Sous la petite fille la mère ?
par Jean-Michel Devésa[1]
Au début de La Petite Fille qui regardait le Bosphore (Le Four banal, 2021), Pierre March observe que « [d]epuis Shakespeare on n’a plus guère écrit d’histoire d’amour qui mériterait d’être lue ». Lui raconte la sienne ou plutôt il en témoigne. Par fidélité à celle avec laquelle il a partagé un « amour fou », littéralement infini, puisqu’aujourd’hui encore le narrateur est en proie à la passion éprouvée à l’endroit de Marine (Gilla), pourtant disparue un sinistre 20 août 1995 et reposant depuis dans le « cimetière paisible d’Arnavütkoy ».
Pour ma part, lisant La Petite Fille qui regardait le Bosphore, j’ai souvent levé les yeux au ciel (en aucune façon par désintérêt ! mais parce qu’on ne lit bien un texte qu’en s’en détachant de temps à autre pour s’abandonner à la rêverie et à la réflexion, Roland Barthes n’a pas été le dernier à nous le rappeler et à nous l’enseigner !), j’ai donc fréquemment regardé en moi, tout en suivant Hugo et la lumineuse Marine (une Lucie de l’entre-deux mondes, à la charnière de l’Europe et de l’Asie, là où dans nos mémoires et nos bibliothèques retentissent toujours les clameurs des armées de Darius, brille le sombre éclat des palais de la Sublime Porte, resplendissent tirées de leurs fourreaux les lames des janissaires et bruissent les désirs chuchotés derrière les façades en bois des yalis, ces somptueuses demeures ottomanes à l’élégance des courtisanes de haut vol. J’avais comme réminiscences Racine, Bajazet et les représentations convenues parce qu’exotiques du sérail, et plusieurs plans du film L’Immortelle d’Alain Robbe-Grillet.
En vérité, ce livre n’est pas un roman, et tout juste un journal même s’il en emprunte la démarche dans l’exposé du déroulement des faits, il est avant tout un tombeau, le cénotaphe érigé à la gloire de la femme « pure » aimée et aimante, comme s’il s’agissait pour Pierre March de s’acquitter avec de l’encre et des phrases de la dette terrible contractée à son égard, pas seulement pour le bonheur reçue d’elle, mais hélas parce qu’il a été impossible de la retenir de ce côté-ci du monde, parmi nous, pauvres vivants, et qu’épuisée elle a préféré rejoindre les âmes errantes au nombre desquelles en son for intérieur elle se comptait.
C’est ainsi que j’ai lu cette Petite Fille, en en tournant précautionneusement les pages, de crainte de perturber la paix dans laquelle repose Marianne.
D’autres lecteurs entreront par d’autres biais dans ce texte qui d’ailleurs me paraît à contre-courant de l’atmosphère dans laquelle nous baignons concernant l’intimité des sujets que nous sommes et les voies d’accès que nous empruntons, les uns et les autres, pour nous soustraire (dans l’ordre du symbolique et de l’imaginaire) avec la petite mort à l’emprise de la camarde et échapper à la finitude dans l’instant fugitif du jouir. Il est certain qu’on relèvera que cette histoire, qui a aligné des « jeux troubles et pervers », n’a rien d’un conte rose et qu’elle n’est pas bonne à circuler dans toutes les mains. Si à la charnière du XXe et du XXIe siècles des confessions de ce type ont obtenu plus qu’un succès d’estime, aujourd’hui le vent puritain qui souffle des rivages d’Amérique va probablement inciter la critique à conserver le silence sur cet ouvrage. Je souligne donc le courage de son auteur, celui d’être prêt soit à affronter les horions et l’indignation des nouveaux moralistes soit à souffrir une invisibilité qui a valeur d’antichambre du pilon. Et ce, parce que l’univers dans lequel évoluent les protagonistes de La Petite Fille qui regardait le Bosphore est celui de ce que, dans les media et sur les réseaux sociaux, et maintenant dans la société tout entière, il est convenu d’appeler le bdsm (pour « bondage / domination / sado-masochisme »)…
Sous ses codes et ses conventions, fourmille une multitude de pratiques et d’habitudes que les adeptes ont tendance à penser pour eux-mêmes et à présenter aux autres comme exprimant la quintessence de leur orientation sexuelle et de la « culture » que lui prête leur communauté, alors que, naturellement, en matière de sexualité humaine, entre partenaires majeurs et consentants, chaque relation se fantasme, se parle, se noue, et « s’expérience » de manière singulière. Or il n’est pas impossible que le mérite de ces rites (susceptibles de choquer et d’effrayer, voire de dégoûter) est de laisser affleurer ce qui se joue vraiment dans l’amour et le sexe (quand des individus s’y livrent et s’y risquent, c’est-à-dire fréquemment, et depuis la nuit des temps, et indépendamment de l’économie libidinale qui est la leur), en l’occurrence l’illusion névrotique d’un retour vers à la mère, d’un retour à la mère, avec laquelle en son ventre la « communion » était totale, avec qui à la naissance et durant quelques semaines de plus on ne faisait (croyait-on) qu’une entité organique et psychique.
