Tribune juive a adoré « Une jeunesse levantine » de Michel Santi

Jérôme Enez-Vriad a lu « Une jeunesse Levantine » de Michel Santi

Certains livres laissent sans voix tant ils estomaquent. Une jeunesse levantine en fait partie. Michel Santi offre une fresque vigoureuse et riche d’expériences. À lire toute affaire cessante.

Nulle mémoire objective de la guerre au Liban n’existe. Chacun aura son récit et en fera une histoire personnelle. L’exhumation de la presse internationale de l’époque n’est d’ailleurs pas suffisante pour comprendre ce qui s’est initialement passé entre les banlieues chrétiennes et les camps de réfugiés palestiniens de Beyrouth. Et pourtant ! C’est bel et bien ici que tout commence.    

Mémoire d’une genèse

Dimanche 13 avril 1975. Liban. Beyrouth. Nous sommes à l’aube d’une guerre désormais célèbre. « Un dimanche que tout enfant des années 1970 aurait tranquillement passé à rendre visite à sa grand-mère et à ses cousins […] Un dimanche que les adultes auraient naturellement passé à boire du café turc, à fumer des cigarettes, après le long déjeuner familial […] Un dimanche où tout semblait suave, intouchable, complice, éternel. » * Ce dimanche est désormais connu comme celui du massacre inaugural de la guerre civile libanaise qui aura préfiguré – nul ne peut le nier aujourd’hui – le grand affrontement entre l’islam et la chrétienté que nous sommes en train de vivre.  

La trame du livre de Michel Santi s’articule en premier lieu autour des religions, puisque les deux sources de la guerre civile libanaise sont le multiculturalisme et, précisément, les religions. Inch Allah… Si Dieu le veut… Allah Akbar… Gloire à Dieu… sont aujourd’hui encore autant d’incantations quotidiennes du monde Levantin. Dès lors que l’omniprésence religieuse ne permet plus une distance sociale et morale face au sacréplus aucun recul objectif n’est possible ; ainsi les religions sont-elles aujourd’hui devenues le reflet de ce qui se passe au Liban (mais aussi au Proche-Orient) depuis un demi-siècle.

Au commencement

Nous sommes le 20 mai 1975. « Quelques jours plus tard, je vois mon père venir au collège me récupérer dans ma classe :  » Dis au revoir à tes copains, tu ne les reverras peut-être jamais « . Ce fut le cas. » Direction l’Arabie saoudite où le père de Michel Santi vient d’être nommé attaché de presse auprès de l’ambassade de France à Djeddah. En résulte un choc de la solitude aggravé par une stupeur affective, puisque la mère de l’auteur est restée au Liban. S’ensuivent alors une demi-douzaine de chapitres captivants sur l’islam, ses nombreux points communs avec le christianisme, et une rencontre à La Mecque du très jeune Michel avec Abdallah ben Abdelaziz Al Saoud, frère du roi Fahd et lui-même futur roi. Mais il est préférable de ne pas tout dévoiler afin de laisser au lecteur le plaisir de sa découverte.

Suite à la prise de conscience de l’hypocrisie malsaine d’un père le corsetant loin de sa mère, Michel décide d’aller retrouver celle qui lui manque plus que tout. Mais comment ? Le Liban implose chaque jour davantage… Deux mille kilomètres séparent Beyrouth de Djeddah… Les accès aériens sont fermés… Le désert d’Arabie impraticable… Reste éventuellement les voies maritimes. L’odyssée racontée ici sur deux chapitres prend toute son envergure si l’on réalise qu’elle est vécue par un très jeune adolescent soucieux de prendre sa vie en main alors que tout se délite autour de lui.  

