Rencontrer la mère d’un ami n’est jamais une mince affaire. Il faut être présentable et convenu. L’idéal de notre mère à nous, qu’on ne voudrait pas décevoir. Avec Anne-Lise, la mère de Benjamin Blanchard, co-fondateur et directeur général de SOS chrétiens d’Orient, les choses allèrent d’elles-mêmes. Engagée, très soupçonnable d’être arrimée à de solides principes ensoleillés par la connaissance du monde, le courant ne pouvait que passer. Et il passa, sereinement, dans les conseils d’administration comme dans les chemins orientaux. Elle arpenta ceux que j’arpentai, rencontra les mêmes visages, connut émerveillements et déceptions aux mêmes avanies.
Magie linguistique, elle sentit les choses tout différemment ou, plutôt, tout singulièrement. Je vous avais déjà parlé de son recueil Le Soleil s’est caché dans les cailloux paru chez Ad Solem il y a quelques années. Anne Lise n’écrit pas que des vers. Elle prit aussi des notes. Plus minutieuses que les miennes, plus féminines certainement. À Alep, elle rencontra les pires affres de la guerre imposée en Syrie : « Quelques tirs d’obus traversent la nuit, la guerre n’est pas terminée. Cependant mon court séjour ici, avec ses nuits exquises, sera une halte bénéfique pour mon sommeil dans le cours de cette mission itinérante au mode de vie très spartiate ».
Comme cela me rappelle les premières équipées de SOS chrétiens d’Orient ! Dormir est un enjeu essentiel. Les agapes officielles s’étalent de longues heures, assez semblables au narghileh qui s’invite aux tables syriennes, volupté du temps sec et des tables copieuses. Il se fume sans précipitation et sans peur du lendemain, qu’il encombrera de sa toux. Et puis, il faut parler du dîner qui vient de s’écouler. En Syrie, je le fis avec du thé ou ce que nous trouvions. En Irak, un soir, nous longeâmes la route d’une nuit noire pour débusquer le premier marchand d’arak à des kilomètres. Nous le sirotâmes jusqu’au matin tant nous avions de choses à dire.
Le débat n’est alors jamais tranché : éteindre la climatisation et étouffer ? Ou maintenir la climatisation comme bande sonore des ronflements ? Les choses les plus futiles deviennent obsessionnelles dans les pays étrangers. Surtout quand nous filons d’un village à l’autre pour visiter un maire, évaluer un projet, brandir une pancarte. Au bout viennent les épuisements comme les ravissements. Anne-Lise décrit la découverte des travaux avancés de la cathédrale de Mgr Arbach, à Homs, ou les visites au père Najeeb, protecteur des manuscrits syriaques les plus précieux et devenu archevêque de Mossoul.
Avons-nous senti les mêmes parfums ? Goûté aux mêmes mets ? Je n’en sais rien. Ce qui me frappe le plus à la lecture de ses chroniques, c’est que nous avons plongé dans une civilisation, désormais morcelée et qu’on ne doit pas laisser partir en lambeaux. Qui ne doit pas s’évanouir entre les canons mondiaux et les balles locales. Pour que les arcanes d’Alep déploient leurs feuillages jusqu’en nos imaginaires, il faut qu’à des centaines de kilomètres de là les villages montagnards du Kahbour soient préservés des bombardements turcs qui les accablent en ce mois de juin, que le Liban sauve ses paysages matraqués de béton ; que les vestiges chrétiens de Jordanie jaillissent au milieu des déserts.
C’est à cette condition que nous pourrons lire, au siècle prochain, des récits de voyages en Orient, si méprisés par les universités mais tellement propices à l’aventure. Anne-Lise, de retour à Maaloula, écrivit : « La vigne, culture plurimillénaire de Maaloula, replantée cette année sous l’œil expert de Julien, jeune ingénieur agronome chargé des projets agricoles, annonce le retour à la vie de Maaloula en attendant celui des chrétiens syriens et irakiens sur leur terre. » La Mésopotamie doit nous nourrir à nouveau. Par nous, entendez, la France ; quant à SOS chrétiens d’Orient, nous ne nous lassons pas de nous en rassasier.