Daniel Horowitz écrit sur l’affaire Matzneff

Matzneff ou la question du consentement

Vanessa Springora  est une auteure et réalisatrice française,  actuellement directrice des éditions Julliard. Elle a récemment publié chez Grasset un récit autobiographique intitulé « Le Consentement », où elle raconte sa liaison avec l’écrivain Gabriel Matzneff alors qu’elle n’avait que 14 ans.

Le livre de Vanessa est clair, concis, et assez lucide compte tenu des circonstances. Elle se dit marquée à jamais de ce que Matzneff l’ait séduite, manipulée et mystifiée alors qu’elle sortait à peine de l’enfance. Elle explique qu’elle s’est donnée corps et âme à ce quinquagénaire parce que « jamais aucun homme ne l’avait regardée de cette façon », et parce qu’elle s’était « sentie désirée pour la première fois » . Il apparaît donc qu’elle reproche surtout à Matzneff de l’avoir déçue : « La situation aurait été bien différente si, au même âge, j’étais tombée follement amoureuse d’un homme de cinquante ans qui, en dépit de toute morale, avait succombé à ma jeunesse. …si j’avais eu la certitude d’être la première et la dernière, si j’avais été, en somme, dans sa vie sentimentale, une exception. Comment ne pas lui pardonner, alors, sa transgression ? L’amour n’a pas d’âge, ce n’est pas la question », estime encore aujourd’hui Vanessa.

Ce n’est donc pas la transgression en elle-même qui semble avoir traumatisé Vanessa, mais plutôt la sensation d’y avoir être entraînée par un homme qui prétendait l’aimer  alors qu’elle estime après coup qu’elle n’a jamais été pour lui autre chose qu’un objet sexuel. Elle trouve que la partie  était inégale entre elle, fille à peine pubère, et cet écrivain célèbre qui se servait de son aura pour séduire. Mais Vanessa contextualise son histoire en précisant que  « dans les années soixante-dix, au nom de la libération des mœurs et de la révolution sexuelle, on se doit de défendre la libre jouissance de tous les corps. Empêcher la sexualité juvénile relève donc de l’oppression sociale et cloisonner la sexualité entre individus de même classe d’âge constituerait une forme de ségrégation. »

De nombreuses personnalités du monde intellectuel et politique étaient à cette époque-là favorables à la dépénalisation de la pédophilie. Cette revendication était même théorisée sur le plan philosophique, et soutenue  par Françoise Dolto, éminente psychologue qui faisait autorité dans le domaine de la pédiatrie. Vanessa rappelle qu’en   1977  « une lettre ouverte en faveur de la dépénalisation des relations sexuelles entre mineurs et adultes, intitulée « À propos d’un procès », est publiée dans Le Monde, signée et soutenue par d’éminents intellectuels, psychanalystes et philosophes de renom, écrivains au sommet de leur gloire, de gauche pour la plupart. On y trouve entre autres les noms de Roland Barthes, Gilles Modeleuse, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, André Glucksmann, Louis Aragon »

Les mineurs en dessous d’un  certain âge n’ont pas le discernement requis pour consentir à des rapports sexuels. Mais c’est tout aussi vrai pour voyager, ou pour d’autres décisions normalement dévolues à la seule discrétion des parents. Dans ces conditions, comment appréhender ce cas où une mère bien sous tous rapports comme celle de Vanessa détermine en conscience que sa fille a atteint la maturité sexuelle, et que partant elle consente à ce que celle-ci batifole avec un adulte ? Nulle part dans le récit n’apparaît-il que la mère de Vanessa aurait été perverse ou malveillante. Elle est au contraire décrite comme une personne intégrée, sociable et travaillant avec sérieux pour assurer son quotidien.

Vanessa n’épargne pas sa mère dans son récit:  « Lorsque je traverse encore des phases de dépression ou des crises d’angoisse irrépressibles, c’est souvent à ma mère que je m’en prends. De façon chronique, je tente d’obtenir d’elle un semblant d’excuse, une petite contrition. Je lui mène la vie dure. Elle ne cède jamais, cramponnée à ses positions. Lorsque j’essaie de la faire changer d’avis en désignant les adolescents qui nous entourent aujourd’hui : Regarde, tu ne vois pas, à quatorze ans, à quel point on est encore une gamine ? elle me répond : Ça n’a rien à voir. Tu étais bien plus mûre au même âge ».

Le déchaînement médiatique qui s’abat sur Matzneff ces temps-ci fait preuve d’un silence assourdissant concernant la mère de Vanessa, alors que celle-ci porte pourtant la responsabilité d’avoir couvert cette relation.  Elle s’est limitée a exiger de Matzneff de ne pas faire souffrir sa fille, suite à quoi  quoi elle s’est accommodée de la situation. Elle invitait même Matzneff à dîner chez elle, et Vanessa décrit dans son livre ces repas bizarres où  ils étaient tous trois « à  table autour d’un gigot-haricots verts, presque une gentille petite famille…». Tout juste la mère veillait-elle  à ce que les grands-parents de Vanessa ne fussent pas mis au courant. Elle pensait qu’ils  « ne pourraient pas comprendre », ce qui laisse entendre qu’elle-même comprenait. Elle n’avait par ailleurs pas perdu tout contrôle sur Vanessa :  celle-ci passait beaucoup de temps avec son amant, mais revenait à la maison lorsque sa mère l’exigeait. Quand Matzneff proposa à Vanessa de l’accompagner aux Philippines sa mère refusa tout net.

Au bout de douloureux tiraillements Vanessa finit par quitter Matzneff. Elle s’en ouvre à sa mère, qui au lieu de s’en  réjouir « reste d’abord sans voix, puis lance d’un air attristé : « Le pauvre, tu es sûre ? Il t’adore ! »

Ce livre ne révèle rien de nouveau sur Matzneff en tant que tel, parce que lui-même a de tous temps relaté ses extravagances dans ses livres. Ce que nous apprenons, en revanche, c’est à quel point le consentement de la mère de Vanessa a été déterminant.  Sa participation, tout comme celle de son entourage, est patente.

Plus de trente ans après les faits la vox populi réclame des sanctions contre Matzneff, mais bizarrement épargne ceux qui, à commencer par la mère de Vanessa, ont été partie prenante ou complaisants. Alors de deux choses l’une : des sanctions pour tout le monde, ou pour personne. Il est peut-être plus raisonnable d’opter pour personne, parce que tout le monde, ça fait trop de monde.

Andrau VS Matzneff : « Monsieur Albert » est dans Éléments à côté de « Séraphin, c’est la fin ! »

417856_512218942167479_1791082891_n.jpgÉléments n°147 avril-juin 2013

 
Cartouches – Carnet de lectures de Michel Marmin, p.14
 
Albert Cossery
 
C’est grâce à Jean Bourdier que j’ai découvert Albert Cossery (1913-2008), et au bel article que lui avait inspiré La violence et la dérision (1964), dans Minute. Écrivain égyptien de langue française, Cossery a apporté dans ses romans une réponse cinglante et souvent hilarante aux idéologies de la puissance et de l’avoir, célébré les vertus du farniente et de la pauvreté, et enrichi le patrimoine littéraire français d’une tonalité « orientale » qui ne se laisse d’ailleurs pas aisément définir ; cette tonalité tient peut-être à la cadence de la phrase et à l’économie des mots, à une certaine qualité de l’air qui y circule, à la chaleur particulière qui y règne. Les fainéants dans la vallée fertile (1948), Mendiants et orgueilleux (1951), La violence et la dérision ou Une ambition dans le désert (1984) sont les oeuvres d’un aristocrate stendhalien qu’anime un scepticisme universel, dont il préserve toutefois les femmes. Son ironie laisse en miettes toutes les illusions de la modernité.

CouvCossery.jpgFA Flore verticale.jpgDans Monsieur Albert, Frédéric Andrau offre la première grande biographie de cet écrivain qui fut l’ami d’Henry Miller et de Roger Nimier, qui admirait Céline, Boulgakov et son compatriote Tawfik El Hakim (l’auteur de l’admirable Un substitut de campagne en Égypte), et qui vécut soixante ans dans la même petite chambre de l’hôtel La Louisiane, à Paris. Le livre est écrit à la deuxième personne du singulier, ce qui pourra surprendre. Mais en s’adressant directement à l’ombre de Cossery, Frédéric Andrau le pousse en quelque sorte dans ses retranchements, lui arrache ses secrets.
 
Frédéric Andrau, Monsieur Albert. Cossery, une vie, Éditions de Corlevour, 280 p., 19,90 €
 
431-gabriel-matzneff.jpgGabriel Matzneff
 
À la fin de son livre, Frédéric Andrau remercie Gabriel Matzneff « pour tout ce qu’il m’a dit ». J’ignore ce qu’il lui a dit, mais entre Matzneff et l’écrivain égyptien, il y avait à l’évidence bien des affinités, Séraphin, c’est la fin ! en fournit la preuve éclatante. Matzneff y a réuni une soixantaine de textes (articles, chroniques, conférences) courant de 1964 à 2012, et ceux-ci imposent l’évidence d’une remarquable continuité. Continuité éblouissante de la langue d’abord, dont la beauté et la vivacité résident dans le fait, peut-être unique dans l’histoire de la littérature française, qu’elle est à la fois la langue et la mémoire de la langue, ce qui fait que l’on aurait pu quasiment lire Matzneff en 1713 aussi bien qu’en 2213 (si le français n’est pas devenu une langue non seulement morte, mais encore enterrée !).

seraphin-c-est-la-fin-de-gabriel-matzneff-934706073_ML.jpgCette continuité de la langue est bien entendu le gage de la continuité de l’esprit et de la pensée, et, plus largement, de la conduite. Comme Cossery, Matzneff a fait le choix de la pauvreté, moins par mépris des agréments de la richesse (ils ne dédaignent pas le confort des grands hôtels quand leurs portes leur en sont ouvertes) que par souci de la liberté. Son hédonisme n’a de sens que subordonné à une indépendance personnelle totale, sourcilleuse et, je le souligne, extrêmement courageuse. Mais alors que Cossery se rit de la politique, Matzneff, lui, n’hésite pas à entrer en lice. Ce n’est du reste pas l’une des moindres qualités de Séraphin, c’est la fin ! que de mettre en relief la clairvoyance de l’écrivain en la matière, avec des vues souvent prophétiques (sur les bouleversements du monde arabe, sur l’impérialisme américain, sur l’empire du puritanisme). Autre différence avec Cossery, ses passions religieuses (« schismatiques »), matière qui laissait l’hôte de La Louisiane absolument indifférent. Je recommande tout particulièrement dans ce livre foisonnant, le grand texte intitulé « Casanova ou la victoire sur la mort », qui en dit autant sur son auteur que sur le « cavalier mystérieux » qu’incarna si brillamment Vittorio Gassman dans le film homonyme de Riccardo Freda (1948).
 
Gabriel Matzneff, Séraphin, c’est la fin !, La Table Ronde, 250 p., 18 €

Gabriel Matzneff décernerait le Prix Médicis aux « Obscures »

gaby31bis.jpg(…) Si j’étais un juré du prix Médicis, je voterais sans hésiter pour Les Obscures de Chantal Chawaf. La maîtrise de son l’écriture, la richesse coruscante de son vocabulaire auraient enchanté Flaubert, et, lisant Les Obscures, j’ai souvent pensé à Salammbô, association qui paraîtra bizarre à beaucoup, vu que l’intrigue très moderne de Chantal Chawaf n’a rien à voir avec le roman historique de notre bon maître de Croisset. Je maintiens Flaubert à cause de la rigueur, du souci de la perfection, du souffle, de la sonorité, de la beauté de la langue. Et je maintiens le prix Médicis parce que Les Obscures n’est pas un roman facile ; que pour toutes les raisons dites ci-devant c’est à un tel jury qu’il appartient de le défendre, de le faire connaître au public lettré.

