusive ait « cru » le « non-dit » ? Pas vrai que l’inspectrice de la police (on dit plutôt lieutenant aujourd’hui, je crois) ait capté la vérité dans les propos décousus et incohérents de l’une et de l’autre ?

Une histoire simple, comme dirait Sautet au nom prédestiné : un vidéaste connu monte un projet sur la féminité. Adam, au nom d’homme premier, est soucieux du droit des femmes et milite depuis toujours contre le machisme, ayant montré dans ses vidéos les horreurs de la soumission dans les pays autour de la Méditerranée et en France. Il s’entiche – professionnellement – en 2017 d’une gourde un peu grosse rencontrée dans un café où elle s’essaie à devenir adulte en ingurgitant le breuvage amer qu’elle n’aime pas. Il voit en elle son potentiel, le développement de ses qualités physiques et mentales. Il lui propose de tourner d’elle des vidéos spontanées, qu’il montera avec des vidéos de femmes plus âgées, afin d’exposer l’épanouissement d’une adolescente à la féminité. En tout bien tout honneur, évidemment, avec autorisation de sa mère et contrat dûment signé. Lui est marié à Pauline, une psy qui enchaîne les gardes pour obtenir un poste.

La mère, Ukrainienne mariée à un Iranien décédé, ne vit plus sa vie de femme depuis le décès de son mari cinq ans auparavant ; elle se projette sur sa fille et fantasme. Elle la pousse dans le studio, sinon dans les bras du bel homme connu. Shirin la gamine se révèle ; elle devient femme, se libère de ses complexes face aux regards des autres, améliore ses notes, devient populaire. Les autres filles l’envient, les garçons de son âge sont un peu jaloux et voudraient en savoir plus sur les trucs qui se passent.

Mais il ne se passe rien.

Jusqu’au jour où Shirin, désormais 14 ans, rentre en larmes et claque la porte de sa chambre. Sa mère, biberonnée à l’environnement féministe, aux soupçons immédiats sur le sexe pédocriminel, à la différence d’âge qui ne s’admet plus, se fait un cinéma : sa fille vient d’être violée et, même si elle n’a rien dit, c’est normal, elle est « sidérée » – mot de la mode qui plaque un concept qui n’explique rien. Elle la convainc d’aller « porter plainte », comme la mode le veut, pour que le (présumé) coupable soit « puni », autrement dit retiré de la société pour trente ans, comme s’il avait tué. La policière qui reçoit mère et fille entend surtout la mère, la fille est bouleversée, elle borborygme, elle n’avoue rien. Normal, pense la pandore formatée par l’époque, elle est « sous emprise » – mot de la mode qui plaque un concept qui n’explique rien.

Le présumé innocent est convoqué, interrogé, soupçonné. Il nie évidemment qu’il se soit passé quoi que ce soit, mais la fille ne parle pas. Il est donc coupable. Aux yeux de la police, aux yeux de l’opinion, aux yeux de son avocat, un soi-disant « ami » qui ne le croit pas puisque personne n’y croit. Les réseaux sociaux se déchaînent, chacun dans sa bulle confortable : les hommes prêts à juger les autres pour les turpitudes qu’ils auraient bien voulu avoir ; les femmes (qui n’ont que ça à foutre, faute de mecs à leur convenance) dans l’hystérie anti-mâles, revanchardes des siècles de « domination » – mot de la mode qui plaque un concept qui n’explique rien. Adam est boycotté par ses clients, jeté de sa galerie où il expose ses vidéos, une pétasse qui avait 15 ans et lui 19 vingt ans auparavant l’accuse (gratuitement) de « viol » – mot de la mode qui plaque un concept juridique qui n’explique rien des faits réels. Il entre en mort sociale. Pauline, sa femme, demande le divorce tant la pression des autres et de ses collègues lui font honte de rester avec un tel criminel (pas encore jugé, la justice est très très lente en ces matières). Désespéré, il se suicide.

Fin de l’histoire ?

Non. Shirin, vingt ans plus tard, a du remord. Elle sait ce qui s’est passé, c’est-à-dire rien, et elle voudrait réhabiliter Adam qui l’a révélée à elle-même contre les autres, sa mère possessive qui vivait ses fantasmes par procurations, ses petits copains boutonneux qui ne pensaient qu’à baiser sans aimer, ses copines jalouses et venimeuses qui ne songeaient qu’à se faire valoir aux dépens des autres. Tout le monde en prend pour son grade.

Nous sommes désormais en 2028 et la société a bien changé. Valérie Gans l’imagine sans peine comme un prolongement hystérisé des tendances actuelles, ce qui donne un chapitre savoureux (et inquiétant) d’anticipation. Plus aucune relation entre hommes et femmes sans le regard des autres, la « transparence » réelle des bureaux vitrés, des surveillances de tous contre tous. « Pour peu que Shirin s’offusque d’un compliment, d’un sourire, d’une invitation qu’elle jugerait déplacée, Stan se retrouverait condamné » p.116. « Un regard trop appuyé, s’il est surpris – voire photographié et instagramé – par quelqu’un de l’autre côté de la vitre peut entraîner sa perte » p.117. Admirable société où l’homme est un loup pour la femme et réciproquement. « Dans ce monde régi par la peur de se faire accuser de harcèlement, les hommes déjà pas très courageux avant se sont repliés sur eux-mêmes. Célibataires malgré eux, quand ils n’ont pas tout simplement viré gays, ils sortent entre eux, vivent entre eux… simplement parce qu’ils n’osent plus draguer. Triste » p.116. Mais vrai, déjà aujourd’hui.

Shirin, qui vit avec son amie Lalla sans être lesbienne, faute de mec à accrocher, décide de rétablir la vérité contre sa mère, contre la police qui n’a pas été jusqu’au bout, contre la société qui a hystérisé la cause sans chercher plus loin que « le symbole » – mot de la mode qui plaque un concept qui n’explique rien. Elle poste donc un rectificatif sur l’ex-fesses-book des étudiants d’Harvard, devenu vitrine respectable des rombières de la cinquantaine ménopausées en quête de CAD (causes à défendre) : « Et si ce n’était pas vrai ? »

Mais raconter qu’on ne s’est pas fait violer – ça n’intéresse personne ! Pour son équilibre mental, Shirin veut « donner sa version des faits plutôt que, ce qu’il y a vingt ans, on lui a fait avouer » p.120. Elle déclenche une riposte… « atomique ». Les réseaux sociaux se déchaînent contre l’ex-violée qui refuse son statut symbolique (et socialement confortable) de « victime » – mot de la mode qui n’explique rien. La désormais « bonne » société des vagins éveillés (woke) ne veut pas entendre parler de la vérité car « la vérité » n’est pas le réel mais ce qu’elle croit et désigne comme telle. Comme des Trump en jupons (violeur condamné récemment pour avoir payé une actrice du porno afin qu’elle la ferme), les hystériques considèrent que la vérité est relative et que la leur est la bonne : il t’a regardé, il t’a donc violée. « Victime, on te croit », braille le slogan des bornées.

Shirin ne va pas s’en sortir car recommence – à l’envers – le même processus des réseaux, des accusations, de l’opprobre et de l’agression physique, jusqu’à la mort sociale. Et le suicide de Shirin, qui reproduit celui d’Adam. Sauf qu’elle est sauvée in extremis par elle-même sans le savoir, qui téléphone à sa mère pour qu’elle vienne la sauver – et réparer le mal qu’elle a fait, en toute bonne conscience. Un séjour en hôpital psychiatrique lui permettra de rencontrer une psy qui la fera révéler « la » vérité (la seule valable, l’unique qui rend compte des faits réels) et ainsi se préserver de « la honte » et de la horde. Je ne vous raconte pas ces faits réels, ils sont le sel de cette histoire d’imbéciles attisés par les mauvaises mœurs de l’impunité en réseau. La foule est bête, la foule féministe est vengeresse, la foule en réseaux fait justice elle-même en aveugle.

De quoi se poser des questions, si possibles les bonnes questions, avant qu’il ne soit trop tard et que les accusations gratuites n’aboutissent à des meurtres en série. Car, quitte à prendre trente ans de tôle, autant se venger réellement des accusatrices sans fondement !

Il faut noter pour l’ambiance d’époque – la nôtre – que le manuscrit de cette autrice ayant été refusé par les maisons d’éditions (avec le courage reconnu qu’on leur connaît!), bien qu’elles aient déjà publié d’elle une vingtaine de romans, Valérie Gans a créé sa propre maison pour contrer la Cancel « culture » : Une autre voix. Celle de la liberté de penser, de dire et d’écrire. Valérie Gans n’est pas n’importe qui : maîtrise de finance et d’économie de Paris-Dauphine en 1987, elle a travaillé dix ans dans la publicité et chronique depuis 2004 des livres pour Madame Figaro. Ce qu’elle dit doit nous interpeller. Son roman se lit d’une traite, bien qu’elle abuse des retours à la ligne.

Valérie Gans, La question interdite, 2023, éditions Une autre voix, 208 pages, €31,00, e-book €12,50 (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Souffle inédit publie un texte de Sylvie Ferrando « Les Palusinski à la Louisiane » sur Socotra

PHOTOGRAPHIEPOÉSIE

Les Palusinski à la Louisiane Paris

Soirée de poésie autour du livre des Palusinski à la Louisiane Paris

Par Sylvie Ferrando

«Socotra: Des Dragonniers et des Hommes »

Soirée de poésie 

Dans la soirée du 12 juin 2024, avait lieu à l’hôtel La Louisiane Paris un événement organisé sous les auspices de Guilaine Depis et de sa Balustrade : une soirée poésie, autour du beau livre et de l’exposition de photographies de Cécile Palusinski (poétesse) et de son frère Benoît Palusinski (photographe).

Soirée de poésie autour du livre des Palusinski à la Louisiane Paris  Soirée de poésie autour du livre des Palusinski à la Louisiane Paris

Beaucoup de monde à l’hôtel La Louisiane, pour écouter les poèmes de Charlotte Saliou, Eric Poindron, Sapho et Prince Roro, ainsi que ceux, dits en arabe, de Mohammed Jumeh, ambassadeur du Yemen auprès de l’Unesco.

Mais avant tout c’est l’île de Socotra qui est mise à l’honneur, et son patrimoine naturel et culturel.

«Socotra: Des Dragonniers et des Hommes »

Cette île, située au large du Yemen, tout au sud de la péninsule arabique et face à la corne de l’Afrique, placée sur la route de l’encens, dans le golfe d’Aden, est un véritable berceau de la biodiversité et abrite en particulier le dragonnier, arbre majestueux en forme de parapluie-parasol, à la frondaison foisonnante et à la croissance longue (une cinquantaine d’années).

Dans cette île vivent les Socotri, peuple d’éleveurs et de pêcheurs qui compte 80 000 âmes, et dont la langue, le socotri, est le vecteur de poèmes. En effet, ce peuple de poètes se réunit sous les arbres pour dire des poèmes. Une association a vu le jour, se déplaçant de village en village pour faire connaître ces textes.

Les Palusinski, très inspirés par cette île, par sa poésie et ses dragonniers, offrent une déclaration d’amour à Socotra, à ses montagnes magnifiques et à sa mousson d’un mois et demi qui fait ressembler l’île, habituellement aride, à la Normandie ou à la Suisse. Ils cherchent à préserver l’île de toute convoitise géopolitique et de toute destruction des dragonniers, menacés par les chèvres qui broutent les plants avant leur croissance. Deux pépinières de dragonniers ont été créées sur l’île.

