Jungle en multinationale est à la fois un thriller financier, une intrigue juridique, et une machination familiale. Son auteur sait de quoi il parle : célèbre entrepreneur, industriel de renom et grand voyageur, évolue dans la grande finance et ses multiples influences.
Les livres de Jean-Jacques Dayries racontent le véritable monde d’aujourd’hui : celui des « grands » qui, dans l’ombre, tirent les ficelles. Jungle en multinationale est le roman vrai de la puissance, mais c’est aussi l’histoire de multiples trahisons et celle d’enjeux incertains face auxquels personne ne souhaite perdre la moindre opportunité de les saisir. Ce combat de fauves nous entraîne à Londres et Paris, en passant par la Suisse, la Riviera, Saint-Barthélemy et quelques autres rivages caribéens. L’auteur connaît particulièrement bien le milieu de la finance, il ne manque toutefois pas non plus d’imagination pour tisser une trame romanesque aux multiples arborescences.
Pas seulement une intrigue
Jungle en Multinationale n’est pas seulement une intrigue multifacette, c’est aussi une enquête très documentée sur le monde de l’hôtellerie à travers les coulisses d’une industrie méconnue. Tout commence par le bruit sourd d’un V8 américain. Il faut imaginer le ronronnement d’une très belle embarcation floquée d’acajou vernis glissant sur les reflets sombres du Léman ; petite croisière dominicale en direction de l’église, où, chaque dimanche, Jean rejoint le même banc afin d’accompagner Élisabeth davantage soucieuse de l’office que lui… Et tout finira aussi un dimanche – cette fois de fin d’automne – avec la même appréhension que l’on ne fasse surtout pas craquer les vernis du bateau à l’accostage contre le bord du ponton : Jean apprécie le respect des belles choses, quel qu’en soit le cadre, professionnel ou privé, l’apparence est le vêtement de la courtoisie…
Entre ce début lacustre et cette fin nautique, le lecteur aura été confronté aux laborieux méandres des affaires qui (souvent) ne sont rien en regard des gageurs familiales plus difficiles que toute autre entreprise ; car au-delà de l’intendance de l’hôtel et du domaine, Jean sera aussi confronté aux tracas personnels, à l’égo de chacun, et à moult intérêts spécifiques nourriciers de trahisons. Chapitre 33 : « Passer les premières minutes, il regrette déjà d’avoir accepté cette réunion. Les intentions de ces gens-là sont trop compliquées à saisir. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent. Acheter une minorité du capital ? À quelles conditions ? Quel type d’accord pourrait-ils envisager avec les autres actionnaires familiaux ? L’intermédiaire dit que leur intention est pacifique, qu’ils sont des investisseurs de long terme, qu’ils resteront passifs, que le management leur convient. » Mais est-ce vraiment le cas ?…
Une histoire… Un ton… Un style…
Jean-Jacques Dayries ne fait pas dans la pamoison superfétatoire. Ce qui lui importe est de ne pas laisser le lecteur se détourner de l’histoire qu’il est en train de lire. Aucun colifichet verbeux n’agrémente Jungle en multinationale. Le récit. Seulement le récit. Au diable cosmétique et maquillage. Vous ne lirez que les mots nécessaires. Mais alors ! Cette écriture sans emphase inutile ne serait-elle pas terne ? Eh bien non ! Elle est tout à l’inverse pleine et entière, précisément parce qu’elle est invisible. Manière de raconter sobrement et sans fausse littérature comme c’est trop souvent le cas de nos jours. Cela n’évite en rien de suivre avec intérêt les protagonistes et leur trajectoire.
