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Guilaine Depis, attachée de presse (Balustrade)
Rampe de lancement ! Appuyez-vous sur la balustrade !
C’est l’histoire d’une agression. La Question interdite de Valérie Gans met « aux prises » un artiste vidéaste reconnu, Adam, une adolescente, Shirin, un peu paumée qui vit seule avec sa mère depuis le décès de son père, et les autres… : copains de collège, médias, policiers. Entre autres. Le jour où Adam est accusé de comportement interdit avec Shirin, sa vie vire au cauchemar, même si, pour autant, celle de Shirin ne va pas connaître d’apaisement.
On sent le métier chez Valérie Gans, qui sait écrire une histoire de manière efficace, décrivant avec aisance ses personnages principaux et les caractères. Très vite, on comprend ainsi que Shirin vit avec une mère envahissante et qui n’est pas peu fière de l’attention que l’artiste porte à sa fille dont il fait un de ses modèles favoris, y compris quand il s’agit de doubler pour une animation vidéo une cantatrice capricieuse devant interpréter La Force du destin, de Verdi, dont Adam assure la mise en scène. Car la jeune Shirin « explose » à l’écran. « Dès qu’on la filme, c’est comme si on la voyait flotter entre ces deux états de maturité. Elle exprime à la fois tout et son contraire. Fragilité, détermination, abandon, curiosité, mal-être, joie de vivre, gaminerie, séduction… Son corps peut rire quand ses yeux sont en train de pleurer. »
Thriller hyperréaliste, Un drôle de goût ! fait suite à La tentation de la vague, roman publié chez L’Harmattan en 2019, et ressorti chez Cigas SAS en 2022. Les deux volumes peuvent toutefois se lire indépendamment l’un de l’autre, comme le précise Alain Schmoll sur le quatrième de couverture. Chronique par Étienne Ruhaud.
Remettant en scène les figures de Werner Jonquart et de Julia, l’auteur construit une intrigue pleine de suspense, mettant en scène divers réseaux.
Issu de la grande bourgeoisie genevoise, Werner Jonquart adhère, encore étudiant, aux thèses d’extrême-gauche. À cette occasion, l’homme rencontre Julia, future avocate brillante avec laquelle il voyage, notamment à Cuba.
Ayant finalement repris l’affaire familiale, soit la fromagerie Jonquart, Werner s’éloigne peu à peu de Julia, fidèle à l’idéal révolutionnaire, et qui désormais ne voit en lui qu’un homme d’affaires. S’étant choisi un autre destin, Julia sort finalement avec un avocat bordelais, et donne naissance à une fille, Léna. Célibataire, donc, mais homme à femmes, Werner mène l’entreprise avec brio, signant de nombreux contrats. Et c’est là que les soucis arrivent.
Un « drôle de goût » apparaît effectivement dans les produits phares de la marque, tel le « Vieux Prioux ». Parallèlement deux sociétés proposent de racheter le groupe. L’une est dirigée par Matthew McFermack, tycoon américain particulièrement brutal, et dont le comportement n’est pas sans rappeler celui de Donald Trump. L’autre, Tofenum, est dirigée par des Chinois, et donc liée au parti communiste, et… aux Triades.
Toutes deux offrent un montant mirobolant, ce qui semble d’emblée suspect. Outre-Atlantique, Werner découvre un McFermack grossier, sinon menaçant, secondé par un certain Jason, lui aussi insistant. Faisant monter les enchères, il finit par vendre aux Chinois, mettant McFermack en fureur.
De nouveaux problèmes se font jour, toutefois. Un des cadres, le pentester (nommé justement pour découvrir les failles et déjouer les pièges) Dany Schlechter, meurt subitement, mystérieusement. Parallèlement, le groupe subit de plus en plus de cyberattaques, et Werner est physiquement menacé. Outre les Américains et les Chinois, l’ultra gauche, qui voit en Werner une incarnation polymorphe du Mal, détruit littéralement son appartement parisien, sur l’île-Saint-Louis.
L’homme d’affaires, qui s’est entre temps remis en couple avec Julia, craint également de voir sa belle-fille, la petite Léna, massacrée par un commando. Américains comme Chinois sont effectivement liés à des groupes mafieux particulièrement violents, pratiquant torture et assassinat. Werner peut toutefois compter sur le soutien d’une amie d’enfance, devenue major chez Interpol, Stéphanie.
La fin du livre est assez inattendue, et se déroule sur une île, au Sud de la Floride…
Ayant lui-même eu d’importantes responsabilités, Alain Schmoll maîtrise parfaitement la culture d’entreprise, son vocabulaire et ses codes, ainsi que les notions économiques.
Nous sommes ainsi surpris par la précision des termes, par le réalisme balzacien propre à Schmoll, qui connaît vraiment ce milieu… Réalisme qui se trouve encore renforcé par le préambule, rédigé en… mai 2029 par un mystérieux (et fictif) écrivain public, censé avoir aidé Werner Jonquart dans la rédaction du livre !
Dans un premier temps, il [Werner Jonquart] avait voulu raconter lui-même ces péripéties troublantes, telles qu’elles se produisaient, au moment où il leur était confronté. Il avait commencé à en écrire les chroniques. (…) Puis tout s’est aggravé. (…) Écrire ne lui a plus été possible.
– Extrait d’Un drôle de goût !
Réalité et imagination se mêleraient donc, ici.
Le suspense est également maintenu, l’histoire étant riche en rebondissements, souvent inattendus. Il s’agit ainsi d’un roman très actuel, parfaitement intégré au présent. L’entreprise Jonquart est par exemple victime de cyberattaques, comme il est hélas d’usage aujourd’hui.
L’action se situe également en mai 2024, juste avant les Jeux Olympiques, dans la confusion des travaux d’aménagement. Tout semble donc pensé pour que le lecteur adhère au propos, pour maintenir la vraisemblance.
À travers les discussions, parfois animées, de Werner et Julia, se dessinent les contours d’une authentique réflexion politique : demeurée marxiste, Julia souhaite un changement brutal, global, quand Werner désire maintenir une forme de capitalisme social-démocrate. Julia évoluera avec le temps.
