« l’ironie s’impose comme une superposition à la vérité » dans « L’abécédaire apocalyptique » de Bertrand Carroy

Dans son Abécédaire Apocalyptique, Bertrand Carroy évoque les banlieues… la guerre… le jeunisme… l’obésité… le sport… le wokisme éducatif… En tout vingt-six thèmes traités de manière truculente et incisive. Un régal !

Les abécédaires digressent autour d’un sujet au rythme de l’alphabet et, lorsque ledit sujet est apocalyptique, il se nourrit du désespoir générationnel de notre époque. Bertrand Carroy pose un regard critique lourd sur une société en dégénérescence, une société devenue folle d’elle-même, promise à un acheminement vers la ruine. Son regard est dur… intuitif… fulgurant… parfois philosophique… mais toujours drôle malgré la violence de propos on ne peut plus lucides.

Le plaisir de la forme

Bertrand Carroy motive le lecteur avec un style néo-moderniste usant d’abréviations, ruptures et contractions orales dont il maitrise l’usage tel un maestro du verbe. Exemples. Page 31 : « Vous savez quoi ? je regarde plus les films, c’est pas possible. » Page 32 : […] « après la période tu-as-vu-mes-abdo-musclés-et-mon-corps-épilé (pour les hommes)et ma-bouche-pulpeuse-physique-de-rêve-y-a-du-monde-au-balcon (pour ces dames), z’arrivent les indéfinis, les vagues silhouettes, les qu’on a sorti du métro à cinq heures du matin, tout blafard, tout cafard » […] Page 60 : « Le marketing, vous savez, c’est une belle invention… Que ça vous appâte pire que les miettes de thon pour mon chat ! » Allez ! Une dernière. Page 90 : « Dans le pétrin qu’on s’est mis, tout au fond, bien gentiment, en douceur, la pilule est passée, année par année. »

L’oralité du style relève d’une quasi prophétie eschatologique : les constats (parfois sous forme d’accusation) ironiques introduisent la venue d’un monde nouveau, non seulement comme une destinée de l’homme, mais aussi comme une destinée de la vie toute entière ; terrible monde dont l’horizon se rapproche chaque jour davantage d’un royaume farfelu bientôt sous la couronne d’un roi nu. Rien de bien engageant. Certes. Mais c’est tellement bien vu ! Raison pour laquelle il est possible de lire chacun des vingt-six chapitres en fonction d’une vaste amplitude qui mène de l’humour grinçant à la sociologie messianique. Plaisir de la forme en dénonciation d’une actualité moribonde.

Second bonheur

Au plaisir de la forme s’ajoute celui du propos. Les thèmes choisis par Bertrand Carroy sont avant tout ceux d’une actualité rugissante. Il commence par poser le décor sociétal actuel avant de le développer quelques pages plus loin. Page 11 : « J’vois venir, avec de gros sabots, les savants engommés, l’air suffisant complice, la pupille gauche abaissée de celui à qui on ne la fait pas : contempteurs des « c’était mieux avant » ! […] « Ma grand-mère avec son certificat d’études avait plus de connaissances, des vraies et bien utiles, que les bacheliers d’aujourd’hui : les rivières, les départements de France et leurs préfectures et sous-préfectures, les ères géologiques, le nom des champignons, les vénéneux et ceux qui rentrent dans une bonne omelette, les dates fondatrices de l’histoire, ( …), Villon, La Fontaine, Corneille, tous par cœur ! »

Ce prélude introduit ce que dit l’auteur à propos des banlieues. Page 15 : « Ah la belle France que voilà, mon doux et beau pays, sa capitale scintillante ! Paname et les centres-villes historiques devenus vides, propres, aseptisés ; reléguons la racaille loin des touristes… Qu’ils dépensent sereinement leur argent dans les boutiques Louis Vuitton, Chanel, Gucci… En banlieue, les survêtements abrutis informes, les couloirs suitant, l’urine sur les poubelles, les grèves des transports… » Puis s’agissant du jeunisme. Page 47 : « Passé les quarante-cinq ans, z’êtes finis les amis, votre date limite d’usage est dépassée, z’êtes phacochère fatigué, votre vilebrequin cassé, tout juste bon ratiociner dans une chaire universitaire (pour ceux qui ont des lettres ou des relations haut placées), et encore ! » Ou encore du narcissisme. Page 64 « Pour s’éduquer, ça sert à rien d’aller à l’école, faut aller sur les réseaux, là l’instruction véritable sur la nature humaine, l’apprentissage accéléré de la sagesse (en dix vidéos s’il vous plaît), z’en savez plus sur le psychisme de l’homme et de la femme qu’en suivant les séminaires de Lacan pendant dix ans ! »

