Francis Grembert : un chagrin sous l’écorce, Prix Cazes 2025
En couronnant Les Deux Tilleuls de Francis Grembert pour son 89e anniversaire, le Prix Cazes 2025 honore une œuvre grave, douce et nue. Ce récit pudique sur la perte d’un petit frère, mêlant mémoire rurale et douleur silencieuse, s’impose à rebours des modes comme un bijou d’écriture retenue. Loin des brouhahas littéraires, il murmure, touche et résiste. Un hommage bouleversant au lien fraternel, et un manifeste discret pour une littérature du peu qui dit tout. Par Yves-Alexandre Julien.
Il faut du courage, aujourd’hui, pour écrire un livre aussi silencieux. Et davantage encore pour le distinguer d’un prix. Les Deux Tilleuls de Francis Grembert ne fait pas de bruit. Il n’en a pas besoin. En 112 pages, l’auteur y évoque la mort accidentelle de son petit frère, survenue alors qu’il n’avait que sept ans. Pas d’analyse psychologique, pas de pathos, pas de grands effets.
À la place : le ressassement d’une phrase d’enfance, la mémoire d’un arbre, la survivance d’un lien qui, cinquante ans plus tard, n’a pas fléchi. Le récit, tout entier écrit à hauteur d’enfant, adopte le tempo des battements de cœur — irréguliers, profonds, presque inaudibles, mais vitaux.
Le style, aussi net qu’un bois lisse, surprend par son refus de séduire. Il évoque la langue claire de Bobin, la densité du silence chez Jaccottet, la tendresse rugueuse de Marie-Hélène Lafon. Dans une époque littéraire en quête constante de visibilité, Francis Grembert creuse un sillon discret, rural, fraternel. Il ne cherche pas à guérir ni à sublimer la douleur : il la partage, comme on tend une main sans mots.
Le plus bouleversant, sans doute, est ce que le livre ne dit pas. Il ne parle pas de l’après. Il ne disserte pas sur le deuil. Il ne commente pas. Il convoque. Il fait tenir dans quelques pages l’expérience la plus bouleversante qu’un être humain puisse traverser : perdre un frère — et survivre à l’absence. Il n’y a pas de message, pas de morale, pas de posture. Juste une fidélité. Le livre tient debout par sa fidélité.
À ce titre, Les Deux Tilleuls entre en résonance avec une autre littérature, plus souterraine : celle qui refuse la spectacularisation, le commentaire à chaud, la complaisance. Il redonne sa place au peu, au ténu, au fragment. En cela, il est un acte de résistance littéraire. Un contre-pied au flux numérique, un refus des récits prémâchés. Et c’est précisément pour cela qu’il touche.
Le Prix Cazes, une fidélité à l’écriture de l’intime
Que le Prix Cazes 2025 ait choisi de distinguer un tel texte n’est pas anodin. Créé en 1935 par Marcellin Cazes, fondateur de la Brasserie Lipp, ce prix littéraire singulier fête cette année son 89e anniversaire. Il récompense un roman, une biographie, des mémoires ou un recueil de nouvelles, dans un esprit de fidélité à la littérature de transmission, à la culture partagée et à l’écriture de l’intime.
Le jury, composé de onze personnalités aux sensibilités variées — parmi lesquelles Léa Santamaria (présidente), Claude Guittard (secrétaire général), Mohammed Aïssaoui, Christine Jordis, Nicolas d’Estienne d’Orves, ou encore Gérard de Cortanze — a choisi de distinguer Les Deux Tilleuls parmi une sélection exigeante.
Cette année étaient également en lice : Rien n’est plus grand que la mère des hommes de Diana Filippova (Albin Michel), Un perdant magnifique de Florence Seyvos (L’Olivier), La loi du moins fort de David Ducreux Sincey (Gallimard), Un coup de pied dans la poussière de Baptiste Fillon (Le Bruit du Monde) et Malestroit de Jean de Saint-Chéron (Grasset). Une constellation de livres forts, dont celui de Grembert, par son minimalisme même, a su tirer une force paradoxale.
Le tilleul comme totem, le frère comme trace, le temps comme matière mémorielle
« Je n’ai pas besoin de penser à toi » : cette phrase, répétée comme une comptine rituelle, irrigue le récit. C’est le talisman de l’enfant endeuillé qui refuse que l’oubli ait le dernier mot. Le tilleul, cet arbre de cour d’école planté le jour du drame, devient alors le centre symbolique de la mémoire : enraciné, silencieux, survivant. C’est à la fois le tombeau et le sanctuaire du lien perdu. Loin de toute affectation lyrique, Francis Grembert touche à l’universel par la précision du détail. Il écrit comme on taille dans le vif, sans bavure, sans décor.
Cette manière de faire parler la nature, sans animisme ni mièvrerie, évoque parfois Julien Gracq ou Pierre Michon dans leurs récits de terroir habités par le deuil et le sacré. Grembert, lui, y ajoute une tonalité d’enfance, une fragilité assumée, qui confère à son livre une humanité poignante. Ce n’est pas un tombeau littéraire : c’est une veillée. Une fraternité d’ombre et de lumière.
À l’inverse d’une société contemporaine obsédée par l’instantanéité, Les Deux Tilleuls se construit sur une autre logique temporelle. « Écrire, c’est essayer de trouver un autre temps », affirme Grembert. Le deuil, ici, ne s’inscrit pas dans un processus linéaire de guérison. Il est un tissage patient entre l’enfance et l’âge adulte, entre l’immédiateté du traumatisme et la lente remontée du souvenir. Le livre est né sur le temps long, au fil de décennies de maturation intérieure. Il n’est ni une confession ni une catharsis, mais une sorte de veille fraternelle, où l’auteur se fait « gardien du souvenir ».
