Frédéric Andrau nous conte la vie d’Albert COSSERY dans ActuaLitté

photo.jpegÀ l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain


Cette année 2013 consacre le centenaire de la naissance de l’écrivain francophone Albert Cossery. Egyptien né au Caire, il s’installa à Paris dès 1945 pour continuer la carrière d’écrivain qu’il avait embrassée durant les années 30, croisant notamment la route d’Henry Miller. Avec Monsieur Albert Cossery, une vie (Éditions de Corlevour, 280 pages, 19,90 €), Frédéric Andrau nous permet de mieux appréhender la destinée de cet auteur disparu en 2008.

 

L’ouvrage, qui sortira à la fin du mois de février, rend hommage à l’écrivain égyptien qui obtint en 1990 le Grand Prix de la Francophonie pour l’ensemble de son œuvre. Frédéric Andrau nous entraîne dans la peau d’un narrateur qui interroge l’auteur de Mendiants et orgueilleux. Le lecteur est alors plongé au cœur de Saint-Germain-des-Près, avec l’écrivain qui, en l’espace d’une vie, publia moins de dix livres.  

 

L’argumentaire officiel de « Monsieur Albert – Cossery, une vie » de Frédéric ANDRAU

CouvCossery.jpgÉDITIONS DE CORLEVOUR

AUTEUR FRÉDÉRIC ANDRAU 

TITRE : MONSIEUR ALBERT

COSSERY, UNE VIE 

Récit biographique 280 p

14,5×20,5 cm

ISBN : 978-2-915831-79-5

PRIX : 19,90 €

DATE DE PARUTION : 28 / 02 / 2013 (1er office de mars).

Diffusion : CDE / Distribution : SODIS Code SODIS : 7662508 

 

Frédéric Andrau a collaboré pendant plusieurs années dans la presse écrite. Il est l’auteur de deux romans, À fleur de peaux (Le Sémaphore 2005) et Quelques jours avec Christine A. (Plon 2008). 

 

Frédéric Andrau nous livre ici un récit biographique fourmillant de détails et d’anecdotes, à la fois libre et vivant, de l’écrivain Albert Cossery, l’une des figures littéraires les plus étonnantes du XXsiècle. Le narrateur s’adresse à Cossery qui lui raconte la vie qu’il a menée. Une vie faite de peu, immobile, à Paris, et, pour l’essentiel, au coeur de Saint-Germain-des-Prés, entre le jardin du Luxembourg, les brasseries Lipp, Flore et Les Deux Magots. Et, sur une vie longue de presque un siècle, seulement 8 livres… mais quels livres, dont le plus célèbre reste certainement Mendiants et orgueilleux

 

Des quartiers populaires du Caire où Cossery est né en 1913, jusqu’à l’hôtel «La Louisiane», au cœur de Saint-Germain-des-Prés, où il vécut près de 60 ans dans la même sobre et petite chambre ; de l’école des Frères de La Salle aux cafés de Flore et des Deux Magots ; des virées nocturnes de fêtes et de dragues, avec, entre autres, Camus, au jardin du Luxembourg où il aimait contempler les jeunes et jolies femmes, des premières publications en revues aux hommages tardifs des prix littéraires, cet homme en marge, sans jamais un sou en poche — il s’est toujours refusé de travailler ! — mais toujours habillé avec une parfaite élégance, est comme ressuscité par Frédéric Andrau. Celui-ci nous relate dans le détail ses relations avec les écrivains de son temps, les hommes de théâtre et de Cinéma, son éditrice de prédilection, Joëlle Losfeld… Cossery était un solitaire qui ne manquait d’amis.

 

Frédéric Andrau n’idéalise pas pour autant son personnage : il pointe sans détour les caprices insupportables de l’écrivain, sa mauvaise foi, son manque de tact avec celle qui fut un temps son épouse, la comédienne Monique Chaumette — à qui est dédié le livre.

Ce livre, souvent drôle et touchant, se fait plus profond et émouvant encore quand vinrent les dernières journées, les dernières heures de Cossery.

 

2013 est le centenaire de la naissance de Cossery dont toute l’œuvre est disponible aux Editions Joëlle Losfeld.