Gabriel Matzneff, Rentrée littéraire

Hosto Blues dans Les Nouvelles Littéraires (carnets de Gabriel Matzneff.), 1974

hosto.jpgnl.jpgDu 18 au 24 novembre 1974

Les Nouvelles Littéraires

N°2460, 53ème année

Les carnets de Gabriel Matzneff

S’il existe un autre monde, et si dans cet autre monde, les gens ont la tête à lire des livres, Montherlant aura pris un sacré plaisir à la lecture d’Hosto Blues de Victoria Thérame, qui vient de paraître aux éditions des Femmes. Déjà parce qu’au-delà de l’apparent débraillé néo-célinien de son style, Victoria Thérame a un ton vigoureux, expressif, juste, qui lui appartient en propre : il n’est que d’ouvrir ce bouquin au hasard, par exemple à la page 301 le paragraphe qui commence par « son cucu… » pour comprendre que c’est un écrivain, et singulièrement doué, qui l’a écrit. Ensuite, parce que, Montherlant a cette phrase dans l’avant-propos de Service inutile : « En 1929, j’écrivis Moustique ou l’Hôpital, roman dont l’action se passe dans le peuple : on y voit comment meurent les gens qui n’ont pas de quoi acheter des fortifiants ». Hosto Blues, qui est un livre sur la souffrance, la maladie, la solitude et la mort l’aurait bouleversé. Enfin, parce que Victoria Thérame, infirmière dans une clinique où Montherlant a été hospitalisé à la suite d’une blessure à l’oeil reçuelors d’une bagarre, trace de l’auteur des Jeunes filles » le portrait le plus tendre, le plus aigu, le plus vrai qui a jamais été fait de lui. « un regard qui fascine… qui s’agrippe : y a des jeunes tiens qui feraient bien d’avoir ce regard !… un regard qui te suit partout dans la chambre… te quitte pas des yeux… même quand tu mets ses gouttes dans l’oeil abîmé… il te regarde avec l’autre ! Un regard où vraiment tu ne peux rien sentir ni de haineux, ni de misanthrope, ni de méprisant, ni de misogyne ni de quoi que ce soit de négatif !…. (…) il te plaît, ce mec !… non mais c’est un vrai rigolo !… qui s’est acharné à le présenter comme une glacière empesée ?… mais c’est un vrai pince-sans-rire… d’une simplicité étonnante… (…) silencieux, ramassé… violent et contenu… c’est ça que les imbéciles confondent toujours avec la froideur… (…) c’est un mec qui ira jusqu’au bout… » Il y en a comme ça une dizaine de pages. C’est direct, chaleureux, magnifique. J’espère que Victoria Thérame a envoyé son livre à Mme de Beauvoir qui, dans les diverses rééditions du Deuxième sexe, n’a toujours pas cru devoir supprimer le chapitre super-faux et super-idiot qu’elle consacre à Montherlant – un Montherlant qu’elle présente comme un phallocrate, un sexiste, alors que Montherlant était tout le contraire, et LesJeunes filles une tentative passionnée de permettre aux femmes d’échapper au schéma christiano-idéalisto-bourgeois où la société occidentale prétend les enfermer.

Hosto-Blues est un livre captivant, déchirant, en vérité « le lait de la tendresse humaine » (Shakespeare). Notre société libérale peut bien se donner bonne conscience en lisant l’Archipel du Goulag, il n’est pas besoin d’aller en Sibérie pour y rencontrer l’enfer, l’enfer est ici, chez nous, dans nos coeurs, dans nos corps. Victoria Thérame dit cela asdmirablement, un livre admirable, je vous le répète, le plus beau livre que j’aie lu depuis des mois et des mois, je demande le Goncourt, pas pour moi, ça c’est le boulot de Roland Laudenbach de m’avoir un prix, à l’éditeur de s’activer un peu, l’auteur, lui, une fois qu’il a écrit son roman, il a le droit de se la couler douce, aux autres de jouer, non ce n’est pas pour moi que je demande un « prix littéraire » c’est pour Hosto-Blues de Victoria Thérame, cette écriture superbe, ce cri de colère et d’amour, oui, un chant d’amour, l’amour des êtres, de la vie, du monde créé, et partout la douleur, l’injustice, le désespoir, la déchéance physique et spirituelle, l’horreur absolue.

Un dernier argument à l’usage des radins, comme dirait Charlie-Hebdo : ce livre qui a 476 pages bien tassées ne coûte que seize francs. Ca vous changera des romans minables, merdiques, sans intérêt qui, eux, auront le Goncourt et autres palmes académiques, et qui valent quarante francs et plus.

G.M.

« Ce roman policier pose la question cruciale de notre temps : que voulons-nous devenir ? » sur Alexandre Arditti

Alexandre Arditti, L’assassinat de Mark Zuckerberg

Témoin d’époque, l’auteur frappe un grand coup. Le confinement Covid l’a fait réfléchir sur la société comme elle va dans un premier roman, La conversation, sur les réseaux sociaux qui prennent de plus en plus de place, sur la technique qui étend son emprise sur l’humain. Les responsables ? Les patrons des GAFAM (Google, Apple, Amazon et Microsoft) et autres BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), ces multinationales technologiques et de réseau.

Dès la page 13, Mark Elliot Zuckerberg, l’un des fondateurs de Facebook et désormais propriétaire aussi d’Instagram, de WhatsApp, Messenger et Threads, est exécuté d’une balle dans la tête. Facebook, nommé au départ Facemash, autrement dit « fesses-book » qui permettait de noter les appréciations sur les étudiants et étudiantes les plus sexy à la fac, est devenu un réseau social mondial et rentable renommé Meta Platforms. Zuckerberg n’en possède que 13 % des parts mais en contrôle 60 %, le reste étant coté en bourse et partiellement aux mains d’investisseurs institutionnels.

Il envisage de développer la blockchain pour la monnaie, l’épargne et les paiements, les lunettes connectées qui filment à votre insu, le Metavers qui est un univers parallèle, et l’IA pour capter et faire fructifier les données des utilisateurs. Autrement dit, Mark Elliot Zuckerberg est « le » prédateur du futur, le Big Brother d’Orwell dans 1984. Le fait qu’il soit juif, capitaliste et américain n’est pas mentionné par l’auteur, bien que cela participe du « Complot » mondial dont les défiants sont habituellement férus.

A la page 18, d’autres crimes sont évoqués sur les patrons d’Amazon, d’Apple, de Microsoft, et même de l’ex-président Trump, de même que sur Merkel, Sandrine Rousseau (après tortures, l’auteur se venge-t-il symboliquement ?), et divers attentats contre d’anciens dirigeants comme Sarkozy ou Hollande. Au total, près d’une centaine.

Le meurtrier de Zuckerberg est arrêté assez vite à Paris, dans le palace où il se prélasse, son forfait accompli. Le commissaire Gerbier, usé et fatigué après des décennies de crimes et d’enquêtes dans une société qui pourrit par la tête, est chargé comme meilleur professionnel du 36, de l’interroger. Il a en face de lui un homme de son âge, qui avoue appartenir à un réseau terroriste pour éradiquer l’emprise technologique sur les humains : Table rase.

Il y a peu d’action mais beaucoup de conversation. La soirée puis la nuit passent à deviser afin de savoir pourquoi on a tué, et qui est impliqué. Le pourquoi devient limpide : c’est une critique en règle de l’ultra-modernité : les réseaux qui abêtissent, la moraline du woke qui censure et inhibe, l’IA qui formate peu à peu et réduit l’intelligence humaine. La société hyperconnectée est nocive : il est bon d‘être réactionnaire envers elle !

Premier argument du terroriste : le complot serait général, pour mieux dominer les populations, intellos compris (souvent très moutonniers) : « Vous savez, la meilleure façon de contrôler la pensée d’une population est simplement qu’elle n’en ait pas. Noyer sa réflexion et son attention dans un flot continu d’informations stupides – ou commerciales , ce qui revient à peu près au même – est un excellent moyen d’y parvenir. Limiter l’esprit humain est aujourd’hui devenu un véritable programme politique. Plus le peuple sera ignorant et occupé à des futilités, plus il sera facilement contrôlable » p.53. Sauf que l’on pourrait objecter que les États-Unis ou la France ne sont ni la Russie, ni la Chine, ni l’Iran et que le « contrôle social total » reste un fantasme de défiant complotiste. Nul n’est obligé de suivre les errements des réseaux, des chaînes d’info et de la violence radicale.

Second argument : c’est le capitalisme qui est en cause : « Une société dont l’économie ne survit qu’en générant des besoins artificiels, avec pour objectif d’écouler des produits dont la plupart sont inutiles voire nocifs pour la population comme pour la planète, ne me paraît pas digne de survie à long terme » p.57. Mais quel est le « long terme » ? Pour Michel Onfray comme pour quelques autres, le « capitalisme » est né dès le néolithique ou même dès la première société humaine qui produit et stocke pour échanger… D’autre par, le « capitalisme » est un outil économique, une technique d’efficacité diablement efficace : même la Chine « communiste » s’y est convertie avec la réussite qu’on lui connaît, au contraire de l’archaïque mentalité russe, dont l’économie et la prospérité stagnent.

Troisième argument, anthropologique, vers le Soushomme, l’abêtissement général dans le futile, le tendance et l’autocensure pour ne pas offenser : « Passer d’un mode de vie résolument ancré dans le réel à des relations essentiellement virtuelles et souvent, ne nous voilons pas la face, purement mercantiles, est forcément contre-nature. Les réseaux sociaux incarnent ainsi la caricature la plus vide de sens de notre époque. (…) La mise en scène de toutes choses relève aujourd’hui d’un phénomène de cirque, servi par la consommation instantanée et ininterrompue d’informations sans aucun intérêt. A ce stade, ce n’est plus un appauvrissement, c’est une désertification intellectuelle et une raréfaction glaçante des relations sociales… » p.77. Nietzsche appelait à la volonté pour aller vers une sur-humanité ; la technologie, comme Heidegger le disait, ramène plutôt l’humain vers la sous-humanité de bête à l’étable qui regarde passer les trains.

Quatrième argument, l’effritement des relations sociales sous les coups de la victimisation, du buzz et du woke et la remise en cause de la démocratie sous les coups de force des gueulants : « Désormais, pour exister, au moins médiatiquement parlant, il faut absolument revendiquer quelque chose, protester. S’en prendre à quelqu’un, faire valoir ses traumatismes, bref être une victime, peu importe de qui ou de quoi. Dis-moi ce que tu revendiques, je te dirai qui tu es ! (…) Mon propos est de dénoncer une atmosphère délétère qui déteint sur tous les pans de la société, et entrave sérieusement la liberté d’expression en suscitant des phénomènes d’autocensure particulièrement inquiétants. Un travers en grande partie dû à l’amplification médiatique du moindre fait divers et de la moindre déclaration sortie de son contexte par les chaînes d’information continue, et bien sûr par les réseaux sociaux. (…) Les fondamentaux démocratiques de la société sont désormais pris en otage par quelques tristes sires qui les dévoient de manière éhontée pour leur usage personnel, et surtout pour se faire de la publicité à moindre frais » 103. On pense à la Springora et à la Kathya de Brinon – entre autres. Mais doit-on les croire sans esprit critique ? Leur force médiatique tient surtout à la lâcheté de ceux qui sont complaisants avec leurs fantasmes et leurs approximations.