Outre une intrigue, un ton et un style, la lecture d’un livre relève aussi de ressentis personnels. Ainsi peut-on noter plusieurs scènes aux images bien construites. Les décors y sont posés en quelques mots justes. Page 74 : « Dehors, c’est Londres. Il fait nuit, froid, et il pleut. […] C’est ce qu’ils disent à leur mère. En fait, ils n’ont pas eu le temps de regarder par les fenêtres. » Également en ouverture du chapitre 54, lorsqu’Antoine et Alexandre s’engagent pour une courte promenade dans le jardin : « Ils sont accoudés au garde-fou qui longe le rivage. Un projecteur illumine le Lac, devant eux. L’odeur du jardin sous la neige. Celle de l’eau douce, un peu fade. » Notons aussi de nombreux clins d’œil aux arts classiques : Bach… Bayreuth… Noureev… menant à envisager Jean-Jacques Dayries comme un mélomane averti soucieux du partage pudique (presque taiseux) de sa passion : la musique.
Problématiques intergénérationnelles de notre époque
Si l’histoire de Jean-Jacques Dayries mérite un succès de librairie, c’est parce qu’elle raconte les préoccupations d’une famille, certes privilégiée, mais à laquelle chaque lecteur pourra s’identifier en choisissant le personnage duquel il se sent le plus proche. La générosité des uns… L’arrivisme de autres… La bienveillance de certains… L’acrimonie et l’arrogance de ceux qui s’y opposent… Jungle en Multinationale évoque les problématiques de notre époque. Autant de défis professionnels qui s’entremêlent aux tracas individuels lorsque le quotidien prend des allures de « feu au Lac » entre choc générationnel et force des clans.
Dans Jungle en multinationale, Jean-Jacques Dayries (ancien vice-présidence de Pechiney Asie-Pacifique) nous plonge au cœur des luttes de pouvoir et des rivalités au sein d’une famille possédant un groupe hôtelier international.
Entreprendre – Le monde impitoyable des multinationales dans une « corporate jungle » à la française
Inspiré de faits réels, le roman dévoile les tensions invisibles de l’univers impitoyable des grandes entreprises familiales. Entre héritages, ambitions contrariées et manœuvres financières, Dayries dresse le portrait d’une micro-société où chaque faux pas peut coûter des millions. Ce monde feutré, magnifiquement décrit, évoque aussi bien les tensions du capitalisme familial que la fragilité des dynasties financières face aux ambitions et aux égos. Décryptage d’un monde où le capitalisme et la dynastie se rencontrent, au prix de drames personnels et de choix stratégiques.
Un héritage comme champ de bataille
L’intrigue de Jungle en multinationale commence par un événement décisif : le décès du fondateur, patriarche de la famille et principal détenteur du groupe hôtelier. Sa disparition marque le début d’une lutte de pouvoir où chaque membre de la famille devient acteur et adversaire dans un jeu d’échecs grandeur nature. Le roman dépeint avec une précision redoutable les jeux d’alliances et de trahisons qui se jouent lorsque l’héritage d’une entreprise familiale est en jeu.
Les rivalités familiales : quand la dynastie devient un poids avec des personnages piégés
La galerie de personnages mise en scène dans ce roman est aussi vaste qu’intrigante. D’Antoine, le directeur général de 45 ans, à Jean, fils du fondateur et figure centrale du groupe, en passant par Carole, jeune héritière prise entre ses sentiments et son devoir, chacun porte une histoire et un rôle qui enrichissent la complexité du récit. Ce casting de personnages, savamment orchestré, reflète les tensions familiales et professionnelles, où chacun doit naviguer entre ses propres ambitions et les attentes familiales. Un exercice de funambulisme qu’illustre également F. Scott Fitzgerald dans Gatsby le Magnifique, avec des personnages tourmentés, oscillant entre leurs désirs personnels et la pression de leur milieu.
Dans un chapitre où Elizabeth, épouse de Jean, emmène son mari dans une escapade improvisée à travers les collines, on perçoit un besoin d’évasion, une fuite éphémère loin des tensions omniprésentes. Le talent de Dayries réside dans sa capacité à instiller un sentiment de réalisme et à rappeler que derrière chaque grand dirigeant se cache un être humain avec ses failles et ses doutes. « Qu’aurait-il fait s’il ne l’avait pas rencontrée ? » s’interroge Jean, comme si le bonheur privé pouvait offrir un répit face aux guerres de pouvoir.