 

Lancement du livre au Flore le 4 mars


Attachée de presse : guilaine_depis@yahoo.com

portable 06 84 36 31 85

 

ÉDITIONS DE CORLEVOUR 

Rédaction : 26, Rue Alphonse Hottat B-1050 BRUXELLES Belgique 

Siège social : 97, rue Henri Barbusse 92110 CLICHY France

Tél : 0032 473 89 84 01 / reginaldgaillard@aol.com 

Site internet : http://www.corlevour.fr 

Albert COSSERY, un livre pour le centenaire de sa naissance en 2013

CouvCossery.jpgÀ l’occasion du centenaire de la naissance d’Albert Cossery, figure essentielle de la littérature, en 2013 les Éditions de Corlevour publieront le 28 février un récit biographique de Frédéric Andrau : 


Monsieur Albert 

Cossery, une vie


D’origine égyptienne, Albert Cossery, ce grand écrivain singulier aux admirateurs très fervents avait entre autres obtenu en 1990 le Grand Prix de la Francophonie pour l’ensemble de son oeuvre intégralement rééditée par Joëlle Losfeld.


Une soirée de lancement de Monsieur Albert – Cossery, une vie est d’ores et déjà prévue au Café de Flore à Paris le 4 mars, où les Éditions de Corlevour seront ravies de vous rencontrer. 


Je mets également à votre disposition des photos © Laurent Vaulont en basse et en haute définition de mon auteur Frédéric Andrau dont l’ouvrage de 2008 sur Christine Angot chez Plon avait connu un fort succès médiatique

 

Attachée de presse : guilaine_depis@yahoo.com

portable 06 84 36 31 85 

« Albert Cossery, utopiste anarchiste » par Nadia Agsous (Le Huffington Post)

2013-01-23-Capturedcran2013012310.42.54.png2013 est l’année du centenaire de la naissance d’Albert Cossery. Nouvelliste et romancier francophone d’origine égyptienne, l’auteur est né au Caire, 1913. Il est décédé en 2008 à Paris, dans sa chambre de l’hôtel La Louisiane, à Saint – Germain – Des- Près où il avait élu domicile depuis plus de 60 ans

En 1995, A. Cossery a reçu le Grand prix Audibert pour l’ensemble de son œuvre qui évoque la sérénité, la quiétude et la plénitude. Et nous entraîne dans un univers « misérable », « impitoyable, poussiéreux, poisseux et, pourtant, profondément humain et tendre, des quartiers populaires d’El Kahira, Oum El Dounia (la mère du monde). Ce vaste espace qui prend l’allure d’une « Cour des miracles » où des êtres que l’auteur a rencontrés et côtoyés vivent dans le dénuement le plus total.

L’écriture d’Albert Cossery met en perspective une philosophie et un « way of life » qui séduisent, déstabilisent, questionnent et viennent inévitablement bousculer les évidences et nos préjugés. La vision cossérienne incite à une remise en question des valeurs qui dominent notre monde et conditionnent nos représentations. C’est une incitation à « dépoussiérer » notre sens commun pour renouveler notre rapport au monde.

De roman en roman, l’auteur met en scène des personnages fragiles, sensibles, courageux, fascinants, attachants et libres. D’histoire en histoire, des êtres se rencontrent, se regardent, se reconnaissent, se lient d’amitié et s’unissent autour de valeurs et d’objectifs communs pour marquer leur opposition à un monde où le matériel est érigé en dogme.

Rafik (« les Fainéants de la vallée fertile »). Samantar (« Une ambition dans le désert »). Haykal. (la Violence et la Dérision). Medhat (Un complot de saltimbanques). Gohar (Mendiants et orgueilleux) et tous les personnages qui gravitent autour des héros cossériens sont décrits comme des êtres marginaux, indépendants et libres de tout engagement. Des êtres qui véhiculent la croyance selon laquelle « faire un métier, n’importe lequel, est un esclavage ». Non conformistes, autonomes, affranchis, ces personnages émergent comme des individus qui ont « une tête, c’est-à-dire une liberté et capables de calculs et de manipulations… ». Ils sont des acteurs à part entière qui définissent leurs propres valeurs et choisissent leur propre style de vie en déployant deux types de stratégie.

Gohar, Rafik, Galal, Hafez et bien d’autres vont recourir à la stratégie de la non-conformisation par l’oisiveté qui se décline sous forme de paresse et de sommeil. Aussi, loin d’être improductive et négative, la paresse, « cette oisiveté pensante » revêt sous la plume d’Albert Cossery une connotation positive puisqu’elle est appréhendée comme une forme d’oisiveté indispensable à la réflexion et à la maturité.

Cette posture est illustrée par Gohar, professeur de lettres et de philosophie à l’université. Après avoir pris conscience que son enseignement était basé sur le mensonge et l’hypocrisie, il décide de renoncer à son capital économique, social et culturel pour vivre dans la peau d’un « mendiant », dans un quartier pauvre du Caire. De temps à autre, il met son savoir-faire rédactionnel au service de Set Amina en écrivant des lettres aux femmes qui résident dans son bordel.