Quelle est clairement la pensée d’Alain Schmoll ? La question reste ouverte. En tous cas, Un drôle de goût ! n’est pas qu’un banal thriller un peu primaire, sans qu’on puisse, pour autant, parler d’essai théorique. Par moments, Schmoll paraît également se laisser aller au lyrisme. Plusieurs passages sont ainsi très poétiques, écrits dans une langue sobre mais élégante :
L’après-midi tire à sa fin. La température a un peu fléchi. Le soleil, éblouissant, descend sur la Seine, irradiant ses eaux filantes d’une lumière presque blanche.
– Extrait d’Un drôle de goût !
La critique qu’on pourrait adresser à Schmoll, c’est peut-être d’en avoir voulu trop faire. Malgré les efforts pour maintenir le réalisme, et la vraisemblance, on ne peut que difficilement croire dans le caractère rocambolesque des aventures de Jonquart, homme menacé de partout.
De surcroît, on pourrait également reprocher à Schmoll d’user de certains clichés : le dirigeant américain est nécessairement trumpiste, égocentrique et libertarien, proche des cartels colombiens… Les Chinois sont proches des triades…
Toutefois, et en dépit de ces quelques réserves, Un drôle de goût ! demeure un roman cohérent, assez bien construit, et qui tient le lecteur en haleine.
Ce polar est l’histoire d’un crime aux mobiles étranges. En plein Paris, un évènement vient secouer le monde : l’exécution en plein jour du PDG de Facebook Mark Zuckerberg, au sein d’une prestigieuse université parisienne. Alors que la nouvelle fait l’effet d’une bombe, la police se lance dans une course contre la montre pour démêler les fils d’un complot qui semble impliquer bien plus que ce que l’on voit en surface. Pris dans la tourmente, le Commissaire Gerbier, figure emblématique de la persévérance et de l’intégrité. se trouve confronté à un suspect issu de la mystérieuse organisation Table Rase, plongeant dans un face-à-face tendu avec le coupable déclaré du meurtre.
Journaliste, éditeur, Alexandre Arditi signe un polar en forme de huit-clos qui se déroule essentiellement durant la garde à vue et l’interrogatoire de Franck Travis (en clin d’œil au héros de Taxi Driver) qui reconnaît avoir tiré sur le médiatique PDG connu du monde entier et semble regarder la situation avec une vraie distance. Tout en reconnaissant : « (…) je revendique cet acte on ne peut plus civique et héroïque »
Voici les deux premiers tomes d’une trilogie constituant la biographie de la famille Dubrule-Mamet, native de Lille et ses environs. L’auteur, Jean-Philippe Bozek, nous plonge au cœur d’aventures humaines et entrepreneuriales où chacun louvoie entre la félicité et les combats du quotidien.
Impossible de comprendre le destin d’un homme et de sa famille sans les replacer au préalable dans un contexte historique. Il est en effet essentiel d’avoir accès aux clefs permettant d’appréhender l’époque à laquelle ces gens-là vivaient, entendu que les soubresauts de la grande Histoire servent toujours de toile de fond aux protagonistes. Jean Philippe Bozek pose ainsi une loupe (bien entendu imaginaire) sur le monde d’hier afin de distinguer ce qui s’y passe au meilleur d’une compréhension confortable pour le lecteur.
Tome 1 : Les Aïeux (1800 – 1931)
18 brumaire, an VIII de la Première République française – correspondant au 9 novembre 1799. À l’heure où débute ce récit, nous voici donc à cheval entre les XVIIIe et XIXe siècle ; le premier s’achève sur l’odeur du sang encore frais d’une révolution sordide, là où le second engage un Bonaparte – devenu consul à vie – rétablissant l’ordre et la paix à l’intérieur du pays. Bientôt la création de la Banque de France… Puis celle du Première Empire… Et la naissance le 5 messidor (mardi 23 juin 1800) à trois heures du matin, du premier héros de notre histoire, un certain Jean-Baptiste Paulus Joseph Dubrule, point de départ de cette biographie chorale, avec pour sujet principal l’ascension et les turpitudes sociales d’une famille sur deux siècles, de la révolution industrielle à la libération des mœurs, en passant par les années sombres des deux guerres mondiales. Jean-Philippe Bozek signe une magistrale saga économique et humaine dans un monde tantôt essoufflé (la fin du XIXe )puis ragaillardi (la Belle Époque et les Années folles) ; ce sont autant de voyages et rencontres au fil des visages qui prennent corps sous les yeux d’un lecteur comblé par une profusion de détails passionnants.
Tome 2 : Guerre et Paix (1932 – 1950)
La deuxième partie commence à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. Le lecteur est maintenant familier avec les personnages et les époques où sont plongées leurs racines avant d’en tirer le meilleur de la sève. Mais les premières décennie du XXe siècle, dont chacun envisageait le meilleur sans présager le pire, doivent faire face à l’invraisemblable d’un nouveau conflit que tout le monde prévoit redoutable puisqu’il sera « la plus violente déflagration que l’humanité ait connue. » Les temps de guerre… Le front de l’Est… La zone occupée… Le feu des alliés… La victoire puis la liberté… Il est ici avant tout question de Paul et Suzanne, dont les prénoms donnent son titre à la saga, et de leurs sept enfants, tous aujourd’hui encore vivants.
Bien que nous ayons affaire à une biographie familiale, le mot roman – pour la merveilleuse envolée qu’il représente – aurait pu se laisser imprimer sur la couverture des deux volumes ; si ce n’est que pas un des personnages ne relève de la pure invention. Les acteurs majeurs de cette histoire (et ils sont nombreux), ont tous véritablement existés ou existent encore ; ils ont été “créés” en amalgamant quantité de souvenirs dûment recherchés au cours d’une longue investigation familiale et historique. Chacun d’eux est l’indispensable abacule d’une mosaïque ici reconstruite en un portrait social issu d’une mémoire collective recouvrée en une seule.