Dayries excelle dans la description des conflits générationnels qui secouent la famille. Il n’y a pas de « jeunes loups » ou de « vieux sages » dans ce roman ; chaque personnage est en proie à ses propres ambitions, ses frustrations et ses doutes. Le directeur général, Antoine, se débat avec un environnement où les intérêts familiaux l’empêchent souvent de prendre les décisions stratégiques qui seraient pourtant essentielles pour la croissance de l’entreprise.
Ce roman rappelle, par sa structure, l’intensité de la tragédie familiale dépeinte par Shakespeare dans Le Roi Lear ou encore les intrigues de succession dans La Dynastie des Forsyte de John Galsworthy. Ici, cependant, l’arène n’est plus un royaume ou un salon victorien, mais des salles de réunion de multinationales et des villas luxueuses dispersées entre Londres, Paris, la Riviera et les Antilles. Les discussions familiales deviennent autant de « board meetings » informels où chacun tente de tirer son épingle du jeu.
Un choix stylistique spécifique
Jungle en multinationale n’est pas seulement un roman familial ; c’est aussi une immersion dans le monde des multinationales, où le langage technique et le jargon des affaires foisonnent. Dayries, lui-même ancien cadre dirigeant, maîtrise parfaitement cet univers. Les termes tels que « business plan », « private equity », ou encore « EBITDA » sont des rappels constants que les personnages, bien qu’apparentés, ne parlent souvent que la langue de la finance.
Ce choix stylistique ancre le récit dans la réalité économique contemporaine et rappelle les romans de Tom Wolfe comme Le Bûcher des vanités, où le jargon professionnel dessine une frontière invisible entre initiés et profanes. Ici, cependant, Dayries pousse la réflexion plus loin en montrant comment ce langage de l’efficacité peut devenir un outil de manipulation au sein de la famille elle-même. Le choix des mots devient une arme autant qu’une méthode, et chaque conseil stratégique cache une tentative d’influence.
Les multinationales, entre ancrage local et impérialisme économique
À travers Jungle en multinationale, Dayries fait la part belle aux lieux où se déploie son intrigue : Londres, la Riviera, Zurich, Saint-Barthélemy… Ces paysages évoquent le luxe et le cosmopolitisme des grandes fortunes, mais aussi les obligations de l’économie mondialisée, où les déplacements incessants ne laissent aucun répit aux personnages. Ce rythme effréné, dicté par les impératifs financiers, rappelle les analyses de David Harvey dans The Condition of Postmodernity, où il décrit la compression du temps et de l’espace imposée par le capitalisme globalisé.
Les personnages, souvent pris entre des valeurs familiales traditionnelles et les exigences modernes de la compétitivité, incarnent le dilemme du capitalisme familial à l’heure de la mondialisation. Jean tente de « concilier les intérêts divergents dans un pacte d’actionnaires », ce qui n’est pas sans rappeler la saga familiale de la dynastie Murdoch et ses luttes de succession. Dayries nous met face à la dualité de ces empires financiers : s’ils peuvent être un moyen de transmettre un héritage, ils deviennent aussi le théâtre de déchirements et de trahisons.
Une réflexion sur la solitude des dirigeants
Le roman de Dayries soulève également une question de fond : qu’est-ce que le pouvoir, et à quel prix s’exerce-t-il ? Les personnages principaux sont souvent dépeints dans une solitude dévorante, face à des décisions qui les isolent davantage de leurs proches. Comme l’écrivait Balzac dans La Comédie humaine, « derrière chaque fortune, il y a un crime ». Dans Jungle en multinationale, les personnages ne sont pas des criminels, mais leur ambition les amène parfois à sacrifier l’humain pour l’intérêt financier.
