« L’oiseau de Roux » par Guilaine Depis (Livr’Arbitres, numéro 17, juin 2015)

oiseau de roux.jpgArticle de Guilaine Depis dans le numéro 17 de la revue littéraire Livr’Arbitres consacrée à Dominique de Roux, page 52

L’oiseau De Roux

 Des ailes nobles sur un cœur de diamant

« Le cœur est une matière noble. Heureux ceux dont les cœurs se sont brisés. Ils ont gardé leur adolescence ».[1]

Alors qu’elle lui consacrait une séance de son Atelier permanent de lecture et d’écoute «à voix haute et nue»©[2], Michèle Venard confiait volontiers qu’elle aurait atteint son objectif de vérité si elle réussissait à faire ressentir à son public que Dominique de Roux était – selon son épouse Jacqueline de Roux – un oiseau.

Il en avait l’ineffable grâce, la virevoltante légèreté, la surprenante rapidité, l’insaisissabilité et les ravissants pépiements. Un oiseau qui avait la fronde courageuse toujours sur le point de s’envoler, de s’échapper, vers de plus hautes cimes littéraires, de plus lointaines contrées.

« L’honneur du combat amoureux c’est le déshonneur complet . »[3]

Dominique de Roux conjuguait l’écriture avec l’aventure, donnait corps à sa puissante pensée par des mots et des actes. Il n’avait peur de rien, et surtout pas de s’engager dans la défense des infréquentables de son temps, ni d’aimer – lui dont le blason comporte deux éclats de diamant et la devise latine « Cor adamantinum », que l’on traduit par « cœur de diamant ».

Un homme généreux, tourné vers les autres et le monde

Son ami Gabriel Matzneff l’évoque en ces termes dans son journal le 29 mars 1977, jour de son envol définitif :

« Son œil vif d’oiseau. Sa génialité, son verbe de feu.

Certains de nous soignent leur personnage : c’est ce que nous appelons avoir le goût de notre destin. Dominique, lui, n’avait aucun souci de son personnage. Nul n’était moins nombriliste que lui, et il semblait toujours plus intéressé par les autres que par soi. (…) Dominique, si passionné, si vibrant. L’inimitable façon qu’il avait de prendre la tangente – une tangente apocalyptique.[4] ».

Dominique de Roux a passé sa vie à partir ; son intelligence exceptionnelle et sa lecture à la fois libre et prémonitoire du monde nous font cruellement défaut.

« Dominique de Roux était un ultra historique – étymologique : ultra gauche et ultra droite à la fois, au-delà, de l’autre côté, plus loin, en avant, ailleurs.[5] »

Il allait partout, en quête de beauté et de sens. 

Une entêtante saudade

Avec la figure de l’oiseau, un second concept est essentiel est essentiel pour aborder, comprendre ou approfondir l’immensité De Roux : celui portugais de saudade qu’il définit lui-même comme « mémoire qui est anticipation, regret et désir à tel point que regret et désir communiquent »[6]

Dominique de Roux suscitait de son vivant l’horreur ou la vénération sans se soucier de sa réputation.

La postérité a tranché : son œuvre n’a jamais été autant lue, relue et étudiée qu’au troisième millénaire où le citer est devenu une référence de qualité – la référence suprême, le sésame ultime – parmi les derniers résistants des lettres.

Guilaine Depis

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[1] Dominique de Roux, Immédiatement, La petite vermillon

[2] Le jeudi 20 septembre 2012 au Théâtre des Deux-Rêves

[3] Dominique de Roux, Immédiatement, La petite vermillon

[4] Gabriel Matzneff, Un galop d’enfer, La Table Ronde, page 45-46

[5] Rémi Soulié, Les Châteaux de glace de Dominique de Roux (Les Provinciales/L’Âge d’homme), page 80

[6] Dominique de Roux, Il faut partir, Fayard

La critique du roman « Roger la Grenouille » de Claude Delay par Alan Argoul (11 mars 2015)

NDLR : C’est dans le restaurant du roman qu’a été remis le Prix de la Page 112 le 11 mars 2015 à Sylvain Tesson pour « Berezina ».

Présentation vidéo du restaurant aujourd’hui : 

http://www.restovisio.com/restaurant/roger-la-grenouille-395.htm

Le roman

 

ROGER

 

LA GRENOUILLE 

 

de Claude DELAY

 

par Alan ARGOUL

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 Claude Delay, épouse du chirurgien Tubiana, est écrivain de l’Académie française et psychanalyste ; elle a écrit diverses biographies sur Chanel, Giacometti et Marilyn, entre autres, dont j’ai rendu compte il y a quelque temps. Pour les 78 ans en 1978 du bistrotier parisien célèbre près de la Seine, Claude Delay a composé ce portrait intime, issu des souvenirs du Chef.

Roger la Grenouille est un restaurant, sis 28 rue des Grands Augustins dans le 6ème arrondissement de Paris ; Roger la Grenouille est un homme, l’âme du bistro, orphelin obsédé par la mangeaille et dont la gouaille a enchanté Paris, des sans-logis aux enfants pauvres.

Il a accueilli des artistes, des professeurs et étudiants en médecine (la fac est toute proche), des écrivains (Léon-Pol Fargue, Malraux) et peintres dans la dèche avant d’être célèbres (Derain, Picasso, Balthus), des actrices énamourées (Mistinguett, Rita Hayworth), des aviateurs pionniers (Mermoz, Saint-Ex), des officiels incognito (Bidault, Auriol, Spaak le belge, Ali Khan) et jusqu’au pape Jean XXIII (connu lorsqu’il n’était que nonce Roncalli)… « A table, il a mis ses rangs, de bourgeois du coin, de curés et de copains. Et nourris les exclus, les clochards, les enfants » p151.