Esprit de famille
Chez Paul et Suzanne , la réalité quotidienne dépasse toujours – et de loin ! – la fiction romanesque ; c’est bel et bien de cela dont il est avant tout question dans ce texte : Jean-Philippe Bozek n’a rien inventé, il est même à supposer que ce qu’il raconte reste en-deçà de la vérité, car toute vie est intrinsèquement incohérente et désordonnée, en faire un livre revient à la minimiser pour qu’elle n’apparaisse pas invraisemblable et moi encore rocambolesque. C’est ensuite aux lecteurs d’ajuster en “lisant” entre les lignes ; ils sont à ce titre aidés par une remarquable iconographie : plus de deux cents photos et illustrations facilitent la projection (au sens propre) dans l’histoire. Alors ! Faut-il lire Paul et Suzanne ? Oui… Oui… Et oui… Trois fois oui…
… pour toutes les raison évoquées plus-avant, mais aussi parce que le texte est remarquablement écrit d’une plume académique ; elle se prête ô combien ! à la trame de l’histoire et correspond aux époques traversées. En outre, le conformisme d’un style aide à s’éloigner de la morale sociale et politique des sagas traditionnelles trop souvent asphyxiantes. Enfin, Paul et Suzanne rappelle que la filiation est avant tout une notion de sentiments plutôt que de gènes ; Jean-Philippe Bozek raconte bien entendu l’intimité d’une famille d’industriels et la mise en lumière des ressources qui ont contribué à leur prospérité, il n’oublie cependant pas la sensibilité des pères, des mères, ni celle des enfants grâce à laquelle s’agglomère l’esprit de famille dans lequel tout le monde aime à se projeter. En un mot : formidable !
Paul et Suzanne
Histoire de le Famille Dubrule-Mamet (en deux tomes)
Un livre de Jean-Philippe Bozek
Éditions Place des Entrepreneurs
Environ 250 pages (x 2) – Nombreuses illustrations N&B et couleur – 25,00 € le tome
Jérôme Enez-Vriad
© Juillet 2024 – Tribune Juive & J.E.-V. Publishing
Marc Alpozzo. Votre livre porte sur la philosophie utilitariste. Pourtant, ce n’est pas le livre d’un philosophe mais plutôt d’un économiste. Vous êtes en effet l’ancien directeur financier d’entités prestigieuses telles que Danone et LVMH. L’endettement de la France atteint des chiffres record. Votre souci, dans ce livre, c’est d’y répondre mais de manière inhabituelle puisque vous allez dépêcher des philosophes anglais et utilitaristes comme Bentham ou Stuart Mill. Pourquoi choisir cette voie ?
Francis Coulon. Très tôt j’ai été attiré par la philosophie utilitariste. N’étant ni philosophe, ni politique, ni économiste, mais j’espère un peu tout à la fois, j’ai apprécié cette pensée pluridisciplinaire. Bentham et John Stuart Mill m’ont enthousiasmé car ils savaient croiser ces trois approches et jeter un regard philosophique global sur ce qui touche à l’individu mais également à l’État, au gouvernement, à la justice et au bien commun.
La rationalité est mon ADN, et cette approche dénuée d’idéologie m’a paru très appropriée pour analyser nos problèmes aujourd’hui. Pour reprendre la distinction très pertinente de Max Weber, la philosophie utilitariste est plus « une éthique de responsabilité, qu’une éthique de conviction ». C’est-à-dire que ce qui importe dans une décision politique, ce sont les conséquences positives ou négatives pour les citoyens, quels que soient les motifs invoqués.
Confronter les idées au réel, voilà ce qui me passionne et c’est ce que j’ai voulu faire dans ce livre.
La philosophie utilitariste que vous proposez est une philosophie pragmatique, à l’anglo-saxonne : on ne se paie pas de mots ; des actes ! Bien. Si pourtant l’on se tient bien loin des carcans idéologiques que vous dénoncez, on ne voit pas comment vous allez résoudre les problèmes concrets des gens, en recourant à l’utilitarisme qui soutient que « l’action est bonne si elle tend à promouvoir le bonheur ». Mais de quel bonheur parlons-nous ici ? Est-ce le bonheur au sens philosophique, ou le bien-être des citoyens, et dans ce cas, en quoi l’utilitarisme serait supérieur à toute autre méthode ?
L’utilitarisme est une philosophie anglo-saxonne, pragmatique, récente car conçue à la fin du XVIIIe, mais elle s’est exprimée dans le prolongement des philosophes grecs. Aristote, Platon, Épicure affirmaient que le « souverain bien » était l’objectif final recherché par tout être humain et qu’il n’y avait rien au-dessus du bonheur puisque toutes les autres actions n’étaient que des moyens d’atteindre cet objectif.
Les philosophes utilitaristes ont renouvelé cette approche et pour eux quand ils parlent de bonheur, il s’agit du souverain bien. C’est très déconcertant, car les philosophes utilitaristes n’ont jamais défini leur conception du bonheur avec précision. Reprenant le constat d’Emmanuel Kant « Le bonheur est un idéal de l’imagination », ils considèrent que le bonheur est une donnée individuelle, que mon bonheur n’est pas le même que le vôtre et surtout que personne ne peut se mettre à ma place pour me dire quel est mon bonheur et ce que je dois faire pour l’atteindre. John Stuart Mill est le grand penseur de « La liberté » et dans son livre au titre éponyme, il affirme que « personne n’est mieux placé que moi pour dire ce qui me convient ». Nous sommes ici au cœur de la pensée anglo-saxonne où la liberté est la valeur fondamentale.
Comment définir le bonheur au niveau du bien commun ? Il y a un premier niveau, le bien-être, et l’État-providence se doit d’assurer aux citoyens la santé, l’éducation et la sécurité. Mais les utilitaristes demandent aux pouvoirs publics d’aller plus loin et de permettre à chacun d’être capable de réaliser son choix de vie selon ses préférences.
Un exemple, celui du Covid. Lors d’une recrudescence de la pandémie, le gouvernement chinois a isolé la population de manière autoritaire, dans un souci d’efficacité, pour éviter une propagation du virus. Mais les Chinois ont manifesté contre cette politique « zéro covid » qui ne prenait pas en compte un droit humain fondamental, la liberté, fondement du bonheur. C’est à propos du Covid que le philosophe André Comte-Sponville, dans une forme d’utilitarisme de préférence, a affirmé que « ne pas tomber malade n’est pas un but suffisant dans l’existence ».
« Le plus grand bien pour le plus grand nombre de personnes. » N’est-ce pas plutôt un slogan qu’un projet réaliste ?
La force de la philosophie utilitariste c’est sa « simplexité », sa capacité à rendre simples des choses complexes. Le risque est de considérer ses affirmations comme des évidences ou des slogans. En réalité, le principe d’utilité « Le plus grand bien, pour le plus grand nombre » est fondateur d’une véritable méthodologie de l’action comprenant une articulation efficacité/justice. Sur le plan économique, John Stuart Mill parle d’une articulation production/répartition : Nous devons dans un premier temps créer le maximum de richesses qui permettront de donner du pouvoir d’achat et des biens sociaux à la population. Dans un deuxième temps se pose la question de la répartition qui doit être la plus juste possible, ne laissant personne au bord de la route.