Contrepoint philosophique

On l’aura compris, Bertrand Carroy dénonce les maux sociétaux en malmenant d’autres mots, les siens ; une déconstruction de la langue qui vise à révéler de manière encore plus flagrante les confusions et la folie du monde actuel ; déconstruction répétitive et inversement (répétition déconstructive) où l’ironie s’impose comme une superposition à la vérité. De fait, y entrapercevoit-on un raisonnement philosophie, un peu comme si Heidegger s’imposait en contrepoint de Pierre dac. Alors ! Faut-il lire le l’Abécédaire Philosophique de Bertrand Carroy ? Oui. Doublement. Son dictionnaire dit tout haut ce que beaucoup pensent trop bas. En outre, Bertrand Carroy est aussi poète, son dernier recueil, Poèmes de la nuit, est édité chez l’Harmattan, et le second bonheur évoqué plus haut vaut aussi pour sa poésie.

« Les mots me parlent
Et je me réunis
Conciliabule de minuit
Harangués mes rêves hagards
Se perdent dans l’alphabet nocturne
Autant se rendormir
Une tâche noire sur la feuille fatiguée
Et quelques vers abandonnés. »

Jérôme ENEZ-VRIAD
© Février 2025 –Esperluette Publishing & Bretagne Actuelle

ABECEDAIRE APOCALYPTIQUE, un livre de Bertrand Carroy aux éditions Le Lys Bleu – 118 pages – 13,40 €

POÈMES DE LA NUIT, un recueil de Bertrand Carroy aux éditions L’Harmattan – 143 pages – 15,00€

Le philosophe Bertrand Carroy encensé dans « Tribune juive » pour son « Abécédaire apocalyptique »

« Abécédaire apocalyptique » : le grand procès du monde moderne

 « Abécédaire apocalyptique », de Bertrand Carroy, est un pamphlet total, entre colère et vertige dans lequel l’auteur orchestre un réquisitoire implacable contre notre époque, disséquant de A à Z les travers d’un monde en perdition. D’une plume rageuse, érudite et caustique, il démonte méthodiquement les illusions contemporaines : démocratie frelatée, réseaux sociaux aliénants, obésité généralisée, capitalisme carnassier, wokisme débridé… Rien ni personne n’est épargné. Ce livre-fleuve, qui évoque aussi bien Céline, Bernanos et Orwell que Debord, Huxley et Muray, est une descente aux enfers littéraire, un cri de révolte où se mêlent ironie ravageuse et lucidité désespérée.

Un alphabet de la fin du monde

Comme son titre l’indique, l’ouvrage adopte une structure abécédaire, chaque lettre devenant le prétexte à une diatribe contre une facette du désastre contemporain. L’auteur ouvre le bal avec “Avant”, où il dresse un constat implacable : nous vivons une époque malade de son propre progrès, qui a troqué la sagesse contre l’hystérie consumériste. Puis viennent les “Banlieues”, symbole d’une fragmentation sociale irrémédiable, le “Catholicisme”, vidé de sa substance spirituelle, la “Démocratie”, devenue une mascarade… Jusqu’au “Zut” final, ultime soupir d’un écrivain qui sait que tout est perdu mais qui, par une ultime bravade, refuse de se taire.

Ce choix formel rappelle le « Dictionnaire du diable » d’Ambrose Bierce, où chaque mot devenait un prétexte à un sarcasme impitoyable. Mais ici, l’ironie laisse souvent place à un sentiment d’urgence, une rage presque prophétique, à la manière de Georges Bernanos, qui écrivait dans La France contre les robots : “Nous allons à la catastrophe en dansant.”