Ce mystère du temps retrouvé résonne avec les textes de Proust, bien sûr, mais aussi avec les méditations de Pierre Bergounioux ou les proses silencieuses de Marie-Hélène Lafon. Chez Grembert, la ruralité n’est pas un décor. Elle est matrice, espace mental, lieu de l’empreinte. La nature ne console pas, mais elle témoigne. Elle accueille la mémoire comme elle accueille la lumière. Le titre lui-même, Les Deux Tilleuls, condense cette fusion entre le végétal et l’humain, entre le paysage et la perte.
Une écriture de l’épure et de l’essentiel
Le premier vertige de ce livre naît de sa brièveté. Une centaine de pages pour dire l’indicible : la perte, à sept ans, d’un petit frère fauché par une voiture. Une vie fauchée à quatre ans et demi. Et pourtant, quelle ampleur intérieure. Francis Grembert revendique l’économie de moyens : « La forme s’est imposée au fil de l’écriture. Dire les choses par petites touches, sans les commenter ou tenter de les analyser. »
Cette pudeur, qui semble relever du classicisme français le plus rigoureux, confère au texte une intensité sourde, comme un chuchotement obstiné qui traverse les décennies. On pense à Bobin, à Jaccottet, à Modiano même, dans leur manière de faire résonner le silence entre les mots.
Le détail y devient monde. Une pierre, un arbre, une phrase répétée comme un mantra d’enfant : « Je n’ai pas besoin de penser à toi… » Cette répétition rituelle agit comme un contre-sort face à l’absence. L’auteur évoque « des rituels intimes, associés à la nature, pour conjurer l’absence ». Rien de solennel, mais une magie de l’enfance : celle où l’on croit encore qu’on peut, par la parole, faire revenir les morts. Grembert ne surjoue jamais la douleur. Il ne l’explique pas. Il la scande. Et cela suffit.
À l’heure du numérique, de la disruption permanente et de la communication virale, un tel livre apparaît comme un contre-pouvoir. C’est une digue dressée face à la dissolution de l’attention, à l’effacement de la lenteur, à la dégradation du langage. Les Deux Tilleuls est un livre qui ne se consomme pas : il se garde, comme une photographie ancienne ou un secret transmis à voix basse. Il exige une lecture « difficile, mais lumineuse », — autrement dit, une lecture adulte.
La réflexion n’est pas neuve : elle irrigue depuis des années les travaux sur la littérature à l’ère numérique. Mais ce livre en offre une mise en œuvre sensible, incarnée. Il rappelle que l’écriture est encore capable, malgré tout, de suspendre le monde, de créer un espace de recueillement, un temps pour soi. Il nous dit que la littérature n’a pas à rivaliser avec les algorithmes : elle a juste à être là, intacte, quand tout s’effondre.
Une récompense à contre-courant du vacarme
L’attribution du Prix Cazes 2025 à ce récit intérieur n’est pas un simple hommage. C’est un geste fort. Comme le souligne Claude Guittard, secrétaire général du prix, « le Jury a été très sensible au style tout en retenue, et à l’hommage bouleversant à l’amour fraternel raconté dans cet ouvrage ». Dans un monde saturé de récits clinquants et d’opérations de marketing littéraire, Les Deux Tilleuls s’impose par sa discrétion. Il ne cherche pas à séduire. Il offre. Et cette offrande, silencieuse, touche au plus profond.
Ce n’est pas un hasard si ce texte s’inscrit dans la tradition d’un prix qui refuse les « coups littéraires ». Dans une époque où la littérature doit souvent crier pour se faire entendre, le Prix Cazes distingue ici une œuvre qui murmure — et qui, dans ce murmure, dit l’essentiel. Une fidélité rare à « une certaine idée de la culture française », comme le rappelle Guittard, entre transmission, résistance au flux et célébration du lien.
Une voix à suivre, un prix fidèle à sa vocation
Francis Grembert poursuit avec ce quatrième opus une œuvre cohérente et sans bruit. On lui connaissait déjà Ma dernière moisson (Le cherche midi éditeur en 1994), Elsie, Mairi et Dorothie, Les dames de Petvyses (2018 aux éditions de la mémoire) et enfin Petite éloge de l’alouette (chez Arlea en 2023).
Tous disaient déjà son attention au monde rural, au silence, à la mémoire. Mais Les Deux Tilleuls va plus loin : il touche à l’intime, et par là, à l’universel. Il fait ce que seule la littérature peut faire : élever le chagrin à la dignité du mythe. Raconter l’amour fraternel non par effusion, mais par dépôt, par retour.
Le Prix Cazes, fidèle à sa tradition depuis 1935, prouve une fois de plus qu’il ne cède pas à la tentation du clinquant. Il récompense un livre qui n’est pas un événement, mais une trace. Pas un cri, mais une empreinte. Pas un produit, mais un geste. En honorant Les Deux Tilleuls, il rappelle que la littérature n’a pas besoin d’exploser pour éclairer. Parfois, elle suffit à faire revivre un frère disparu, sous un tilleul, quelque part en France.
Crédits photo : Yves-Alexandre Julien – ActuaLitté CC BY SA 2.0