Lorsque le gouvernement veut réaliser une réforme, il devrait respecter cette méthodologie. Par exemple, lors de la réforme Macron des retraites, il y avait un souci d’efficacité : assurer la pérennité du système de pension confronté à une baisse du nombre d’actifs et une augmentation de la durée de vie des retraités. Le résultat a été en demi-teinte, mais la solution proposée a surtout été critiquée sur le plan de la justice, car ne prenant pas en compte les carrières longues de ceux qui ont commencé à travailler tôt et les carrières hachées des mères de famille. La solution envisagée en 2020 de retraite à points me semblait plus pertinente sur le plan de l’efficacité et de la justice.
Je n’ai pas été surpris de voir en vous un européiste convaincu. Pourtant, l’Europe peine à demeurer crédible aujourd’hui aux yeux du plus grand nombre. L’Europe dans sa forme actuelle en tout cas. La preuve en est que partout en Europe les « populistes » ont le vent en poupe, et on a le vif sentiment que l’Union européenne repose sur le pouvoir de technocrates déconnectés du terrain. Votre philosophie utilitariste est-elle en opposition avec les décisions de la commission de Bruxelles ? Pourquoi donc continuez-vous à être attaché à l’Union européenne sous sa forme actuelle ?
Ce qui m’importe en priorité, c’est le plus grand bien pour les Français. Nous sommes les mieux placés pour dire ce qui nous convient, mais la France ne représente que 1% de la population mondiale et il y a des domaines où la mutualisation des 27 pays européens peut apporter un avantage. C’est le cas chaque fois que la taille est importante : dans la transition énergétique où il faut créer des « giga factories » de batteries, de panneaux solaires, dans le domaine financier et celui de la monnaie pour avoir du poids face au dollar, dans la défense et l’armement… Dans ces sujets, jouons la globalisation. En revanche, en ce qui concerne le détail, les normes notamment agricoles, la dimension de la nation me parait, sauf exception, préférable.
Grand spécialiste de l’euro, vous avez assuré la transition de la monnaie nationale vers l’euro dans plusieurs sociétés du groupe Danone et dans différents pays. Considérez-vous que l’euro nous protège davantage que les monnaies nationales ?
Une monnaie commune à 20 pays est plus forte car adossée à une économie de près de 17 000 milliards d’euros. Cette mutualisation apporte de la stabilité et des taux d’intérêt bas. L’euro n’a jamais été vraiment attaqué par la finance internationale depuis sa création contrairement aux monnaies de pays en difficulté. Les groupes multinationaux comme Danone ont de la visibilité et sont dans la zone euro à l’abri des dévaluations compétitives qui auparavant fragilisaient leurs politiques commerciales. L’inconvénient est que les pays perdent leur autonomie monétaire et ne peuvent plus utiliser la dévaluation pour retrouver de la compétitivité. Mais est-ce un mal si l’on se souvient de la période 1944-1987 où la France dévaluait tous les trois ans et où le franc était considéré comme une monnaie faible ?
L’Union européenne semblait jusqu’aux élections avancer dans la voie du fédéralisme, participant à la démarche de globalisation souhaitée par les mondialistes comme Jacques Attali. Croyez-vous le sentiment d’appartenance à l’Union européenne plus fort que celui d’appartenance aux nations qui la composent ? Doit-il prédominer ?
Il y a un aspect économique dont nous venons de parler, mais il y a aussi un aspect civilisationnel. Les différentes nations européennes ont toutes leurs spécificités. La philosophie utilitariste parle du plus grand bonheur pour les personnes concernées. Plus la population sera homogène avec une histoire, une culture, une langue, des traditions communes, plus le bonheur sera facile à atteindre au sein d’un État-nation.
D’un autre côté, Samuel Huntington, l’auteur du livre clé Le choc des civilisations, affirme que « les distinctions majeures entre les peuples ne sont pas idéologiques, politiques ou économiques. Elles sont culturelles. » De son point de vue, l’Europe (que l’on peut étendre à l’Occident) constituerait une des huit civilisations majeures, marquée fortement par la religion chrétienne et ayant en commun su tirer profit des révolutions industrielles depuis le XVIIIème siècle.
Quant à la « civilisation universelle » des mondialistes, elle est plutôt en recul du fait de la contestation des valeurs de la civilisation occidentale par le « Sud global ».
Bruno Le Maire affirme avoir « sauvé l’économie française » alors que notre note vient d’être dégradée par l’agence Standard & Poor’s. A-t-il quelques raisons de dire ce qu’il dit ? Le « quoi qu’il en coûte » et l’assistanat ne sont-ils pas radicalement opposés aux principes de l’utilitarisme ?
Le « quoi qu’il en coûte » a diminué les peines lors de la pandémie en évitant des faillites d’entreprises, mais nous a fragilisés. C’était une mesure d’exception qui a probablement duré trop longtemps et qui est en partie responsable de notre déficit et d’une explosion de la dette publique.
Il y a 150 ans, John Stuart Mill affirmait déjà : « Si la condition de l’individu secouru est aussi bonne que celle du travailleur qui se suffit par son travail, l’assistance saperait par la base l’activité et l’indépendance personnelle ». Je crois que dans un pays où le travail est valorisé, le peuple est plus heureux car il trouve dans le travail à la fois une satisfaction personnelle et un enrichissement du bien commun. C’est le pari du libéralisme, que les forces individuelles aillent dans le même sens et participent au bonheur de tous.
Ceci suppose de supprimer les « bullshit jobs » et de donner du sens au travail en valorisant la créativité, l’autonomie. Les utilitaristes disent que le travail doit être « utile », c’est-à-dire bon pour l’individu et pour la société.
Que pensez-vous du score historique du Rassemblement national aux dernières élections européennes ? Quelle conséquence croyez-vous que cela aura sur l’Union européenne dans un avenir proche ?
Les gouvernements des 30 dernières années ont refusé de voir les problèmes liés à l’immigration et à la sécurité. Ils n’ont pas écouté les Français et ce déni a eu des répercutions très négatives sur le « vivre ensemble ». C’est un problème civilisationnel qui explique la montée des partis populistes au niveau français et au niveau européen.