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Roger Spinhirny (au nom alsacien) et son jumeau Henri ont été abandonnés par leur fille-mère à l’âge de 4 ans. Il était mal vu, dans la France catholique en plein débat passionnel sur la loi de séparation de l’Église et de l’État 1905, de n’avoir pas de mari officiel. Le père ignorait ses enfants, soit il n’en savait rien, soit il était trop jeune pour s’en soucier. La « Grande » guerre (par le nombre morts, pas par la gloire…) l’a incité à les rechercher, mais bien tard ; il ne les a jamais vus, mort en 1917 par la bêtise crasse du général Nivelle. La mère, Rosalie, était chef de cuisine à l’hôtel des Réservoirs, à Versailles. Elle ne pouvait pas déroger, ce dragon femelle : hop ! en nourrice les gniards, avant l’orphelinat industriel et catholique d’Élancourt, immense bâtisse caserne où sévissaient les bonnes sœurs sous-off. Il fallait les dompter, ces fils de Satan de moins de 10 ans, les punir d’être nés hors des liens sacrés du mariage catholique, les remettre à leur place – inférieure – dans la société bien-pensante.

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Roger dit Nini (son nom était imprononçable) ne s’en est jamais remis. Nini peau-de-chien (il pelait enfant à cause de la crasse), Nini patte-en-l’air, il a des surnoms de révolté. Dur à cuire, généreux avec les pauvres, obnubilé par le manger, il a eu 14 ans en 14 – trop tôt pour aller en guerre – et 40 ans en 40 – trop tard pour être mobilisé. Sa bataille aura été alimentaire, depuis trouver à manger comme commis boucher, serveur de grand hôtel, cuisinier parfois, jusqu’à donner à manger lorsqu’il crée en 1930 le restaurant Roger. Il ne l’appellera la Grenouille que lorsqu’il aura financièrement presque touché le fond, « mangé la grenouille » selon l’expression populaire.

Le quartier si chic aujourd’hui, discret et volontiers snob, des rues entre boulevard Saint-Michel et rue Dauphine, était avant guerre le repère des putes de 13-14 ans et de leurs barbeaux. Ils se battaient au couteau parfois le soir, à l’angle de la rue Christine et de la rue de Savoie. Les vieux hôtels particuliers, enserrés dans des rues étroites débouchant sur la Seine, abritaient des bordels et des garnis pour rapins ou artistes dans la dèche. Picasso a peint Guernica au bout de la rue. Ce sont les professeurs de médecine de la fac juste au-delà du boulevard Saint-Germain (dans la rue où Marat fut tué), qui vont faire la réputation de Roger, comme Jean Rostand. « C’est alors que, un jour de 1933, le professeur Vilmain, avec sa belle barbe entra. – Vous avez des grenouilles ? – Oui, Monsieur, ment effrontément Roger qui se précipite chez le marchand de poisson rue de Buci… » p.66.

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Roger la Grenouille a fait de l’authentique. Que des produits frais achetés aux marchands qu’il connaissait de père en fils, dans le quartier ou aux Halles de Baltard (avant déménagement à Rungis). Il donnait les restes aux gens dans la dèche ; par fidélité, il a invité chaque jeudi les enfants orphelins ; il a aidé les résistants, caché quelques Juifs dans sa propriété de campagne durant l’Occupation. « Ce mélange typiquement français d’anarchiste et de conservateur, ne lui ont pas enlevé son côté gueule d’amour » p.121.

Depuis février 2006, Roger la Grenouille a été repris par Sébastien Layrac, gérant du restaurant Allard, cuisine traditionnelle, à 50 m rue de l’Éperon, en face du lycée Fénelon très connu pour les amours adolescentes de Gabriel Matzneff dans les années post-68. Il a gardé son décor et son authentique. Il a conservé sa carte traditionnelle française avec cuisses de grenouille, escargots, queue de bœuf et foie gras – et ses desserts normands, résidence campagnarde du vrai Roger.

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Une très bonne adresse, parisienne populaire.

Claude Delay, Roger la Grenouille, 1978, Pauvert, 156 pages, €11.59

La page Facebook de Roger la Grenouille-restaurant 

Le restaurant Roger la Grenouille sur :

Tripadvisor Figaroscope Télérama Parisinfo Resto à ParisBienvenue à ma table, blog Ideal gourmet, « offrez ce restaurant » en pochette-cadeau valable 1 an

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Livres Hebdo annonce la sélection du Prix 2015 de la Page 112 (16.02.2015)

Avant de découvrir la sélection annoncée dans Livres Hebdo, une visite s’impose !

Rendez-vous sur le site officiel du Prix de la Page 112, conçu par sa Présidente fondatrice – qui est en plus une très belle réalisation graphique, drôle et esthétique à souhait, dans l’esprit du Prix de la Page 112http://www.prix-de-la-page-112.com 

Attachée de presse (pour interviewer la Présidente Claire Debru ou les membres de son jury, ainsi que le futur lauréat) : Guilaine Depis 06 84 36 31 85 / guilaine_depis@yahoo.com  

logo_5723.jpgHuit titres figurent dans la sélection 2015 :


Babylone Underground, d’Eloïse Cohen de Timary (Serge Safran Editeur)
Une fille, de Juliette Kahane (L’Olivier),
L’homme qui aimait trop travailler, d’Alexandre Lacroix (Flammarion)
La lettre au capitaine Brunner, de Gabriel Matzneff (La table ronde)
Les événements, de Jean Rolin (P.O.L)
Je vous écris dans le noir, de Jean-Luc Seigle (Flammarion)
Berezina, de Sylvain Tesson (Guérin)
Un an après, d’Anne Wiazemsky (Gallimard)

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Sur France Culture, le « Tout feu, tout flamme » de Sébastien Le Fol décrypté pour vous

081832-001.jpgDans le Tout feu, tout flamme du mardi 26 février 2013Sébastien Le Fol choisit d’associer Albert Cossery à son ami Gabriel Matzneff qui publie un nouveau livre aux Éditions de La Table Ronde en même temps que Frédéric Andrau le sien aux Éditions de Corlevour.