Les photographies en noir et blanc de Benoît Palusinski, en format paysage et cernées de noir, sont très contrastée, mettant en valeur les troncs et les branches extraordinaires des dragonniers, les lignes d’horizon sous la clarté du ciel et la beauté des visages.

«Socotra: Des Dragonniers et des Hommes » «Socotra: Des Dragonniers et des Hommes »

La poésie socotri a été traduite en arabe et c’est dans cette langue qu’elle est lue par Mohammed Jumeh, sous l’œil admiratif et bienveillant de Cécile Palusinski. En arabe, le dragonnier se nomme « l’arbre du sang des deux frères », car la légende raconte que deux frères se sont entretués pour l’amour d’une femme et que la jeune femme abandonnée finira par se marier avec la mer.

Il s’agit ainsi de préserver la poésie et la langue socotri, en la distinguant de la langue arabe, dans laquelle elle est aujourd’hui diluée.

Cécile Palusinski est très engagée dans l’oralité textuelle puisqu’elle est ambassadrice de livre audio depuis de nombreuses années.

Les poèmes de Cécile Palusinski sont rassemblés dans un recueil intitulé L’appel du dragonnier.

Description métaphorique de paysages, hymne aux photographies de son frère Benoît :

« Les photographies peuvent-elles nous faire prendre des routes inattendues ?
Les photographies sont-elles là pour nous révéler notre chemin ? Images témoins de la réalité́ du monde
Images-mémoire, Images-citation du réel
Images-écho de notre paysage intérieur »

Hymne à l’île tout entière et à sa mythologie :

« L’île de la Béatitude
L’île aux mille légendes

L’île des djinns
Boum, boum, boum
Flux et reflux de l’onde de choc
En raz-de-marée
La voix silencieuse du dragonnier
Se fait dense, palpable
Le sang coule :
Sang des deux frères
Là où l’humanité́ a commencé́
Et où le premier meurtre a été commis ».

Evocation de la récente guerre civile qui enflamme le Yemen et l’archipel de Socotra :

« Je lis

Avril 2020

« Coup d’Etat du Conseil de transition du sud » Trois cents mercenaires ont débarqué
D’Aden, d’Ad Dali, de Lahij
En pleine nuit sur des bateaux de pêche

Mer houleuse
Armes lourdes en bandoulière. »

Amitié avec le peuple socotri :

« Ce matin
Sana m’a offert
Une bague et du henné

Sana m’a offert
Une journée en sa maison
De pierres
Pieds et mains
A calligraphier
Buisson de henné
Petites fleurs blanches
En grappes »

Telles sont quelques-unes des thématiques explorées dans le recueil, formé de vers blancs, courts et à la respiration hachée, intense.

Beau livre 

“Socotra, des Dragonniers et des Hommes”  paru le 16/11/2023, Melrakki Editions, 150 pages, 42 euros

Ce livre à quatre mains regroupe le travail de Cécile Palusinski, autrice et poétesse, et de Benoît Palusinski, photographe professionnel.

Tous deux ont souhaité mettre en avant un arbre incroyable, endémique de l’île de Socotra : le dragonnier.

Les photographies de Benoît Palusinski viennent alors mettre en valeur cet arbre à la forme si particulière. Le noir et blanc s’est imposé pour rendre compte du mystère de l’île, en montagne avec les bédouins dans un esprit de photojournalisme.

La poésie de Cécile Palusinski, rend compte de toute la part de mystère qui englobe cet arbre à travers la mythologie soqotri. La traduction en langue arabe et anglaise de ses textes s’est imposée d’elle-même pour souligner l’importance et le respect de cette culture si particulière et si méconnue.
Préfaces de Michel Munier et de Vincent Munier, photographe des ouvrages de Sylvain Tesson, introduction de Mohammed Jumeh, ambassadeur du Yemen auprès de l’Unesco.

« Un drôle de goût ! » d’Alain Schmoll : L’enquête vérité sur les cyberattaques, les narcotrafiquants et les secrets entrepreneuriaux

« Un drôle de goût ! »: L’enquête vérité sur les cyberattaques, les narcotrafiquants et les secrets entrepreneuriaux

■ Alain Schmoll
 

Par Yves-Alexandre Julien – Journaliste Culturel

Dans son cinquième roman, Un drôle de goût !, Alain Schmoll tisse une toile complexe où se mêlent intrigues entrepreneuriales, cyberattaques et réseaux de narcotrafiquants. Le retour de Werner Jonquart, personnage central de La tentation de la vague, ajoute une dimension riche en suspense et en réflexions sur les défis contemporains. Ce roman, ancré dans l’actualité de 2024 en amont des Jeux Olympiques, plonge le lecteur au cœur des enjeux économiques et societaux majeurs de notre époque.

I. Le monde entrepreneurial : Entre opportunités et menaces

Werner Jonquart, héritier et dirigeant du groupe laitier Jonquart basé à Genève, se retrouve face à des propositions de rachat alléchantes mais inquiétantes. Dans un contexte où les entreprises sont souvent des cibles privilégiées pour des conglomérats internationaux, Schmoll illustre avec brio les tensions et les pressions subies par les dirigeants modernes.

Les offres mirobolantes reçues par Werner soulèvent des questions sur la mondialisation et la consolidation des marchés. Comme le souligne Joseph E. Stiglitz dans La grande désillusion, “la mondialisation a conduit à une concentration de pouvoir sans précédent, où quelques multinationales dominent des secteurs entiers, souvent au détriment de la diversité et de la résilience économique” . Cette réflexion trouve un écho parfait dans les péripéties de Werner, qui doit naviguer entre opportunités économiques et risques systémiques.

II. Cyberattaques : La nouvelle arme des conflits économiques

Quelques semaines après la signature du protocole d’accord de vente, un Drôle de goût apparaît dans les produits du groupe, déclenchant une série de cyberattaques dévastatrices. Ces attaques, orchestrées par des conglomérats industriels en lien avec des narcotrafiquants, montrent à quel point la cybersécurité est devenue cruciale pour les entreprises modernes.

Comme l’affirme Bruce Schneier dans Data and Goliath, “les cyberattaques sont devenues un outil essentiel de l’espionnage industriel et de la guerre économique” . Schmoll illustre cette réalité avec une précision terrifiante, rendant palpable l’insécurité numérique à laquelle sont confrontées les entreprises.

Les entreprises doivent désormais faire face à des menaces cybernétiques croissantes, souvent soutenues par des États ou des organisations criminelles. La manière dont Werner et son équipe tentent de contrer ces attaques reflète les stratégies réelles employées par les entreprises pour protéger leurs actifs numériques et leur réputation.

III. Narcotrafiquants et blanchiment de capitaux : Une alliance Inquiétante

Le roman dévoile également les connexions obscures entre les conglomérats industriels et les réseaux de narcotrafiquants. Les menaces pesant sur Werner et Julia, kidnappée et utilisée comme monnaie d’échange, illustrent la brutalité de ces interactions.

Dans Narcotráfico, el gran desafío de América Latina, ( Narcotrafic , le grand défi de l’Amerique Latine) Ioan Grillo explique que “les narcotrafiquants cherchent constamment à légitimer et à blanchir leurs gains, et les entreprises internationales sont souvent des cibles idéales pour ces opérations” . Alain Schmoll dépeint cette réalité avec une acuité troublante, montrant comment les criminels utilisent les structures économiques légitimes pour leurs activités illicites.

Les Ports Francs et entrepôts de Genève, souvent associés à des activités de stockage d’œuvres d’art et autres biens de valeur, sont ici présentés comme des lieux stratégiques pour le blanchiment de capitaux. Cette utilisation détournée des infrastructures économiques montre à quel point le système financier global peut être vulnérable aux infiltrations criminelles.

« c’est devenu un petit peu plus compliqué pour les simples comptes bancaires. Une partie de l’argent sale passe maintenant par les Ports Francs, après avoir été blanchi en or, en bijoux, et surtout en œuvres d’art , en objets archéologiques, dont le trafic illicite a pris une ampleur considérable. » ( page 139)

IV. Débats sociétaux : Entre exigences professionnelles et vie personnelle

Au-delà des intrigues économiques et criminelles, Un drôle de goût ! explore également les dynamiques personnelles et les débats sociétaux. La relation entre Werner et Julia, compliquée par les événements tumultueux, illustre les défis de maintenir une vie personnelle stable face aux pressions professionnelles et aux dangers extérieurs « …quand de rares circonstances, nous mettaient face-à-face, Julia détournait les yeux .Etait ce par mauvaise conscience à mon égard? Était-ce pour ne pas me faire de mal sachant le pouvoir de son regard sur mon affectivité?Elle faisait en sorte de ne pas se trouver seule avec moi, comme si elle craignait que des pulsions sentimentales de ma part ou de la sienne ne prennent le dessus. C’était en tout cas ce que je m’imaginais… » ( page 87)

Les tensions entre les aspirations personnelles et les responsabilités professionnelles sont un thème récurrent dans les discussions sur l’équilibre travail-vie privée. Dans The Overworked American, Juliet Schor discute de l’impact des exigences professionnelles croissantes sur la vie personnelle, notant que “les individus sont souvent pris dans un tourbillon où les limites entre travail et vie privée deviennent floues” . Werner et Julia en sont des exemples poignants, illustrant comment les crises professionnelles peuvent exacerber les tensions personnelles.

V. Une œuvre rythmée et chronistique

Alain Schmoll utilise une structure narrative innovante, superposant des “feuillets” et des “chroniques” qui s’entrecroisent dans le temps. Cette technique donne au récit un rythme dynamique, permettant une immersion totale dans les événements. Le fait que Schmoll se présente comme collaborateur de son propre héros, ajoute une dimension méta-textuelle intéressante, brouillant les frontières entre réalité et fiction.

Malgré une mise en place initiale un peu longue, le roman capte rapidement l’attention du lecteur dès que les menaces se précisent. Les retournements de situation et le dénouement inattendu maintiennent une tension constante, rendant la lecture addictive.

VI. Un recit équilibré et inclusif pour aller au-delà des grands mouvements revendicatifs contemporains

Dans une époque où les mouvements comme #MeToo et le mouvement woke monopolisent souvent l’attention médiatique pour des causes de justice sociale, Un drôle de goût ! d’Alain Schmoll révèle une dichotomie insensée en mettant en lumière des problèmes profondément enracinés tels que les cyberattaques, les narcotrafiquants et les secrets d’entreprise. Tandis que les débats sur le sexisme, le racisme et l’égalité des genres sont absolument cruciaux et méritent une attention soutenue, ce roman nous rappelle que des menaces systémiques et souvent invisibles, comme les cyberattaques et le blanchiment d’argent par les narcotrafiquants, restent sous-traitées par les discours publics.

Les cyberattaques représentent une menace croissante et pernicieuse pour les infrastructures critiques et les entreprises, avec des conséquences potentiellement dévastatrices pour l’économie mondiale et c’est en lanceur d’alerte que Schmoll nous informe fictionnellement .

Dans son ouvrage Click here to kill everybody, Bruce Schneier explique que « les cyberattaques sont la nouvelle frontière du conflit économique et géopolitique, où les victimes ne sont souvent pas en mesure de se défendre adéquatement » . Cette menace, bien que moins visible et moins médiatisée que les questions de justice sociale, a des implications profondes pour la sécurité et la stabilité économiques.