Iliade des temps modernes

Les routes levantines qu’emprunte Michel Santi posent le décor d’une Iliade des temps modernes. Il y aura la découverte des Orgues de Staline, lance-roquettes soviétiques chargés sur des rails de lancement. « Mes collègues miliciens m’apprennent que ces BM-13 Katyusha avaient terrifié les Allemands pendant la seconde guerre mondiale. […] Deux camions sont là, disposés sur la crête, sur un terrain plat, prêt à cracher 16 roquettes en une valve de 7secondes. » Le périple se poursuit en gravissant la colline du Thym, « nom poétique pour une région hautement stratégique, point de passage obligé depuis Beyrouth, vers la montagne du Metn, par-delà les autres vallées », là où se trouvait des camps palestiniens transformés en forteresse. « Ces camps jumeaux était perçus comme une tache monstrueuse, une injure, une humiliation, sciemment brandie par l’OLP au nez et à la barbe des Chrétiens. »

La colline des sacrifiés est aussi une des routes empruntées. Il s’agit d’un des chapitres illustrant le mieux cette redoutable guerre civile, avant la rencontre de l’auteur avec Massoud, puis celle avec Abou Hassan, tout aussi passionnante que la précédente et les suivantes, fussent-elles relatives à des hommes dont l’influence géopolitique sera pour le moins discutable, tel le tristement célèbre Rouhollah Moussavi Khomeiny. « L’iman Khomeiny et moi ne sommes qu’à quelques centimètres. Aucune présentation n’est faite. Nous nous retrouvons tous les trois, Khomeiny, Iskandar et moi, assis en couturier, en rond autour d’une dizaine de petits plats garnis de nourriture manifestement orientale. » Il faut réaliser que le dialogue qui s’engage alors est celui d’un adolescent de quinze ans avec le plus célèbre Iman du monde.

« Ces paroles de Khomeiny sont, pour moi, étranges à plus d’un titre. Je ne sais pas qui est ce personnage âgé, au visage buriné, au charisme indiscutable, qui semble inspirer tant de respect à Iskandar. J’ai bien sûr suivi aux actualités les déboires du Shah, vu les manifestations et les protestations massives de son peuple qui semblait ne plus vouloir de lui. En réalité, je ne comprends pas les paroles de ce religieux face à moi, car je ne connais pas encore ses ambitions. » Plus loin : « Levant la tête, je constate qu’il me lance [Khomeiny] un regard enflammé, il semble à la fois étonné et fasciné, avant de subitement se lever et demander à Iskandar de le suivre dans le couloir. Celui-ci revient quelques minutes plus tard, et me demande si je consens à passer l’après-midi avec l’imam qui souhaite mieux me connaître. » Et puis cette phrase sans doute prophétique du futur ayatollah : « Vous, les Français, prétendez votre Révolution universelle, mais c’est la nôtre, en Iran, qui le sera. »

Un texte passionné

« Ce qui se passe à Jérusalem, à l’échelle de cette petite ville, se répercute de manière exponentielle dans le monde entier. Il faut avoir connu Jérusalem pour comprendre comment cette ville, si petite, concentre tant de croyances. Jérusalem exige l’honnêteté de reconnaître que cette terre ne sera jamais que juive, que chrétienne, que musulmane. Elle est tout cela à la fois. » C’est ici, cœur vibrant de l’ancienne Sion, que s’achève le récit de Michel Santi, après nous avoir plongé dans la réalité de lieux qu’il découvre avec leurs contradictions et leurs déchirures. L’immersion est totale. L’auteur se livre, il note les détails, son sens de la formule fait mouche au format d’un témoignage avec plusieurs niveaux de lecture : à la fois récit, essai autobiographie, mais aussi dimension initiatique qui s’impose comme le berceau d’une émancipation pour le lecteur. Sept années d’une vie époustouflante et transgressive. Un texte passionné pour une lecture passionnante. Sans oublier l’amour. Une jeunesse levantine raconte aussi les amours naissantes et la découverte du véritable sel de l’existence. A lire impérativement. Parce que c’est formidable. Tout simplement.

Les passages en italique sont extraits du livre.