Un style en fusion

Dès les premières pages, le style de Carroy claque comme un fouet. Sa phrase est longue, haletante, syncopée, truffée d’anaphores et de ruptures brutales. Céline n’est pas loin, avec son rythme scandé, ses exclamations et ses tournures orales. L’auteur pousse l’art du pamphlet jusqu’à ses limites, maniant avec brio l’hyperbole et la satire.

Prenons ce passage sur la consommation de masse : »Tout est en surpoids ! Les balances craquent ! Les chiffres s’affolent ! L’obésité universelle ! C’est métaphysique tout ça… » Cette inflation verbale mime la démesure du monde qu’il décrit, où l’excès est devenu la norme et la mesure une anomalie. Jonathan Swift, dans son « Modeste Proposition », usait déjà de cette stratégie : l’outrance comme révélateur du réel.

Une société en état de mort cérébrale

Ce que Carroy décrit, c’est avant tout un monde qui a perdu le sens. L’individu n’est plus qu’un avatar numérique « Demain, notre identité remplacée par l’URL, voilà le programme ! »), la culture est un divertissement creux (« On est passé de Racine à Koh-Lanta en une génération ! »), et la démocratie un simulacre où l’on confond communication et politique.

Ce constat rappelle celui de Guy Debord dans « La Société du Spectacle » : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ». Carroy montre comment la surinformation nous a rendus aveugles, noyant l’intelligence sous un flot de contenus insignifiants. À ce titre, son chapitre sur les réseaux sociaux est un chef-d’œuvre d’ironie assassine : « L’occupation un tantinet honteuse, addictive en diable, qui vampirise nos instants disponibles, grignote même tortueusement sur le temps laborieux… »

Le sport, la télé, le wokisme : le grand nivellement

L’un des moments les plus jouissifs du livre est sans doute son chapitre sur le sport, où Carroy s’attaque à la religion contemporaine du corps performant. « Faut pédaler, glisser plus vite ! Ça démontre qu’on est meilleur que ceux d’avant ! » On pense ici à Roland Barthes, qui voyait dans « Le Tour de France » une mythologie moderne. Mais chez Carroy, il ne reste plus que le culte du muscle et du dopage généralisé.

De même, son chapitre sur le wokisme (« Wokisme éducatif ») est une charge féroce contre une idéologie qui, sous prétexte d’inclusion, détruit la pensée critique et infantilise la société : « Qu’on nous veut tous avachis hypnotisés par nos écrans, les doigts érectiles ! Du prêt à consommer ! Dans les deux sens ! » On retrouve ici l’influence d’auteurs comme Philippe Muray, qui dénonçait dans L’Empire du Bienl’avènement d’un monde aseptisé où plus rien ne peut être discuté sans être immédiatement taxé de crime de pensée.

Un monde sans retour ?

Carroy laisse peu de place à l’espoir. Son « Zut » final est un soupir plus qu’un sursaut, un constat d’impuissance face à l’accélération d’une société devenue folle. Il rêve d’un retour à la lenteur, à la contemplation, au plaisir des choses simples : « Le bonheur ? C’est Aristote, un feu de cheminée, du vin de Bourgogne et des œufs façon Meurette ».

Mais peut-on encore espérer ce retour en arrière ? Carroy semble aussi sceptique que Cioran, qui écrivait dans De l’inconvénient d’être né : « Toute l’histoire converge vers une catastrophe ». À ses yeux, le progrès technique n’a pas enrichi l’homme, il l’a vidé. Il ne nous reste plus qu’à attendre l’effondrement.

Un livre à lire… avant la fin du monde

« Abécédaire apocalyptique » est un livre coup de poing, un pamphlet d’une puissance rare. À la fois drôle et terrifiant, érudit et trivial, il rappelle les plus grandes satires de la littérature, de Swift à Debord, en passant par Céline et Muray. Il est de ces textes qui ne laissent pas indemne, qui font rire jaune et qui réveillent les consciences anesthésiées.

On pourra lui reprocher son pessimisme absolu, son refus de toute alternative, son goût pour la provocation. Mais peut-être faut-il lire ce livre comme un électrochoc, une secousse salutaire dans un monde où tout s’englue dans le consensus mou. Un livre nécessaire, pour ceux qui ont encore le courage de penser.

© Yves-Alexandre Julien 

Merci à Guilaine Depis de « Balustrade »