Le Rassemblement national et le Nouveau Front populaire proposent aujourd’hui une « politique de demande » alors que l’Europe et encore plus la France ont à l’inverse besoin d’une « politique d’offre », de réarmement industriel pour faire face à la concurrence mondiale, notamment chinoise. Je pense que le RN, plus réaliste que le NFP, abandonnera ses propositions électoralistes pour revenir à plus de rationalité et que l’éthique de responsabilité prendra le pas sur l’éthique de conviction.
Quand on est né juif mais laïc, Français mais pas perçu entièrement comme tel, déraciné d’Afrique du nord en banlieue parisienne… à Villejuif, doté d’un père violent et d’une mère ignorante – on recherche qui l’on est. Cette quête de soi est l’objet de ce roman autobiographique, écrit à hauteur d’enfant avec un vocabulaire simple.
Trouver sa place : tel est la quête de soi dans un monde qui ne vous attend pas, dans une banlieue métissée et dans une famille foutraque. Le jeune Laurent aura du mal avec tout : avec son père, avec sa mère, avec son beau-père beauceron, avec sa famille juive, avec ses amis espagnols ou arabes, avec le pédocriminel du HLM, avec les filles « qui ne fréquentent pas un Juif », avec ses profs parce qu’il est désorienté et chahute, avec les employés d’été de son oncle cafetier, avec l’armée qui le met dans une case de juif trublion, avec la fac qui le déprime.
Il faut dire qu’avec son orthographe déplorable, il a perdu des points à l’examen du barreau. A se demander s’il est vraiment français ! La patrie commence en effet par la langue, vecteur de communication, lien de culture, support de la mentalité commune. La route de l’à soi est d’abord le parler en commun. Aujourd’hui encore, au moins deux fautes d’accord subsistent dans le livre, mais on a beau se relire…
Et pourtant, l’humour juif n’est jamais très loin et surgit souvent comme un baume en fin de chapitre : situations cocasses, contradictions des adultes, chance inouïe à l’examen. La vie s’accroche, même si la tentation de disparaître surgit parfois. L’enfant apprend la lutte, le judo, l’adolescent est fou de sport, foot, course et tennis, l’adulte connaît la tchatche et ne lâche pas une affaire.
En désordre et à grand bruit – le tintamarre – le petit môme déraciné de banlieue deviendra avocat, un rêve qu’il avait enfant. Malgré ses handicaps et sa famille, il passera chaque année en classe supérieure, sauf une fois en Première. C’est que l’on dit qu’il est beau, râblé et musclé, qu’il supporte les coups et qu’il s’accroche, qu’il sait se faire des amis. A noter que la photo du frais petit garçon en couverture n’a rien à voir avec le portrait qu’il fait de lui-même ; elle représente plutôt symboliquement le gavroche plein de vitalité ouvert à tous les possibles.
Comprendre le monde par les yeux d’enfant, telle pourrait être la leçon du livre. Car l’enfant est pur et sait voir quand le roi est nu ; il est direct, va droit au but. Un récit romancé qui explore l’âme humaine et vante la résilience, cette capacité en soi de rebondir grâce à une tante ou une cousine, un ami, une circonstance.
La France des sixties a été autant bouleversée que la nôtre, avec les mêmes problèmes d’immigration, d’intégration, d’école et de méritocratie républicaine. Elle a été autant désillusionnée que la nôtre dans les années 80 avec la gauche au pouvoir et ses promesses démago irréalisables, le laisser-aller économique et budgétaire. Malgré cela, Laurent a réussi cahin-caha sa vie : trois femmes, trois rejetons, ses désirs enfantins réalisés. Devenir quelqu’un et se marier avec Yasmine, sa copine arabe de ses 11 ans : il dit en avoir trouvé la copie conforme adulte, pour son ancrage définitif.
Agréable à lire malgré le poids du livre (827 grammes) ; on ne s’ennuie jamais avec Laurent, avocat de la vie.
Laurent Benarrous, Tintamarre, 2024, éditions La route de la soie, 510 pages, €27,00 (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)
Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com
Jean-Philippe Bozek, biographe et coach de dirigeants, s’intéresse en profondeur à la vie des entrepreneurs et à leur capital culturel pour les aider à mieux comprendre leurs choix managériaux, à saisir les ressorts de leur succès. En explorant la dynastie des Dubrule-Mamet sur deux siècles (deux des trois tomes de ses ouvrages biographiques sont déjà parus), il livre un témoignage précieux sur l’Histoire de France et met en lumière les héritages immatériels, les manières de penser et d’agir qu’une famille peut se transmettre de générations en générations ainsi que la façon dont ils les ont réformées ou adaptées pour s’adapter aux circonstances de chaque époque.
Jean-Philippe Bozek, pouvez-vous raconter à nos lecteurs quel a été votre déclic pour travailler à ces livres, véritables morceaux d’histoire, vus par un prisme original ?
Cela fait vingt ans que j’accompagne des dirigeants et plus particulièrement des entrepreneurs et je suis moi-même chef d’entreprise depuis plus de 30 ans. Dans chacune de ces situations, j’ai remarqué que ce que j’appelle “l’héritage culturel” est déterminant, notamment lorsqu’il s’agit de traverser des crises majeures. Pour ceux qui sont issus d’une lignée d’entrepreneurs, ce capital immatériel est un socle qui leur permet d’avancer avec une plus grande confiance. A l’inverse, ceux qui sont issus d’autres milieux et qui se lancent dans l’entrepreneuriat sans bénéficier de cet héritage, sont habités de plus de doutes, ce qui leur confère aussi une meilleure sensibilité à ce qui se présente à eux et par conséquence, une plus grande créativité. Il n’y a donc pas de situation meilleure qu’une autre mais une façon différente de réagir à des circonstances similaires.
Aussi, lorsque Paul Dubrule, co-fondateur avec Gérard Pélisson du groupe Accor et avec qui je travaille depuis plus de quinze ans, m’a ouvert ses archives et m’a donné accès aux membres de toute sa famille, ça a été une occasion inespérée de pouvoir regarder à la loupe comment ce capital culturel s’est construit et transmis au fil des générations. L’idée d’écrire un livre, puis une trilogie qui retrace l’histoire de la famille Dubrule-Mamet sur deux siècles et met en lumière les mécanismes de transmission s’est rapidement imposée et a remporté l’adhésion de toute la famille. Je me suis senti privilégié par la confiance qu’ils m’ont tous accordée. C’est comme cela que sont nés les trois tomes de Paul et Suzanne.