Gohar est fasciné par ce lieu qu’il assimile à un espace où « la vie se montre à l’état brut, non dégénéré par les conformismes et les conventions établies ». Pour ce personnage formidablement sympathique qui nous prend aux tripes, l’oisiveté est le symbole de la liberté. C’est le moyen par lequel il affirme son individualité et son choix de vie qui prend la forme d’une existence simple, sereine, authentique et dépouillée d’artifices et de faux semblants.

Le sommeil renvoie à l’idée du retrait de la société. Les personnages qui animent l’histoire des « Fainéants de la vallée fertile », Galal, Rafik, Hafez, considèrent le sommeil comme une « valeur suprême » car synonyme de refuge et de protection du monde des hommes. C’est un rempart contre l’ennui, l’exploitation, l’avilissement et l’esclavage.

Le second type de stratégie concerne la non-conformisation par l’amusement et la dérision. Samanta,r Heykal, Medhat, Heymour et Imtaz vivent dans la gaieté, la joie et la liesse tournant en dérisoire tout ce qui les entoure, et notamment la dimension oppressive des dirigeants qui les gouvernent.

A la lumière de cette approche, la dérision, cet « instrument » de non-violence et de plaisir poursuit un double objectif. Primo, elle prend le sens d’une attitude contestatrice et de remise en cause de l’ordre politique et social établi. Quelques-unes de leurs tactiques pour ridiculiser davantage le pouvoir oppressif du gouverneur concernent la rédaction de tracts à la gloire du gouverneur et le projet d’ériger une statue en son honneur.

Secundo, la dérision revêt une dimension positive dans le sens où c’est un moyen d’affirmation de soi et de développement personnel qui permet à ces individus de rire de tout, de se détacher du monde matériel, de se distraire, d’être soi-même et de vivre libres. Et à la lumière de cette conception, Samantar nous apparaît comme « l’homme du moment présent et des plaisirs terrestres », comme un homme qui « avait déjà fait sa révolution tout seul et jouissait avec orgueil de sa suprématie sur un monde d’esclaves ».

Heykal, Samantar. Rafik. Taher. Imtaz. Medhat. Gohar. Heymour émergent comme des personnages qui rient de la vie. Jouissent du présent. Conçoivent la dérision comme une alternative à la violence. Ces êtres ont fait le choix d’une vie marginale libérée des considérations matérielles et du poids du conformisme et de l’aliénation.

Les figures cossériennes ont fait leur propre révolution. Et nous incitent à notre tour à faire notre propre révolution. Car chaque protagoniste, chaque scène, chaque parole est une invitation à une remise en question du monde dans lequel nous végétons. C’est une incitation à une remise en question de soi afin de s’approprier le cours de sa vie, de son histoire et rompre avec la domination, les hypocrisies, les leurres, les faux semblants. Car pour A. Cossery, « un grand livre vous donne une puissance extraordinaire. Vous pouvez être pauvre, misérable, malade, désespéré, la lecture d’un grand chef-d’œuvre vous fait oublier tout ça ».

Alors, lisez et relisez A. Cossery ! Et laissez vous emporter par le flot des vagues du monde merveilleux de la sagesse orientale d’où se dégage un appel incessant et pressant à la libération. Notre Libération !

Oeuvres complètes, Albert Cossery, T 1, T 2, Editeur : Joëlle Losfeld, 2005

Albert Cossery par Bernard Fandre sur Culture & Revolver (2010)

861338_10151349917618995_1285605854_o.jpgLa dernière sortie d’Albert Cossery ou le règlement à la française

Extraits du film de Sophie Leys « Une vie dans la journée d’Albert Cossery (2005)

Le G.R.E.C. présente Une vie dans la journée d’Albert Cossery 

Un film de Sophie Leys (2005)

 

Avec Albert Cossery, Claire Labarbe / Scénario : Philippe Cardinal
 
et l’aimable participation de Michel Piccoli, Joëlle Losfeld, Robert Solé, Edouard Baer, Luc Barbulesco, Georges Moustaki, Salim Jay, Frédéric Beigbeder, Roger Grenier, Albert Fahri
 

Paroles d’Albert Cossery décryptées :
 