Une émission à réécouter ici mais je l’ai décryptée pour mes chers lecteurs ci-dessous : 

– Vous, vous préférez nous parler aujourd’hui des derniers dandys de Paris, Sébastien Le Fol…

– Oui, j’aimerais vous parler aujourd’hui de deux écrivains que je trouve méprisés par les médias, qui ont été mis en quarantaine en quelque sorte – en tous cas pour l’un d’entre eux – dont l’oeuvre n’est pas étudiée au lycée, qui sont snobés par l’Académie française.

Pourtant, ces écrivains n’ont rien à envier – me semble t-il – à Marcela Iacub. Leurs lecteurs, moins nombreux que ceux de « Belle et bête » n’en sont pas moins fervents et ils s’échangent le nom de ces réfractaires comme des codes secrets. Alors Albert Cossery et Gabriel Matzneff seraient-ils des auteurs pour happy few ? Oui si on en prend l’expression au sens littéral : les livres de Cossery et Matzneff rendent effectivement heureux les rares curieux qui osent s’y plonger. 

Ces deux immigrés, l’un Égyptien, l’autre Russe, ont mis leur vie dans leur oeuvre et ils ont osé vivre leurs passions, parfois schismatiques et à leurs risques et périls. Les lire, c’est adopter une diététique, se convertir à une philosophie de l’existence que l’on pourrait réunir sous la bannière du dandysme. 

CouvCossery.jpgNé au Caire en 1913 et mort à Paris en 2008, Albert Cossery a résumé ainsi sa philosophie : « J’ai écrit pour que les gens qui me lisent n’aient pas envie d’aller retourner travailler le lendemain ». Cet oriental au profil d’aigle à qui Frédéric Andrau consacre un vibrant exercice d’admiration, Monsieur Albert aux Éditions de Corlevour, a vécu en esprit libre dans la même chambre d’hôtel de Saint-Germain des Prés pendant quarante ans, l’hôtel de la Louisiane. Cossery tenait l’oisiveté pour le souverain bien et voyait dans le travail un piège tendu par la société pour nous assujetir.

Son oeuvre est à son image, économe et subtile, une dizaine de contes qui ont été réédités par Joëlle Losfeld qui célèbrent la richesse des misérables. Je vous conseille notamment la lecture de « La violence et la dérision » qui imaginait déjà une sorte de printemps arabe. Dans une ville du Proche-Orient placée sous la coupe d’un tyran grotesque, des saltimbanques lancent une campagne de déstabilisation fondée sur la dérision. Des affiches caricaturales à la gloire du dictateur fleurissent sur les murs provoquant l’hilarité du peuple et par conséquent la chute du tyran. 

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Gabriel Matzneff aurait sans doute préféré que Kadhafi fut renversé de cette manière. Dans Séraphin, c’est la fin, son nouveau recueil de chroniques paru aux Éditions de La Table Ronde, Gab la Rafale – comme il s’est surnommé – n’a pas de mots assez durs contre l’intervention franco-britannique en Lybie. On pourra le trouver complaisant avec le défunt Guide de la Révolution. Mais depuis ses premiers articles à Combat, ce bretteur hors pair n’a de cesse de fustiger le Nouvel Ordre mondial prôné par ce qu’il appelle les pharisiens glabres d’outre atlantique. Dans ce domaine-là, au moins, Matzneff se montre plus fidèle que dans sa vie amoureuse décomposée. 

On peut ne pas être d’accord avec les idées fixes de cet archange aux pieds fourchus, mais il faut reconnaître qu’il les défend avec brio, dans un style éclatant. Chacun de ses livres est un festin. Les tomes de son journal intime se lisent comme autant d’aventures de Tintin, le sexe en plus. Avec Ivre du vin perdu, il a probablement écrit l’un des plus beaux romans de sa génération. Le polémiste est aussi étincelant. Sabre de Didi au clair, Matzneff taille en pièces les lieux communs de son époque. Il provoque en duel les moralisateurs de tous bords. 

Mais cet esprit libre est aussi un passeur, il aime partager ses admirations. Il n’en finira jamais de payer sa dette aux maîtres de sa jeunesse. Le portrait qu’il dresse de Casanova est de ce point de vue un chef d’oeuvre de gratitude. Sans Matzneff, nous ne saurions peut-être pas en France qu’il existe une religion orthodoxe. Et si tous les profs de grec ou de latin parlaient comme lui de Pyrrhon ou de Sextus Empiricus, les élèves se battraient pour assister à leurs cours. 

Avec Matzneff comme avec Albert Cossery, le lecteur a l’impression de faire l’école buissonnière et c’est bien pour ça que leurs oeuvres ne sont pas inscrites au programme. Et c’est tant mieux : les grandes passions comme les conversions les plus sincères sont clandestines.

Frédéric Saenen écrit sur « Monsieur Albert » dans le Salon littéraire

Cinq semaines avant sa parution en librairie, le nouveau livre de Frédéric Andrau a déjà obtenu une première véritable recension par Frédéric SAENEN sur le site Le Salon littéraire. Au-delà de la surprise de la rapidité de son auteur et du coeur qu’il a mis à l’ouvrage, cet article me fait un plaisir IMMENSE car il laisse présager le meilleur sur le succès qu’aura bientôt cet essai… 

CouvCossery.jpgAlbert Cossery, « le dernier prince » par Frédéric SAENEN

Albert Cossery, auteur francophone d’origine égyptienne, s’est éteint en 2008, à l’âge de 95 ans. Il vécut l’essentiel de sa longue existence à Paris, rue de Seine, dans une chambre de l’Hôtel La Louisiane. Son œuvre, rééditée intégralement fin 2005 chez Joëlle Losfeld, se compose de sept romans et d’un recueil de nouvelles. Une voix rare, qui sut cultiver l’art de se faire attendre, sans pourtant jamais se départir d’une profonde cohésion. En effet, entre Les Hommes oubliés de Dieu (1941) et Les Couleurs de l’infamie (1995), il semble que peu de choses aient changé ici-bas ; que la crapule soit bien à sa place, c’est-à-dire au pouvoir ; que, malgré les soi-disant avancées du progrès, l’homme demeure un loup pour l’homme.