Par ailleurs, le narcotrafic et le blanchiment d’argent représentent des défis colossaux qui sapent les fondements mêmes de l’économie légale et de la sécurité publique. Ioan Grillo, dans son livre El Narco: inside Mexico’s criminal insurgency, souligne que « les cartels de drogue et les réseaux de blanchiment exploitent les failles des systèmes financiers globaux, renforçant leur pouvoir et leur influence à un niveau inquiétant » . En se concentrant uniquement sur les problèmes immédiats et visibles, la société risque de négliger ces menaces insidieuses mais tout aussi destructrices.

« on parle couramment de cartel colombien et de triades Chinoise… ce sont des organisations criminelles dont les affaires génèrent des fortunes phénoménales et qui sont prêtes à tout même au meurtre et à la torture pour défendre leurs intérêts , des mafias au même titre que la Cosa Nostra ou la Camorra en Amérique du Nord et en Europe, des gens qui n’ont pas la moindre considération pour la vie des personnes… » ( page 250)

Alain Schmoll, à travers son récit haletant, pousse les lecteurs à reconnaître la nécessité d’un débat plus équilibré et inclusif. Il suggère que l’attention médiatique et sociétale doit également se tourner vers ces enjeux profonds, souvent éclipsés par des luttes plus visibles mais tout aussi importantes. Ainsi, Un drôle de goût ! ne se contente pas d’être un thriller captivant; il sert aussi de révélateur des priorités sociétales, nous invitant à une réflexion plus large et plus inclusive sur les menaces contemporaines.

En mêlant des intrigues entrepreneuriales, des cyberattaques et des réseaux criminels, Alain Schmoll offre à travers ce cinquième roman une réflexion interrogeant les interactions complexes et souvent dangereuses entre économie et criminalité. Les thèmes y étant abordés, font de ce roman de fiction une œuvre pertinente et captivante à promouvoir à la hauteur des enjeux majeurs de notre époque.

« Tintamarre » le premier roman de Laurent Benarrous couvert d’éloges dans Le Contemporain

« Tintamarre » : L’avocat des policiers se confie dans un roman « phénixologique »

■ Laurent Benarrous
 

Par Yves-Alexandre Julien – Journaliste Culturel 

Laurent Benarrous, avocat de renom, se dévoile dans Tintamarre, un récit biographique où l’origine juive et la quête d’identité sont des sujets importants . De ses souvenirs d’enfance dans un HLM de Villejuif à ses réflexions d’adulte sur des figures politiques telles que Mitterrand, Benarrous nous offre un regard lucide et émouvant sur la vie, la société et l’actualité.

I. La quête d’identité et de résilience

Dans Tintamarre, Laurent Benarrous nous entraîne dans un voyage introspectif à travers les méandres de sa propre existence. Le récit, écrit avec une simplicité désarmante et une profondeur touchante, se présente comme une quête d’identité, marquée par ses origines et son parcours atypique. Chaque chapitre est une escale pleine d’humour , une note dans une symphonie de souvenirs et d’émotions qui composent sa vie.

L’auteur explore la complexité de son héritage culturel et religieux, et comment celui-ci a façonné son identité tel un expert en phénixologie (Néologisme forgé par Salvador Dalí (1924-1989) et repris par Jean Cocteau (1889-1963), pour décrire sa poétique). Les récits comme « Je ne veux plus être juif » et « La solidarité juive » montrent les dilemmes internes et les tensions vécues par l’auteur. À travers ces pages, il ne cherche pas à édulcorer la réalité mais à la confronter avec honnêteté, soulignant la résilience nécessaire pour naviguer dans une société multiculturelle et pleine de contrastes.

II. Une enfance entre rires et larmes

Les premières années de Laurent, décrites avec une poésie du quotidien, rappellent inévitablement « L’Attrape-cœur » de J.D. Salinger. Comme Holden Caulfield, le jeune Laurent est un observateur lucide, souvent désenchanté mais toujours sensible aux beautés et aux absurdités de la vie. Les chapitres tels que « Mamie Esther est revenue » et « Le grand pardon » révèlent des moments de tendre nostalgie et de douleurs poignantes, tandis que des scènes plus légères offrent des éclats de rire salvateurs.

Les comparaisons avec Salinger ne s’arrêtent pas à la tonalité. Il y a dans les deux œuvres une irrévérence et un cynisme qui masquent une profonde quête de sens et de connexion humaine. Benarrous, tout comme Salinger, utilise la voix d’un enfant pour dévoiler les vérités souvent cachées derrière les conventions sociales.

III. Figures politiques et le regard d’un enfant

Le regard que porte Benarrous sur des figures politiques telles que Gandhi même s’il ne s’agit que d’un titre le Gandhi de Benarrous est un diseur de bonne aventure et son regard sur Mitterrand est particulièrement intéressant. Ces chapitres, « Gandhi » et « Mitterrand le sauveur », offrent une perspective unique, celle d’un enfant puis d’un jeune adulte tentant de comprendre les grandes figures de son temps. À travers ses yeux, nous redécouvrons la vision que pouvait avoir les gens de ces années là sur Mitterand sous un jour nouveau, imprégné d’une naïveté initiale qui se mue en une compréhension plus complexe et nuancée avec le temps.

Gandhi, sous les traits d’un voyant tandis que Mitterrand incarne les espoirs et les désillusions politiques d’une génération fêtant au champagne sa victoire aux élections de 1981. Le regard de l’auteur, teinté de lucidité et d’une certaine admiration critique, nous invite à reconsidérer ces figures sous un angle plus humain et personnel.

IV. L’avocat et l’écrivain : une double vie

Laurent Benarrous n’est pas seulement un écrivain talentueux, il est également un avocat de renom, défenseur du syndicat Alliance, le syndicat des policiers. Cette dualité entre ses responsabilités professionnelles et sa passion pour l’écriture donne à Tintamarre une dimension supplémentaire. Dans les salles d’audience, Benarrous est habitué à renifler et à sous-peser l’âme humaine, une compétence qu’il applique avec brio dans l’exploration de sa propre vie.

L’écriture de ce premier roman biographique peut être vue comme une confession d’un enfant du siècle, une tentative de capturer et de comprendre les tumultes d’une époque à travers le prisme de sa propre expérience. En cela, il rejoint les rangs d’autres auteurs qui, tout en occupant des fonctions importantes, ont trouvé dans l’écriture un moyen d’exprimer des vérités personnelles et sociétales profondes.

V. Écrire en dépit des responsabilités

D’autres figures notables ont suivi un chemin similaire, utilisant leur position d’influence pour enrichir leur écriture. Par exemple, Albert Camus, tout en étant journaliste et engagé politiquement, a su capter l’essence de la condition humaine dans ses romans et essais. Winston Churchill, en dépit de ses lourdes responsabilités politiques, a également trouvé le temps d’écrire et de remporter le prix Nobel de littérature. Ces auteurs montrent que l’écriture, loin d’être une échappatoire, peut être un complément essentiel à une carrière riche et chargée, offrant un espace de réflexion et de créativité qui enrichit à la fois l’auteur et le lecteur.

Pour Laurent Benarrous , Tintamarre est plus qu’un livre ; c’est une affirmation de son humanité, une preuve que derrière l’avocat médiatisé se cache un homme sensible, capable de traduire les complexités de la vie en mots. Cette publication est un « miracle », comme il le dit lui-même, une chance de partager une partie intime de sa vie avec le monde.

VI. Un récit poétique entre Jacques Prévert et Renaud

Tintamarre se distingue par son style littéraire unique, un mélange envoûtant de poésie et de réalisme brut. Cette fusion rappelle fortement les œuvres de Jacques Prévert et du chanteur Renaud, deux figures emblématiques de la culture française qui ont su capturer l’essence de la vie quotidienne avec une sensibilité inégalée.

Comme Prévert, Benarrous utilise un langage simple et direct pour évoquer des scènes de la vie de tous les jours. Les titres de ses récits, tels que « La propreté » ou « Mamie Esther est revenue », évoquent immédiatement les poèmes de Prévert, où chaque mot est choisi avec soin pour sa résonance émotionnelle. L’auteur parvient à peindre des tableaux vivants de son enfance et de son adolescence, où chaque détail, même le plus anodin, trouve sa place dans une mosaïque poétique. La description de moments intimes et familiaux pas toujours tendres avec un père impitoyable comme dans « la propreté », les interactions avec les voisins ou les réflexions solitaires sous les étoiles, rappellent cette même capacité de Prévert à transformer le banal en extraordinaire.

En parallèle, la comparaison avec Renaud se fait sentir à travers la voix narrative de Benarrous, imprégnée d’une irrévérence douce et d’un regard critique sur la société. À l’instar de Renaud, dont les chansons comme « Morgane de toi » ou « Mistral gagnant » capturent la mélancolie et la joie de la vie urbaine, Benarrous écrit avec une sincérité désarmante sur ses luttes personnelles et ses triomphes. Les scènes cocasses et les réflexions désenchantées sur le monde adulte, tout en restant profondément humaines et accessibles, rappellent la verve et la gouaille du chanteur.

Les récits de Benarrous, tels que « Le grand pardon » ou « Le renoncement », résonnent comme des ballades poétiques, où chaque mot est chargé de sens et d’émotion. Ce mélange de poésie prévertienne et de réalisme renaudien offre au lecteur une expérience immersive et profondément touchante, où le rire et les larmes se mêlent harmonieusement.

Ainsi, Tintamarre s’érige comme une œuvre littéraire singulière, qui puise dans les riches traditions poétiques et musicales françaises pour créer un récit à la fois intime et universel. En mêlant les influences de Prévert et de Renaud, Laurent Benarrous nous offre une symphonie littéraire où chaque note, chaque mot, parle à l’authenticité et la beauté de la vie elle-même.

VII. Une œuvre vibrante d’humanité

Tintamarre n’est pas seulement une autobiographie ; c’est une expérience littéraire , un miroir dans lequel beaucoup peuvent se retrouver. La diversité des récits, des titres évocateurs comme « La propreté », « Le renoncement », pour ne citer qu’eux forme un kaléidoscope de la vie humaine, avec ses hauts et ses bas, ses joies et ses peines. Bertrand Latour, qui a été comptable, manutentionnaire, visiteur médical, agent immobilier et… chauffeur de limousine pour un palace parisien et qui est l’auteur d’un recueil de nouvelles Comme un beau grand slow collé (Denoël, 2004) et d’un roman Les Yeux plus gros que l’Amérique (Flammarion, 2007) signe la préface de Tintamarre en y soulignant la rareté et la beauté de cette œuvre, une merveille d’humanité qui reste longtemps avec le lecteur.

Ce livre, utile à lire de 7 à 77 ans, est une invitation à voir le monde à travers les yeux d’un enfant, à redécouvrir la simplicité et la profondeur de l’existence. Laurent Benarrous , avocat, écrivain et rêveur, nous offre avec Tintamarre un fragment vibrant de sa vie, comme une composition musicale où chaque note est une exploration de l’âme humaine.

Tintamarre est une œuvre magistrale qui allie l’expertise d’un grand avocat à la sensibilité d’un écrivain. C’est un livre qui frappe avec l’expérience de chacun dans la diversité, un hymne à la résilience et à la beauté de la vie dans toute sa complexité. Laurent Benarrous nous rappelle que, malgré les responsabilités et les défis, il est toujours possible de trouver un espace pour les rêves et l’expression personnelle. En mêlant ses compétences professionnelles avec son talent littéraire, Benarrous crée une œuvre d’une richesse inestimable pour notre époque, offrant une perspective unique et profondément humaine sur les défis et les triomphes de la vie moderne. Tintamarre est plus qu’un roman : c’est une confession poétique, et un hommage vibrant à la force de l’esprit humain à la portée de quiconque comme un mantra pour aller vers l’exaucement .