398829_10151349919783995_589793726_n.jpgJe suis né au Caire en 1913. Mon père pouvait lire le journal, mais il n’a jamais lu un livre. Ma mère était illetrée. Si ma mère me voyait aujourd’hui, elle ne me reconnaîtrait pas. Quand je me balade au Jardin du Luxembourg, je pense « Si ma mère me voyait au Jardin du Luxembourg ! » C’est pour elle quelque chose qui n’existait pas, elle ne savait pas où était la France, mais cela fait partie de ma vie. J’ai effectué toute ma scolarité dans une école française. À dix ans déjà, je voulais être écrivain, je savais exactement ce que je voulais être. Mais l’écriture, je ne sais pas comment ça vient. Dans mes premiers romans, mes personnages sont issus d’un milieu populaire et ils ont des idées révolutionnaires. Mais, petit à petit, ça évolue vers la dérision. C’est la révolution qui devient la dérision. J’ai toujours pensé qu’il était grotesque de prendre au sérieux n’importe quel dirigeant. Je ne suis pas le seul, puisqu’il y a de plus en plus de gens qui ne votent pas. Pourquoi ? C’est parce qu’ils pensent la même chose que moi : telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, ce n’est plus de la démocratie, elle ne profite qu’aux salauds, puisqu’on peut manipuler les foules – vous savez bien qu’on manipule les gens – sinon comment un Bush peut gagner les élections, s’il ne manipule pas, avec tous ses mensonges ? 

Serrer des mains de charretiers, de cochers, de fermiers ; embrasser des enfants morveux ; débiter des promesses aussi fausses qu’un orgasme de prostituée, tout cela dans l’espoir d’acquérir une infime parcelle d’un pouvoir lui-même domestique des puissances financières, il faut le faire. Pour rien, pour un petit truc, il faut vraiment ne pas aimer la vie.

(Sur Saint-Germain des Prés) Je suis venu ici en 45, invité avec mon éditeur Charlot. Il y avait beaucoup d’écrivains, de peintres qui venaient chaque soir, on allait danser à la Rose Rouge rue de Rennes, au Club Saint-Germain, il y avait Boris Vian. Il y a une rupture complète dans la clientèle depuis 65. Saint-Germain, c’est 15, 20 ans, de 45 à 65 à peu près. Dans aucun pays au monde, je n’aurais pu rencontrer tous les gens que j’ai rencontrés. Au Caire, lorsque je lisais des romans de Balzac, j’avais déjà envie de vivre à Saint-Germain.

(au Jardin du Luxembourg) Ici, c’est la campagne à cinq minutes du macadam. C’est là que je réfléchis à ce que je vais écrire. 

(à propos des chaises du Luxembourg) Oui, Madame. Ca, fallait payer. C’était mieux quand il fallait payer, parce qu’au moins tu trouvais une chaise.

Je hais les hommes. J’aime les femmes, parce que jusqu’à maintenant elles n’ont pas commis de massacres. 

Le luxe, c’est de ne rien posséder. Quand tu ne possèdes rien, tu es libre.

La télévision participe à un complot mondial destiné à éradiquer l’intelligence sur toute la planète. 

Mendiants et Orgueilleux 1971
réalisation et production
Jacques Poitrenaud
 
Adaptation de Mendiants et Orgueilleux
réalisation Asma El-Bakri 1991
Extrait : « Quand on a un beau cul, on n’a pas besoin de savoir écrire (…) Tu as parfaitement raison »

Joëlle Losfeld, Frédéric Beigbeder, Georges Moustaki, Michel Piccoli (film de Sophie Leys, 2005)

Le G.R.E.C. présente Une vie dans la journée d’Albert Cossery 

Un film de Sophie Leys (2005)


Trois témoignages décryptés : Joëlle Losfeld, Frédéric Beigbeder, Michel Piccoli

losfeld.jpgJoëlle Losfeld, éditrice (ses paroles dans le film, décryptage artisanal)

J’avais repris les éditions qu’avaient créées mon père, qui s’appelaient Le terrain vague, Eric Losfeld et j’avais décidé de reprendre toute l’oeuvre d’Albert Cossery, qui était alors vacante. Et je l’ai rencontré, je l’ai appelé à la Louisiane, où il était toujours et où il est toujours d’ailleurs, et puis nous nous sommes fixés rendez-vous au Flore, qui est un lieu qu’il affectionne particulièrement. Et là-bas, au Flore, je lui ai dit, très simplement « Voilà, je voudrais rééditer vos oeuvres. Je trouve qu’il ne faut pas que vos livres manquent dans les librairies, c’est impensable » et il m’a dit « Ben très bien, j’accepte volontiers » et on a signé les contrats sur un bout de table au Flore, on a signé un accord qui s’est concrétisé par des contrats. Voilà, ça a été d’une facilité absolument déconcertante avec nous. Ca a toujours été emblématique pour moi de publier Albert Cossery. Il y avait chez Albert une telle détermination à dire les choses, une telle exigeance et une telle écriture que quand j’ai refondé ma maison d’édition, j’ai tenu à ce que ce soit le premier auteur qui paraisse au sein de cette maison. Il y a quelque chose de très très consolateur dans la lecture d’Albert Cossery – je ne sais pas si ce n’est pas un néologisme ce mot consolateur, peu importe – et qui fait que ça donne beaucoup d’espoir aux jeunes. « Retirez-vous de la vie mondaine, retirez-vous des richesses, de l’appât des richesses, mais enrichissez-vous intellectuellement et sachez réfléchir » C’est vraiment quelque chose qui a séduit un jeune public, et qui séduit d’autres – pas qu’un jeune public, moi-même, c’est un discours qui me séduit beaucoup.