La figure du fondateur, restée omniprésente même après sa mort, rappelle cette obsession pour la pérennité à tout prix. Que ce soit Jean, qui prend des décisions stratégiques en solitaire, ou Antoine, pris dans les arcanes du management moderne, chacun tente de s’extirper des ombres du passé pour façonner son propre destin. Pourtant, les choix qui s’offrent à eux sont souvent minés par les jeux d’influence, dans un climat rappelant les mots d’Albert Camus : « Ce monde n’a pas de sens au-dessus des forces humaines. »
Des enjeux financiers démesurés et des alliances fragiles
L’héritage du fondateur n’est pas seulement une question de succession : il implique une réorganisation complexe des actions et des pouvoirs. Au fil des pages, les alliances évoluent, se font et se défont.
Le roman explore avec finesse les implications de cette redistribution des parts. Chaque membre détient désormais un pouvoir équivalent, rendant les décisions plus complexes. L’intrigue s’anime de manipulations, d’ambitions dévorantes, et d’une guerre froide où chacun tente d’assurer sa position sans faire de vagues.
Quand l’entreprise familiale devient un miroir de la société
En filigrane, Jungle en multinationale interroge notre rapport à la réussite, au capital et aux valeurs qui sous-tendent les dynasties familiales. Dayries, lui-même ancien dirigeant, réussit une plongée réaliste dans le monde feutré mais impitoyable des multinationales. Il s’interroge subtilement sur la capacité d’une entreprise à rester un lieu d’éthique et de transmission dans un monde obsédé par le profit. Le jeu d’échecs évoqué sur la couverture, où chaque mouvement est calculé, est une métaphore évidente : dans cette arène de pouvoir, chaque faux pas peut faire chuter l’empire bâti par des générations.
En explorant les facettes de cette « jungle » du pouvoir familial, Dayries rejoint des réflexions que l’on retrouve chez Max Weber, qui parlait dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de la tension entre valeurs spirituelles et rationalité économique. Dans un monde où les multinationales ont pris le pas sur les institutions, le roman rappelle la nécessité de repenser le capitalisme, de s’interroger sur ses dérives et ses limites.
À l’image de Casino de Nicholas Pileggi, qui décortique les rouages du monde des jeux d’argent, Dayries nous montre l’envers du décor de l’hôtellerie internationale. Chaque destination glamour masque une tension sous-jacente : l’enjeu n’est pas seulement de séduire une clientèle exigeante, mais de maintenir un équilibre financier dans un secteur où la concurrence est féroce et où le moindre faux pas peut coûter des millions.
La morale d’un capitalisme au visage de comédie humaine
À travers son roman, Jean-Jacques Dayries ne se contente pas de raconter une histoire ; il dépeint une critique subtile du capitalisme familial. Le lecteur perçoit un certain malaise face à ces héritiers privilégiés, déchirés entre leur désir de réussite individuelle et l’attachement à l’entreprise familiale. Chaque personnage semble pris dans un dilemme moral, hésitant entre l’ambition personnelle et les valeurs héritées du Fondateur.
Ce questionnement rappelle les thématiques de La Comédie humaine de Balzac, où l’argent et la morale se confrontent sans cesse. À l’image de la famille Nucingen chez Balzac, la famille décrite dans ce roman incarne à elle seule la puissance d’un empire économique fondé sur des valeurs capitalistes, où chaque faux pas peut entraîner la perte du précieux héritage.
Dans ce contexte, le fondateur agit comme une figure quasi-dictatoriale, manipulant les cartes pour maintenir le contrôle sur ses enfants et ses anciens partenaires, sans jamais céder à l’émotion. Comme le dit Timothée dans un extrait : « Le Fondateur ne nous dira pas ce qu’il veut. Il préfère nous voir nous battre pour comprendre ses intentions. » Cette phrase pourrait aussi bien sortir de la bouche d’un Vautrin ou d’un Rastignac, figures emblématiques de l’ambition calculée et de la manipulation sociale.