Habilement, sous forme d’un interrogatoire policier, l’auteur reprend les critiques les plus usuelles sur les méfaits de la technique et le mauvais usage des outils, comme sur l’abandon de ceux qui sont chargés de transmettre : les parents, les profs, l’administration, les intellos, les journalistes, la justice, les politiques. Ils ne sauvegardent pas l’humanité en laissant advenir par inertie « un transhumanisme sauvage » p.142.

En cause l’éducation et la famille, dont l’auteur ne parle guère. Je pense pour ma part que l’habitude viendra d’user mieux de ces choses, qui sont aujourd’hui beaucoup des gadgets à la mode dont on peut se passer (ainsi Facebook ou Instagram), ou qui font peur aux ignorants qui ne savent pas s’en servir. Je l’ai vécu avec le téléphone mobile : l’anarchie et l’impolitesse des débuts a laissé place à des usages plus soucieux des autres. Quant aux réseaux, les cons resteront toujours les cons, quels que soient les outils de communication, et il faut soit les dézinguer à boulets rouges s’ils vous attaquent, soit les ignorer superbement. Le chien aboie, la caravane passe.

Ce roman policier un peu bavard, aux dialogues, parfois réduits à un échange de courtes interjections comme au ping-pong, pose la question cruciale de notre temps : que voulons-nous devenir ? Il se lit bien et n’échappe pas à un double coup de théâtre final fort satisfaisant. Clin d’œil, l’auteur est lui-même sur Facebook.

Alexandre Arditti, L’assassinat de Mark Zuckerberg, 2024, éditions La route de la soie, 146 pages, €17,00

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Grand entretien de Gérald Wittock et Sabine Prokhoris sur le Me Too

L’ère #MeToo, quelle société pour demain ?

De gauche à droite : Gérald Wittock, Sabine Prokhoris et Marc Alpozzo

Entretien avec Sabine Prokhoris et Gérald Wittock

Par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste

Une nouvelle génération de féministes agite la société française aujourd’hui. Avec le phénomène de masse #MeToo qui nous est venu des États-Unis, et qui a inspiré chez nous #BalanceTonPorc, les relations hommes-femmes ont été remises en cause.

Si certains pensent que c’est une avancée positive de la société, et que cela représente un mouvement social encourageant la prise de parole des femmes, en matière de viol et d’agressions sexuelles, ce que l’on peut saluer en effet, il serait toutefois un peu facile, voire réducteur de ne pas voir aussi, dans ce nouveau phénomène, les chasses à l’homme qui ont eu lieu, notamment dans les milieux médiatiques et politiques, faisant de toute accusation sur les réseaux sociaux ou dans les médias une preuve absolue de la culpabilité de celui qui était dénoncé par la vindicte.

Or, si l’on analyse cette dérive, qui consacre le temps médiatique au détriment du temps judiciaire, et qui dépossède les tribunaux au profit des supposées victimes, qui se font vengeance sur les réseaux sociaux, nous ne faisons pas seulement face à un progrès en matière d’égalité hommes-femmes, mais nous plongeons dans une nouvelle société, où les procès staliniens remplacent progressivement les procès équitables, et où le hashtag suffit à faire condamner la personne visée. Or, que cherche cette nouvelle vague de néoféministes ? Cherche-t-elle des purges ? À fonder un homme nouveau, en gommant les différences sexuelles, les relations amoureuses, la virilité, en criminalisant le désir masculin ? Avec Sabine Prokhoris, philosophe et psychanalyste, (Le mirage #MeToo, Le cherche-midi, 2022) et Gérald Wittok, musicien et romancier, (Le diable est une femme, Éditions Verrone, 2021) nous avons fait un tour de table, afin de réfléchir à cette nouvelle forme de judiciarisation des rapports sociaux.

L’accusation vaut preuve

Marc Alpozzo : Il est dans l’air du temps, de remettre en cause la prescription en matière de viol ou de pédophilie avérée. Ne trouvez-vous pas dangereux que l’on veuille remettre en cause un des piliers du droit, avec la présomption d’innocence, qui permette au moins la pacification de la société, car avoir la possibilité de porter plainte sans aucune date limite, n’est-ce pas justement renoncer à refermer les dossiers et panser les plaies ?

Gérald Wittock : Je pense que nul ne peut faire justice à soi-même, mais qu’aujourd’hui, on est en train d’aller droit dans cette voie-là. Une voie tragique pour les victimes qui s’exposent et se retrouvent livrées aux regards indiscrets et avides des spectateurs du web, ainsi que les présumés coupables, pris dans les filets du net. Le mouvement #MeToo ne met pas en cause ces présumés coupables, il les met directement à mort.

Les réseaux sociaux ne peuvent pas prendre la place du droit. C’est redonner vie à l’intifada, aux tribunaux populaires et populistes.

Sabine Prokhoris : « Présumé coupable », ça n’existe pas en droit – et heureusement ! En l’occurrence, ils ne sont même pas présumés coupables, mais d’emblée déclarés coupables. 

Marc Alpozzo : Sabine, la Cour de cassation a confirmé le 11 mai dernier, les décisions de la Cour d’appel à propos des plaintes en diffamation, respectivement d’Éric Brion contre Sandra Muller, et de Pierre Joxe, accusé sur Twitter, puis dans L’Express, d’une agression sexuelle commise sur la personne d’Alexandra Besson (dite Ariane Fornia). Or, dans une tribune parue dans la Revue des deux mondes[1], et à laquelle je renvoie le lecteur dans une note de bas de page, vous écrivez que « Les juges du droit ont décidé de délivrer à toutes les femmes de France un permis de diffamer en bonne et due forme : le droit de prononcer la mort sociale de qui aura été décrété “porc” par la “libération de la parole” des femmes ». Pour être plus clair, dans ces deux affaires, Sandra Muller et Alexandra Besson avaient été sévèrement sanctionnées en première instance. Elles avaient fait appel de leur condamnation, et la Cour d’appel leur avait donné raison à l’une et à l’autre, sur des motivations en plusieurs points contestables, dites-vous dans Le Mirage #MeToo[2]. Pierre Joxe, comme Éric Brion, s’étaient donc pourvus en cassation. Or, la décision de la Cour de cassation de confirmer la décision en appel, montre que les juges du droit ont octroyé un chèque en blanc à toutes les femmes, dans la position victimaire, de calomnier, de dénoncer, et de tuer socialement quiconque. Voilà ce que vous dites. #MeToo, ce sont des femmes certes violées, mais on y aussi trouve aujourd’hui, une telle porte ouverte à toutes formes de procès, que cela donne l’impression que n’importe quelle femme ayant envie de se venger de son amant, ou de son mari, ou de quiconque, peut créer son hachtag #BalanceTonPorc, et c’en est fini de la personne qu’elle vise.

Sabine Prokhoris : Cette confusion est effrayante en effet. Quant au « débat d’intérêt général », qui porte sur l’importance du féminisme, en effet indéniable, la Cour de cassation, dans les affaires Brion (#BalanceTonPorc) et Joxe (accusation d’agression sexuelle, exclusivement sur les réseaux sociaux et hors de tout dispositif judiciaire) l’a interprété dans les termes qui sont dictés par le mouvement #Metoo. (Je renvoie les lecteurs à mon article : « Diffamer, pour la bonne cause ») Autrement dit l’idée de continuum des V.S.S. (Violences Sexistes et Sexuelles), le patriarcat systémique, etc, ce qui est particulièrement discutable, au regard de l’histoire – et de l’importance – du féminisme.

Je dirais, pour résumer mes analyses, que #MeToo c’est : accusation vaut preuve + confusion à tous les étages + paranoïa sexuelle. Un cocktail plutôt empoisonné…

Gérald Wittock : Ce qui m’inquiète, c’est que de plus en plus, quand il y aura des prises de position de la Cour de cassation, elle devra trancher sur base du droit. Mais il faut d’abord se dire qu’il y a des juges, et s’ils ne trouvent pas la solution dans les textes de lois, ils vont regarder la jurisprudence. Et aujourd’hui, puisque #Metoo a cinq ans, la liste de la jurisprudence influencée par la médiatisation « orientée » des procès, est énorme. Un juge, en toute bonne foi, va devoir trancher par rapport à une jurisprudence parce qu’il y a un vide juridique. Pour moi, le premier point à condamner, c’est qu’aujourd’hui, la surmédiatisation qu’on fait de l’usage de #Metoo et de #BalanceTonPorc, est préjudiciable à l’humain. On se trouve au départ avec une victime, ou une victime présumée, mais au final, on se retrouve pour sûr avec deux victimes. Et en plus de cela, on n’a rien réparé. Si, aujourd’hui, vous regardez le nombre de viols, je veux parler du nombre de viols réels, qui sont traités dans les tribunaux, et qui vont entrainer une peine justifiée, il n’a pas augmenté en cinq ans. Les tribunaux sont inondés de fausses déclarations. Alors, bien sûr, la violence et l’inceste doivent être davantage et mieux combattus, mais ce qui me révolte, c’est principalement cette notion d’emprise. De quoi parle-t-on ? Je vais vous le dire : lorsque j’écrivais Le diable est une femme (Éditions Vérone, 2021), eh bien, j’étais précisément sous l’emprise de femmes. Par exemple, la beauté de la femme a représenté, représente et représentera, de tout temps, son pouvoir sur l’homme. J’ai écrit ce premier roman parce que précisément, j’étais dépendant de cette beauté. Et donc des femmes. Si demain, il y a une femme qui va coucher avec quelqu’un pour accélérer sa carrière, et qui ira ensuite porter plainte en dénonçant une forme d’emprise, on peut tout de même lui rétorquer qu’elle avait plus de dix-huit ans, qu’elle était en pleine possession de ses moyens, et qu’elle était donc maîtresse de ses décisions. Ce qu’elle a fait, résulte d’un choix. J’ai, pour ma part, choisi d’orienter ma vie par amour des femmes. Qui m’ont certes fait souffrir. Mais je ne vais pas maintenant me plaindre, car cela résultait d’un choix, le mien, et uniquement du mien. Je ne vais pas faire à ces femmes un procès de belle gueule.

Marc Alpozzo : Je crois que l’on est nombreux à pouvoir dire cela, Gérald, moi-même, je me sens sous l’emprise de mon épouse, et j’en suis ravi, et elle pourrait faire, j’en suis sûr, ce qu’elle veut de moi. Il me semble que ce n’est rien d’autre que la définition de l’amour. Quand nous tombons amoureux, nous tombons sous le charme d’une personne, et parler à ce moment d’emprise, c’est tout à fait pertinent, mais reprendre d’un point de vue judiciaire ce terme, c’est excessif, et même dangereux. Or, ce que j’entends dans vos propos, Gérald, c’est que vous nous parlez de ce que jadis, on appelait « l’homme à femmes ». C’était un homme valorisé par les hommes, mais précisément par les femmes. C’était un séducteur. Or, aujourd’hui, il semble que l’homme à femme, déchu de son piédestal, n’est plus rien d’autre, dans les yeux de ces nouvelles féministes qu’un prédateur sexuel, un être vulgaire et immoral, qu’il faut purger en urgence.