« La cuisine des âmes nues » de l’écrivain Yezza Mehira en entretien dans Entreprendre

Cuisine et littérature

La littérature et les plaisirs de la bouche. L’occasion de revenir sur la littérature, l’identité et les nourritures terrestres avec Yezza Mehira qui propose un recueil de nouvelles très original. Rencontre.

Entreprendre – Cuisine et littérature

Vous mariez parfaitement dans un premier recueil de nouvelles La cuisine des âmes nues, la littérature et les plaisirs de la bouche. Est-ce parce que l’une nourrit l’âme, et les autres le corps ? Pensez-vous que l’on ne peut dissocier les nourritures célestes, celles de l’esprit, des nourritures terrestres, celles de notre vie matérielle ? Pourquoi ?

Si l’étymologie de recette (recepta) nous rappelle qu’il s’agit de ce que l’on reçoit, j’ai voulu dans ce livre accueillir toutes les dimensions du repas, qui, comme l’ostie, nourrit le corps et l’âme.

Lors d’un repas, nous communions avec celui ou celle qui l’a préparé ainsi que ceux qui partagent cet instant à la même table. Au-delà de la cuisine, le repas pris ensemble, fait appel aux deux dimensions aussi bien terrestre que spirituelle.

La cuisine est aussi une expérience hybride. Une hybridité d’abord d’un point de vue sémantique, avec ce mot de “cuisine” qui se rapporte aussi bien au lieu, l’espace de la cuisine, qu’à ce qui en sort, les plats. Ainsi la pièce et les mets ne se distinguent plus et je laisse le mélange des signifiants se faire, jouant volontairement sur une certaine ambiguïté portée dans le titre La Cuisine des âmes nues, mais aussi dans le format du livre.

Moi je joue, comme dirait la chanson. Et quoi de mieux que la fluidité des genres pour jouer. Du titre, nous passons au contenu du livre, qui est à la fois un recueil de recettes et un recueil de nouvelles. Deux besoins, l’un du ventre et l’autre de l’esprit que j’ai voulu mélanger dans un livre qui se mange aussi bien qu’il se lit, donnant au lecteur deux aspects des personnages, leurs plats et leurs histoires intimes.

J’ai écrit ce livre en imaginant qu’il pouvait aussi se narrer, à la manière des veillées de contes, où le plat une fois servi à table, se dégusterait en écoutant le récit de la femme qui a transmis sa recette.

Les recettes de ce livre, le plus souvent, sont simples et ne veulent pas rivaliser avec celles de grands maîtres. Il s’agit de recettes du quotidien, de celles que les femmes qui ont les mêmes contraintes de temps ou de budget que vous et moi, font pour nourrir les leurs.

Les histoires, elles, sont avant tout féminines. J’ai essayé de parler de tous les sujets mais surtout de ceux qui concernent les femmes. L’amour, beaucoup d’amour, de la passion, de la dépression, du plaisir, de la violence ou encore des injonctions à être mère. Des thèmes dans lesquels viennent s’inscrire les histoires si particulières de ces 13 femmes et leurs manières bien à elles d’y faire face.

Dans votre titre, on retrouve cette idée des « âmes nues ». Quelles sont-elles ces âmes ? Est-ce que la cuisine, pour vous, c’est comme la littérature, un lieu où l’on ne peut réussir que lorsqu’on se montre dans sa plus parfaite nudité, donc sans masques ?

Le point de départ de ce livre est un voyage en Méditerranée effectué il y a une quinzaine d’années à un moment de mon existence où j’avais besoin de me recentrer et trouver un sens à une vie qui commençait à m’échapper. Crise existentielle ? Peut-être.

Je vivais à l’époque encore à Paris, où j’ai grandi, je venais de divorcer et suis passée directement à autre chose, c’est à dire qu’en refusant de vivre ce divorce comme un échec je me perdais dans le besoin de jouir de la vie.

Je me suis mise à faire beaucoup la fête, à sortir tous les soirs, à goûter au vertige des nuits mondaines tout en me gardant de toucher à la drogue ayant vu trop de camés dans mon enfance à la Goutte d’or pour ignorer les immondes ravages de la drogue et de l’addiction.

Je brûlais la chandelle par les deux bouts jusqu’au jour où plus rien n’avait de sens. La dépression arrivait et s’installait sans crier gare. Je passais mes journées à contempler le vide immense de ma vie.  Puis un jour, dans une sorte d’élan de survie, je décidais de tout quitter et partir.

Direction la Tunisie où mes grands-parents m’accueillirent avec joie. Je débarquais à Zarzis au printemps, une saison que je ne connaissais pas. Je me réjouissais de retrouver mes sens. Sentir l’odeur de l’eau de fleur d’oranger qui se vendait à tous les coins de rue, regarder le vert des feuilles qui bientôt seraient jaunies par le soleil d’été, peler les premières nèfles et croquer dans leur chair juteuse et délicate, écouter le bruit des vagues et des oiseaux. J’appelais cela encore du “bruit” et ce voyage me fera prendre conscience qu’il s’agissait du ressac des vagues et du chant des oiseaux.

Mon temps pour moi-même était arrivé, et avec lui, un vrai besoin de déconnection du monde parisien tel que je le connaissais et où le cercle social et le réseau fait l’homme (ou la femme). Je ne voulais plus de ces conversations de convenance, et je ne voulais plus connaître quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaissait quelqu’un.

Je me décidais alors à poursuivre ce voyage, prenant le hasard comme compagnon, je m’en allais à la rencontre de femmes inconnues. Dans la cuisine de ma grand-mère, les femmes étaient toujours de passage, s’échangeant quelques mots, qu’une oreille non avertie appellerait des soupirs ou des chuchotements. Insinuations furtives, reproches sous forme de taquinerie, échange de savoir-faire, lenteur du temps. La cuisine de ma grand-mère m’inspirait par ce qui s’y disait et par ce qui s’y mangeait.

La nouvelle Les Matriarches, en lien avec cette première étape tunisienne, décrit une journée type à Zarzis, à la manière d’une ethnographe.

Je tenais mon idée de voyage, et me voilà donc partie à la rencontre de femmes, sur les marchés de la Méditerranée, offrant pâtisseries contre leçon de cuisine.

Entrer dans l’intimité du foyer de ces femmes m’a fait accéder à leur monde, à leur histoire et à leur sincérité. Dans cet échange les âmes ne pouvaient qu’être dénudée, d’où ces âmes nues dans La Cuisine des âmes nues.

Votre livre me fait penser à un court récit, d’un écrivain que j’ai autrefois connu, puisqu’elle était ma prof de lettres, Maryline Desbiolles, La Seiche, que la narratrice se livre à une rêverie nourrit de souvenirs durant qu’elle prépare ce met, et qu’elle le cuisine, mêlant l’art de la cuisine et l’art d’écrire, la seiche produisant l’encre de l’écriture. Votre livre m’a rappelé ce roman en ceci que vous livrez des recettes de cuisine puis revenez sur les souvenirs qu’elles vous ont laissés lorsque vous les avez dégustées pour la première fois. On est surpris de voir que votre cuisine mélange des plats méditerranéens, français, italiens… Toutefois les saveurs du sud semblent l’emporter dans votre cœur. On a le sentiment en vous lisant que vous mettez la cuisine et la littérature sur le même plan. Pourquoi ? Cela me fait également penser au roman de l’excellente Amélie Nothomb, Les combustibles, qui se demande à juste raison, si elle serait capable de brûler des livres pour se réchauffer lors d’un froid glacial ? Seraient-ils les seuls combustibles ? Quant à vous, hiérarchisez-vous ce qui est primordial dans votre échelle de volupté : la nourriture ou la littérature ?

Merci pour la référence à Maryline Desbiolles. Je m’empresse de commander La Seiche !

Je me souviens très bien du dilemme des Combustibles. Au cours de ma vie parfois instable, ma plus grande tristesse fut de laisser mes livres derrière moi, par manque d’un espace où les conserver. Mauvais souvenirs car mes livres sont une part de mon intimité. Avoir eu à les laisser derrière moi équivalait à me dépouiller.

Le voyage que j’ai entrepris en Méditerranée fut aussi un dépouillement mais plutôt culturel celui-là. Ayant atterri d’abord en Tunisie, la logistique de mon voyage m’a fait continuer sur les côtes de la rive sud, et mon tunisien basique m’a permis de facilement échanger avec les personnes de ces pays arabes. Lybie, Égypte, Syrie, Liban. Nous étions avant les guerres et les révolutions, les mêmes senteurs m’accompagnaient dans chacun des pays visités, l’odeur du jasmin, de la menthe sauvage, des roses qui se pavanaient aux façades des maisons blanches et partout la même nonchalance faisait onduler les foules des souks.

 Quelques fois, une poignée de femmes acceptait de me parler. Il s’agissait de conversations debout, dites bel ouagfè, pendant lesquelles mes interlocutrices, intriguées mais pas disposées à m’accueillir chez elles, me donnaient des conseils et me garantissaient un meilleur tour de main pour un plat qui ravirait tous les palais de ma maisonnée et garder mon homme.

J’ai fait littérature de ces conversations.

Dans le livre de cuisine, Tante Lise, 147 manières d’accommoder les pâtes alimentaire” (1930) on peut y lire que d’après les physiologistes “la fidélité masculine est intimement liée à la bonne cuisine”. Aujourd’hui, je me réjouis que l’époque ait évoluée et que les femmes aient abattu les cloisons de leur cuisine, pour y entrer et en sortir à leur guise! Toutefois, ces guides d’un autre temps mettaient déjà en avant l’idée que la cuisine puisse servir à créer un lien intime avec l’être cher.

Dans la nouvelle La plus belle femme du Monde, Monia révèle que “Le secret, c’est qu’une femme peut matérialiser l’amour dans un plat. Cet ingrédient-là, il est unique.”

Dans une autre nouvelle L’amie intime, l’héroïne propose des amuse-bouches destinés à être servis lors de jeux érotiques et suggère au sujet de son amuse-bouche n°2: “Servez et glissez une coquine allusion à votre poitrine aussi souple et douce que votre amuse-bouche.”

Pour moi, la cuisine et la volupté sont liés. Les aventureux de la Saint-Valentin savent que certains ingrédients se veulent plus aphrodisiaques que d’autres. Parmi les plus connus : le duo champagne et fraises, le plateau d’huîtres ou encore le combo piment-gingembre. La cuisine est un appel au plaisir de la bouche et des sens. La bouche, qui mange et qui dit des mots.

Avoir faim de quelqu’un, le croquer, le dévorer des yeux, le passer à la casserole, le lécher ou boire ses paroles, que d’évocations voluptueuse où le goût de l’autre et les mots se mélangent ! Comment ne pas avoir ensuite envie de brouiller les frontières entre la cuisine, la littérature et la volupté ?

Aujourd’hui, le domaine de la haute gastronomie a évolué. Jadis, la cuisine était réservée aux femmes lorsque c’était du domaine des besoins, donc mercenaire, pour reprendre un terme kantien, aux hommes lorsque c’était du domaine de l’art, donc libéral. Beaucoup de grands chefs hommes ont permis de considérer la cuisine comme une affaire d’héritage et de transmission et comme un art à part entière. Les femmes prennent aujourd’hui le relais, avec l’apparition de grandes cheffes. Ce qui est très bien. Qu’est-ce qui change, selon vous, lorsque les femmes mettent la main à la patte, et ne sont plus cantonnées au domaine de la cuisine pour les besoins vitaux, mais ouvrent leurs perspectives à la cuisine comme un art, non plus servile mais libéral et désintéressé ?