Votre premier tome « Les aïeux » commence avec deux frères, Paul et Marcel, pourquoi avez-vous décidé de commencer vos recherches avec ces « ancêtres » ? Qu’est-ce qui faisait sens de commencer ici plutôt qu’aux générations antérieures ?
L’idée m’est venue quand j’ai retrouvé dans un carton d’archives le premier passeport de Paul Jules Henri Dubrule (né en 1905) et lorsque j’ai compris qu’il y avait dans ce voyage tous les ingrédients symboliques qui ont contribué à la réussite des générations précédentes comme des suivantes :
Une dernière chose a validé ce choix : se positionner à cette époque charnière de la fin des années folles et dans un train mythique faisant route vers l’Orient permettait de capter l’attention du lecteur et de le faire s’interroger sur l’intention de l’auteur, ce que vous faites-vous même en me posant cette question. Le pari semble donc gagné.
Votre livre compte plusieurs documents très précieux et de nombreux arbres généalogiques. Vous avez donc exploré les caractères des différents personnages. Attribuez-vous certains traits constants à une certaine éducation reproduite ?
Oui. C’est évident. Tous ont connu pendant leur enfance des conditions de vie éprouvantes dans lesquelles leurs parents avaient fort à faire pour sauvegarder leur affaire parfois gravement menacée. Le mode de vie de la bourgeoisie de cette époque comportait aussi des habitudes éducatives qui leur étaient propres : peu de manifestation d’affection, une éducation scolaire dans des milieux très sévères, une nécessité d’entreprendre et de réussir pour les garçons et un exemple des parents et grands-parents qui l’ont fait avant eux. Tout cela prédispose à des croyances entrepreneuriales fortes (si je veux être reconnu et apprécié – voire aimé, je dois entreprendre et réussir. Je dois prouver que je suis digne d’appartenir à la famille”. C’est un stimuli extrêmement puissant assorti de modèles qui favorisent l’audace et l’innovation. Il y a aussi des modèles managériaux propices au développement des affaires, en particulier, dans la famille Mamet, de type “patronat chrétien” pour qui la considération donnée aux ouvriers et l’amélioration sociale était un modèle bien ancré. Du côté Dubrule, on retrouve aussi cela chez l’arrière grand-père qui a beaucoup oeuvré au sein de chambres consulaires pour améliorer la sécurité au travail des ouvriers. Lorsque j’ai rencontré Paul Dubrule pour la première fois, en 2007, c’est l’une des premières choses qu’il avait tenu à m’expliquer. Ça a été le socle des valeurs communes qui ont présidé à son association avec Gérard Pélisson. Nous retrouvons cela dans le mariage et l’association de Régis et Ghislaine Dubrule – de Vaulx (Tok & Stok).
Chacun des entrepreneurs présents dans ce livre a t-il eu à cœur de s’inscrire dans une lignée ? C’est-à-dire d’être digne de ses prédécesseurs et de transmettre à ses enfants. Les liens du sang sont-ils à vos yeux essentiels pour qu’il n’y ait pas de rupture dans la manière de gérer des affaires ?
Oui et non. L’histoire est plus compliquée. Dans la famille Dubrule, rares sont les enfants qui ont pris la succession directe de leur aïeul et les quelques exceptions à la règle n’ont pas été couronnées de grands succès. La valeur “innovation” était par contre très présente dès le début du 19° siècle. Dans cette famille d’entrepreneurs, on assiste plus à des successions indirectes dans lesquelles le capital culturel était fondamental. Sur le plan financier, il y a eu peu de dons en argent ou en actions. Le plus souvent, il s’agissait de prêts que les bénéficiaires étaient ensuite tenus de rembourser, souvent avec des intérêts significatifs. Le capital transmis était immatériel. Il était composé du modèle entrepreneurial ainsi que de la confiance accordée. L’échec était une possibilité non écartée mais elle était assortie de l’obligation de tout mettre en oeuvre pour ne pas chuter. Même lorsque les circonstances obligeaient à renoncer (comme lorsque le grand-père a dû liquider son affaire à l’issue de la première guerre mondiale), c’était mal vécu. L’obligation d’innover était une injonction majeure, à la fois propice aux belles réussites et accablante lorsque des difficultés insurmontables se présentaient. Dans la famille Mamet, c’est légèrement différent. On retrouve des successions sur deux ou trois générations. L’innovation me semble cependant avoir été aussi le principal moteur aux origines des entreprises.
Je ne crois pas aux liens du sang (au sens biologique) comme vecteur de réussite dans les affaires. Je crois beaucoup plus à l’éducation et aux processus culturels et psychologiques qui en découlent.
La réussite peut-elle être le garant de la cohésion familiale ? N’est-elle pas à double-tranchant ? N’y a t-il pas au contraire des tensions, jalousies, luttes pour le pouvoir ? Qu’est-ce qui a fait que les Dubrule-Mamet s’en sortent toujours par le haut ?
Je ne dirai pas cela. Ce qui est au coeur de la cohésion familiale de cette famille, ce sont le sentiment d’appartenance, le respect, la considération et la volonté de rester unis. D’ailleurs, dans les couples maritaux comme dans les associations entrepreneuriales (de cette famille), les séparations sont rares, voire exceptionnelles. Une des choses qui m‘a le plus étonné dans ce travail, c’est de voir combien ce nouveau regard porté par tous les membres de la famille sur leur histoire commune a fortifié le sentiment d’appartenance et donc la cohésion. Imaginez-vous qu’aujourd’hui encore, les sept enfants de Paul et Suzanne se réunissent chaque mois pour passer un moment ensemble en viso-conférence, alors que leur âge moyen est de 84 ans !
Bien évidemment, à chaque époque, il y a eu des tensions parfois fortes, mais le plus souvent, elles étaient le fruit d’incompréhensions ou de logiques différentes plus que de jalousies ou de luttes de pouvoir. D’ailleurs, vous pourrez découvrir deux de ces tensions majeures dans le tome 3, l’une, lorsque Paul et Marcel (les deux frères présents dans le prologue du Tome 1) se sont violemment opposés sur leurs visions entrepreneuriales respectives et l’autre lorsque Paul Dubrule père et fils se sont opposés durant les années qui ont précédé le lancement de Novotel. Mais à chaque fois, l’histoire se termine bien, voire très bien. Je vous laisserai la découvrir dans quelques mois lorsque le tome 3 de Paul et Suzanne sera édité.