Un auteur libertaire donc dans sa fibre la plus intime, qui a assumé les exigences induites par son rejet viscéral de la logique marchande et, plus encore, de l’impératif du travail. Cossery s’est maintenu à distance pour évoluer en funambule sur le fil tendu de l’écriture, en équilibre entre révolte et ascèse.

Dans la faune qu’il met en scène – des fainéants, des lubriques, des invertis, des combinards, des corrupteurs, des prostituées, des terroristes, des saltimbanques, des dandys en loques et des nantis amoraux – le mensonge est roi ; la trahison, monnaie courante. Mais, au fond, aucun de ces personnages ne négocie avec l’âme. L’aristocratie foncière de ces créatures traduit celle de leur créateur et tient dans cette subtile alchimie sociale : de la misère naît une noblesse intérieure et du dénuement, une sainteté louche.

A l’occasion du centenaire de la naissance de Cossery, l’écrivain Frédéric Andrau lui adresse une longue lettre, un hommage où la marque de déférence le dispute à la déclaration d’amour. Le récit suit, en chacun de ses fragments, les étapes d’une vie, depuis l’enfance cairote au bord de la tombe du cimetière de Montmartre, en passant par ce jour où «vous en avez eu assez». «Vous vous êtes gentiment rebellé. Vous aviez suffisamment grandi pour qu’on respecte vos goûts. Il n’y avait plus que deux choses qui comptaient : la littérature et les jeunes filles. Balzac ne vous quittait plus. La Comédie humaine vous fascinait. Quant aux jeunes filles, elles vous trouvaient de plus en plus séduisant.»

Séduction… Le mot est lâché. Cossery, qui fut sans doute qui chercha le moins à faire du bruit, par la publicité, autour de sa personne, acceptera quand même d’apparaître en fin de vie dans des émissions de télévision très populaires. Il y mettra le public dans sa poche en un tournemain, en constatant platement : «Je me demande pourquoi tous ces gens qui ne me connaissent pas et qui ne savent rien de moi m’applaudissent comme ça…»

Le lecteur succombera lui aussi très rapidement au charme subtil de la prose d’Andrau, si bien sûr son objectif premier n’est pas le pur attrait documentaire. Non pas qu’Andrau traite avec légèreté des faits, au contraire il connaît son sujet dans les moindres détails. Tout y est : les amitiés de Cossery (Moustaki), ses sympathies (Matzneff), ses humeurs (l’homme ne souriait jamais sans raison), ses penchants («Vous ne portiez pas de crédit aux femmes qui avaient dépassé la trentaine.»), ses marques de souverain détachement (à son épouse qui lui téléphonait pour lui proposer le divorcer, il souffla qu’il avait oublié être marié), ses rites coutumiers. Jusqu’à sa triste fin : muré dans le silence suite à une laryngectomie, il ne communiquait plus qu’au moyen de messages griffonnés…

Mais prétendre lire Monsieur Albert comme une banale biographie, ce serait faire fi de la petite musique qui en émane, se tenir aux lisières de l’émotion pure qu’il suscite. Car la narration en «vous» (procédé assez atypique pour être souligné) investit de l’intérieur. Si donc rien ne vibre dans les dix premières pages, abandonnez sans tarder, c’est qu’il vous manque définitivement la glande pour apprécier ce livre… tout comme ceux de Cossery, sans doute. Gare alors à son jugement sans appel, lorsqu’il avertissait : «Je serai toujours du côté des petits, jamais de celui des salopards et si, après avoir lu mes livres, vous ne savez pas qui sont les salopards, c’est que vous n’avez rien compris…»

Frédéric SAENEN

Frédéric Andrau, Monsieur Albert. Cossery, une vie, Éditions de Corlevour, février 2013, 280 pages, 19,90 €

Le Bulletin célinien de Bruxelles soutient « Monsieur Albert – Cossery, une vie »

Albert Cossery, le sphynx

 

CouvCossery.jpgAlbert Cossery, auteur francophone d’origine égyptienne, s’est éteint en 2008, à l’âge de 95 ans. Il vécut l’essentiel de sa longue existence à Paris, rue de Seine, dans une chambre de l’Hôtel La Louisiane. Son œuvre, rééditée intégralement fin 2005 chez Joëlle Losfeld, se compose de sept romans et d’un recueil de nouvelles. Une voix rare, qui sut cultiver l’art de se faire attendre, sans pourtant jamais se départir d’une profonde cohésion. En effet, entre Les Hommes oubliés de Dieu (1941) et Les Couleurs de l’infamie (1995), il semble que peu de choses aient changé ici-bas ; que la crapule soit bien à sa place, c’est-à-dire au pouvoir ; que, malgré les soi-disant avancées du progrès, l’homme demeure un loup pour l’homme.


Un auteur libertaire donc dans sa fibre la plus intime, qui a assumé les exigences induites par son rejet viscéral de la logique marchande et, plus encore, de l’impératif du travail. Cossery s’est maintenu à distance pour évoluer en funambule sur le fil tendu de l’écriture, en équilibre entre révolte et ascèse. À distance, certes, mais avec l’intransigeance du grand témoin : « Il ne faut jamais se couper de l’humanité, car on risque dans l’éloignement de lui trouver des circonstances atténuantes. »


À l’occasion du centenaire de sa naissance, l’écrivain Frédéric Andrau lui adresse une longue lettre, un hommage où la marque de déférence le dispute à la déclaration d’amour. Le récit suit, en chacun de ses fragments, les étapes d’une vie, depuis l’enfance cairote au bord de la tombe du cimetière de Montmartre.