En effet, les différentes époques, depuis l’antiquité, semblent avoir cantonné la femme à la cuisine des familles et les hommes à la cuisine des grands établissements de type palais ou grandes institutions puis plus tard, à celle des restaurants que les cuisiniers de France ont commencé à ouvrir après avoir perdu leurs patrons à la suite de la Révolution Française.

Les écrits qui nous parviennent aujourd’hui semblent promouvoir les recettes de grands cuisiniers tels que Taillevent, Maestro Martino ou Maitre Chiquart, ainsi que des manuels de bonne tenue d’une maison bourgeoise à destination des femmes, à qui il est demande de savoir ordonner plutôt que de cuisiner. Le plus connu est Le Ménagier de Paris écrit par un bourgeois du Moyen Âge pour sa femme, et qui sert de traité domestique et se termine par une compilation de recettes de cuisine.

Ce n’est qu’au XVIIIème siècle, que des livres de cuisine écrits par des femmes commencent à être publiés, tels que La Cuisinière Bourgeoise de Menon, la Compleat Housewife d’Eliza Smith, La cuisine républicaine de Catherine Mérigot, ou encore The Art of Cookery made plain and easy d’Hannah Glasse, livre le plus vendu en Grande-Bretagne au 18ème siècle.

La parution de ses livres m’interroge plus sur la publication des écrits de femmes que sur le rôle réel des femmes dans la cuisine. La visibilité intellectuelle était encore très majoritairement masculine à cette époque. Sur quoi les femmes étaient-elles autorisées d’écrire ? Quel marché littéraire leur étaient ouverts ? Étaient-elles restreintes à certains sujets ? Je ne me suis pas encore penchée sur la question, mais j’ai hâte de le faire !

Le 19ème et 20ème siècle voient la parution d’autres ouvrages qui lorsqu’ils sont féminins compilent des recettes simples pour une cuisine bourgeoise, et lorsqu’ils sont masculins, sont le fruit de grand chefs tels que Jules Gouffé ou Auguste Escoffier. Aux femmes les ingrédients simples, aux hommes la technique et les ingrédients nobles !

Laissons de coté les écrits et parlons de management. Gérer une cuisine c’est aussi et surtout gérer des équipes et un business. Et pour tenir un restaurant en tant que femme, encore faut-il y être acceptée.

L’accès des femmes à la cuisine des restaurants fut très lent. La Mère Guy, première “mère” lyonnaise” s’installe aux fourneaux de sa guinguette A La Mulatiere en 1759. Suivront plus tard d’autres auberges et petits restaurants de campagne commençant à faire place belle aux femmes puisqu’elles y sont acceptées en tant que clientes mais aussi en tant qu’employées.

Les cuisines des restaurants gastronomiques, elles, restent le domaine des hommes chefs. Ces restaurants avaient avant tout une fonction de représentation sociale et de networking pour des hommes appartenant aux élites, généralement cooptés et qui s’y retrouvaient pour leurs affaires, comme le décrit très bien Le Journal des Goncourt.

Dans ces restaurants, les femmes de bonne société n’étaient acceptées qu’à l’heure du thé ou en terrasse. Les femmes du soir, elles, étaient les maîtresses ou les “soupeuses” autrement dit, des prostituées de luxe.

Il faudra attendre la fin du XIXème siècle et le développement du train pour enfin voir du changement. Le train accélère en effet le développement du tourisme, amenant tous les voyageurs, sans distinction de genre, aux bonnes tables à travers la France, suivant les recommandations des premiers guides gastronomiques, ancêtres du Michelin. Avec le trio tourisme, guides gastronomiques et clients, la restauration acquiert une nouvelle dynamique. Et les femmes entrent ainsi dans les bons restaurants pour y manger ou y travailler. Les portes de la cuisine s’ouvrent alors pour elles.

Les cuisinières les plus connues sont les mères lyonnaises, telle que la Mère Thérèse ou de la triple étoilée Mère Brazier qui forma l’illustre Paul Bocuse. Il est intéressant de noter que, bien que célèbre en son temps, Eugenie Brazier n’a jamais été interviewée de son vivant.

Au 21ème siècle, les femmes en cuisine ne sont plus invisibles, elles se forment dans les écoles de cuisine où la parité parmi les élèves y est quasi parfaite : jeunes hommes et jeunes femmes apprennent le métier. Dans leur art de cuisiner, rien ne change, que les chefs soient chefs ou cheffes, la cuisine repose sur une bonne exécution, une bonne coordination des équipes, un bon économat, c’est à dire une utilisation optimisée des aliments. Lorsqu’il s’agit des grandes tables, la cuisine devient art, et cet art ne me semble pas dépendre du genre de la personne qui cuisine.

 Toutefois, on peut se demander pourquoi en 2024, seules 6 femmes en France sont étoilées ? Et aussi pourquoi, les cuisines de restaurants sont majoritairement masculines puisque selon les statistiques de 2023, seulement 17% du personnel de cuisine est féminin ?

Je n’ai pas de réponses claires à ces questions car beaucoup de facteurs entrent en jeu tels que les salaires bas, les horaires tardifs mais aussi quelque fois l’ambiance. Dans son roman Chef, Gautier Batistella évoque une scène où une jeune femme prometteuse quitte son poste à la suite d’attouchements et d’humiliations infligés par ses collègues masculins. Si tel est le cas et si de tels comportements sont tolérés dans ce milieu, on ne peut, en tant que femmes et hommes de goût, qu’appeler à Un MeToo Cuisine…

Yezza Mehira, si vous me permettez, cela ne sonne pas français, pourtant vous êtes française, et parfaitement intégrée en France. Vous êtes même un modèle d’intégration. Or, si l’on regarde bien, nous sommes nombreux comme cela. Moi-même, si l’on prend mon nom de famille, mes origines sont d’ailleurs, et je suis même né sur un territoire étranger. Si l’on creuse un peu nos racines, nous découvrons alors, que nous sommes bariolés, « métèques », et que nous recouvrons un manteau d’arlequin, j’aime beaucoup cette formule que je dois à Michel Serre, nourri de cultures différentes, de langues, d’héritages, et d’histoires multiples et complexes. C’est à la fois la même richesse que la ou les littératures de par le monde, et la ou les cuisines, un mariage d’aliments, de saveurs et d’origines différentes. À cela, on peut ajouter que vous êtes une féministe convaincue, mais plus encore, dans la perspective et la démarche que je viens d’évoquer plus haut, une citoyenne du monde. Diriez-vous qu’à l’école de la République, Vercingétorix et Jeanne d’Arc étaient devenus vos ancêtres ? Que le mot « identité » est trop clivant car qu’il sépare les hommes ?

C’est vrai que Yezza Mehira ne sonne pas français et pourtant ça l’est.

Bien avant ma naissance, mon père a émigré vers la France. Il avait tout juste 18 ans. Il s’est ensuite marié, a fondé une famille, des enfants sont venus au monde, dont moi.

En ce qui me concerne, je suis arrivée à Paris peu avant mes 3 ans. J’ai fait ma rentrée en maternelle deux mois plus tard, et ne quittais le système éducatif que vingt ans après, DEA en poche. L’immigration n’est pas de mon fait mais un choix de mes parents. Pour ma part, je me suis contentée d’être une enfant grandissant en France.

J’ai eu la chance de grandir dans le quartier de la Goutte d’or à la fin des années 80. Quartier de familles pauvres ou modestes, ce qui m’a surtout marquée, c’est la mixité culturelle. Se côtoyaient alors des familles portugaises, françaises, italiennes, yougoslaves, maghrébines, sénégalaises ou béninoises.

Et même si Jacques Chirac, au pas de course dans la rue des Gardes, n’en a retenu que le bruit et les odeurs, moi j’y ai voyagé tous les jours.

Comme beaucoup de mes camarades d’école, j’ai grandi dans une double culture. Il y avait pour moi le monde de la vie “domestique” où je mangeais tunisien, parlais tunisien. Nous regardions la télévision française et j’aimais écouter mon père faire des analyses politiques pendant le 7 sur 7 d’Anne Sinclair ou l’Heure de Vérité et réagir à la cinglante répartie de Georges Marchais qui l’amusait beaucoup. Personne ne nous demandait de choisir l’une ou l’autre culture et en dehors du vociférant Jean-Marie Le Pen, personne n’interdisait à mes parents de croire en Dieu, même si dans notre cas, nous n’avons pas grandi avec une éducation religieuse.

De l’autre côté, il y avait le monde plus sérieux de l’école, hautement plébiscitée par mes parents car garante d’un avenir meilleur que le leur.

Ma chance ? Celle d’avoir eu des enseignants merveilleux à qui j’aimerais rendre hommage :Bruno Beauvais, Marie-Christine Rio, Alain Allardi et surtout Marguerite Delavalse qui a pris de son temps pour m’offrir des cours de rhétorique aux heures de déjeuner.

En prenant un peu de recul sur mon “intégration”, j’ai du mal à la définir exactement, Je me suis contentée d’aller à l’école et d’apprendre la même chose que les autres. A aucun moment dans mon parcours scolaire, je n’ai été mise de côté. Dans le monde de l’entreprise, ce fut une autre paire de manche !

L’intégration, dans la manière où on la regarde aujourd’hui dans les médias ou à travers les discours d’hommes et de femmes politiques me semble être excluante.

C’est comme si la question de l’intégration avait glissé d’une intégration économique à une intégration identitaire, excluant ceux qui ont “fait mieux” que leurs parents et les ramenant toujours à leur patrimoine génétique.

Aujourd’hui, soit la question se focalise sur l’origine des personnes dites intégrées leur rappelant constamment qu’elles sont françaises mais pas que, puisqu’elles sont incluses dans le néo-groupe des “Français de papier” ou “Français d’origine”- quelle absurdité dans une société où un tiers des Français a au moins un grand-parent né à l’étranger et où le taux de mixité est le plus important d’Europe.

 Soit elle se focalise sur ceux qui “posent problème” sans que l’on sache vraiment de qui il s’agit : jeune en déchéance scolaire ? Voyou ? Clandestin ? Français ? Crétin ?

Et les “intégrés” dans tout cela ? On n’en parle que pour les ériger comme modèle alors qu’ils sont la grande majorité. Des “intégrés” comme vous et moi, j’en connais à la pelle.

J’aime cette idée du manteau d’Arlequin car il me ramène à la Goutte d’or et à ses palettes de couleurs, d’odeurs et de goûts qui m’ont accompagnée dans ma construction. J’ai grandi dans un mélange de tout et n’importe quoi avec malgré tout un sentiment d’appartenance à un pays qui m’acceptait dans ma pluralité. Je suis surtout française et aussi un peu tunisienne et maintenant un peu suisse.

En fait, la véritable expérience d’immigration, je l’ai faite en m’installant en Suisse dans ma trentaine. Le pays est certes proche géographiquement, les codes culturels, eux, sont très différents. Je demande d’ailleurs pardon à tous les Suisses avec qui j’ai été involontairement méchante les 5 premières années de ma vie là-bas !