Sabine Prokhoris : L’usage paresseux et fallacieux de la notion d’emprise dans la vulgate #MeToo qui se répand dans les médias, et surtout dans l’institution judiciaire, de plus en plus perméable aux éléments de langage de cette idéologie, est aujourd’hui extrêmement préoccupant. (Je renvoie les lecteurs à mon article « Prenons garde aux sirènes »). C’est le joker absolu, comme l’a bien compris une avocate militante qui lors d’une audience a proclamé : « l’emprise, ça plie le dossier ». Donc plus besoin de preuves, plus besoin de qualifier les faits ; il suffit de crier à « l’emprise »

Cela dit, bien entendu que des relations d’emprise, très destructrices, cela existe. Mais ce n’est pas ce que la propagande des « victimologues » nous vend. L’emprise, ce n’est pas l’arme du « « prédateur » contre des « proies » prédestinées à l’être par leur place dans le « système de domination patricarcale ». C’est une relation complexe, qui implique deux pôles actifs quoique non-symétriques. C’est un rapport addictif à un certain type de lien illimité. Et comme on sait, se dégager d’une addiction, ce n’est pas une mince affaire. A fortiori si ce n’est pas une addiction à un produit, mais au lien à un autre. J’ai dans Le Mirage #MeToo consacré plusieurs pages détaillées à cette question.

Mais il n’y a pas seulement l’emprise, dans cet usage dévoyé de notions psys. Vous avez aussi l’amnésie traumatique, la sidération…

Or, il s’agit de concepts complexes. Ils ont bien sûr une pertinence clinique et théorique, et sont utiles pour décrire certaines situations. Mais tels qu’ils sont en mis en circulation par les activistes, ils sont simplifiés à outrance, vidés de leur sens théorique et clinique, pour être fourrés, comme on fourre des choux à la crème, avec une propagande issue des théories fausses et semi-délirantes de la spécialiste en « victimologie traumatique » Muriel Salmona (et d’autres) qui fait autorité désormais. Il faut savoir que cette psychiatre-militante délivre depuis des années des formations à l’école de la magistrature, ainsi qu’auprès d’étudiants en psychiatrie.

Marc Alpozzo : Dans notre précédent entretien[3], Sabine, vous parlez d’une jeune adolescente dans un lycée où vous êtes intervenue, qui a déclaré qu’un regard est un viol. Nous en sommes là aujourd’hui, et cela rappelle étrangement l’affaire Coquerel.

Gérald Wittock : C’est là que le bât blesse. Puisqu’avec #Metoo et #BalanceTonPorc, la machine est en route, et on ne peut plus faire marche arrière. Ce sont des familles brisées, des vies brisées, au nom de quoi, sinon de l’idéologie du « néopuritanisme ».

Sabine Prokhoris : Pour moi, ce n’est pas du puritanisme, il suffit de voir à quel point les accusatrices se délectent des détails sexuels les plus scabreux, les plus excitants, livrés au voyeurisme du public. C’est plutôt un mélange de détestation du sexe, et d’idéalisation très « midinette » de la vie sexuelle, sentimentale, amoureuse en général. On ne peut plus supporter que tout ne soit pas forcément en permanence le paradis dans l’amour. Ni les tourments de la passion, ni les conflits. Alors on revisite ce que l’on a vécu, que l’on peut éventuellement regretter – ce qui peut arriver à tout le monde –, mais en se dégageant après-coup de sa propre responsabilité, et ainsi en se reniant comme sujet de son propre  désir. C’est flagrant dans le livre de Vanessa Springora[4] : son état amoureux, qu’elle admet, n’aurait pas vraiment été le sien, il aurait été le fruit d’une machiavélique « emprise » visant à violer son « consentement » – puisque tel est le titre qu’elle a choisi de donner à son livre –, l’en dépossédant.

Je ne parle pas ici évidemment des viols qualifiés.

Marc Alpozzo : Alors que penser de ce haut magistrat qui nous dit qu’il faudrait faire partir la prescription de la levée de l’amnésie traumatique, vous vous dites que cela devient très grave, non ?

Sabine Prokhoris : Ce n’est juste pas sérieux. On vous dit que durant dix ans, vingt ans, trente ans, quarante ans telle agression serait tombée dans l’oubli, puis un beau jour ça réapparaîtrait. On serait alors « téléporté » (c’est le terme de M. M Salmona) dans le passé. Ce qui est une aberration, non seulement du point de vue de la clinique psychanalytique, que confirme l’expérience commune, mais au regard de tous les travaux scientifiques actuels sur la mémoire. La mémoire déforme, recompose. On n’est pas « téléporté » dans le passé, il y a des choses qui remontent, et elles sont en permanence refabriquées, colorées par toute notre expérience, et par notre présent. Non que les souvenirs soient faux, mais ils sont très fragiles. Ils ne sauraient en aucun cas valoir comme l’équivalent de preuves matérielles, a fortiori lorsqu’ils sont très anciens.

Par ailleurs, l’autre motif avancé pour supprimer la prescription en matière sexuelle est l’assimilation des crimes – voire des délits – sexuels à des crimes contre l’humanité (viol comme « génocide individuel » explique un vague psy, Adèle Haenel = Primo Levi, ose un universitaire tout aussi vague). Ce qui est juste inacceptable  – et a pour effet par ailleurs de reléguer les crimes de sang derrière les viols en termes de gravité.

Au passage, si ce discours sur l’amnésie traumatique était autre chose que des élucubrations militantes, comment se fait-il que les rescapés de camps de la mort se souviennent ce qu’ils ont enduré  ? Ce n’était pas assez traumatisant peut-être ?

Marc Alpozzo : Disons, que l’on assiste aujourd’hui à une forme de déconstruction du droit, qui ressemble de très près à une destruction du droit.

La libération de la parole

Gérald Wittock : Ce qui m’interpelle à notre époque, c’est que l’on parle sans cesse de la libération de la parole de la femme. Mais les hommes sont sommés de se taire. Et c’est aussi l’objet du roman Le diable est une femme : j’ai moi-même subi des violences, l’emprise, et pourquoi devrait-on m’empêcher de parler ? Personne n’a jamais empêché les femmes de parler. Ni n’a libéré leur parole. Cependant, nous pouvons dire qu’aujourd’hui, l’écoute est différente. Et c’est évidemment très bien d’écouter les victimes. De leur donner la possibilité de s’exprimer. Il y a néanmoins écoute et écoute, si j’ose dire. Vous, les psychologues ou psychanalystes, vous posez en oreille attentive. Autre exemple, au commissariat, la personne qui va prendre note de votre déposition, se doit d’être une oreille attentive. Car c’est à la justice de faire ce travail. En revanche, les médias ne sont pas la bonne écoute, parce qu’il n’y a pas de filtre. Ils ont un haut-parleur derrière l’oreille. On obtient alors une victime qui demeure une victime, qui ne se sentira pas écoutée, et qui ne pourra plus faire marche-arrière. Et donc, dans ce grand tournoiement judiciaire, et surtout médiatique, l’on se retrouve avec deux victimes.

Marc Alpozzo : Précisément, parce que le temps médiatique n’est pas le même que le temps judiciaire. Dans les médias, tout doit aller très vite. On brûle les étapes. Et puis l’opinion médiatique n’est pas la raison judiciaire. Les médias se soumettent en permanence à l’idéologie dominante, et ce n’est pas dans son intérêt de temporiser.

Gérald Wittock : Ce qui me révolte en tant qu’être humain, c’est que l’on a voulu faire de la guerre des sexes, puisqu’on essaie d’effacer les différences entre les sexes. Prenez par exemple le livre intitulé Différents, le genre vu par un primatologue (publié aux Liens qui libèrent) de Frans de Wal, un primatologue ayant longtemps observé les grands singes, les chimpanzés et les bonobos. Que dit-il ? Que c’est évident qu’il y a deux sexes. Il y a le sexe féminin et le sexe masculin. Et on ne peut pas effacer cela. Or, aujourd’hui, on confond sexe et genre. Les jeunes ne savent plus faire la différence, faisant des amalgames et des confusions terribles. Pourtant, en observant ces civilisations primates, chez les bonobos ayant ou non des rapports bisexuels, il peut y avoir une femelle alpha, une femme dominante. Est-ce que cela ne doit pas nous interpeler ? Je me dis que dans notre schéma de civilisation, cela peut être aussi le cas. Pointer du doigt systématiquement l’homme, le transformer d’autorité et sans autre forme de procès, en un prédateur dominant, écrasant les femmes, cela me révolte, parce que c’est d’abord et surtout un procès d’intention que l’on nous fait.

Marc Alpozzo : C’est précisément une société qui se redessine à partir des réseaux sociaux. Les jeunes pensent être à l’an 1 de la révolution sexuelle et du féminisme, alors qu’ils n’ont presque aucune culture de l’histoire du féminisme depuis ses débuts, sauf peut-être ce que les enseignants leur ont dit à l’école, mais c’est maigre. Ils ne savent presque rien d’Olympe de Gouges, de Simone de Beauvoir, d’Antoinette Fouques, de Simone Veil. Et on assiste précisément aujourd’hui, à un endoctrinement par les réseaux sociaux. On le voit parce que les jeunes partagent tous les mêmes codes. Par exemple, la dysphorie de genre est devenue massive. On trouve de plus en plus de transitions, mais sans discernement. 

Sabine Prokhoris : Oui, les médias, à l’heure des réseaux sociaux, c’est la porte ouverte à tout et n’importe quoi. Quant à la dite « libération de la parole », c’est un slogan. Tout se passe comme cette parole d’accusation qui se déverse à tort et à travers, soudain sacrée, ne pouvait pas véhiculer aussi bien le faux que le vrai. Ce qui est tout de même un problème.  Alors, quelle parole ? Adressée à qui ? Dans quel cadre ? Pour quoi faire ? En l’occurrence, c’est totalement hors cadre : c’est une « parole » enrégimentée, formatée, stéréotypée, qui s’adresse à une masse indéterminée, sous l’égide  du slogan : « Victimes, on vous croit ! ».

L’on constate aussi chaque jour que la supposée « parole libérée » ne supporte manifestement pas une parole libre, il suffit de voir récemment l’extrême violence des réactions des « féministes » au beau livre que vient de publier l’actrice Emmanuelle Seigner, épouse de Roman Polanski. (Je renvoie les lecteurs à mon artice sur le livre de Seigner).

D’autre part, on peut s’auto-persuader – surtout dans le climat actuel  – que l’on a été « victime ». Pour autant, cela n’est pas nécessairement factuellement vrai. Il suffit de voir à quel point un jaloux pathologique, par exemple, est convaincu (et convaincant). Sa souffrance, authentique, et sa sincérité bien réelle ne sont nullement une garantie de vérité. Et la libération pour lui, ce sera justement de parvenir à se décoller de l’adhésion infernale à sa propre conviction.

C’est bien pourquoi une parole qui allègue une agression ou un viol être véritablement accueillie, entendue, écoutée, mais aussi décryptée. De façons différentes, et avec des enjeux distincts, selon le cadre : psy, ou judiciaire.

Marc Alpozzo : Donc, si je vous résume, la libération de la parole, ce n’est pas la même chose qu’une parole libre.

Sabine Prokhoris :  C’est ça.

La transidentité

Marc Alpozzo : On retrouve cette envie de dire « Moi aussi » dans un autre phénomène de masse qui est la transidentité.

Sabine Prokhoris : Connaissez-vous ce petit livre remarquable du grand sociologue Erving Goffman L’arrangement entre les sexes ? Il écrit que l’on devrait « considérer le sexe, non pas comme une classe d’organismes, mais comme une propriété des organismes ». C’est très important. Vous êtes né garçon ou fille, par hasard. Et même s’il y a un certain nombre de déterminations liées à cette réalité matérielle, dans le champ de la réalité humaine, ce fait, comme l’a très bien montré Simone de Beauvoir (« on ne naît pas femme, on le devient ») se voit interprété, transformé par un certain nombre de réalités socio-culturelles.