Jérôme Enez-Vriad

© Novembre 2025 –Esperluette Publishing & Bretagne Actuelle

Une Jeunesse Levantine

Un (formidable) récit autobiographique de Michel Santi

Préface de Gilles Kepel

Éditions FAVRE

271 pages – 20,00 €

L’autobiographie de Michel Santi en « réécriture subjective », comme l’analyse Gilles Kepel dans sa préface

Michel Santi, Une jeunesse levantine

Michel Santi est un original, et cette autobiographie en « réécriture subjective », comme l’analyse Gilles Kepel dans sa préface, donne les clés de son intelligence « décalée ». Il publie en effet le 3 mars de cette année dans La Tribune, le journal français de la bourse, l’engrenage d’un scénario apocalyptique déclenché par Trump – qui, heureusement, ne s’est pas produit. Ou du moins pas entièrement.

Michel est en effet né à Beyrouth en 1963 de Paul Santi, diplomate français issu d’une famille de Français d’Égypte, Compagnon de la Libération, et de Nadia Rizk, issue d’une des grandes familles chrétiennes orthodoxes du Liban. Français de naissance, élevé au collège jésuite français Notre-Dame de Jamhour, il quitte le Liban avec son père mais sans sa mère, à 12 ans en 1975, lors du déclenchement de la guerre civile.

Il part à Djeddah, en Arabie saoudite, où son père est nommé et, à 12 ans et demi, est invité par un prince saoudien de 50 ans à l’accompagner en pèlerinage à La Mecque. Son père ne pouvait pas, devant demander l’autorisation au ministère. Ce prince, prénommé Abdallah, sera roi d’Arabie saoudite en 2005. Ce passage à la puberté est une véritable initiation, comme les Grecs antiques l’organisaient pour leurs garçons, les confiant à un mentor plus âgé. Michel dira qu’il est parti du Liban « innocent et pur », ce qui signifie qu’il y reviendra différent. Gilles Kepel le suggère en passant lorsqu’il évoque le jeune compagnon du prince en « éphèbe chrétien ». Le pèlerinage exige la pureté du corps, mais l’avant et l’après sont libres. L’initiation à l’antique est autant spirituelle que de caractère, l’affectivité et la sensualité restant loin en second. Khomeiny, lorsqu’il le rencontrera, sera impressionné par cet aspect de l’éducation de Michel.

Rejoignant sa mère à 13 ans via Chypre, dans un Liban en guerre civile, il rencontre Sandy (Iskandar Safa), qui a alors 21 ans et milite dans la milice chrétienne nationaliste des Gardiens du Cèdre. Il deviendra homme d’affaires et de réseau, propriétaire des chantiers Constructions mécaniques de Normandie et de Privinvest, un géant international de l’armement et de la construction navale, ainsi que de l’hebdomadaire Valeurs actuelles. Il négociera en 1988 la libération des otages français du Liban. Il est l’amant de sa mère et l’adolescent Michel lie amitié, le suit, portant l’uniforme de la milice et chargé du dispensaire. Il rencontre le commandant afghan Massoud à Beyrouth, le futur terroriste chef de la branche militaire du Hezbollah Imad Moughanieh de son âge, puis Ali Hassan Salamé, dit Abou Hassan, cerveau des opérations terroristes de l’OLP (dont les fameux attentats de Munich contre les athlètes israéliens), qui est le mari de sa cousine Georgina et islamo-progressiste, ancêtre des islamo-gauchistes d’aujourd’hui.

« Les Palestiniens n’existent pas » (c’est ce qu’affirme par exemple Khomeiny p.170) ; ils sont arabes, dans l’histoire soit égyptiens, soit turcs, et ont une origine génétique commune avec les juifs. Expulsés de leurs terres par l’expansion d’Israël, ils sont exploités et manipulés par les puissances de la Ligue arabe pour mener leur jeu politique. Zuheir Mohsen, dirigeant de Saïqa, une faction palestinienne pro-syrienne et représentant à l’OLP affirmait en 1977 : « Nous parlons aujourd’hui de l’existence d’un peuple palestinien seulement pour des raisons tactiques et politiques, car les intérêts nationaux arabes demandent que nous posions le principe de l’existence d’un peuple palestinien distinct pour l’opposer au Sionisme. » Cancer du Proche-Orient, aucun pays « frère » ne veut d’eux sur son territoire, car ils créent bientôt une armée, menacent les institutions, gangrènent le pays de l’intérieur : la Jordanie les a chassés en septembre 1970 (p.141), le Liban les a chassé en 1982, l’Égypte les refuse en 2025.