Dans cette intégration, j’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer sur l’expérience de mes parents qui m’ont beaucoup aidée de leurs conseils. J’ai fait face aux mêmes difficultés qu’eux quant à l’accès à l’information, à la vie sociale et à l’administration car je ne maitrise (toujours) pas le suisse allemand. A la différence d’eux, j’ai pu bénéficier des miracles de Google translate…

J’habite dans une ville où 30% des habitants sont immigrés et où le mélange, se fait dans une sorte de joyeuse soupe “multi-kulti” comme on dirait en allemand. Alors oui, même si je comprends les raisons sécuritaires, souvent liées au terrorisme international, qui poussent les états à renforcer leurs frontières, j’ai pour ma part, aucune frontière symbolique avec l’autre. Je ne distingue les individus ni par leurs nationalités, leurs genres, leurs préférences sexuelles, leurs origines sociales, leurs patrimoines génétiques et encore moins par leurs religions ou leurs couleurs de peau.

Votre rêve semble être celui d’une planète sans aucune frontière où chacun soit libre de vivre selon les codes culturels qu’il affectionne dans lesquels il se reconnaît ? C’est aussi le mien. Cependant, à ce grand horizon défendu par de nombreux intellectuels, comme Edgar Morin, il faut aussi opposer Régis Debray, qui défend les frontières, sans lesquelles, dit-il à juste raison, on érige des murs ? Comment peut-on sortir selon de vous de ce dilemme ?

Dans mon monde multi-culturel, Vercingetorix, Hannibal et Guillaume Tell sont mes ancêtres. Puisque nous parlons de frontières culturelles, la défaite de Vercingétorix acte le passage de la Gaule celtique à la Gaule romaine, changeant ainsi l’histoire des peuples des Gaules que représentait ce “Roi des chefs de Guerre” (Vercingétorix), les faisant basculer soudainement dans un nouveau monde dont ils ont dû apprendre les codes et les nouvelles frontières.

L’épisode semble en quelque sorte rappeler que les hommes se côtoient et que l’histoire se déroule. Le dilemme de l’identité culturelle que certains souhaitent ne jamais faire évoluer est pour moi une utopie.

Aujourd’hui, plus que jamais, nous vivons dans un monde cosmopolite et sans frontières. Nous pouvons voyager partout sur la planète et sommes capables de communiquer avec tous les peuples, grâce à quelques langues universelles et à la technologie. Communiquer ne veut pas dire accepter ou mimer, ça veut simplement dire avoir la possibilité de voir, d’interroger et d’obtenir des réponses.

Je n’appartiens pas à ceux qui regardent vers le passé. Le “C’était mieux avant”, très peu pour moi ! Mon ambition est de participer à l’avenir de nos sociétés. Nous sommes à l’aube de la révolution de l’intelligence artificielle. Dans moins de 30 ans, les machines pourront remplacer l’humain dans au moins 40% des postes de travail.

Vers quelle société allons-nous ? Que faire de notre temps ? Quel type de lien allons-nous tisser dans ce nouveau vivre ensemble ?

Frontières et identité sont, de mon point de vue, des mots pour des maux d’aujourd’hui. Nos jeunes s’occupent de réinterroger la société, ils veulent sortir d’impasses sociales, économiques, écologiques et politiques qui ne leur plaisent pas.  J’adore les voir construire leur monde et se faire leur place. Je leur fais confiance pour un monde plus responsable mais aussi plus cosmopolite et mobile.

Mon monde idéal est sans frontières, sans religions, sans guerres, dans la fraternité et dans le respect des lois d’une république indivisible. Mon monde idéal n’existe pas encore, pas même dans la réalité irréelle des livres.

Propos recueillis par Marc Alpozzo
Philosophie et essayiste, auteur de Galaxie Houellebecq (et autres étoiles). Éloge de l’exercice littéraire, Éditions Ovadia, 2024 et co-auteur de L’humain au centre du monde. Pour un humanisme des temps présents et à venir, Les éditions du Cerf, 2024.

Entretien sur la littérature et le Mal avec Dana Ziyasheva

La littérature et le Mal : entretien avec Dana Ziyasheva

Nous sommes peut-être à l’aube de la Troisième Guerre mondiale. Tous les indicateurs sont au rouge. On accuse même Emmanuel Macron dans les rangs de l’opposition de vouloir que la France entre en guerre avec la Russie.

Dana Ziyasheva (DR)

Après le thème de la consommation et du bien-être, celui de la mondialisation heureuse, celui de la paix perpétuelle entre les peuples, peut-être sommes-nous en train de faire face désormais à deux nouveaux thèmes pour le monde : la guerre et le mal ? C’était donc l’occasion de réfléchir à la littérature et le Mal, avec Dana Ziyasheva qui a un parcours hors-norme.
Née au Kazakhstan, où elle a passé toute sa jeunesse, elle a connu l’Union soviétique, a ensuite été journaliste dans des zones sensibles puis diplomate à l’UNESCO. Cela l’a amenée à vivre en Corée du Nord, en Irak et en Amérique centrale. Aujourd’hui, Dana Ziyasheva est basée à Los Angeles. Elle y écrit et corrige des scénarios pour les géants du cinéma et les grandes plateformes de vidéo à la demande. Rencontre.

Votre roman Choc s’intéresse à la question du Mal, qui est dans la philosophie comme dans la théologie le point de départ de toute réflexion. Diriez-vous, comme Hobbes que l’homme est un loup pour l’homme, ou rajouteriez-vous comme Spinoza qu’il est aussi un Dieu pour l’homme ? Pour vous avoir lu, et longuement conversé avec vous, je sais que votre expérience de l’humain vous amène à avoir un regard assez pessimiste sur le potentiel destructeur de l’homme. Comment vous l’expliquez-vous ?

Dana Ziyasheva : Pour répondre à votre question de manière significative, permettez-moi de vous emmener dans mon système de coordonnées culturelles. La civilisation nomade ne stigmatise pas les loups, bien au contraire : un mythe de genèse des proto-Turcs retrace leur origine à l’union d’une princesse trop belle pour épouser un homme et d’un grand loup bleu.
Pour nous, le loup est un totem, très loin de l’agent de destruction qu’il représente dans l’imaginaire occidental (Le Petit Chaperon RougeLes Trois Petits Cochons) ou du symbole de prédation en philosophie. Alors que le Kazakhstan régule la population des loups par la chasse sous licence, il les reconnaît également comme partie importante de l’écosystème. C’est peut-être pourquoi la population des loups au Kazakhstan est 15 fois plus importante qu’en France : plus de 15 000 contre 1 104 selon le recensement de 2023.

Selon la légende familiale, l’une de mes grandes tantes maternelles aurait tué un loup à mains nues. Pendant la collectivisation dans les années 1920, sa famille fuyait vers la Sibérie pour échapper à la dékoulakisation meurtrière, une politique soviétique de persécution visant les paysans aisés. Sur leur chemin à travers une forêt en hiver, ils ont été attaqués par une meute de loups. Elle aurait alors enroulé un épais châle en laine autour de sa main, et lorsque le loup a sauté sur elle, elle lui aurait enfoncé son poing dans la gorge et fait éclater ses mâchoires en morceaux. On pourrait soutenir que dans cette histoire, les vrais loups Hobbesiens étaient les Bolcheviks, mais ici, encore une fois, permettez-moi de contextualiser.

Alors que certaines branches de ma famille, issues à la fois de paysans et de religieux, observaient la Révolution rouge avec méfiance, d’autres, désavantagées par le système féodal, ont embrassé les idées de justice sociale et d’égalitarisme qui déferlaient alors sur toute l’Eurasie.

Mon grand-père paternel a pris les armes à 17 ans et combattu aux côtés du légendaire commandant Chapayev contre l’Armée blanche lors de la Guerre civile russe. Mon grand-père maternel, issu d’une famille de bergers, est devenu président du Comité d’État de planification du Kazakhstan pendant la Seconde Guerre mondiale, et le premier Kazakh à obtenir un doctorat en sciences économiques. En 1995, je suis devenu la première ressortissante du Kazakhstan indépendant à rejoindre les Nations unies.

Cet opportunisme historique découle du concept de Peuple Éternel, profondément ancré dans la conscience collective kazakhe. Nos ancêtres nomades, les proto-Turcs, se désignaient eux-mêmes comme le Peuple Éternel, МӘҢГІЛІК ЕЛ. Tout comme le « Peuple Élu » de la Bible hébraïque ou le concept de « Peuple de Dieu » dans le christianisme orthodoxe oriental, le « Peuple Éternel » va bien au-delà d’une croyance. C’est un principe directeur transmis par nos ancêtres : « Le peuple doit perdurer ». Dans mon long-métrage dystopique Greatland, un personnage rusé et au grand sens de l’Etat, nommé Clerk, explique à son fils : « La mission des clercs est très importante. Nous veillons à ce que Greatland ne disparaisse jamais, quoi qu’il arrive. » Avant l’avènement de l’Islam au VIIIe siècle, les nomades de la steppe adoraient le Ciel (dans ce sens, ils étaient proches du panthéisme de Spinoza). Il n’y avait pas de pacte avec Dieu, pas d’espoir d’une intervention divine. Pour assurer leur pérennité dans un monde en perpétuel changement, les Kazakhs étaient guidés par la realpolitik plutôt que par la dichotomie du Bien et du Mal.

J’ai grandi dans la République soviétique socialiste kazakhe, où les manuels scolaires russes ne faisaient aucune mention de la lignée historique qui reliait Attila, la reine Tomyris ou Gengis Khan aux Kazakhs. Témoin direct de l’effondrement de l’empire soviétique et devenue nouvelle citoyenne du Kazakhstan indépendant à l’âge de 19 ans, je suis pleinement consciente de l’amplitude du pendule de l’histoire et de la manière dont le passé influe sur le présent dans la psyché d’une nation.

Tout comme mes ancêtres, je suis convaincue que nulle entité menaçante n’est fondamentalement mauvaise ; toute action est mue par une nécessité. Si cette nécessité contrarie mon intégrité, il me faut y faire face. Sinon, laissons-la suivre son cours. Dans les deux cas, je m’applique à déchiffrer son fonctionnement, privilégiant la physique à la métaphysique. Avec les loups, c’est une compréhension que leurs mâchoires aux crocs acérés représentent leur atout le plus redoutable, mais qui, neutralisées, deviennent leur point faible, facile à briser. Quant aux humains, c’est leur psychologie qui est en jeu. Mon roman Choc porte l’empreinte de cette approche existentialiste. J’y explore les raisons qui ont conduit François Levebvre, jeune idéaliste français, à devenir le « mercenaire-cannibale ». J’assume le rôle de son avocat devant l’éternité, car je le plains.

Votre roman Choc vous a été inspirée par un fait divers. Pouvez-vous nous dire lequel et pourquoi il a retenu votre attention ?

Mariée à un Français, mère d’un petit garçon, j’assimilais encore la mort de mon père. Je m’étais abonnée à Maximal dans le but de mieux comprendre la mentalité masculine dans son expression la plus simple. Dans un numéro de 2003, j’ai relevé un entrefilet sur un mercenaire français qui avait été pris en train de manger des soldats capturés dans les jungles du Myanmar et qui s’était suicidé quelques années plus tard. Le suicide trahissait le remords. Signifiait la souffrance. Mais qui était vraiment le mercenaire-cannibale de Maximal ?

Cette ébauche d’histoire est devenue une obsession, puis une quête de sept ans à travers le monde, infiltrant le milieu des mercenaires et du FN en France, traversant clandestinement la frontière du Myanmar depuis la Thaïlande déguisée en réfugiée Karen, descendant dans des bunkers en Bosnie, pénétrant dans une prison et la résidence présidentielle aux Comores. Enceinte de sept mois, je traquais un ex-agent de la DGSE à travers l’Irlande. J’ai passé toute la nuit à attendre d’être tuée dans un motel en Croatie. Je ne peux pas expliquer rationnellement mon acharnement. Tout ce que je sais, c’est que j’ai trouvé un héros à ma mesure.