En montrant les failles et les dilemmes des héritiers, Dayries interroge la nature même du capitalisme : est-il encore possible de mener une entreprise multinationale avec une éthique familiale, ou la recherche du profit finit-elle toujours par détruire les valeurs humaines ? Cette réflexion trouve également un écho dans les travaux de Pierre Bourdieu, notamment dans « La Distinction – Critique sociale du jugement » , où l’auteur explore comment les structures sociales et le capital économique influencent les comportements et les valeurs, y compris au sein des familles puissantes. Dans le roman de Dayries, les héritiers, pris entre les attentes familiales et les exigences du marché, illustrent parfaitement cette tension entre habitus familial et rationalité économique.
Bourdieu souligne que les structures de domination et les privilèges, bien souvent invisibles, façonnent les choix individuels et collectifs au sein des classes dirigeantes, une analyse qui se retrouve dans les dilemmes et rivalités qui opposent les membres de cette famille à la tête d’une multinationale.
Dayries, observateur acéré du monde de l’entreprise
Avec Jungle en multinationale, Jean-Jacques Dayries signe une œuvre qui allie suspense, complexité humaine et profondeur économique. Plus qu’un simple roman, ce livre est une immersion dans les arcanes du pouvoir et de l’argent, un miroir tendu à notre époque où les multinationales familiales sont devenues les nouveaux fiefs de l’économie mondiale. Ce « corporate jungle » est à la fois captivant et troublant, rappelant que derrière les façades de verre et d’acier se cachent des luttes aussi anciennes que le monde.
Quatre personnages, quatre métiers solistes, quatre mouvements, appelés à jouer de concert comme dans un ensemble musical. Éloïse (déjà rencontrée avec son musicien dans Un être libre – chroniqué sur ce blog) est chef économiste d’une Institution ; Alphonse est violoncelliste reconnu ; Chloé est une journaliste d’investigation aux dents longues dans l’audiovisuel ; James, fils d’Éloïse, est journaliste à réseau d’un grand journal de presse écrite. Le thème ? La corruption dans les instances d’une institution internationale, des subventions publiques détournées à des fins privées car sous les montants surveillés.
Chacun sa vie, son âge, son ambition. Éloïse, passée de l’université au privé, rêve d’écrire un livre d’économie original ; Alphonse de jouer enfin aux États-Unis dans les orchestres bien nantis à la reconnaissance assurée ; Chloé de se faire une place à la télévision avec une émission percutante et étayée ; James d’assurer son couple avec ladite Chloé. L’Affaire, révélée par un lanceur d’alerte à Chloé, prend de l’ampleur. Chacun l’aide comme il peut pour qu’enfin tout cela finisse, car des menaces sont proférées, des agressions physiques pour voler des documents, une atmosphère de paranoïa sur les données.
L’art de l’auteur est de procéder dans le cadre contraignant du quatuor musical, adagio (tempo lent et détendu), andante (tempo modérément rapide), allegretto (tempo très vif, accéléré), grave (tempo lent, solennel, lourd). Cela l’oblige aux phrases courtes qui donnent un style haletant, aux découpages de scènes simultanées comme dans un thriller. Le mouvement s’accélère, jusqu’au finale qui tombe, comme un destin.
Le dernier tempo est inspiré par le Quatuor à cordes n°16 de Beethoven, sa dernière œuvre opus 135 intitulée « Der schwergefasste Entschluss » (La résolution difficilement prise). L’auteur conseille p.28 l’application de streaming Qobuz pour l’écouter « en haute-fidélité » – c’est toujours intéressant à apprendre. Le dernier mouvement porte une inscription en épigraphe de la main du compositeur : « Muß es sein? Es muß sein! », citée en tête du livre. La traduction courante est « Le faut-il ? Il le faut ! » – mais l’allemand mussen en appelle à la nécessité, au destin : « Cela doit-il être ? Cela doit être ! ». Ce qui a de la valeur contre ce qui reste léger : au fond, n’est-ce pas la leçon de vie de l’œuvre ? Chaque personnage recherche ce qui vaut le plus pour lui, au-delà du superficiel de son existence. Au-delà des tentations de la facilité aussi, des entorses à l’éthique de la profession, de la protection du couple toujours fragile.