Michel quitte la milice en fin d’année, las des massacres inter-ethniques et inter-religieux. « La terreur pour le plaisir, le sang pour le fun, la course aux martyrs, des deux côtés – de tous les côtés – vu qu’il y a autant de groupuscules que de causes, que de religions, que de sectes, que de villages, que de familles, que d’ennemis à abattre… » p.129.

Il rejoint son père nommé en Turquie, reprend ses études et passe brillamment le bac scientifique français. Il y rencontre un ami de son père, le résistant et espion Robert Maloubier, « Bob ». A 15 ans, il dîne chez sa cousine à Paris avec Sandy, Yasser Arafat (qu’il n’aime pas) et Shimon Peres (qu’il trouve froid). Sandy, qui veut désormais se faire appeler Iskandar, l’emmène à Neauphle-le-Château rencontrer l’ayatollah Khomeiny en exil, qui prépare son retour en Iran et la révolution islamique.

Il parle toute une après-midi avec lui, en tête à tête. « La cause palestinienne – qui est séculière – est devenue l’opium du peuple musulman, qui juge tout à travers son miroir déformant (…) Sous le prétexte de combattre Israël, ils asservissent leurs propres peuples et consolident leur tyrannie » (p.171), explique l’ayatollah au jeune garçon. Et de lui avouer qu’il va exploiter les Palestiniens lui-même pour diviser les pays arabes sunnites, afin d’imposer le chiisme, seule vraie foi en prolongement du message de Jésus. Et de lui exposer sa doctrine : « L’Islam, c’est la religion des opprimés. (…) Comme tous les chiites, je suis par définition contre la monarchie, contre toutes les monarchies, qui ne sont pour moi que des relents du polythéisme. (…) Tout est politique en islam ! » p.178. Son idée suprême est que la politique doit être subordonnée à la foi, inscrite dans le Coran et point barre. Puis il prend, selon le Michel Santi de 16 ans réécrit par l’adulte mûr de 60 ans, des accents Mélenchon :« Un pouvoir autoritaire est tout ce dont nous avons besoin. Ces créoles, ces Noirs, ces Arabes, ces pauvres, ces indigents de la démocratie, ils ne peuvent plus se satisfaire de simplement exister. (…) L’émotion est constructive, la raison fait des ravages. Voilà pourquoi je revendique la déraison. (…) J’appelle au désordre car l’ordre est ennuyeux. (…) Le relativisme – qui est une notion purement chiite par ses questionnements permanents – enrichit et libère » p.216. Il prône comme Trotski, la révolution permanente. Cette réhabilitation de l’émotion séduit le jeune Michel, qui a lu à 14 ans (p.152) le psychologue Pierre Janet.

Début 1979, Michel rend visite à sa cousine qui vient de perdre son mari assassiné par les services israéliens. Khomeiny veut le voir et lui demande de l’accompagner en Iran. Il a presque 16 ans et, une fois encore, est pris comme mascotte par un dignitaire musulman. Fils de diplomate français, jeune et chrétien, ami d’un prince saoudien, Michel est un « otage » parfait au cas où le retour se passerait mal. Car si Khomeiny est doux et poète lorsqu’on est d’accord avec sa façon de penser, il devient inflexible et sans pitié dès que l’on remet en question sa loi, donc Allah qu’il connaît par coeur (chapitre 44).