Le lecteur succombera très rapidement au charme subtil de la prose d’Andrau, si bien sûr son objectif premier n’est pas le pur attrait documentaire. Non pas qu’Andrau traite avec légèreté des faits, au contraire il connaît son sujet dans les moindres détails. Tout y est : les amitiés de Cossery (Moustaki), ses sympathies (Matzneff), ses humeurs (l’homme ne souriait jamais sans raison), ses penchants (« Vous ne portiez pas de crédit aux femmes qui avaient dépassé la trentaine. »), ses marques de souverain détachement (à son épouse qui lui téléphonait pour lui proposer le divorcer, il souffla qu’il avait oublié être marié), ses rites coutumiers. Jusqu’à sa triste fin : muré dans le silence suite à une laryngectomie, il ne communiquait plus qu’au moyen de messages griffonnés…


Céline est aussi présent dans ces pages, dans un chapitre où Andrau constate quelle admiration Cossery lui vouait, au même titre qu’à Jean Genet. Il s’interroge d’ailleurs si ce voisinage est strictement littéraire ou suppose un rapprochement idéologique. Citation : « Vous n’aviez pas connu Céline mais vous aviez toujours tenu des propos très élogieux sur ses écrits lorsque tant d’autres voix s’élevaient pour réclamer la censure. Vous parliez de Voyage au bout de la nuit comme l’un des meilleurs livres de la littérature, au même titre que La Condition humaine de Malraux ou Le Sang noir de votre ami Guilloux. Aux journalistes qui cherchaient à vous attirer sur ce terrain mouvant, vous répondiez ostensiblement que Céline était l’un des plus grands écrivains français et que rien ne vous choquait « vraiment » dans ses œuvres. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour que, sans autre élément concret que ces admirations ouvertement affichées, faisant fi des amitiés juives que vous aviez tojours entretenues depuis votre jeunesse au Caire, on susurre à mi-voix que vous auriez pu être, vous aussi, antisémite. Sans chercher à faire l’indispensable nuance avec l’antisioniste que, volontiers, vous revendiquiez d’être. » (pp. 109-110)


En incipit de son ouvrage, Frédéric Andrau cite ce propos de Cossery : « Je suis un anarchiste aristocrate car je crois que l’humanité, à part les femmes, ne vaut pas grand-chose. Je serai toujours du côté des petits, jamais de celui des salopards et si, après avoir lu mes livres, vous ne savez pas qui sont les salopards, c’est que vous n’avez rien compris… » Anarchiste aristocrate ? Tiens, tiens… Et aux oreilles des céliniens avertis, la deuxième partie ne peut que faire écho à la réflexion de Bardamu regardant Alcide dormir : « Ça serait pourtant pas si bête s’il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants. » Cossery avait vraisemblablement trouvé ce « quelque chose ».

 

Frédéric SAENEN

 

Frédéric Andrau, Monsieur Albert. Cossery, une vie, Éditions de Corlevour

280 pp., 19,90 €.

Lettre de Hélène Honnorat à Catherine Weinzaepflen

Montpellier, le 30 mai 2008
Ma chère Catherine, merci pour Le temps du tableau ! Ton écriture est toujours aussi pigmentée, ce qui m’a donné envie de copier-coller quelques images naïves dans ma lettre : ce palmier, les bateaux de Nicolas de Staël et deux jeunes femmes africaines rencontrées au musée des Années 30, musée que j’aime beaucoup (je crois qu’elles mettent quelque temps à apparaître, quand tu ouvres le document… elles devraient y figurer quand tu auras fini de me lire !)
J’ai retrouvé avec bonheur, dans ton texte, l’esthétique des extrêmes, de l’opposition. Dans les cadrages lumineux, par ex. : les façades de St Pétersbourg, la chair des mangues, les arcs-en-ciel prenant appui sur la colline, l’Afrique et la luge… et en face, le cadavre aux yeux exorbités, l’enfant au visage brûlé, la tête de thon posée dans son sang (dont le corps débité répond aux bras en lamelles », ailleurs… douleur de l’oubli, de la mort, mais aussi du morcellement), la carpe suppliciée avec un trou sur le côté, image christique !… Tu ne tentes pas de réconciliation, tu n’inventes pas de dialectique, tu sais qu’on se réveille sans solution (p. 75), qu’il s’agisse des douleurs intimes ou du sort du monde. Tu juxtaposes les touches violentes, comme sur une toile, et tu as cette notation épatante : le point d’interrogation est sous la peinture.

La seule « solution », de fait, réside dans l’écriture, ou la musique, ou la peinture – la sienne propre ou celle des autres (ai survécu / une fois encore / puisque j’écris, p. 78, mais ce pourrait être : parce que j’écris…). La lente escalade des parois du gouffre (p. 79) constitue un exercice quasi-quotidien !

Le lien entre possible et impossible, entre horreur et rêve, entre mort et tendresse, quand même, me semble être l’apanage de ce bestiaire qui traverse tous tes livres : chiens noirs, vaches, cheval, chèvres, âne… C’est l’âne qui m’a réconciliée avec l’île, écrivais-tu dans L’ampleur du monde, après : L’île, c’était tout au début. Le ratage, d’emblée. La même que celle évoquée dans Le temps du tableau, p. 138 ? Je ne sais pas vivre sur une île… mais tu es peut-être injuste : l’amour-échec a sûrement déteint sur l’île !.. (à l’opposé, p. 144, autre île, et bonheur, même si côte cassée ! J’ai vécu heureuse sur une île…). Les petits animaux massacrés (le rat « éclaté », dans un rêve de Totem, et cette autre bestiole morte- un lérot ? – ailleurs…) sont porteurs de tous tes thèmes clés, comme celui de la noyade : et dans le jardin / une baignoire remplie d’eau / (le loriot s’y est noyé / tombé de l’arbre)… p. 138 : il y a toujours un cadavre dans ces fosses plus mes chaussures préférées gémit-elle (p. 117). En te lisant, ont émergé deux fragments de mémoire : Le malheur est en lui, comme un cadavre au fond d’une citerne (dans un bouquin de Matzneff) et puis surtout (je l’ai recherché, récupéré sur Internet) Federico Garcia Lorca :
et j’ai trouvé mon petit corps mangé par les rats
au fond de la citerne avec les chevelures de fous.
Mon costume de marin
n’était pas imprégné de l’huile des baleines,
mais il avait l’éternité vulnérable des photographies,
Noyé, oui, bien noyé, dors, ô mon fils, dors… etc.