L’ordre moral, non plus bourgeois, mais petit-bourgeois et postmoderne, demeure rétif, sinon hostile, à l’expression et à l’épanouissement des minorités sexuelles, et notamment de celles dont les pratiques interrogent frontalement, en les mettant en scène, parfois jusqu’au kitsch, les enjeux de pouvoir qu’aucune sexualité ne peut évacuer[2].
Les travaux et les analyses de Maurice Blanchot (Lautréamont et Sade), de Georges Bataille (L’Érotisme) et de Gilles Deleuze (Présentation de Sacher-Masoch), pour ne citer qu’eux, constituent une somme d’outils conceptuels, de réflexions théoriques et critiques, et d’observations, qui permet de mieux cerner ces perversions que sont le sadisme et le masochisme.
Dans cette perspective, il est indispensable d’être prudent d’autant que l’air du temps est à l’amalgame et au semblant, et que l’emploi de catégories descriptives, comme « le BDSM », « le SM » (pour « le Sado-Masochisme ») et la relation « D/s » (pour « la relation Domination/soumission »), accrédite l’idée d’une même économie psychique, aux versants sadique et masochiste « complémentaires ». Toutefois, les pratiques sexuelles supposées fédérées et regroupées sous ses dénominations n’ont peut-être en commun qu’un certain fétichisme et un indéniable rapport (symbolique ou pas) à la violence et à l’humiliation. Il serait par conséquent réducteur, pour les analyser, de recourir à une hypothétique « unité sado-masochiste[3] » si elles relevaient de « régimes » et de « fonctionnements » distincts. Jeanne de Berg (Catherine Robbe-Grillet) est sans aucun doute mieux inspirée en soulignant sobrement le lien de cette sexualité avec Thanatos, la pulsion de mort[4].
C’est en me fondant sur ces thèses que je me suis penché sur La Petite Fille qui regardait le Bosphore, persuadé que cette sexualité, chaque fois qu’entre adultes elle « met en théâtre » un rapport de domination, mobilise des stéréotypes qui occultent les plaies de sujets qui, pour les panser, ou du moins pour s’en accommoder, rejouent les conflits qui les ont modelés, façonnés, pétris, et qui ont présidé à leur structuration psychique.
C’est une liaison de ce genre, « pas commune », qui a bouleversé les existences de Marine et de Hugo (Pierre) et transfiguré leur quotidien bien qu’en les condamnant les deux à des « amours clandestines ». Sa relation (précise et claire sous la plume de Pierre March) enseigne beaucoup quant à ce qui trame nos attractions et nos engouements, même pour celles et ceux d’entre nous dont les modalités par lesquelles ils atteignent à la plénitude de l’extase sont à mille lieux de celles par lesquelles de concert vibraient Marine et Hugo. J’en viens par conséquent à formuler des vœux, sincères, pour que La Petite Fille qui regardait le Bosphore trouve son public, un public tolérant, intelligent et fin, à l’écoute de tous et de chacun, aimant la littérature laquelle procède de ces opérations mystérieuses de l’esprit qui du vil métal et des maux produisent des perles et des joyaux.
[1] Professeur des universités, écrivain.
[2] Se reporter à Benno Rosenberg, Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie, Paris, P.U.F., Coll. « Monographies de psychanalyse », 1999, p. 137 : « […] Freud ajoute quelques lignes plus loin « qu’une certaine adjonction de ces deux aspirations [le sadisme et le masochisme] entre dans la relation sexuelle normale… », ce qui veut dire qu’à ses yeux, il y avait une dimension sadique-masochique de toute sexualité en tant que telle, et à partir de là, dans toute pathologie. »
[3] Se reporter à Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, (1967), Paris, Minuit, 2004, p. 37 : « Quand on mélange sadisme et masochisme, c’est qu’on a commencé par abstraire deux entités, le sadique indépendamment de son monde, le masochiste indépendamment du sien, et l’on trouve tout simple que ces deux abstractions s’arrangent ensemble, une fois qu’on les a privées de leur Umwelt, de leur chair et de leur sang. »
[4] Jeanne de Berg, Le Petit Carnet perdu, Paris, Fayard, 2007, p. 12-13 : « […] le sadomasochisme relève d’une certaine idée de l’érotisme qui joue quelquefois avec la mort et ses visages ; il s’en approche, fasciné, mais ne pénètre jamais dans son domaine. »