Les épreuves traversées par cette famille ont-elles contribué à stimuler leur capacité de rebond ?
C’est évident. A toutes les époques, les épreuves étaient vécues comme des aiguillons qui piquaient au vif ces chefs d’entreprise dans leur puissance créative. Leur curiosité, leur sensibilité aux tendances du marché et leur force d’innovation faisaient le reste. Je crois que nous pouvons parler d’un phénomène de résilience entrepreneuriale qui mériterait une étude encore plus approfondie. D’ailleurs, ce phénomène perdure sans limite d’âge, ce qui suscite mon admiration.
Diriez-vous que la faculté de résilience se perpétue parce que les membres de cette famille ont observé leurs aînés faire face durant leur enfance, qui comme disait Montesquieu est « le tout de la vie puisqu’elle en donne la clef » ?
Il serait intéressant de demander à Boris Cyrulnik ce qu’il en pense. Peut-être devrais-je lui envoyer un exemplaire des deux premiers tomes ?
Il me semble effectivement que le concept psychologique de résilience est à l’œuvre dans la destinée de la plupart des membres de cette famille. Prenez par exemple le chapitre 9 du tome 2, lorsque la maison où Suzanne s’est réfugiée avec ses enfants est bombardée le 10 juin 1940. C’est, de toutes évidences, un traumatisme majeur qui pourrait causer de graves séquelles par la suite. Or, il n’en est rien parce que la mère et le père se mobilisent immédiatement et fortement pour protéger physiquement et psychologiquement leurs enfants et les soutenir dans ce qui aurait pu être un drame absolu. Il en est de même plus tard, dans la vie comme dans les affaires. Même si l’entente est parsemée d’incompréhensions temporaires, les parents soutiennent leurs enfants dans les épreuves qu’ils traversent, que ce soit dans leur vie de famille ou dans leur vie professionnelle. L’avantage du tome 3 de Paul et Suzanne (à paraître) est qu’il s’appuie sur une mémoire vivante, ce qui permet d’accéder plus facilement à ces souvenirs de difficultés, souvent effacés des mémoires et des écrits lorsque les personnes ont disparu.
Si j’ai bien compris la théorie de Boris Cyrulnik, le principal élément de la résilience est de pouvoir s’appuyer sur ce qu’il a nommé un “tuteur de résilience”. Il s’agit d’une personne proche qui offre un appui solide externe lorsque la structure psychique interne est ébranlée, notamment lors de l’enfance mais aussi plus tard. C’est le rôle qu’ont joué les parents et les grands-parents pendant la guerre. Dans le tome 3, on retrouvera aussi ce rôle qui est plutôt joué par les grands-parents lors du passage à l’âge adulte (Marguerite Lefebvre-Dubrule pour les filles et Henri Mamet pour Paul).
C’est aussi l’un des rôles que remplit le partenaire dans une association de qualité. A deux, on résiste mieux aux gros coups de vents que seul. Ce n’est donc pas un hasard si toutes les affaires de la famille se construisent dans le cadre d’une association durable.
Il y a de nombreuses lettres recopiées dans vos deux tomes. Comment vous y êtes-vous pris pour imaginer les dialogues ? Trouver le bon ton ?
Ça n’a pas été facile. Dans un premier temps, je me suis inspiré des profils psychologiques que j’ai tenté de reconstituer le plus fidèlement possible. Ensuite, j’ai soumis les projets de textes à quelques frères et soeurs avec qui nous avons affiné les dialogues en fonction de leurs souvenirs et de ce qui leur avait été raconté, transmis. Finalement, j’ai demandé à une correctrice professionnelle de vérifier que l’ensemble était suffisamment plausible pour que le réalisme soit d’un niveau élevé.
A titre d’exemple, dans le chapitre III – Le tissage du Canteleu, j’ai limité les dialogues entre Alidor Mamet et son épouse Marie. Cette homme a manifestement eu une vie rude. Il est né en Belgique, a quitté ses parents vers l’âge de 18 ans, s’est expatrié en France et a longtemps vécu seul. Son épouse est décédée jeune et il a fini sa vie seul. Lorsqu’il s’est éteint en 1917, il était seul à Berck et ses fils étaient prisonniers de guerre. C’est un homme qui s’est totalement absorbé dans un travail acharné, ce qui lui a permis de fonder une filature remarquable mais aussi de se protéger des émotions qui ont dû le traverser. Considérant qu’il avait eu une vie dure et un caractère probablement assez taciturne, j’ai choisi des échanges brefs et peu nombreux, uniquement dans des phases décisives, accordant plus de place à ses pensées solitaires.
A l’inverse, Marcel Dubrule, qu’on découvre dès le prologue du tome 1 et qu’on retrouve dans le tome 2 comme dans le tome 3 était un bon vivant, affable, très commerçant et plaisantant volontiers avec tout le monde. Les dialogues sont donc nombreux, les expressions comportent de l’émotion et notamment de la joie. Dans son cas, j’ai eu la chance que l’une de ses filles me confie de nombreuses lettres qu’il avait écrites à son frère Paul. Il était donc facile de faire un récit très proche de la réalité.
Rétablir des dialogues est un exercice délicat qui présente cependant un énorme avantage : celui de plonger le lecteur dans l’histoire et de lui offrir un tremplin d’empathie pour les personnages. C’est la première fois que je prends ce risque mais je me sens récompensé par les retours des lecteurs qui sont excellents.
Le courage se révèle t-il uniquement dans les épreuves ? Est-il frère de l’audace et de la capacité d’innover ?
Voilà une question philosophique à laquelle je n’ai pas vraiment la réponse. Il me semble que Voltaire disait que le courage n’est “pas une vertu mais une qualité commune aux scélérats et aux grands hommes”. L’audace me semble être du même ordre avec plus d’intelligence et de créativité. Quant à la capacité d’innover, je pense qu’elle est d’un autre ordre et indépendante des circonstances rencontrées. Même les fainéants peuvent être créatifs. Peut-être même le sont-ils plus que les autres, par nécessité… Paul Dubrule père (1905-1999) disait “c’est un fainéant qui a inventé la brouette”.