A 18 ans, Michel quitte la Turquie pour s’installer à Paris et commencer des études de médecine. Il réussit le concours à la fin de la première année mais, amoureux de Gilles, frère d’un condisciple de médecine d’un an plus jeune, est persuadé de rendre visite au Liban, que l’armée israélienne vient d’envahir. Gilles a un lointain cousin de 18 ans, blond et bien dessiné, dans l’armée d’occupation. L’assassinat du président élu du Liban Béchir Gemayel en septembre, suivi des massacres de Chabra et Chatila, incite Gilles à repartir en France tandis que Michel le quitte pour s’installer avec le cousin, qui déserte, écoeuré par les massacres israéliens. Shimon Peres le fait rapatrier à Paris comme indésirable en Israël, et le petit ami, sur le point d’être arrêté par l’armée, se tue.

Michel Santi ne reprendra pas ses études de médecine interrompues. Il se tourne vers HEC Paris, en sort diplômé, cofonde en 1993 sa première société de gestion de fortune indépendante à Genève, est naturalisé suisse en 1997 et développe ses activités jusqu’en 2005, où il devient consultant de banques centrales et professeur à HEC. Il a appris durant sa jeunesse à parler français, arabe, anglais, turc, et connu de multiples expériences. D’où son originalité à penser la finance. « L’incertitude est devenue ma meilleure alliée, et j’ai appris à la respecter. Surmonter l’inimaginable, se méfier du formalisme, survivre et même prospérer par temps de grandes volatilités » p.261. Penser autrement est la seule façon de profiter des engouements et des paniques – en investissant à l’envers du troupeau. Malgré une vie très différente, une âme sœur.

Michel Santi, Une jeunesse levantine – préface de Gilles Kepel, 2025, éditions Favre, Lausanne, 273 pages, €20,00, e-book Kindle €12,99

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

La fiche Wikipédia de Michel Santi

Le blog de Michel Santi

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Le Contemporain s’enthousiasme pour Michel Santi

Michel Santi, témoin de l’histoire au Proche-Orient

 Michel Santi.

Par Rodolphe Ragu

Si un scénariste proposait Une jeunesse levantine à un réalisateur, il s’entendrait à coup sûr traiter de fou. Avec ce livre autobiographique, qui raconte ses années d’adolescence au Proche-Orient entre 1975 et 1982, le Franco-Libanais Michel Santi prouve que la vie et l’histoire ont encore plus d’imagination que les auteurs de fictions.

Fils de Paul Santi, diplomate français et compagnon de la Libération, et d’une Libanaise issue de la bourgeoisie chrétienne, Michel Santi grandit dans le pays que l’on surnomme alors la « Suisse du Proche-Orient ». Il a seulement douze ans au moment du massacre du bus de Beyrouth, le 13 avril 1975, qui marque le début de la guerre civile libanaise. En diplomate aguerri et en bon connaisseur de « l’Orient compliqué », son père, qui pressent que cette tuerie de masse va inaugurer un très long cycle de violences, obtient rapidement une mutation en Arabie saoudite, où il part avec son fils.

Michel est présenté au prince Abdallah – futur roi de la monarchie pétrolière, de 2005 jusqu’à sa mort en 2015 – qui l’emmène dans son pèlerinage à La Mecque. Il faut évidemment toute l’autorité d’un membre de la famille royale pour introduire un chrétien maronite dans cette ville, qui était – et demeure – interdite à tout non-musulman sous peine de mort. Conduit par son guide, qui ne le contraint toutefois pas à se convertir, Michel Santi se met en état de ihram, procède aux grandes ablutions, revêt l’habit blanc qui laisse nue l’épaule droite et pénètre dans la cour de la mosquée al-Harâm – la « mosquée sacrée ». Il effectue les sept circumambulations autour de la Kaaba et embrasse la pierre noire, une relique que la tradition islamique fait remonter à l’époque d’Adam et Ève. Pour le jeune Libanais, qui n’a alors connu que l’austérité des messes des églises d’Achrafieh, c’est une expérience exceptionnelle. Et c’est aussi la première rencontre avec l’un de ces hommes qui font l’histoire de la région. Car si Une jeunesse levantine est un récit autobiographique, c’est aussi un livre-document, qui donne un accès intime à quelques-uns des principaux acteurs du Proche-Orient. Ainsi la foi d’Abdallah apparaît-elle sincère, profonde, en conformité avec l’image d’homme pieux qu’il a laissée à la postérité.

