La petite fille qui regardait le Bosphore, une histoire de Minitel rose
Au début des nineties, une décennie avant Internet, le Minitel a permis à des milliers de personnes d’assouvir des fantasmes inavouables. Ex-directeur commercial devenu son propre éditeur, Pierre March revient sur la douloureuse histoire de Marine, jeune chercheuse en génétique, rencontrée via un 3615, et qu’il initie au sadomasochisme. Ayant défini le cadre d’une relation maître-esclave, les deux protagonistes, en couple dans la vie « réelle », se retrouvent dans divers hôtels, et s’adonnent à des pratiques de domination, avant de s’éprendre l’un de l’autre… Par Étienne Ruhaud.
Lui se fait appeler « Hugo Boss ». Elle, a choisi pour pseudo, « Marine ». Lui est directeur commercial, donc, et vit avec une femme à Montpellier. Marine est scientifique, mariée à un homme qu’elle n’aime pas, mère de deux enfants, et vit à Saint-Quentin-en-Yvelines. Elle se nomme en fait Gila, est issue de la communauté juive stambouliote, milieu traditionnel, rigoriste. Hugo et Marine se croisent via le Minitel rose, puis ont des rapports à l’hôtel, lors de déplacements professionnels.
Dominant, Hugo Boss, soit Pierre March lui-même, donne des consignes à Marine, qui dès lors se doit de les suivre à la lettre. Les sévices vont crescendo, de la pince à linge sur les tétons à la brûlure, en passant par l’expérience échangiste. Progressivement, toutefois, Hugo (Pierre) et Marine (Gila) deviennent amoureux, jusqu’à envisager une vie en commun. Fragile, complexée, Marine doit cependant divorcer de son futur ex, comme elle l’appelle, et c’est le drame. Le récit s’achève par la description du suicide. Soumise à une pression trop intense, à un époux procédurier, Marine fait un choix ultime en se donnant la mort.
Voici le pitch, le synopsis. Vingt-cinq ans après les faits ; Pierre March (Hugo) décide de revenir sur les lieux, de se souvenir. Relativement court, intense, le livre n’est pas un roman, une œuvre de fiction, mais bel et bien un récit mêlant extraits de correspondance (entre les deux protagonistes), dialogues sur le réseau, et fragments d’un journal reconstitué : celui des différents moments passés ensemble, lorsque Marine et Hugo se voient, font l’amour, qu’Hugo martyrise délibérément Marine, qui y prend plaisir.
Un ouvrage sincère
Sans doute faut-il du courage pour ainsi se livrer. Car, nous l’avons dit, il s’agit bien là d’histoire vécue. Et le ton employé est extrêmement vrai. Daté, chaque petit chapitre décrit par le menu, avec une précision toute clinique, les ébats des protagonistes. Âmes sensibles, s’abstenir ! « Je passai ma rage de te posséder en maltraitant tes seins. Allongée sur le dos je te chevauchais (…) Mes mains caressaient, giflaient, pressaient, pinçaient ces deux seins à la peau blanche, aux aréoles tendres et roses. Ils vivaient sous mes doigts musclés et brutaux » (p. 69).
Pareille cruauté n’implique aucune vulgarité. Marine/Gila, devenue esclave après une longue « initiation » (car tout est codé, fléché), envoie des lettres passionnées au Maître, qui n’a rien d’un pornographe. Chacun se vouvoie, respectant ainsi un protocole implicite.
Et peu à peu, donc, sans qu’on comprenne précisément pourquoi, Maître et Esclave, censés simplement s’adonner au rite sadomasochiste, finissent par s’aimer. Épris, Hugo/Pierre et Marine/Gila cèdent, après de longues heures de pure torture consentie, et où toute forme d’épanchement est interdite. Le ton des lettres, du journal tenu par Pierre, se fait ainsi lyrique. Prohibée au début, cette « dépendance qui naissait entre nous » (p. 119) devient un sentiment fort, impétueux. Refusant pourtant tout lien profond, le narrateur finit par rendre les armes, ce qui précipite la catastrophe, soit la disparition volontaire de Marine, évoquée plus haut.
Un texte littéraire ET documentaire
Le livre à proprement parler s’ouvre par le pèlerinage d’Hugo Boss/Pierre, se recueillant sur la tombe de Marine/Gila à Istanbul, en face du Bosphore. La scène est touchante, poétique même. Hugo/Pierre s’adresse directement à Marine, désormais décédée, et redevenue à jamais Gila : « Tu es loin de l’entrée, tout au bout de deux longues allées paisibles, bordées d’eucalyptus déjà bien vieux. Tout en marchant, je laissai errer mon regard sur cet univers de caveaux, de marbre blanc… » (p. 24).
On songe ici à l’Aziyadé de Pierre Loti, lorsque le narrateur, là aussi, se rend sur la sépulture de la femme aimée, morte si jeune… Par ailleurs, le récit est tissé de références érudites. Pierre/Hugo se sent ainsi tel Icare (p. 123), et plusieurs figures classiques, à l’instar de Musset, sont convoquées au fil des pages. Il ne s’agit donc nullement d’un simple livre cochon, d’un étalage de perversions. Nous sommes bel et bien dans la « cérébralité », la littérature, pour reprendre les termes de l’écrivain (p. 76).
Si sincère soit-il, si romantique, même, le livre a aussi valeur documentaire, comme le révèle la préface, soit cet entretien avec Maîtresse Françoise, animatrice du site de Minitel rose sur laquelle Hugo et Marine se rencontrent, au milieu des années 90, donc. On ne peut parler d’essai, puisqu’il ne s’agit pas d’une réflexion abstraite, certes, mais bien plutôt d’un témoignage.
D’où l’intérêt même de La petite fille qui regardait le Bosphore. Beaucoup se reconnaîtront dans cette catharsis. Et plus encore aujourd’hui, à l’heure où de médiocres récits (Cinquante Nuances de Grey, notamment) font florès. Retenons donc ce récit, paru aux toutes jeunes éditions « Four banal » (soit celles de Pierre March lui-même), et qui rappellera à beaucoup les belles heures du 3615 !