Les souvenirs, on les noie comme les nouveau-nés ou les chatons, mais ça remonte toujours. Par ailleurs, je ne crois pas qu’il soit possible, ni même souhaitable, de se satisfaire d’ici au présent, de pratiquer l’instant… (p. 128). Ce serait se priver de toutes les strates, les pelures, les plongeons et les projections. J’espère malgré tout aborder un jour aux rives du passé décanté (…), sol sableux doux aux pieds (p. 130) ! Belle image que je préfère à celle de la vieille femme mélangeant tous les temps que nous serons… même si le mélange, comme celui des couleurs primaires, peut donner des merveilles. La phrase la plus riche de ton livre, dont chaque mot ouvre un horizon, c’est sans doute Le temps / à force / quand même, p. 58 !

Pêle-mêle : La forme de Le temps du tableau m’a amusée, car le « théâtre » y est surtout fait de didascalies et la « lettre » est une sorte de poème. Interpénétration des genres comme des époques, donc. Et ce « muet » qui semble ne prendre la parole que pour défendre l’usage des adverbes (censurés par les puristes, comme les abus de ponctuation, les incises, les adjectifs, etc. – j’ai lu sous je ne sais quelle plume une défense des adjectifs tout aussi convaincante que le « politiquement correct » des écrivains…) obtient, du coup, toute ma sympathie !! J’aime beaucoup tes références à d’autres auteurs / littératures, qui sont ma pente, tu le sais (Faulkner, Rilke, les romans de formation) et les mises en abyme. Ta sensualité vagabonde entre vocabulaire des nuits amoureuses et des nourritures… les écrivains, des pâtissiers ? (on trouve ce parallèle entre deux personnages dans Cyrano)… je ne sais ; mais des « manuels », ça c’est sûr ! Baisers. Hélène

« Hosto blues » de Victoria Thérame

Couv Hosto-Blues.jpgHosto Blues
Victoria Thérame

Première édition : 1974 (Des femmes)

Office 27/09/2007

Hosto Blues décrit douze heures de la vie d’une infirmière : une journée entière restituée à la première personne, minute par minute, entrecoupée par les souvenirs de neuf ans de service hospitalier.

Ce texte d’une vivacité rare décrit de façon acerbe et provocatrice le quotidien d’une infirmière au début des années 70. L’écriture de cette révolte est produite comme une transcription immédiate, sans détour, qui s’emballe et se répète jusqu’à l’usure dans une violente et généreuse épopée populaire.

Loin de constituer un froid rapport sociologique, Hosto Blues est un roman passionné, vécu du dedans comme un cri poussé du fond d’une prison. Révolte d’une femme contre le système hospitalier, répressif et oppressif, contre la hiérarchie du personnel, la surexploitation des « vocations » féminines, ce texte est un violent réquisitoire contre la médecine de classe qui terrorise les malades, s’enrichit sur la souffrance, soumet le corps en le « traitant » pour le réintroduire dans le système qui l’opprime, l’aliène et l’exploite.

L’auteure dénonce également l’état d’ignorance dans lequel sont maintenues à vie les infirmières, et la division flagrante du travail entre hommes et femmes dans ce milieu.

Dès sa sortie, Gabriel Matzneff avait été ébloui par « Hosto Blues », au point d’en parler élogieusement dans ses Carnets aux « Nouvelles littéraires ». Il avait spécialement aimé que Victoria Thérame, qui avait soigné Montherlant perdant la vue, développe cet épisode, et surtout la sensibilité de l’auteur exprimée à travers un style.

Allergiques aux points d’exclamation !!!!!! s’abstenir !!!!!!

Victoria Thérame est née à Marseille. Nombre de ses romans (« Hosto Blues », 1974, « La dame au bidule », 1976 et « Staboulkash« , 1981) et sa pièce de théâtre (« L’escalier du bonheur« , 1982) ont été publiés aux éditions Des femmes.

« Cher Voltaire » de Madame du Deffand (Correspondance)

deffand_madame.jpg« Cher Voltaire » de Madame du Deffand (correspondance) – édition de Isabelle et Jean-Louis Vissière

Réimpression (première édition : 1987).

Office 06/09/2007

Un magnifique épais livre rose (ma couleur préférée, vous aurez pu le deviner grâce au papier peint de mon blog… ) tout nouveau tout chaud (pas tant que ça niveau érotisme ! pas de fausse joie !) qui aurait pu s’appeler « Lettres d’une Marquise et d’un Philosophe »… Madame du Deffand, la fameuse égérie et épistolière, au salon prestigieux où s’élaborait la pensée des Lumières, était selon Gabriel Matzneff dans « Maîtres et Complices », l’un des écrivains préférés de Cioran.

Un fragment de cette correspondance :
Mme du Deffand : « Aimez-moi un peu ; c’est justice, vous aimant, je pense, tendrement. »
Voltaire : Tout ce que je puis faire […] c’est de vous aimer de tout mon coeur, comme j’ai fait pendant environ cinquante années. […]

Mme du Deffand (1696 ou 97-1780) est connue comme l’une des femmes les plus spirituelles du Siècle des Lumières. Contemporaine des philosophes, amie de Voltaire qui est l’un de ses favoris, son salon réunit les esprits les plus éclairés de Paris. Parallèlement à cette vie mondaine, elle entretient une vaste correspondance avec ses amis les plus chers.