Il faut également faut prendre en compte, dans ce que j’appelle le trajet de sexuation, la façon dont l’inconscient se rapporte à cette dimension matérielle, à la « la complication réaliste » pour reprendre ici la très juste expression de Robert Musil.

Cela signifie que la conviction d’être un homme ou une femme, ne dérive pas en droite ligne de la réalité matérielle (anatomo-physiologique), mais est également le fruit d’identifications inconscientes. Pour la plupart des gens, cette conviction coïncide avec la réalité matérielle. Mais pour quelques personnes, c’est en décalage. Chez les véritables trans, ce sont des choses qui arrivent très précocement, par des chemins très mystérieux et d’identifications, et non tout d’un coup à l’adolescence, comme une « révélation » qui n’est  plus souvent que l’expression du mal-être de cette période de la vie.

Dans les processus qu’ils mettent en œuvre, ces trajets de sexuation ne sont pas fondamentalement différents chez les trans et ceux qui ne le sont pas. Sauf que dans les cas, en réalité rares, de transsexuation, la conséquence pratique est beaucoup plus compliquée, à tout point de vue. Tout cela n’a rien à voir avec la propagande transactiviste actuelle, qui brouille considérablement cette question complexe, et est aussi naïve que la vision essentialiste et mécanique de la sexuation.

Gérald Wittock : Je prends un exemple, celui d’une personne que je connais, et dont je ne citerai pas le nom, parce qu’à l’inverse de #MeToo, nous ne citons pas de noms mais rapportons des cas. Cette personne était un homme, et elle a décidé de changer de sexe. C’était un homme marié. Il est devenu une femme, a changé de prénom, et par la suite, il est tombé amoureux d’une autre femme. Mais il a conservé le rôle de l’homme dans le couple. Cela reviendrait à penser qu’il n’y a pas d’âge pour la transsexuation ? Et que les attirances physiques et amoureuses peuvent varier avec le temps et au gré des rencontres ou des situations ?

Sabine Prokhoris : Vous savez, les rôles d’homme et de femme… C’est vraiment très relatif je crois. J’ajouterai, sur ce point, que la plupart, pour ne pas dire toutes les sociétés, ont interprété le fait matériel de la différence sexuée d’une manière qui a assujetti les femmes aux hommes. Ce que Rumbaud a appelé : « le long servage de la femme ». C’est un fait. Le féminisme, c’est précisément s’émanciper d’un tel destin d’assujettissement : avoir un utérus ne vous prédestine pas « naturellement » à faire la vaisselle , à rester cloîtrée à la cuisine et au ménage, à servir les hommes et à leur obéir. Voilà.

Après, pour revenir à la question trans, j’ai quelquefois reçu des jeunes gens, notamment issus de l’immigration, qui venaient me dire vouloir devenir une femme. En réalité, ils n’étaient pas du tout trans, mais homosexuels. Or c’était intolérable dans leur environnement familial, et souvent à leurs propres yeux. Il valait mieux devenir trans pour pouvoir aimer un homme. En Iran, d’ailleurs, la transsexualité est autorisée, et même encouragée dans certains cas, mais l’homosexualité passible de la peine de mort. C’est vous dire.

Le problème principal quant à toutes ces questions en ce moment vient de la confusion sur la question du « genre ». Aujourd’hui, il s’agit du gender, à l’américaine.

Au sens de Goffman ou de Beauvoir, le genre renvoie simplement à la façon dont les sociétés ont traité et interprété la réalité matérielle du sexe. Le genre au sens du gender, et c’est un schéma popularisé par Judith Butler, c’est le produit d’une mécanique de la domination portée par un « récit » (hétéropatriarcal occidental). Ainsi serait engendré « performativement » (c’est-à-dire exclusivement par la toute-puissance supposée du « récit ») le fait d’être garçon ou fille.

Cela donne alors des choses aussi délirantes que le lexique trans du Planning familial, dans lequel vous pouvez lire que le genre est une « classe sociale » (sic), qui « en Occident » (sic) « comporte deux catégories, les dominants (les hommes) et les dominées (les femmes) ». Et quelques lignes plus loin, ceci : « assignation de sexe à la naissance : les médecins décident à partir de normes de longueur du pénis ou du clitoris, si le nouveau-né est un garçon ou une fille ». (Les médecins étant bien sûr les représentants de l’ « hétéropatriarcat blanc occidental » ). Voilà un discours officiel, mais qui est à l’évidence un discours de type psychotique : un pur délire. Or, la propagande intersectionnelle actuelle (dont fait partie la section « trans ») est entièrement prise là-dedans. Déréalisation totale. Autrement dit, déni tant de la réalité matérielle que de la réalité psychique, sociale, historique.

« Dénonce tes potes »

Gérald Wittock : Annie Ernaux a reçu le prix Nobel de littérature, alors que dix ans plus tôt, par une sorte de cabale qu’elle a montée contre Richard Millet, elle l’a privé de sa vie d’éditeur et d’auteur. Si donc, on n’ouvre pas le débat, si l’on prive l’autre de la parole, parce qu’il ne partage pas votre point de vue, ou pire votre idéologie politique, et d’une certaine manière, on est en train de le faire avec #MeToo, on est occupé à construire une société totalitaire. Le journal Le Monde a voulu censurer une publicité que mon éditeur avait payée dans leurs pages, pour le roman Le Diable est une femme, avec comme bandeau, « roman hoministe de l’année ». Ça ne collait pas avec leur ligne éditoriale et l’image féministe qu’ils veulent se donner. Et sur France 2, alors que j’avais été convié pour le tournage de l’émission de la rentrée « Sur le fil », afin de donner la parole à un homme suite aux dérives du #MeToo, ils ont d’abord dit que c’était reporté, puis finalement annulé. Désormais, ils soutiennent que #MeToo n’intéresse plus personne, alors que partout, on célèbre ses cinq ans d’existence. Donc, ce qu’on fait là, en ce moment, cela ne convient pas à ces messieurs-dames, car l’on va à l’encontre de la propagande et des idées qu’ils veulent faire vivre dans la tête des gens. Alors certes, il y a eu Tarana Burke qui a créé, en 2007, une première campagne #MeToo avec de bonnes intentions, mais le format et le canal utilisés par la suite ont forcément donné lieu à des dérives. Dix ans plus tard, à la suite de la « libération de la parole » des actrices d’Hollywood, naît le hashtag #BeBrave, lancé le 5 octobre 2017 par Rose McGowan, et relayé en France, moins de 10 jours après, par la journaliste Sandra Muller et son très chic #BalanceTonPorc.

Même si la propagande #MeToo ne les présente pas comme des dérives, mais plutôt comme des progrès, ne soyons pas dupes. Il est si facile de coller à quelqu’un une étoile jaune sur la toile.

Marc Alpozzo : Et donc, à quoi assistons-nous au début du XXIè siècle, avec cette construction systématique, des sexes, des personnes, Sandrine Rousseau qui veut des hommes déconstruits, du patriarcat, est-ce qu’on peut comprendre cette grande folie humaine ? Que se passe-t-il ?

Gérald Wittock :  Je n’aimerais pas être un adolescent de seize ans aujourd’hui, qui n’a pas déjà eu de relation, tant c’est difficile d’en avoir une avec leur vie devenue virtuelle. Et puis quand ils parviennent à se lancer, on en voit qui se filment pour garantir que la relation a été consentie.  Le fils d’un ami m’a dit qu’aujourd’hui, à l’école, s’il n’est pas au moins bi, il est has been. Il est exclu, puisque les réseaux sociaux ne l’acceptent pas. Alors, qu’est-ce que cela va donner demain ? Par exemple, dans l’entreprise, où l’on a donné une arme dangereuse aux détracteurs, puisque n’importe qui peut déclencher une procédure. Même si le but est politique, parce qu’on veut votre place, ou par pure jalousie. Peu importe si la vérité éclate par la suite. Le mal est fait. Dès lors que vous êtes pointé du doigt sur les réseaux sociaux, vous êtes condamné. Dans tout ce qui est viral, moi, un homme ordinaire, j’entends « virus ». Alors bien sûr, quand on a créé l’Internet, on savait qu’il n’y avait pas de possibilité de contrôle sur les utilisateurs, sur les dérapages et le qu’en dira-t-on. N’importe qui peut vous coller le virus. Donc, je vais employer un mot fort, mais le hashtag #MeToo, c’est le sida du XXIème siècle.

Sabine Prokhoris : Un ami qui enseigne à la faculté de Rouen, m’a envoyé une photo d’un hashtag sur les murs : « Dénonce tes potes ». Ça fait froid dans le dos. C’est le goût du sang, la jouissance des exécutions publiques, celle de mettre à terre quiconque a été désigné comme « ennemi de genre », comme on a pu parler d’ennemi de classe. Il faut relire le saisissant roman d’Anatole France sur les logiques de la Terreur  : Les Dieux ont soif.

Marc Alpozzo : C’est déjà très inquiétant, ce que vous nous rapportez-là. Alors qu’est-ce qui se profile aujourd’hui ?

Sabine Prokhoris : On ne peut pas prévoir l’avenir. On peut seulement constater l’unanimisme ambiant autour de #MeToo, évident dans les célébrations à la soviétique des cinq ans de cette « grande révolution #MeToo ». Il suffit de voir comment  le journal Le Monde a traité cela, sans une once de recul critique. Les institutions, et la classe politique tout entière, de la gauche à la droite, sont imbibées – lâcheté ? irréflexion ? opportunisme à courte vue ? – par cette idéologie, en une fuite en avant, une surenchère au mieux-disant #MeToo, qui en méconnaît dangereusement les conséquences délétères pour la démocratie et dans la vie de quiconque.

En cela, on peut dire que #MeToo est ce que l’anthropologue Marcel Mauss appelait un « fait social total » : cela dire qu’il affecte toutes les dimensions de l’existence, aussi bien privée que publique et institutionnelle.

Alors que va-t-il se passer ? On verra, quand tout le monde se sera trouvé pris dans cette tourmente, accusé n’importe comment ou ayant vu un proche l’être. Quant aux relations sentimentales et amoureuses, nul ne peut prédire qu’il en adviendra… Mais l’horizon est assez sombre tout de même. Crépusculaire, comme le dit très bien l’avocate pénaliste suisse Yaël Hayat.

Marc Alpozzo : On peut donc dire, que ce sont les réseaux sociaux qui transforment notre société, et pas toujours dans le bon sens, mais c’est aussi les institutions et les grands médias, qui en sont la caisse de résonance, ainsi que l’école et l’université et les institutions judicaires, c’est ce que vous dites, si je vous résume bien.

Sabine Prokhoris : On voit effectivement une invasion de tous ces domaines par une idéologie totalement simpliste. Cela ne me rend pas très optimiste pour l’avenir, c’est vrai.

Gérald Wittock : Aujourd’hui, on est beaucoup plus loin que le 1984 de George Orwell. Il faut savoir qui est au-dessus des médias. Qui décide de tout ça ? Qui est notre Big Brother ? Il y a des éléments de langage qui sont diffusés dans la presse, et elle s’aligne sur ces éléments de langage. 

 Qu’en est-il des luttes féministes ?

Gérald Wittock : On cherche à établir l’égalité des sexes dans tous les domaines. Mais les sexes sont d’abord différents, et ensuite, cette parité que l’on recherche coûte que coûte, est avant tout humiliante pour les femmes. Si encore une fois, vous regardez le fondement de la parité dans les entreprises, personne n’en veut en réalité, parce que cela complique tout, et que cela oblige à s’entourer de gens qui n’ont sans doute pas tout à fait le profil pour le poste à pourvoir. Il y a sûrement un dialogue à chercher entre les sexes. Mais déjà, entre un autre homme et moi, celui-ci aura peut-être un autre taux de testostérone, et il y aura forcément des différences. Ce qui veut dire que la parité, c’est déjà du sexisme. 