Chez les Dubrule-Mamet, diriez-vous que c’est la réussite entrepreneuriale qui soude les couples ou que l’amour préexiste à la réussite ?
Je ne suis pas expert en amour ni en relations de couple. J’ai moi-même divorcé deux fois, ce qui ne fait pas de moi une référence particulièrement inspirante (rire). Ce qui est clair, c’est que toutes les unions dont on m’a parlé en détail dans la famille Dubrule-Mamet ont été des choix libres, parfois même en opposition avec le souhait des parents, et toujours basés sur une réelle rencontre amoureuse. Je n’ai eu connaissance d’aucun mariage arrangé même implicitement. Certaines unions ont été très touchantes, émouvantes. Vous découvrirez le récit de certaines d’entre elles dans le tome 3.
Tolstoï disait que toutes les familles heureuses se ressemblent, mais que les familles malheureuses le sont chacune à leur façon. Qualifieriez-vous la famille Dubrule-Mamet d’« heureuse » ?
Je suis admiratif de de la façon dont Léon Tolstoï a réussi à peindre le portrait de cette famille aristocratique russe mais je me sens bien loin d’avoir le même talent (rire). Je crois cependant pouvoir dire que la plupart des couples de la famille Dubrule-Mamet ont suivi des modèles plus proches de celui de Kitty et Lévine Dmitriévitch plutôt que de celui d’Alexis et Anna Karenine qui, comme vous le savez, s’est perdue esprit, corps et âme dans la liaison passionnelle et tragique qu’elle a entretenue avec le comte Vroski.
J’imagine que dans la famille Dubrule-Mamet, comme dans toutes les familles, il a du y avoir des difficultés conjugales mais c’est un sujet auquel je ne me suis pas intéressé. Ce qui est certain, c’est que la fierté d’appartenir à la famille est élevée et que la réussite dans les affaires comme dans certains rôles consulaires ou politiques y a beaucoup contribué.
L’héritage ne peut-il pas être un poids ? La tentation de se reposer sur une vie confortable ? Entreprend t-on pour donner du sens à sa vie, sans lequel elle ne mérite pas d’être vécue ?
De quel héritage parle-t-on ? L’héritage matériel peut être une chance mais aussi une charge surtout lorsqu’il est chargé affectivement “mes parents ont consacré leur vie à construire ce patrimoine que je me dois de préserver”. Ça peut même être écrasant. Dans la famille Dubrule-Mamet, il s’agit presque toujours de créations d’entreprises. La charge affective est probablement moins lourde.
Mais le véritable héritage auquel je me suis intéressé est l’héritage culturel, voire psychologique, qui peut lui aussi être un formidable tremplin “puisque toute ma famille a réussi, il n’y a pas de raison que je n’y parvienne pas” comme une injonction inhibitrice “si je veux être apprécié, je dois absolument créer mon affaire et montrer ce dont je suis capable”, voire “je n’ai aucune envie d’être chef d’entreprise mais je n’ai pas le choix : dans ma famille, on est entrepreneur de père en fils depuis de nombreuses générations”. Cela dépend donc des familles, du contexte, des personnes. Certain trouveront dans cet héritage confiance, sensibilité et audace alors que d’autres y trouveront contrainte, inhibition et déception. Je ne crois pas qu’il y ait de règle d’or. L’important, c’est d’écouter ses envies, de savoir s’entourer et d’apprendre en marchant tout en regardant attentivement autour de soi.
Ce qui me semble évident c’est que l’entrepreneuriat permet d’atteindre plus facilement l’accomplissement personnel que le salariat, ne serait-ce que parce que la force créatrice est bien plus libre. D’ailleurs, dans cette époque de plus en plus libre, vous aurez remarqué que l’entrepreneuriat qui était relativement méprisé il y a cinquante ans est aujourd’hui hautement valorisé.
Le monde est en marche et les entrepreneurs sont ceux qui changent le plus le monde.
De 1932 à 1950, que de bouleversements ! La montée du Front populaire et des congés payés, la guerre d’Espagne, la montée concomitante du fascisme puis du nazisme, la drôle de guerre puis la guerre ouverte t la défaite immédiate, le vote de 60 % des socialistes pour les pleins pouvoirs à Pétain, vieux maréchal ambitieux…
Tout commence en 40 par le bombardement de l’aviation allemande sur Ambleteuse, petite ville balnéaire peuplée de civils. Déjà la terreur. La famille ne cesse de se regrouper entre la proximité des usines et les villas loin du front provisoire, en Normandie. Entre les affaires et les enfants, le partage des tâches et vite trouvé : aux hommes les affaires, aux femmes les enfants, le ravitaillement, le soin aux blessés.
La saga familiale se poursuit dans l’esprit paternaliste et ingénieur du « capitalisme rhénan » propre à l’Europe continentale. Rien à voir avec l’esprit financier anglo-saxon, plus soucieux de profits que de production. Ce qui compte en France du nord, est de produire de bons produits sur la demande de bons clients. La guerre est évidemment le trublion dans cette façon irénique de voir l’entreprise.
Ce second tome est très vivant par son côté romanesque, reconstitué à partir des témoignages des membres encore vivants, des lettres, documents et photos. Il montre comment une famille aisée pouvait survivre en temps de guerre et d’Occupation. Comment les patrons d’usine devaient négocier avec l’Occupant pour éviter de trop servir l’effort de guerre, comment aussi faire tourner a minima les machines avec les rares ouvriers non mobilisés ou prisonniers.
La famille est partagée entre la production et l’élevage des enfants. Ceux-ci poussent en liberté, peu instruits par l’éloignement des villes. A Jullouville, dans le Cotentin, n’existe qu’une école primaire. Le petit Paul Jean-Marie (Paul JM), né en 1934, aura du mal à s’adapter aux contraintes et à la discipline lorsqu’il entrera en sixième chez les Jésuites à 11 ans, lui qui a vécu libre depuis ses 7 ans, voyant des avions descendus en flammes, des hommes sauter sur des mines, des morts et des blessés. Il reprendra l’usine, une fois adulte, mais ce sera pour le tome suivant.
Tome 3 à paraître sur l’époque contemporaine.
Jean-Philippe Bozek, Paul et Suzanne – Histoire de la famille Dubrule-Mamet, tome 2 Guerre et paix 1932-1950, éditions Place des entrepreneurs 2023, 256 pages, € 25,00
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Tome 1 : 1800-1932 déjà chroniqué sur ce blog
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