La première édition de ce livre, en 1987, réunit pour la première fois les lettres qu’échangèrent de 1759 à 1778 la marquise du Deffand et Voltaire, ces amis de longue date, ces deux grandes figures du scepticisme et de la liberté d’esprit.

Cette correspondance commence alors que les deux épistoliers ont dépassé la soixantaine ; elle prend fin avec la mort de Voltaire. Tandis que Voltaire affirme : « je suis mort au monde », sa correspondante lui répond : « je ne le suis pas encore ; il est vrai qu’il ne s’en faut de guère ».
Mais ces épistoliers d’exception plaisantent de tout, même de la vieillesse et de la mort, avec une grande élégance : la vivacité et la fantaisie de leur écriture ne cessent de démentir le pessimisme de leurs propos.

Le premier intérêt de ces lettres est bien sûr de restituer pour nous la vie quotidienne de ces deux grands personnages. Elles fournissent par ailleurs un témoignage irremplaçable sur la genèse et la diffusion de l’œuvre voltairienne : en effet, Mme du Deffand exige de recevoir en avant-première toutes les productions voltairiennes, qu’elle lit ensuite en suite en public, qu’elle fait circuler autour d’elle… Enfin, c’est toute la vie littéraire, politique et philosophique d’un quart de siècle qui défile sous nos yeux. Affinités et hostilités, querelles entre écrivains (notamment, la fameuse « guerre encyclopédique »), portraits, plus ou moins élogieux ou satiriques, des grandes figures de l’époque.

Cette correspondance est le fruit d’une admiration réciproque, et même d’une véritable complicité, telle que leurs lettres en viennent à se ressembler : deux styles qui se ressemblent, des convictions partagées, mais aussi les mêmes doutes, les mêmes interrogations, parfois la même mélancolie.

Cette édition, réalisée par Isabelle et Jean-Louis Vissière, spécialistes du Siècle des Lumières, est une édition d’une grande qualité : une large présentation introduit les lettres, et un appareil de notes d’une grande clarté permet d’éclairer toutes les allusions implicites des deux épistoliers.

« Eugène Onéguine » de Piotr Ilytch Tchaikovski (Opéra Bastille, le 29.09.10)

Vendredi 17 septembre 2010

OneguineBastille01.jpgEugène Onéguine (Piotr Ilyitch Tchaikovski)

Répétition générale du 15 septembre 2010
Opéra Bastille

Madame Larina Nadine Denize
Tatiana Olga Guryakova
Olga Alisa Kolosova
La Nourrice Nona Javakhidze
Lenski Joseph Kaiser
Eugène Onéguine Ludovic Tézier
Le Prince Grémine Gleb Nikolski
Zaretski Ugo Rabec
Monsieur Triquet Jean-Paul Fouchécourt

 

 

Mise en scène Willy Decker

Direction musicale Vasily Petrenko

 

Ludovic Tézier (Eugène Onéguine)

 

 

 

L’ouverture de la nouvelle saison de l’Opéra de Paris laisse le champ à deux portraits d’hommes en errance, le Hollandais du Vaisseau Fantôme et Eugène Onéguine, dans deux reprises créées sous la direction d’Hugues Gall et confiées au metteur en scène favori de Nicolas JoelWilly Decker.

Dans le cas d’Eugène Onéguine, il nous faut remonter assez loin puisque la production date de 1995, lorsque les nouvelles créations de La BohèmeBilly Budd et Cosi Fan Tutteconstituaient, elles aussi, les nouvelles armes de reconquête du rang international de la Maison.

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Confronter ce spectacle à celui qui vient au même moment d’ouvrir la première saison deGerard Mortier à Madrid, dans la vision de Dmitri Tcherniakov qu’accueillit Paris il y a deux ans, permet une captivante mise en relief des forces et faiblesses de part et d’autre.

Inévitablement, Madame Larina retombe dans une posture effacée et n’est plus la mère de famille qui rythme la vie dans sa datcha, bien que Nadine Denize restitue un maternalisme naturel.

La nourrice, petite vieille toute courbaturée, est traitée façon Singspiel, façon Papagena toute âgée, alors que Nona Javakhidze la chante avec la légèreté de l’âme en grâce, la seule voix qui pourrait atteindre la jeune fille.

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Cette jeune fille, Tatiana, Olga Guryakova l’incarne totalement, avec ces couleurs russes, c’est-à-dire ces couleurs au galbe noble et à l’ébène lumineux qu’elle n’a pas perdu depuis son interprétation il y a sept ans de cela sur la même scène.

Le visage tout rond d’innocence, les cheveux parcourus de mèches finement tissées comme en peinture, la puissance de ses sentiments qui passent intégralement par la voix trouve aussi quelques expressions scéniques fortes lorsque, dans une réaction de honte absolue, elle détruit la lettre qu’Onéguine lui a sèchement rendu.

 

 

 

Olga Guryakova (Tatiana)

 

 

 

Il est vrai que Ludovic Tézier se contente de retrouver cette posture hautaine et méprisante qu’il acquière si facilement, son personnage ne suscitant aucune compassion de la part de l’auditeur, aucune circonstance atténuante.

 

Peu importe que les tonalités slaves ne soient pas un don naturel, il est la sévérité même qui doit cependant s’abaisser face à l’immense Prince de Gleb Nikolski, un médium impressionnant, quelques limites dans les expressions forcées, tout en mesure dans sa relation à Tatiana et Onéguine.

L’autre couple, Olga et Lenski, trouve en Alisa Kolosova et Joseph Kaiser deux interprètes élégants, musicalement et scéniquement, le second sans doute plus touchant de par son rôle, mais aussi par la variété de ses coloris.