Le héros de votre roman nous entraîne de par le monde. Qu’elle est la frontière entre l’imaginaire et le réel que vous vous êtes autorisée ?

J’ai d’abord essayé d’écrire à partir de mon imagination, en m’appuyant sur mes expériences en Thaïlande et en Irak. Je me suis cependant très vite heurtée à un mur et ai alors décidé d’aller vivre les mêmes aventures que mon personnage.

La partie principale du roman a été écrite en Chine, où j’étais stationnée en tant que Conseiller de l’UNESCO pour la Communication et l’Information en Asie de l’Est. A cette époque, je passais tout mon temps libre dans le Bunker, un appartement que j’avais loué dans le but d’écrire le livre. J’avais tapissé les murs de photos et de cartes des champs de bataille collectées lors de mes voyages. C’était une expérience vertigineuse : le jour, vivre intensément la prise d’un village de Bosnie, ou la descente sur les Comores des mercenaires de Bob Denard, puis le soir, en rentrant chez moi, être éjectée de tous ces mondes lointains et me retrouver dans la mégalopole chinoise bouillonnante. J’ai même vécu une expérience de hors-corps lorsque j’ai rêvé le rêve de François, décrit dans le chapitre « Paris, décembre 1999 ».

Le cannibalisme était un sujet tabou dans le milieu des mercenaires en France, et je n’avais tout simplement pas le cœur à questionner les guérilleros karens à ce sujet. Il a donc fallu que je reconstitue cette scène déterminante en faisant appel à mon bon sens : « Après une enfance passée à tordre le cou des poulets et des chèvres avant de déjeuner, le tri d’un corps humain ne présente de difficulté que du point de vue du volume… »

Vous y abordez la question du mercenariat, allez disons-le, qui est, avec la prostitution, le plus vieux métier du monde. Je crois savoir que les mercenaires sont motivés par l’appât du gain, mais aussi, nous en avons longuement parlé, non par le sacrifice patriotique, mais par le désir de tuer leurs semblables. Je vous avoue n’avoir pas été tout à fait surpris, lorsque vous m’avez expliqué cela hors micros, puisqu’un grand reporter du Figaro, qui a couvert de nombreuses guerres, m’a rapporté étrangement le même témoignage, m’expliquant que ces mercenaires auraient pu gagner bien plus d’argent dans le civil, si j’ose dire, mais qu’ils préféraient faire la guerre par goût de la mort qu’ils administrent à l’autre. Votre éclairage sur le sujet ?

Pour être honnête, lorsque la guerre en Ukraine a éclaté et ouvert les vannes à un torrent d’images de combats non filtrées sur Telegram et TikTok, j’ai paniqué. Est-ce que Choc serait toujours pertinent ? Avec le recul, je peux maintenant affirmer en toute sécurité que mon livre reflète fidèlement de nombreux aspects de la vie des mercenaires en zone de conflit.

« Les hameaux autour de toi sont en ruines. Les meufs sont gardées comme commodité la plus précieuse juste après les PRG-7. L’investissement le plus rentable consistait à consommer des casse-pattes locaux. Tu vas au bar avec tes coéquipiers et tu rentres heureux. Le même effet de soulagement nécessitait en France un budget de ministre et l’intervention d’une multitude de fournisseurs de services : psychothérapeutes, cuisiniers, pharmaciens, amuseurs publics, meufs à poil. Fais le total, et tu arrives à la juste indemnisation de ton travail en Croatie ! »

« Pendant ces rares moments de clairvoyance, François réfléchissait à la rentabilité de sa thanatomanie. Il fallait étudier la politique mondiale, cultiver les relations avec les services, monétiser ! Le reste de la journée, il était prêt à payer lui-même, mendier, se prostituer, pour qu’on le laisse se servir d’une arme. »

Pour les mercenaires, une vie de paix peuplée uniquement de civils semble tristement terne              (« Infantiles ! Mous ! Déconcentrés ! Faux ! »). Elle est aussi régie par des règles auxquelles ils n’adhèrent plus : « À la guerre, au moins, ils étaient des héros, blindés de principes et de munitions. À la guerre, ils maîtrisaient la situation. Ils décidaient eux-mêmes qui devait mourir et qui ils autoriseraient à ramper vers les broussailles en gémissant. À la guerre, c’est presque contractuel : je te sauve d’une mort certaine et tu fais pareil pour moi. Dans le civil, la menace directe à nos vies est absente. Chacun est responsable de ses choix et de leurs conséquences. »

Si vous le voulez bien, j’aimerais aborder la guerre en Ukraine. D’autant que vous êtes franco-kazakhe. Cette question de l’Ukraine qui pourrait être russe n’est pas anodine. Qu’en dites-vous ? Vous sentez-vous appartenir au monde russe ? Les gens de ce pays sont-ils nourris de littérature et philosophie russes ? Y a-t-il une singularité ukrainienne ? J’aimerais pour nos lecteurs rappeler toutefois que Kiev fut capitale de l’Empire russe…

Bien sûr, la singularité ukrainienne existe bel et bien ! En tant que locutrice « native » du russe, je trouve la langue ukrainienne mélodieuse et douce mais n’en comprends réellement qu’environ 40%.

L’Ukraine et le Kazakhstan font face aux mêmes problématiques : une identité culturelle forte peut-elle être un obstacle ou une source de force face à l’influence étrangère ? Quelle quantité de territoire et de population peut être considérée comme un sacrifice acceptable pour assurer la continuité d’une nation ? Comment transformer le contact inévitable avec Autrui en une expérience de progrès enrichissante, plutôt qu’une source de conflit et de destruction ?

La culture russe est magnifique, ce qui la rend encore plus redoutable en tant qu’instrument de soft power et de colonisation. Je suis une grande admiratrice de Bounine et de Tchekhov, mais aussi des écrivains kazakhs dont les livres étaient censurés en Union soviétique, tels que Az i Ya d’Oljas Suleimenov, qui a documenté l’influence de la culture et de la langue turques sur la Russie médiévale. Dans mon école « Léon Tolstoï », la salle de classe était ornée d’une grande bannière avec une citation proclamant : « Tu es mon seul soutien et mon refuge, ô grande, puissante, authentique et libre langue russe ! » Tous mes camarades de classe, qu’ils soient kazakhs, ouïghours, juifs, coréens ou ukrainiens, devaient mémoriser la fin de cette citation – « On ne peut pas croire qu’une telle langue n’ait pas été donnée à un grand peuple ! » En comparaison, les leçons de langue kazakhe dispensées dans la même salle de classe étaient un cirque sans nom, où nous chahutions et moquions l’enseignant sans aucune conséquence disciplinaire.

Mes deux grand-mères avaient été éduquées en langue arabe ; elles sont devenues illettrées lorsque l’Union Soviétique a imposé le passage à l’alphabet latin en 1929, puis au cyrillique en 1939. C’est pourquoi, lorsque j’étais Conseiller de l’UNESCO en Communication et Information, et que j’ai soutenu les institutions académiques et informatiques en Mongolie dans la revitalisation et la numérisation de l’écriture mongole vieille de 800 ans, je leur ai conseillé de procéder avec prudence et progressivement.

Aujourd’hui, les Ukrainiens démolissent des monuments à la gloire de la culture russe et du passé soviétique, renomment les rues et interdisent l’Église orthodoxe russe. Récemment, l’Institut ukrainien de la mémoire nationale a qualifié Mikhaïl Boulgakov, l’auteur du Maître et Marguerite, d’« ukrainophobe » ! Bien que ce contre-coup soit compréhensible, en quoi est-il opportun, compte tenu de la situation actuelle de l’Ukraine ?

Comparez-le aux compromis raisonnables que le Kazakhstan a faits pour garder l’ours russe à distance. La Constitution a fait du kazakh la langue officielle du pays et a désigné le russe comme langue de communication interethnique, précisant qu’« elle est utilisée officiellement sur un pied d’égalité avec la langue officielle ». Cela a été fait autant par amour pour Dostoïevski que par nécessité d’accommoder près de 3 millions de Kazakhstanais d’origine russe.

La doctrine de Poutine sur le « Monde russe » appelle à l’unification de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine, ainsi qu’à un retour d’influence dans les pays ayant une diaspora russe, ce qui représenterait environ 150 millions de personnes. Pour tempérer le « Monde russe », le premier Président kazakh, Noursoultan Nazarbaïev, avait ravivé le concept géopolitique d’Eurasie et poussé à la création de l’Organisation de Coopération de Shanghai, l’OCS, avec la Chine et la Russie en son sein, couvrant ainsi les 2/3 de la population et du territoire du continent. Depuis lors, l’attention diplomatique de la Russie s’est tournée vers les BRICS. Le Kazakhstan a demandé son adhésion aux BRICS en 2023 tout en restant actif au sein de l’OCS. La stratégie de containment pacifique de la Russie et de la Chine est clairement la plus efficace.

Vous vivez aujourd’hui en Californie où vous êtes scénariste à Hollywood. Aussi, vous suivez la guerre au quotidien. Diriez-vous que le traitement de l’information est comparable dans nos différents pays, ou que les médias français sont plus manichéens qu’ailleurs ?

Je suis le président Zelenskyy, la Direction du Renseignement et le Ministère des Affaires étrangères de l’Ukraine sur Telegram, puis j’ouvre LCI et j’entends en écho les mêmes éléments de langage en français. Les experts ukrainiens invités sur les chaînes de télévision françaises ne s’attachent pas à promouvoir un débat constructif, fournir une analyse critique ou aider le public français à comprendre la situation sur le terrain. Leur mission est bien de vendre l’interprétation de la réalité par Zelenskyy et de façonner la perception publique en sa faveur. Bien sûr, les « experts » russes feraient de même, mais alors pourquoi ne pas inviter les deux côtés et les faire débattre ? À tout le moins, cela serait divertissant.

Peu de choses ont changé depuis que j’ai écrit dans Choc : « Les journalistes ne pouvaient ni ne voulaient creuser dans le linge sale bosniaque. Le politiquement correct interdisait les interviews des « criminels de guerre ». Alors, pour éclaircir la situation sur le terrain, il n’y avait d’autre option que de s’adresser à un sénateur à Washington. Le pire c’est que le public en France gobait son opinion la bouche grande-ouverte. »

Aux États-Unis, de nombreuses voix médiatiques dissonantes, tant conservatrices que progressistes, se font entendre avec force au-delà de la presse mainstream : Carson Tucker, Candace Owens et Ben Shapiro, Andrew Tate, Nick Fuentes et le rabbin Shmuley sur X, Telegram et TikTok. La congressiste Ilhan Omar, une Somali-Américaine au caractère bien trempé et au hijab élégant, interroge la présidente de Columbia d’origine Égyptienne, ancienne employée de la Banque mondiale et du FMI, ainsi que la protégée de Bill Gates, Minouche Shafik, au sujet de sa décision d’appeler la NYPD à disperser sans ménagement des manifestations étudiantes pacifiques.

Les médias français suivent toujours l’exemple américain, avec un certain retard. J’espère que ce changement se produira plus promptement cette fois-ci.