Sabine Prokhoris : Je ne dirais certainement pas les choses en ces termes, que je trouve, pardon de le dire, assez confus (même si j’ai les plus grandes réserves sur l’idéologie en en réalité non pas tant forcément sexiste qu’essentialiste et différentialiste qui gouverne la revendication de la parité).

Les différences entre les sexes  – pas si importantes en réalité – ne sauraient justifier une quelconque inégalité dans la société. L’égalité des sexes reste pour moi le combat fondamental, et inachevé du féminsime. Mais l’enjeu du #MeToo-féminisme, ce n’est pas l’égalité, c’est le pouvoir – par l’arme vindicative de la « victimitude ».

Marc Alpozzo : On peut donc parler de démission du pouvoir, et il y a sûrement plus d’hommes qui véhiculent l’idéologie néo-féministe que de femmes. Si vous interrogez les femmes, elles sont dans la majorité défavorables à #MeToo. N’est-ce pas là, une sorte d’endoctrinement qui nous vient des années 80-90, parce qu’à l’époque, l’attitude masculine était bien différente d’aujourd’hui. 

Sabine Prokhoris : Ce qui se passe aujourd’hui ne s’inscrit nullement à mes yeux dans la continuité de l’histoire du féminisme. Il s’agit bien plutôt d’une rupture (revendiquée comme telle d’ailleurs par les activistes), d’une tabula rasa, pour la simple raison que le féminisme  passé est vu comme resté prisonnier du « patriarcat systémique ». La preuve de cette (prétendue) aliénation au (supposé) « patriarcat systémique » : Simone de Beauvoir termine le Deuxième sexe, par le mot honni de « fraternité » (entre les hommes et les femmes).

Ainsi #MeToo serait-il l’an 1 du féminisme. Ce qui est une absurdité, doublée d’un mensonge – parfois par simple ignorance, chez les jeunes générations j’ai pu le constater. Et une négation autant de la réalité historique que de la complexité des relations humaines, entre les sexes et entre les êtres humains en général.

Le retournement de la domination

Gérald Wittock : En fin de compte, qui domine qui ? Alice Coffin et son Génie Lesbien me font peur. Les préférences amoureuses ou sexuelles n’ont rien en commun avec le génie.

Sabine Prokhoris : De toute façon, Alice Coffin, c’est intégralement inepte, et d’une indigence intellectuelle absolue. Je n’ai rien à en dire de plus, si ce n’est qu’il est absurde de lui donner autant d’importance. Cette importance démesurée est symptomatique de l’état calamiteux du (pseudo) débat sur le féminisme aujourd’hui.

Gérald Wittock :  Ce qui me gêne, c’est qu’il n’y a plus de respect entre les sexes aujourd’hui. Et on ne trouve aucune compréhension de l’autre sexe chez Alice Coffin, je suis désolé. Je reprends mon exemple de Frans de Wal, que dit-il ? Lorsqu’on observe les primates, il y a effectivement face au mâle et à la femelle, des cas qui ne rentrent pas dans les cases, mais ils vivent dans la communauté et ils sont protégés de la même façon que tous leurs semblables. Et cette minorité-là ne fait pas la loi. Or, si je m’inquiète aujourd’hui, c’est qu’on veut ramener la norme aux lois de la minorité, que la société continue dans cette démence culturelle qui ressemble de très près à une sorte de suicide culturel. Je pense à la déconstruction et la culture de l’annulation (cancel culture). On va tuer Casanova, Don Juan, le séducteur, la séductrice. Et la vie. Car la vie, c’est un homme et une femme qui la donnent. 

Marc Alpozzo : On a bien avancé, et le lecteur sera juge, mais il y a de quoi désespérer de cette époque, où l’on n’est plus dans un vœu d’émancipation. Donc, pour finir, que penser de cette nouvelle vague de féministes, Alice Coffin, Sandrine Rousseau, Clémentine Autain, lesbiennes politiques, qui veulent remettre en cause la sexualité, le patriarcat, et qui n’aiment pas les hommes ?

Gérald Wittock : Si le but, c’est de remplacer la misogynie par la misandrie, c’est triste. Si les femmes ont fait tout ce chemin pour en arriver là, c’est en réalité un simple retournement. Et ce n’est pas ce que voulaient les féministes historiques. Je suis né de cette génération qui a connu les féministes. Et je suis moi-même un fervent féministe. Mais on m’a dit : « Tu dois te taire. Tu ne peux pas être féministe parce que tu es un homme. Tu as juste le droit d’être pro-féministe. Mais en aucun cas, tu ne pourras être féministe. » Je trouve cela scandaleux. Chacun dans sa case ? J’ai envie de dire que, si je suis né avec une cuillère d’argent dans la bouche, pourquoi ne pourrais-je pas avoir des idées sociales ? Car je serais de droite ? C’est d’autant plus curieux comme remarque, que la loi sur l’avortement (qui en réalité dépénalisait l’avortement, mais bon passons), ce n’était pas sous un gouvernement de gauche, mais bien de droite. Ce qui a tout changé, parce qu’à partir du moment où l’on donne l’autorisation au médecin d’avorter, on change la donne. La femme est protégée. Elle ne risque plus sa vie. Ni la prison. Alors, c’est un réel progrès, pour lequel s’est battue Simone Veil, une liberté enfin reconnue aux femmes. Mais on est encore loin du compte : ce n’est pas une liberté hoministe. Peut-être faudrait-il pour cela attendre un prochain gouvernement de droite ? Car lorsqu’un homme se fait faire un enfant dans le dos, il verra, tôt ou tard, éclore son attachement de père à cet enfant, même s’il n’a pas été voulu au départ. Et cela aura un impact sur toute sa vie. Donc, non seulement, vous vous êtes fait « violer », puisqu’on vous a leurré, mais en plus, il n’y a rien pour légiférer pareil cas aujourd’hui. N’oublions pas qu’il n’y a aucune loi protégeant le droit à la paternité qui devrait exister seulement si elle est consentie, comme si les droits des hommes ne comptaient pas. C’est tout le propos de mon prochain roman, 1m976, (Éditions Melmac, Collection Ailleurs(s)).

Donc, le féminisme, d’accord, mais que l’on respecte l’hominisme aussi. En fait, l’on doit penser à l’humain. Peu importe le sexe, peu importe le genre. Il faut respecter ce droit universel. Et la liberté, c’est un principe tellement simple : votre liberté s’arrête là où commence celle de l’autre, quel que soit votre sexe, votre genre, votre confession religieuse ou votre couleur de peau. Donc, ces femmes qui vous disent que seul le génie lesbien compte, et que si vous n’appartenez pas à la caste lesbienne, vous n’êtes pas un génie, sont scandaleuses. Et c’est aussi scandaleux que de dire : « Alice Coffin est une lesbienne et on va donc la lapider sur la place publique. » Enfin, qui accepterait des propos de ce type, au XXIème siècle, en France ? 

Sabine Prokhoris : Ce que je démontre déjà dans mon livre critique sur Judith Butler, Au bon plaisir des « docteurs graves » (PUF, 2017), c’est que ces théories ne s’intéressent pas à la question de l’émancipation. L’enjeu, dans leur logique circulaire quasi-complotiste, et  fortement paranoïaque, c’est le « retournement de la domination ». Ce qui biaise toute réflexion digne de ce nom sur la question des minorités et des discriminations.

Il faut à ce sujet  de toute urgence lire ou relire Stigmate d’Ervin Goffman. Il y montre que le stigmate ne saurait constituer une identité, c’est un regard sur une situation, dont il importe de parvenir à se décaler pour s’en émanciper. C’est tout le contraire que préconisent les « luttes des minorités » aujourd’hui : brandir son stigmate, comme une identité-étendard. Camper fièrement (chacun sa petite « pride » personnelle) dans sa prison, et au bout du compte lutte de tous contre tous. L’enfer assuré.  

Propos recueillis par Marc Alpozzo 

Pour aller plus loin :

« Diffamer pour la bonne cause », par Sabine Prokhoris

« MeToo : prenons garde aux sirènes » de Sabine Prkhoris

« Emmannuelle Seigner : aimer la vérité » de Sabine Prokhoris


[1] « Diffamer, pour la « bonne Cause » » par Sabine Prokhoris.

[2] Voir analyse des décisions de la Cour d’appel in Le Mirage #MeToo, Le Cherche midi, 2021, p. 309 sq.

[3] « Le neo-féminisme est-il un mouvement totalitaire ? », entretien avec Sabine Prokhoris, Entreprendre, 29 août, 2022.

[4] Vanessa Springora, Le consentement, Paris, Grasset, 2020. Dans ce récit, Vanessa Springora raconte comment elle s’est retrouvée sous l’emprise de l’écrivain Gabriel Matzneff, à l’âge de 13 ans, dans la deuxième moitié des années 80.

Svetlana Pironko : « Ce livre est un hommage à tous les hommes libres » (dans Entreprendre)

Svetlana Pironko : « Ce livre est un hommage à tous les hommes libres »

Par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste

Voici le roman de l’errance. Le roman du déracinement. De l’amour, de la recherche du père, de la liberté, de la sculpture de soi. Une heure avant la vie (Le Passeur, 2022) dont le titre, joliment construit, montre la voie d’une écriture exigeante et poétique. Cela fait du bien, en cette rentrée, plutôt morose, et dans laquelle, aucune tête ne dépasse une autre. J’ai eu la chance de rencontrer son auteur, Sveltlana Pironko, dans un lieu très littéraire, où l’on y croisait jadis, Jean-Paul Sartre, Marguerite Duras, Gabriel Matzneff, etc. Non, ce n’était ni les Deux Magots, ni le Café Flore. Je vous laisse deviner. En attendant, nous avons réalisé cette interview, dans laquelle Sveltlana, traductrice et éditrice à Dublin, revient sur l’écriture de ce premier roman, et sa trame, qui nous montre que le chemin d’une vie vaudra toujours plus que la destination, d’autant que toute destination n’est probablement qu’une illusion. Qui sait ?

Marc Alpozzo : Bonjour Svetlana Pironko, vous avez été traductrice, et vous êtes aujourd’hui agent littéraire et éditrice à Dublin. Vous avez un pied-à-terre en France, à Paris, et vous publiez aujourd’hui votre premier roman dans une très bonne maison d’édition parisienne. Vous écrivez en français, et vous avez choisi la France pour publier votre premier livre Une heure avant la vie (Le Passeur, 2022). C’est un grand honneur que vous nous faites. Mais pourquoi ce choix ?

Svetlana Pironko : L’honneur est pour moi, réellement, et c’est plus qu’une formule de politesse, car la publication de mon roman est une sorte d’aboutissement, la réalisation d’un vieux rêve, presque inavouable – même à moi-même. Tout a commencé quand, à peine adolescente, vivant au Kazakhstan (autant dire, au milieu de nulle part…), j’ai découvert Paris est une fête, les mémoires d’Ernest Hemingway sur sa jeunesse et ses débuts d’écrivain à Paris. Je suis tombée amoureuse du livre, de son auteur et, surtout, de Paris. J’ai décidé alors que j’y vivrai un jour et j’ai commencé à apprendre le français, seule (car j’apprenais l’anglais à l’école). J’ai commencé à écrire mon journal intime en français dès que ma maîtrise de la langue m’a permis d’exprimer de façon à peu près correcte mes émotions et mes pensées. J’ai ensuite fait des études de lettres et de langues étrangères, dont le français, à la fac.