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Alisa Kolosova (Olga) et Joseph Kaiser (Lenski)

 

L’impeccable et fine diction de Jean-Paul Fouchécourt permet de retrouver un Monsieur Triquet chantant en langue française, principale entorse musicale que Dmitri Tcherniakovs’était alloué dans sa production du Bolchoï en faisant interpréter cet air par Lenski, mais dans un but bien précis.

 

Le haut niveau musical de cette reprise bénéficie par ailleurs du soutien d’un orchestre et d’un chef intégralement consacrés au potentiel sentimental et langoureusement mélancolique de la partition, une fluidité majestueuse du discours qui en réduit aussi la noirceur.
La gestuelle souple, harmonieuse, de Vasily Petrenko, et son emprise sur les musiciens et les chanteurs s’admirent avec autant de plaisir.

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Joseph Kaiser (Lenski)

 

Evidemment, comparée à la richesse du travail dramatique de l’équipe du Bolchoï, vers lequel le cœur reste tourné, la vision de Willy Decker paraît bien sage et naïve, simple dans son approche humaine, attachée au folkore russe qui pourrait rappeler les farandoles deMireille la saison passée, et classique dans la représentation du milieu conventionnel et sinistre que rejoint Tatiana.

 

Mais il y a dans les éclairages, le fond de scène la nuit, les lumières d’hiver dans la seconde partie, un pouvoir psychique réellement saisissant.

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Olga Guryakova (Tatiana)

Eugène Onéguine Superbe reprise de l’Eugène Onéguine intemporel signé par Willy Decker à l’Opéra Bastille en 1995. En tête d’une distribution remarquablement homogène et idiomatique, le trio Olga Guryakova, Ludovic Tézier, Joseph Kaiser assure le succès d’une soirée qui honore l’Opéra de Paris.

Comme celles de Robert Carsen, les productions de Willy Decker ont le mérite de défier le temps et les modes en gardant leur acuité et leur fraîcheur initiales. Son Eugène Onéguine épuré, où un décor unique stylisé sert de cadre psychologique aux scènes lyriques de Tchaïkovski, est un modèle d’intelligence dramatique. Quelques chaises et une direction d’acteurs très précise permettent au spectateur d’entrer dans l’univers du poème de Pouchkine et non seulement de suivre le drame, mais de comprendre les motivations et les sentiments de chacun des personnages. 

Si le canevas initial est respecté, la personnalité d’un nouvel interprète apporte bien entendu un complément et un supplément d’intérêt au spectacle. Tel est le cas pour cette reprise bénéficiant d’un plateau vocal de premier ordre : on salue un vrai sans faute, jusque dans le moindre rôle secondaire. Ainsi, Nadine Denize en Madame Larina, la Filipievna remarquée de Nona Javakhidze et l’incomparable Triquet de Jean-Paul Fouchécourt, si finement ridicule et touchant. 

Issue de l’Atelier lyrique de l’Opéra national de Paris, Alisa Kolosova incarne une Olga certes coqueete mais sincère, au chant expressif. Comme lors de la reprise de mars 2003, Gleb Nikolski est un Prince Grémine noble et émouvant. Remarqué au Festival de Salzbourg 2007, le ténor canadien Joseph Kaiser s’affirme comme un Lenski musical et stylé, dont la sincérité et la spontanéité contrastent avec l’Onéguine distant et peu sympathique dessiné par Ludovic Tézier. 

Après sa prise de rôle au Capitole de Toulouse en 2003 et sa consécration à la Scala de Milan en janvier 2006, où il avait déjà Olga Guryakova comme partenaire, le baryton français n’a rien à envier aux meilleurs Onéguine russes et internationaux. Son interprétation vocale est de bout en bout splendide, intense et raffinée, stylistiquement parfaite. Même si le personnage peut justifier une certaine froideur méprisante, sa conception accuse encore l’insensibilité – réelle ou feinte – d’un caractère étranger à la passion. 

Quant à Olga Guryakova, dont la voix s’est considérablement étoffée depuis ses Tatiana aixoises de 2002 et parisiennes de 2005, elle nous rassure sur sa santé vocale. Égale à elle-même, elle reste l’interprète idéale du rôle avec un chant puissant et expressif mais nuancé et maîtrisé dans tous les registres. Son charme, sa sensibilité et son rayonnement personnels rendent toujours sa Tatiana irrésistible. 

Sous la direction lyrique, délicate et idiomatique mais peOneguineBastille06.jpgOneguineBastille04.jpgOneguineBastille03.jpgu engagée du jeune chef russe Vasily Petrenko (aucune parenté avec Kirill Petrenko), on retrouve l’orchestre et les chœurs de l’Opéra de Paris des grands soirs.

 

 

 

Opéra Bastille, Paris
Le 17/09/2010
Monique BARICHELLA

Reprise d’Eugène Onéguine de Tchaïkovski dans la production de Willy Decker, sous la direction de Vasily Petrenko à l’Opéra de Paris.
OneguineBastille02.jpgPiotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893)
Yevgeny Onegin, scènes lyriques en trois actes et sept tableaux (1877)
Livret du compositeur et de Constantin Chilovski d’après Pouchkine

Chœur et Orchestre de l’Opéra national de Paris
direction : Vasily Petrenko 
mise en scène : Willy Decker
décors et costumes : Wolfgang Gussmann 
éclairages : Hans Toelstede
préparation du chœur : Patrick Marie Aubert

Avec : 
Nadine Denize (Madame Larina), Olga Guryakova (Tatiana), Alisa Kolosova (Olga), Nona Javakhidze (Filipievna), Ludovic Tézier (Eugène Onéguine), Joseph Kaiser (Lenski), Gleb Nikolski (Le Prince Grémine), Jean-Paul Fouchécourt (Monsieur Triquet), Ugo Rabec (Zaretski).

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