Mettons les pieds dans le plat, si vous le voulez bien : est-ce que Vladimir Poutine est coupable selon vous ? Quel rôle États-Unis ont-ils joué dans cette invasion de l’Ukraine par l’armée russe ? Croyez-vous qu’il a été poussé à la guerre, comme certains le prétendent ?

L’interview de Poutine par Carson Tucker, où le Président russe a prétendu être blessé par le refus de l’Occident d’accueillir une Russie naïve et innocente dans le club des nations occidentales, était une performance digne d’un Oscar. La vérité est que pendant que le pauvre Volodya se faisait duper par un président américain après l’autre, il consolidait aussi son complexe militaro-industriel. N’oublions pas que Poutine a été témoin de l’effondrement de l’Union soviétique en raison de la course aux armements et du fiasco en Afghanistan, et qu’il en a tiré des leçons. Il n’aurait pas envahi l’Ukraine sans savoir que la Russie serait capable de soutenir cette nouvelle course aux armements avec l’OTAN, voire de la remporter. Qui sait, peut-être joue-t-il actuellement une course aux armements à l’envers, comme une revanche de la Guerre froide.

Poutine se compare régulièrement à Pierre le Grand qui « avait ouvert une fenêtre sur l’Europe » et à Vassili III, « Le Rassembleur des Terres Russes ». Il a démissionné du KGB et entamé sa carrière politique l’année où l’Union soviétique s’est disloquée et est au pouvoir depuis 23 ans maintenant. Sa mémoire institutionnelle et son expérience en tant que chef d’État sont inégalées à ce stade. Hors de la zone de couverture de la BBC et de CNN, tout le monde le comprend et suit l’axiome de Sun Tzu : « Si vous restez assez longtemps au bord de la rivière, le cadavre de votre ennemi flottera devant vous ».

La Russie de Poutine excelle dans les guerres d’expansion locales. Il a pacifié la Tchétchénie en soutenant le clan Kadyrov. En 2008, il a envahi la Géorgie et annexé l’Ossétie du Sud. En 2014, il a annexé la Crimée et a eu besoin d’un prétexte pour étendre son emprise en Ukraine. En 2022, le président Zelenskyy lui a donné ce prétexte en appelant les puissances occidentales à mettre en œuvre un calendrier clair pour l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.

Pour les Occidentaux, Poutine est désormais l’axe du mal. Cela se renverse lorsqu’on prend le point de vue des médias russes. Actuellement, Poutine demande de l’aide à la Chine. Ce nouvel axe du mal, de notre point de vue, peut-il préfigurer une recomposition des forces et un nouvel ordre géopolitique ? Ne pourrait-on pas supposer que les États-Unis soient une puissance déclinante, très divisée, endettée, ultra-violente etc. ? Existera-t-il une Europe de la défense qui puisse compenser le refus américain désormais de nous protéger de l’ours russe ?

Laissez-moi répondre à votre question par une autre question : Une Europe de la défense, est-ce une idée qui vaille la peine de mourir pour elle ?

Dans Choc, François analyse son passé dans l’armée française : « Le meurtre exigeait des ressources humaines, de la recherche et développement et le matos dernier cri. Le meurtre devait s’accomplir selon des règles. Ces règles n’avaient que peu en commun avec la logique humaine, mais elles étaient aussi fondamentales que les règles de l’orthographe. On les avait préparés au meurtre, comme à une dictée d’examen. Ils n’avaient pas besoin de penser à ce qu’il fallait écrire. On les évaluait à la beauté de leurs cursives et à la correction syntaxique. En calculant cosinus d’angle et distance réelle de tir, derrière leurs carnets de portée, leurs croquis de terrain, ils ne voyaient plus l’ennemi en face, mais acquerraient une cible. Ils n’étaient censés ni jouir ni profiter du meurtre. Ils étaient sans identité. À Margival, François considérait ça super-cool. Maintenant, plus tellement. Ces dernières années, il raisonnait comme les combattants en claquettes : on a un potager et un temple et on les défend. Quels étaient les objectifs de la Grande Muette ? Ni potager ni temple ! »

En tant que descendante d’une horde nomade, j’ajouterais également : « Ni leader » à cette liste. Pour citer le Cambridge Medieval History, « Avec un Khan énergique à leur tête, qui les organisa sur des lignes militaires, une horde se transforma en une armée incomparable, contrainte par l’instinct de conservation de rester unie au milieu de la population hostile qu’elle subjugua ; car aussi superflu qu’un gouvernement central puisse être dans la steppe, il est d’une importance vitale pour une horde nomade conquérante en dehors de celle-ci. »

En se concentrant excessivement sur Poutine, les médias détournent l’attention du manque de leadership en Occident. Dans Greatland, Clerk affirme : « Un ennemi commun est le meilleur moyen de rallier les gens derrière leur gouvernement ». De la même manière que l’élite européenne utilise Poutine comme un épouvantail pour dominer sa propre population, la machine de propagande du Kremlin dépeint un Occident fachistoïde, dégénéré et corrompu, déterminé à anéantir une Russie vertueuse. La réélection récente de Poutine avec 88 % des voix souligne le succès de cet endoctrinement. Une fois achevée l’ »Opération Militaire Spéciale » en Ukraine, il pourrait porter son attention sur l’Abkhazie en Géorgie ou la Transnistrie en Moldavie, car la Présidente moldave Maia Sandu semble être disposée à suivre les traces de Zelenskyy. En revanche, au vu du poids que fait déjà peser l’effort de guerre en Ukraine sur les finances et la société russes, Poutine n’aurait sans doute ni la capacité, ni l’intérêt stratégique de s’en prendre à la France ou à l’Allemagne dans un avenir proche.

Ceci étant dit, je suis d’accord avec vous sur le fait que les signes d’un monde multipolaire sont omniprésents. Le système de Bretton Woods est sapé par la politique des sanctions économiques. La Russie a été contrainte de se détourner du dollar pour ses transactions commerciales externes et d’utiliser le rouble pour 40 % des échanges et les devises des « pays amis » à hauteur de 30 %. La menace des États-Unis de renforcer les sanctions contre la Chine est une autre étape dans cette direction.

Le Sud global se rassemble en développant des coopérations multilatérales en dehors du cadre occidental : les BRICS se renforcent en tant qu’alternative au G7, avec de nouveaux pays qui les rejoignent. Et nous parlons de pays qui entretiennent des relations parfois hostiles entre eux, tels que l’Inde et le Pakistan, l’Arabie saoudite et l’Iran.

L’Afrique continue de se rapprocher de la Chine et de la Russie. J’ai assisté au premier Sommet de Coopération Sino-Africaine à Beijing en 2006, et j’ai été témoin des efforts du président égyptien Hosni Moubarak pour inclure l’Égypte et le Maghreb dans les projets de développement chinois en Afrique. L’attrait du Fonds de développement Chine-Afrique était si fort que des pays comme le Sénégal avaient alors abandonné leur position sur Taïwan pour adhérer au principe d’ »Une Seule Chine ». Le Sommet Russie-Afrique de 2023 a propulsé le président burkinabé Traoré au rang de star de la nouvelle génération de dirigeants noirs, tandis que la République Centrafricaine a décerné les plus grands honneurs nationaux aux mercenaires du groupe russe Wagner.

Dire à ces pays que la Russie et la Chine sont le nouvel Axe du Mal tombe dans l’oreille de sourds. L’Occident a perdu son pouvoir prescriptif. Le monde n’est certainement plus unipolaire. Cependant, la division actuelle ne signifie pas l’avènement d’un nouvel ordre géopolitique. Nous entrons dans la phase du jeu où chaque camp tente de garder son sang-froid et d’afficher un visage impassible.

Les incendies au silo de céréales de la SICA Atlantique, le plus grand grenier français, pendant la crise des céréales en Ukraine, faisaient-ils partie des mouvements de ce jeu ? Et les explosions sous-marines sur les gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2 ? Les explosions et l’incendie dans une usine de Détroit qui ont envoyé des débris voler jusqu’à un mile de distance ? Et que dire de l’effondrement du pont de Baltimore ? Des attaques des Houthis en mer Rouge ?

La partie pourrait prendre fin de manière inattendue pour la plupart d’entre nous, car nous ne sommes pas conscients de tout ce qui se trame en coulisses.

Vous n’êtes pas sans ignorer, bien sûr, que le président Macron envisage « d’envoyer des mecs à Odessa », comme il l’a déclaré. Est-ce que ce serait une « connerie », pour employer une expression bien française, d’aller provoquer ainsi Poutine, ou croyez-vous que c’est une solution. En mettant des troupes à la frontières, le président Macron obligerait peut-être Poutine à reculer, en lui faisant craindre « l’accident piéton » ? Quel est votre éclairage sur le sujet ?

Quelle est l’importance stratégique d’Odessa pour la France ? Y a-t-il des activités louches en cours à Odessa qui bénéficient à des entités françaises ? Il y a déjà des mercenaires et des conseillers français sur le terrain. Le ministère russe de la Défense a recensé 13 387 mercenaires étrangers combattant pour l’Ukraine, dont 5 962 ont été « liquidés ».

Malgré chaque nouveau type de wunderwaffe et de stratégie en Ukraine – Himars, Abrams, ATACMS, Césars, une contre-offensive très médiatisée, des bombardements sur les territoires russes et des actes terroristes – l’ »Opération Militaire Spéciale » n’a pas été stoppée. Même si la France entrait en guerre avec la Russie, cela ferait peu de différence sur le terrain. Les Rafales seraient abattus ; l’OTAN refuserait de s’engager ; l’opinion publique en France serait contre. Nos cœurs saignent pour l’Ukraine, mais ils saignent pour les hommes ukrainiens ordinaires envoyés au front contre leur gré et mourant dans une guerre déjà perdue. Un homme politique européen qui défendrait le sauvetage de ces hommes d’une mort insensée gagnerait les cœurs et les esprits des deux côtés de l’Oural. Malheureusement, plaider pour la paix en Ukraine exige plus de courage et de clairvoyance que de fanfaronner sur l’envoi de troupes.

Macron s’attaque à la mauvaise cible. La tragédie palestinienne en cours déclenche un changement culturel majeur et une crise de légitimité aux États-Unis et en Europe. Les manifestations étudiantes, le drame d’un soldat américain en service actif qui s’immole par le feu, le boycott des produits israéliens sont autant de signes d’une fatigue de guerre et de la volonté de construire un monde plus juste. « Regardez, est-ce que ce monde est sérieux, où les faibles oppriment les forts ? Où le pouvoir est aux mains de gros vieux que, moi, je peux écraser d’un doigt, mais ce sont eux qui m’écrasent ? » (Choc)

Observez comment Scholz et Blinken ont été accueillis en Chine en avril – par des fonctionnaires de bas niveau, sans tapis rouge. Ce détail protocolaire, dans le contexte oriental, est un signe d’humiliation totale. David Cameron a été mis à l’écart lors de sa tournée en Asie centrale, certains présidents le snobant ouvertement. Lorsque Cameron tentait par habitude d’évoquer la liberté de la presse en Asie centrale, il se faisait rappeler le traitement réservé par le Royaume-Uni à Julian Assange. Le Grand Jeu est-il terminé ? Macron devrait en être conscient, grâce, je l’espère, aux personnes de son entourage qui tiennent encore au prestige de la France.

Propos recueillis par Marc Alpozzo
Philosophie et essayiste, auteur de Galaxie Houellebecq (et autres étoiles). Éloge de l’exercice littéraire, Éditions Ovadia, 2024 et co-auteur de L’humain au centre du monde. Pour un humanisme des temps présents et à venir, Les éditions du Cerf, 2024.