Une douzaine d’années plus tard, lorsque j’ai enfin « débarqué » à Paris, je le parlais déjà couramment. Pendant les premières années de ma vie parisienne, j’ai été traductrice et interprète. Mais plus qu’une langue de travail, le français était déjà ma langue du cœur. Écrire – et penser – en français est pour moi tout à fait naturel. Même si j’ai partagé mon temps entre Paris et Dublin pendant les quinze dernières années, et que j’édite des auteurs de langue anglaise, la question du choix de la langue n’a même pas traversé mon esprit.

M. A. : Vous savez ce que l’on dit d’un premier roman ? Que c’est un récit qui s’inspire de la vie de l’auteur. Diriez-vous qu’Une heure avant la vie (Le Passeur, 2022) est un roman autobiographique ?

S. P. : Non, pas vraiment. Une heure avant la vie contient, certes, des éléments autobiographiques, et son héroïne a des traits communs avec moi, mais ce n’est pas un autoportrait, et mon intention n’était pas de raconter ma vie. Ces éléments sont surtout dans la partie enfance et jeunesse de L. – romancés, bien évidemment. Et puisque j’ai écrit ce roman comme un hommage posthume à mon père, la relation père-fille qui traverse le roman est assez proche de celle que j’ai eu avec mon père à moi. Mais c’est aussi un hommage à tous les hommes libres, une exploration de la notion-même de liberté de l’individu, des influences qui font de nous ce que nous sommes. La littérature et la créativité y occupent également une place primordiale. Peu importe si tel ou tel épisode est « vrai », imaginé ou ré-imaginé – toute œuvre est nourrie, d’une façon ou d’une autre, de nos expériences personnelles et de nos observations.

M. A. : Votre roman est une sorte de bildung roman, le roman d’une éducation. C’est aussi un récit autobiographique, le roman initiatique de votre héroïne, L. que ses proches appellent Luciole, personnage qui bourlingue, héroïne de la bourlingue, allant des steppes d’Asie centrale à Paris, d’Édimbourg jusqu’en Égypte, en passant par Venise. Vous êtes vous-même née au Kazakhstan. Et si votre roman me fait penser aux romans de James Joyce, de Henry Miller, puisqu’il ne présente aucune intrigue, c’est une longue aventure, un cheminement à la fois géographique, mais aussi intérieur, une histoire en marche inspirée de la figure paternelle recherchée par cette héroïne, serez-vous d’accord de dire que c’est surtout le roman du déracinement et de l’errance ?

S. P. : Déracinement, certainement. Mais je dirais quête plutôt qu’errance. L. n’erre pas sans but – elle est à la recherche de quelque chose. D’un lieu à elle, d’abord – pour retrouver un « chez-soi », après le premier déracinement, forcé, quand sa famille déménage et quand, adolescente, elle est obligée de laisser derrière elle tant de choses et de gens qu’elle aime. De laisser derrière elle son enfance. Telle un virevoltant, elle sera « arrachée et emportée Dieu sait où. Contre son gré. Au gré du vent. Au gré de son père, pour être exacte. » Elle trouvera ce lieu – Paris. Elle comprendra qu’il n’y a pas de retour possible – on ne peut qu’aller de l’avant. Paris, la France, est son deuxième déracinement, et celui-là sera joyeux. C’est son premier pas vers la liberté – sa liberté qu’elle chérit tant. Un rêve fou qui devient réalité, envers et contre tout.

Mais sa quête ne s’arrête pas pour autant. Et ce n’est pas le bonheur qu’elle cherche – c’est un accomplissement.

M. A. : L’errance dans votre roman est bien sûr géographique, et elle peut tout à fait se circonscrire, par le cheminement de votre personnage, mais elle est aussi intérieure, bien forcément, puisque tout cheminement est avant tout intérieur. Le poète portugais Fernando Pessoa pensait que les meilleurs voyages étaient les voyages immobiles. Pouvons-nous dire que L. accomplit finalement un voyage immobile, puisque tout départ inclut un retour, c’est en tout cas ma conviction, si l’on part sans revenir, il demeure comme une part manquante dans l’accomplissement du cheminement. Or, précisément, L. retourne dans son pays d’origine après avoir passé trente ans en France. Vous avez me semble-t-il traité les thèmes de l’exil, du cheminement intérieur et du déracinement, celui bien sûr des grands voyageurs, qui cherchent à rejoindre les grands lointains, qui ne sont autres qu’en eux-mêmes. Ne sommes-nous pas ici dans la rupture avec la doxa qui pense l’homme moderne en nomade ? N’y a-t-il pas plutôt une vision plutôt mystique du voyage dans votre roman ?

S. P. : Oui, vous avez raison : c’est au bout de son cheminement intérieur que L. trouvera ce qu’elle cherchait. Et elle le trouvera à Paris – son chez-soi…

Néanmoins, le voyage « géographique » lui est indispensable. Ce n’est pas une fuite, et encore moins un retour en arrière. Le voyage, surtout un voyage solitaire, est une rupture avec le quotidien qui lui permet de se retrouver face à elle-même, de changer de perspective – ce qui est parfois salvateur. Il a des vertus presque magiques, miraculeuses, et dans ce sens-là, oui, le voyage a pour moi une connotation mystique.

M. A. : On trouve dans votre roman à la fois une histoire d’amour, mais aussi la recherche du père, comme si finalement l’amour n’était jamais autre chose qu’un retour à l’amour du père. En tant que lecteurs, comment devons-nous ici analyser la figure du père ?

S. P. : Si le père de L. n’apparaît pas souvent « physiquement » dans le roman, il est néanmoins omniprésent. Enfant, L. – où Luciole, comme il l’appelle – est impressionnée par cet homme plutôt distant, mais qui s’avère fiable, impressionnée par sa force, sa virilité, mais aussi par son érudition et sa liberté d’esprit. Elle est flattée d’être traitée en adulte. Jeune femme, elle apprécie sa franchise, sa lucidité et son soutien inconditionnel. Il lui apprend à ne pas avoir peur. A tracer sa route. Enfant, elle ne voulait pas le décevoir. Adulte, elle cherche à l’impressionner à son tour. Pour elle, aussi imparfait qu’il soit (surtout comme mari pour sa mère !), c’est un père-modèle, un surhomme – et elle veut lui ressembler. Elle aime sa mère, mais elle s’est jurée de ne pas répéter son sort.

Si elle est consciente d’idéaliser son père, en partie à cause de leur éloignement géographique, elle sait aussi vers qui qu’elle peut se tourner dans une situation difficile… Pour L., obsédée par la liberté (ou l’idée qu’elle s’en fait), l’amour père-fille est une sorte d’amour idéal, car il la laisse libre – l’y encourage même – et il survit à la distance physique. Sa perte est d’autant plus insoutenable – jusqu’à ce qu’elle ne parvienne à tirer des leçons de vie de cette mort.

M. A. : Votre roman tranche avec cette modernité narcissique, où les romans sont souvent écrits à la première personne du singulier. Or, le vôtre, est écrit à troisième personne du singulier, comme le sont nos romans classiques, ou les romans du dix-neuvième siècle. Pourquoi ce choix ? Bien sûr, votre roman n’est pas une autofiction, il n’est pas non plus autobiographique, il s’inspire de votre vie certes, mais on ne doit pas confondre L. avec vous. Soit, mais pourquoi ne pas directement plonger dans la subjectivité du personnage ? Pouvez-vous nous expliquer cette option ?

S. P. : Ce n’était pas un choix conscient, mais j’ai toujours aimé, en tant que lectrice, ce qu’on appelle « le discours indirect libre » – la narration d’un point de vue unique, mais sans les limitations imposées par l’emploi du « moi/je ». Je trouve que cela permet la bonne distance et un certain détachement. Cela empêche, justement, de mettre trop de soi dans un personnage et donne plus de place à l’imagination. C’est aussi une question de style : le discours indirect n’oblige pas à n’utiliser que le langage parlé et permet d’avoir une seule voix, qu’il s’agisse de l’enfance ou de l’âge adulte du personnage. Cela permet aussi, je pense, de créer un univers plus onirique.

M. A. : Vous n’êtes pas seulement une romancière, mais aussi vous êtes un passeur. On ne doit pas négliger l’érudition de votre roman. Notamment une grande connaissance de la littérature russe du dix-neuvième siècle. Quel est pour vous le roman russe le plus important, et qui vous inspire lorsque vous écrivez aujourd’hui ?

S. P. : Lorsqu’on évoque la littérature russe du XIXème, on pense immédiatement aux auteurs comme Dostoïevski. Or pour moi, le roman fondateur de la littérature de ce siècle extraordinairement riche est Un héros de notre temps de Mikhaïl Lermontov. Par sa structure même, ainsi que par la portée psychologique du personnage principal, Pétchorine, il annonce la fin du romantisme byronien et le début de la modernité. Le roman se compose de cinq « nouvelles », où l’on fait d’abord connaissance du héros par narrateurs interposés, et leurs portraits de Pétchorine ne sont pas forcément flatteurs. Pétchorine est un aristocrate, officier dans l’armée russe pendant la guerre du Caucase. Il a beau être amoral, égoïste, impulsif, parfois cynique, déjà il fascine. Ensuite, il se raconte lui-même – d’abord dans un récit de voyage, puis sous forme d’extraits de journal intime, et enfin dans le récit d’un incident qui provoque des réflexions sur la fatalité et la prédestination. Malgré cela, le roman n’est pas simplement la somme de ses parts – c’est un tout, lié par une logique interne, celle du développement de son héros.

Quels que soient ses actes, on est séduit par sa lucidité extrême, sur lui-même, sur les autres et la société en général, son détachement étudié (« Je me méprise parfois ; n’est-ce pas pour cela que je méprise les autres ? Je suis devenu incapable de me laisser aller à de nobles transports : je crains de paraître ridicule à mes propres yeux. »). Et on compatit : « Le monde a gâté mon âme, mon imagination est inquiète, mon cœur est instable. Rien ne me satisfait ; je m’accoutume à la souffrance aussi rapidement qu’au plaisir, et ma vie devient de jour en jour plus vide. »

Ce roman, culte en Russie, est relativement peu connu du lecteur occidental. Il a pourtant fasciné des écrivains aussi différents que Alexandre Dumas (à qui l’on doit sa première publication en France, sous forme de feuilleton, dans sa revue Le Mousquetaire), James Joyce (à qui il a inspiré Le portrait de l’artiste en jeune homme) ou Vladimir Nabokov (qui l’a beaucoup critiqué, comme à son habitude, mais traduit, magnifiquement, en anglais).

J’espère que mon roman éveillera la curiosité des lecteurs et les incitera à découvrir ou à revisiter quelques-uns des livres qui y sont mentionnés, dont celui de Lermontov ou ceux d’Ernest Hemingway, entre autres.

M. A. : Disons-le aux lecteurs, votre roman a été accepté en trois heures, suite à un envoi par mail. C’est assez rare, mais cela arrive, et c’est bon à savoir, surtout pour ceux qui écrivent et rêvent d’être publiés. Bien sûr, c’est un roman de grande qualité, peut-être même un grand roman, en tout cas, un grand roman de la rentrée. J’imagine que vous êtes déjà en train d’écrire un deuxième roman. Pouvez-vous nous parler en quelques mots de ce projet ?

S. P. : Merci… J’ai eu beaucoup de chance avec mon éditeur que je ne remercierai jamais assez.

Oui, je suis en train d’écrire un deuxième roman, déjà bien avancé, et, en parallèle, j’écris des notes pour un troisième. C’est un peu curieux, mais je suppose que je rattrape le temps perdu… Par superstition, j’hésite à parler des projets en cours. Je dirai juste que le deuxième est écrit, de nouveau, à la troisième personne du singulier, du point de vue d’un Parisien d’une quarantaine d’années, agent immobilier. Et qu’il y a dedans des fragments d’un roman historique que celui-ci écrit en cachette. Deux voix, donc, et deux styles d’écriture différents. C’est un défi, certes, et c’est d’autant plus stimulant.