Les caractères sont bien déterminés, complémentaires, les personnages crédibles. Le lecteur entre aisément dans chacun des métiers, dont on dirait que l’auteur a personnellement l’expérience. C’est documenté et bien mené, dans la lignée d’Alain Schmoll, chroniqué sur ce blog. En bref un thriller économico-social captivant dans la France d’aujourd’hui, ouverte sur le monde. Avec des remarques incisives sur l’air du temps.
Jean-Jacques Dayries, Quatuor, 2024, éditions Regard – Groupe éditorial Philippe Liénard, 151 pages, €21,50
(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)
« Est-ce que l’on sait où l’on va ? » demande Diderot. Pas sûr. Évidemment, il y a la nécessité : ses gènes, son milieu, son éducation, les circonstances. Mais le chemin n’est pas tout tracé, il faut parfois choisir les bifurcations qu’il offre, au hasard. La liberté, c’est cela : choisir le hasard en fonction de sa nécessité. Il semble que notre époque aime réfléchir sur ce double de la chance et de l’exigence. Ce n’est pas le premier roman qui l’évoque, et j’en ai chroniqué sur ce blog.
Grégoire est un grand-père entrepreneur, qui a créé une société de mode. Il l’a laissée à son fils pour l’organiser et la développer. Aujourd’hui, c’est son petit-fils Jacques qui le conduit à Lausanne en limousine, une grosse Mercedes noire, comme il se doit. Jacques vient juste de sortir de l’école d’ingénieur et croit que tout est calculable, que la vie est une balance avantages/risques, et que la fatalité des nombres règne en maître sur le vivant. Grégoire, son maître, va corriger Jacques le fataliste, comme Diderot le fit en son temps.
Pour le philosophe, la vie est sans cesse mouvement, l’homme sage la prend comme elle vient, en profite et en tire leçon. Grégoire a fait de cette sagesse la sienne, et la fait partager. A son petit-fils tout d’abord, mais aussi à l’infirmière qui l’accompagne à son centre de soins suisse, Muguette ; puis au professeur de philo, rencontré sur le chemin faisant du stop ; puis à Ursula, son ancienne mannequin finlandaise, qui a pris sa retraite à 75 ans à Uzès ; et enfin aux parents de Charles, directeur d’un hôtel de charme qui lui a été recommandé près de Lyon.
Si le Jacques de Diderot contait ses aventures libertines à son maître, le Jacques de Dayries est de son temps – puritain : il conte ses libertinages, mais entrepreneuriaux, y compris sa rencontre avec Chou En Lai et Mao, il y a longtemps, qui a permis ses premiers succès commerciaux. Grégoire use de la liberté avec joie et fantaisie. Un arrêt ? Une rencontre ? Et hop ! On bifurque. Le chemin tout tracé vers le mouroir de luxe n’est pas pour lui, malgré ses presque 90 ans. Il va même trouver une idée grâce à la belle-mère de Charles, un savoir-faire grâce à Ursula, un nom de marque grâce au prof – et lancer une nouvelle société de mode, terroir et durable !
L’enthousiasme est déraisonnable, la raison ne fait que canaliser et orienter la vitalité qui est en vous. La volonté vers la puissance, disait Nietzsche. Il faut avec courage accepter ce qui est et son destin, amor fati, mais croire au fond de soi que là où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin.
Un conte philosophique adapté à notre temps d’incertitudes et de no future.
(Il y aurait quelques remarques de forme pour une réédition future, notamment éviter les noms en début de ligne comme au théâtre, au profit d’incises telles que « dit Untel », ajouter quelque piment d’aventures au périple autoroutier, et éviter aussi les leçons de morale trop lourdes parfois dans le courant du texte).
Quand un homme d’affaires prend l’avion pour passer d’un continent à l’autre, le temps lui paraît long. Après avoir épuisé ses messages, ses rapports à lire, son courrier, il ne lui reste plus que les films insipides de la culture globish. Certains préfèrent utiliser leur temps de cerveau disponible à plus utile : par exemple écrire des contes ou des nouvelles.