Une galerie de personnages historiques

Il y a quelque chose de déroutant à découvrir les noms qui composent le « réseau » de Michel Santi, un terme à prendre ici dans toutes ses acceptions, puisque le jeune Libanais, de retour dans son pays en 1976, rejoint – avant même ses quatorze ans – les Gardiens des Cèdres, une milice chrétienne radicale, dont sa mère est devenue l’une des principales responsables. Sa cousine est la belle Georgina Rizk, miss Univers 1971, et l’époux de celle-ci, le terroriste palestinien Abou Hassan, qui a organisé la prise d’otages des Jeux olympiques de Munich, en 1972, et qui est désormais actif dans les rues de Beyrouth. Voilà un cousin germain par alliance bien embarrassant et que Santi a l’étrange honneur de rencontrer un soir au milieu des ruines de la capitale. Un de ses amis, aussi membre des Gardiens des Cèdres, n’est autre Iskandar Safa, futur homme d’affaires et qui deviendra, une fois fortune faite, le propriétaire du magazine Valeurs actuelles. Il est banal d’écrire que la guerre change les hommes et que même les plus éduqués d’entre eux ne sont pas à l’abri de régresser dans leur humanité. Un milicien, morbide et sibyllin, déclare un jour à Santi : « J’ai découvert qu’un corps n’est pas silencieux, même s’il peut être méconnaissable. » Santi raconte ainsi en détail les combats et la violence qui ravagent Beyrouth, les combats au corps à corps pour la prise de l’hôtel Holiday Inn, l’édifice qui surplombe la ville, et le casse de la British Bank of Middle East, un hold-up à faire pâlir un Albert Spaggiari. Tout au long de ces pages, l’intime se mêle à l’histoire : Santi noue pendant cette période de belles amitiés et même, un peu plus tard, de dangereuses amours galiléennes.

La liste des personnages qui appartiennent à l’histoire et qui croisent sa route est en fait très longue. On rencontre avec lui un célèbre chef de guerre afghan, un autre – et non moins fameux – terroriste palestinien, à ce jour toujours enfermé dans une prison française, un dignitaire du Hezbollah à la fiche Wikipédia longue comme le bras et deux des protagonistes du conflit israélo-palestinien, qui certes se haïssent mais ne dédaignent pas de dîner ensemble à l’occasion. Et il y a la rencontre avec Khomeiny ! Michel Santi a rejoint son père en France pour quelques jours en 1979. À Neauphle-le-Château, il s’entretient, en arabe littéraire, avec le chef de la révolution iranienne pendant un après-midi entier.

Le prophète iranien

Impressionnante est la rencontre avec cet homme, dont le génie politique est indéniable. Santi reproduit en substance les propos que lui a tenu ce jour-là le fondateur de la république islamique d’Iran. Il n’est pas toujours aisé de faire le départ entre ce que lui a vraiment déclaré Khomeiny et la façon dont Santi retranscrit ses souvenirs, forcément un peu déformés. Mais il y a des lignes cruelles sur la naïveté des intellectuels de la gauche française, comme Sartre ou Foucault, vis-à-vis de la « religion des opprimés » et des pages inquiétantes quand l’ayatollah exprime sa haine de la dynastie saoudienne et son rêve d’un programme nucléaire pour offrir aux chiites une revanche historique sur les sunnites. Il y a aussi des pages passionnantes sur la relation entre l’islam et la civilisation occidentale, sur la disparition du sacré en France et en Europe, et sur la façon dont la laïcité peut exciter, même sans le vouloir, le fondamentalisme musulman. Il y a enfin des avertissements. Celui-ci est le plus net : « C’est simple, mon jeune ami, tu ne le sais peut-être pas encore, mais tout est politique en Islam. »

Michel Santi
Une jeunesse levantine
Favre, 276 pages