L’idée du troisième n’est pas encore tout à fait formée (j’essaie d’y résister jusqu’à ce que termine l’écriture du deuxième !), mais ce sera sans doute à la première personne du singulier cette fois-ci, du point de vue d’un homme d’un certain âge. Il est trop tôt pour en dire plus.

En tout cas, je m’éloigne de plus en plus de L. – elle a maintenant sa vie à elle, et moi, je continue mon propre « voyage »…

Propos recueillis par Marc Alpozzo

Le prix Cazes 2022 remis à Gautier Battistella et Mathilde Brézet (Livres hebdo)

Le prix Cazes 2022 remis à Gautier Battistella et Mathilde Brézet

GAUTIER BATTISTELLA ET MATHILDE BRÉZET – PHOTO OLIVIER DION

Gautier Battistella pour son roman Chef (Grasset, 2022) et Mathilde Brézet pour son essai Le Grand monde de Proust (Grasset, 2022) sont les lauréats ex æquo de la 86édition du Prix Cazes. La cérémonie s’est déroulée, comme le veut la tradition, dans la brasserie Lipp à Paris.

Par Adriano Tiniscopa ,
Créé le 20.04.2022 à 16h49 ,
Mis à jour le 20.04.2022 à 19h30

Ce n’était pas arrivé depuis 30 ans d’après l’écrivain et journaliste Mohammed Aïssaoui, membre du jury. Un ex æquo a marqué le 86e prix Cazes, remis mercredi 20 avril dans la brasserie Lipp du boulevard Saint-Germain à Paris dans le 6arrondissement. Chef (Grasset, 2022) de Gautier Battistella et Le Grand monde de Proust, premier essai de Mathilde Brézet, ont tous deux reçu le prix 2022. Ils recevront la moitié de la dotation initiale, soit 2000 € par auteur, et recevront aussi 1000 € en déjeuner chez Lipp.

« Le jury est revenu sur sa dernière sélection de cinq titres pendant sa dernière réunion pour y rajouter Le Grand monde de Proust de Mathilde Brézet », a expliqué Léa Santamaria, libraire à Libre Champs (Paris) et récente membre du jury, arrivée « l’année d’après la remise du prix à Gabriel Matzneff en 2016 », a-t-elle tenu à préciser. « Il y a eu un coup de force cette année », a plaisanté Nicolas d’Estienne d’Orves, écrivain, journaliste et membre également du jury, rappelant que 2022 était l’année du centenaire de la mort de Marcel Proust.

Joël Schmidt, président du jury, a, du haut de son grand âge et à mi-hauteur des escaliers en colimaçon du fond de ce célèbre bistrot Art déco, annoncé les noms des deux primés, feuille en mains. À commencer par Gautier Battistella, critique au Guide Michelin durant 15 ans, qui s’est dit « ravi d’avoir ce prix pour un ouvrage qui rend un certain hommage au terroir, à une France en train de disparaître ». Puis est venu le tour de Mathilde Brézet, agrégée de lettres classiques, enseignante en lycée parisien. L’essayiste a expliqué être très contente notamment « de savoir que ce livre plaît, que le personnage intéresse un jury qui n’est pas spécialiste, et qui a peut-être été trop déifié ».

Festival littéraire de Cabourg. Dialogue avec Guilaine Depis, directrice de l’agence Balustrade

Festival littéraire de Cabourg. Dialogue avec Guilaine Depis, directrice de l’agence Balustrade

Communiqué de Kathya de Brinon, Présidente de S.O.S. Violenfance sur le consentement

Communiqué de KATHYA DE BRINON, Présidente fondatrice de l’association 

« SOS Violenfance. Prévention de l’inceste et de la pédocriminalité ».

Soirée de lancement jeudi 6 février 2020 de 19h à 21h au François Coppée en présence du psychiatre Gérard Lopez : inscriptions auprès de l’attachée de presse guilaine_depis@yahoo.com et informations ici  https://guilaine-depis.com/reunion-de-lancement-de-s-o-s-violenfance-le-23-janvier-2020-prevention-de-la-pedociminalite-au-francois-coppee/

 INCESTE et PÉDOCRIMINALITÉ : CONSENTEMENT ZÉRO ET TOLÉRANCE ZÉRO

De nombreux témoignages d’anciennes petites victimes de pédocriminels ont déjà fait la Une de l’actualité par le passé. 

Kathya de Brinon, journaliste et ancienne rédactrice en chef, a décidé de livrer sa propre histoire de petite fille violée et prostituée par le père de sa mère, toujours dans le déni à ce jour. 

 

Elle a publié deux ouvrages aux Editions Maïa en août 2018 et novembre 2019.

Le premier expliquant « cliniquement » l’horreur d’un viol sur enfant et de la prostitution infantile, le second décrivant les séquelles massacrant la vie de la fillette devenue adulte, épouse puis mère de famille.

 

AUJOURD’HUI, VANESSA SPRINGORA, AVEC LE TITRE DE SON LIVRE, ATTIRE A SON TOUR L’ATTENTION DES ADULTES SUR LE CONSENTEMENT SEXUEL D’UN MINEUR

 

« SOS Violenfance », jeune association fondée en septembre 2019, souhaite apporter sa pierre à l’édifice juridique qui est en train d’être repensé. Cette notion de « consentement » est au cœur de nos réflexions et de nos préoccupations. 

Mais après mûre réflexion, nous avons décidé de nous concentrer sur des actions de Prévention complémentaires à celles des associations déjà existantes.

 

Au moment où la toile s’affole sur l’affaire Matzneff*, ne serait-il pas plutôt grand temps que nous nous recentrions sur l’essentiel de ce qui devrait, Nous, les adultes responsables de nos enfants, nous affoler…

 

 *Nous ne défendrons JAMAIS un pédocriminel quel qu’il soit, jeune ou vieux, incestueux ou pas, connu ou pas, talentueux ou pas : Pour « SOS Violenfance », face à la pédocriminalité, c’est la tolérance ZÉRO.

 

FAIRE ÉVOLUER LE DROIT POUR PROTÉGER NOS ENFANTS

 

Nous nous inquiétons en priorité pour tous les innombrables enfants qui seront, ce soir, cette nuit, demain, agressés ou violés par un adulte.

 

Notre association veut s’entourer des meilleurs spécialistes pour mener une vaste et ambitieuse action de prévention. 

 

RAPPELER LA BASE DE NOS VALEURS SUR CE QU’EST L’ENFANCE

 

Un enfant ne peut et ne doit être soumis à aucun consentement sexuel. 

Un enfant est par définition « asexuel ». 

Un enfant ne doit en aucun cas être exposé aux « désirs » et autres fantasmes des adultes. 

Un enfant doit être, toujours et partout, en sécurité et protégé par les adultes.

 

CONSENTEMENT ZÉRO ET TOLÉRANCE ZÉRO

 

Pour reprendre d’anciens concepts : « Joue aux petites voitures, ou à la poupée, ou aux deux ! » Épanouis-toi sereinement, vis ta vie d’enfant, le monde des adultes, de ses préoccupations et autres folies ne doit en aucun cas te préoccuper ! Tendre doit être le monde de l’enfance. 

 

LE DÉNI DE L’INCESTE


Kathya de Brinon, Présidente fondatrice de l’association « SOS Violenfance. Prévention de l’inceste et de la pédocriminalité » sait de quoi elle parle, et l’a écrit sans concession dans ses deux livres autobiographiques (Editions Maïa). 

 

LE TÉMOIGNAGE POIGNANT DE KATHYA DE BRINON LEVE LA CHAPE DE PLOMB

 

Kathya de Brinon a fait partie de ce que l’on nomme aujourd’hui « l’enfance massacrée ». 

Violée et prostituée par le père de ma mère entre 9 et 12 ans.Un âge où un enfant est ignorant de la sexualité et n’est pas en mesure de décider si tel ou tel geste affectueux ou intime dispensé par un adulte aimé et/ou ayant autorité sur lui est acceptable ou pas, toxique ou pas.

 

Dans le doute, notre position est on ne peut plus claire : Consentement ZÉRO.Un nourrisson, un petit enfant, un jeune adolescent peuvent-ils être consentants aux travers et autres délires sexuels de certains adultes ? JAMAIS

 

UNE INSOUTENABLE CÉCITE AU SEIN DU COCON FAMILIAL

 

De récents sondages révèlent que 80 % des viols sur enfants se passeraient dans le cadre familial.
Il y aurait entre 3 à 6 % des enfants victimes d’agressions sexuelles et/ou de viols. 

 

Les enfants et jeunes adolescents doivent être protégés par l’adulte, et en aucun cas devenir leur « sextoy ». 


Un adulte doit être un protecteur, et non un violeur. 

 

Une mère ou un père ne devrait JAMAIS présenter son enfant à un adulte connu pour ses perversités sexuelles, ou être dans le déni (que Kathya de Brinon a connu et dont elle souffre encore, ce qui équivaut à une double peine) après que l’indicible se soit produit.

Mais hélas, il n’en est pas ainsi…

 

CONSIDÉRER L’ENFANT COMME SUJET ET NON COMME OBJET


Un mineur ne doit EN AUCUN CASêtre approché sexuellement par un « majeur ».

Rappelons ici qu’une atteinte sexuelle sur mineur produit des troubles graves et irréparables de sa personnalité : honte, culpabilité, dépréciation, dépression, anorexie/boulimie, tentatives de suicide etc 


La réflexion actuelle porte sur la définition de l’âge du consentement à l’acte sexuel par un mineur. 


Nous continuerons à dire que le mot « mineur » a un sens, et que nos lois se doivent de les protéger jusqu’à ce qu’ils soient en âge de se définir sexuellement. 

 

De nombreuses associations se battent depuis longtemps pour faire évoluer les lois, et nous les en félicitons.

 

Le « NON » d’un mineur doit être respecté, qu’il soit prononcé, chuchoté ou hurlé par un enfant, ou par un adulte !

 

LE REGARD DE LA CONSEILLERE JURIDIQUE DE L’ASSOCIATION 

« SOS VIOLENFANCE » : 

 

Maître Elisabeth Pontvianne précise que :

 

En droit français, c’est à la victime de faire la preuve de la culpabilité de son agresseur, un accusé est présumé innocent jusqu’à ce que la justice en décide autrement et le condamne, ou pas.

C’est donc au procureur de prouver la culpabilité du présumé innocent.

 

Sauf en matière de recel où le receleur est présumé coupable, et donc doit prouver son innocence, sa bonne foi.

 

Un receleur est quelqu’un supposé avoir bénéficié d’un vol.

 

Alors, j’estime qu’un pédophile, un pédocriminel doit être considéré comme un receleur et présumé coupable.

 

C’est à lui de prouver son innocence, et non à la victime mineur(e) de prouver son agression. 

 

La loi doit être changée !

 

Et le problème du consentement de la victime ne se posera plus, les tribunaux n’auront plus à s’interroger à ce sujet et ne rendront plus des décisions scandaleuses capables de déclarer consentante une enfant de 5 ans !

 

Le présumé violeur pédocriminel doit être désormais obligé de prouver son innocence, et non la présumée victime son agression, son viol.

 

La route sera longue et semée d’embûches, nous le savons bien, mais il ne faudra jamais, et en aucun cas, baisser les bras !