L’auteur, administrateur de sociétés après en avoir dirigé une, s’y essaie avec bonheur dans ce petit recueil, publié par amusement. Le plaisir à les écrire se ressent à leur lecture, soutenu par les aquarelles fraîches de Caroline Ayrault.
Ce sont quatre contes légers mais dont la profondeur ne se ressent qu’après lecture. Ils sont « longs en bouche », comme on le dit d’un cru. Le premier évoque le baptême de l’île caraïbe de Saint-Barth, le second l’acculturation d’un iguane par la délicieuse nourriture importée jetée par un modèle femelle de luxe venue retrouver sa taille anorexique qui fait si bien sur les photos, le troisième est la vision du futur d’une tortue îlienne, le quatrième sur un caillou blanc porte-bonheur.
Cristoforo voulait épater le monde et ne pas faire comme tout le monde. Ce pourquoi il a cherché les Indes ailleurs : vers l’ouest et non vers l’est. Savait-il que la terre était ronde ? Il n’a trouvé la première fois que des îles, pas d’or ni d’épices. La seconde fois, en 1493, il s’est émancipé de son maître roi d’Espagne pour nommer une île du nom de son frère Bartolomeo. Lequel est « un fainéant de première classe [qui] y serait parfaitement heureux ». Une île au sol sec où les plantations ne sauraient prospérer, mais où une anse protège les bateaux, aujourd’hui port franc au carburant détaxé. Ainsi fut nommée Saint-Barth, 10 000 habitants dont l’ex-doyenne de l’humanité Eugénie Blanchard – et l’auteur. Cette collectivité d’outre-mer des Antilles françaises est aujourd’hui un paradis de milliardaires (dont Laurence Parisot, Harrison Ford, Beyoncé, Mariah Carey, Bill Gates, Warren Buffett, Paul Allen, la famille Rothschild – et Johnny Hallyday, en son temps). La température y oscille toute l’année entre 22° et 31° mais la fiscalité y est plus douce. Comme quoi d’un mal (pas d’or) peut surgir un bien (attirer l’or)…
Delicatissima fait référence à un saurien des Antilles, l’iguane nommé ainsi pour ses probables qualités gustatives. L’auteur retourne le compliment en faisant de l’animal un gourmet. Il est hélas soumis à la tentation de la nourriture mondialisée via une touriste de passage qui jette les fraises et les pains au chocolat cuisinés pour elle et qu’elle ne mange pas, pour maigrir. Ce gaspillage de la belle profite à la bête, laquelle se languit néanmoins de ces mets au point de délaisser la production locale. Comme quoi la mondialisation est un mal qui fait désirer ce qu’on n’a pas et qu’on est incapable de trouver localement ou de produire.
Autre réflexion écologique sur le futur de l’île, avec Carbonaria, une tortue philosophe. En observant les gens, les nantis qui viennent se poser sur l’île, elle imagine ce que sera Saint-Barth dans cinquante ans : une horreur. De grands immeubles, de gros bateaux, un essaim d’hélicos, une piste de jets rallongée. « Mais avec un grand souci de protéger la nature », ironise l’auteur. Des réserves de faune endémique préservées et nourries pour les touristes, un court de tennis au-dessus de Shell Beach, un grand champ d’éoliennes pour l’électricité indispensable aux 80 000 habitants prévus… Ou comment changer un paradis en clapier, en l’enrobant des vertes paroles du greenwashing.
Quant au caillou blanc, il fait rêver, comme tout porte-bonheur. Mais le petit Arawak qui l’a le premier donné, en échange d’une lame de fer, a préféré le réel au rêve, un instrument utile à un objet fétiche. L’Arawak est l’indigène premier de l’île : il pratique l’utilitarisme sans le savoir, préférant le rot au fumet, comme Rabelais.
(A noter pour une réédition que taureau ne s’écrit pas « toreaux » p.22 lorsqu’il s’agit d’animaux pour la corrida)