(…)

Il y a des gens qui rejettent l’oeuvre d’Albert Cossery. Et tant mieux qu’il n’y ait pas de consensus d’ailleurs sur l’oeuvre d’Albert. Je pense que ça le chagrinerait assez que certaines personnes aiment son oeuvre. Mais quand on aime l’oeuvre d’Albert Cossery, on n’en ressort pas de la même manière qu’avant. Il y a l’avant lecture d’Albert et l’après lecture d’Albert. Et c’est réconfortant dans la mesure où ça ouvre effectivement un champ d’ouvertures et de pensées énorme et que n’ont pas tous les écrivains – non, plutôt que les écrivains ont, et pas tous les romanciers. 

(…)

Alores voilà une chose qui est particulièrement précieuse, en tous cas pour nous, c’est Une ambition dans le désert, c’est un manuscrit qui est assez extraordinaire. C’est vrai qu’Albert ne tape pas à la machine, et encore moins à l’ordinateur maintenant, et quand il a écrit Une ambition dans le désert on ne tapait pas à l’ordinateur de toute façon. C’est un cadeau qui m’émeut beaucoup parce que c’est un manuscrit, c’est un vrai manuscrit. Il vient signer à tous les salons du livre depuis très longtemps maintenant et il ne laisse personne indifférent quand il marche dans les travées, en tous cas je connais beaucoup d’éditeurs… Pour eux, c’est une espèce de bouée de sauvetage de se retrouver dans ce Salon du Livre, cet espèce de grand bazar, mais tout d’un coup, la personnalité d’Albert Cossery vient rendre sa dignité à ce grand bazar. Et pour eux c’est l’écrivain qui vient signer, et ce n’est pas tous ces gens qui ne sont pas écrivains, parce que ça s’est perverti comme ça, le Salon du Livre, mais au moins c’est le dernier écrivain de cette génération et c’est assez émouvant.

(…)

Sur son nouveau manuscrit, il y a deux mois à peu près, il m’a montré cinq pages de ce manuscrit. J’ai lu la première page, le premier feuillet.

Beigbeder.jpgFrédéric Beigbeder, écrivain (ses paroles dans le film, décryptage artisanal)

Entre Henri Miller et Albert Camus, je pense qu’on a deux parrainages qui expliquent l’importance de Cossery aujourd’hui, sans doute l’écrivain vivant en France pour moi le plus important, en tous cas depuis la mort d’Antoine Blondin.

(…)

Alors là je suis près d’une statue pharaonique, et ce qui est amusant c’est qu’on n’est pas du tout au Musée du Louvre, avec de vieilles momies. On est devant une statue assez kitsch rue de Sèvres et ça aussi, je trouve que ça ressemble bien à Albert Cossery. C’est à dire surtout pas de sérieux, pas de gravité, pas de prétention. Quand on doit le définir, on peut presque prendre tous les titres de ses romans et puis on a un portrait d’Albert Cossery, « un fainéant dans la vallée fertile », « mendiant et orgueilleux », c’est un peu lui. Il a une sorte de laconisme exotique, je ne sais pas comment on pourrait dire, un ton assez sarcastique parfois, et provocateur que j’aime bien. C’est vrai qu’il y a souvent des prostituées, il y a souvent des voleurs, il n’y a jamais de morale, il n’y a pas de jugement de valeur, ce sont des anti-héros, un peu comme justement le Meursault de l’Etranger. Dans un monde qui est de plus en plus un monde de consommation, de communication, de vitesse, de bruits, voilà un écrivain qui parle de tout le contraire. Qui parle de lenteur, de silence, de solitude, d’oisiveté, et au fond il nous donne un exemple. Je ne dis pas que ce soit un saint, mais c’est peut-être un modèle, en tous cas c’est peut-être un contre-exemple au monde tel qu’il va. 

(…) 

C’est quelqu’un qui a compris que le véritable hédonisme, le véritable plaisir de la vie, c’est de sélectionner ses besoins. Finalement, avec quelques livres, une ou plusieurs jolies femmes, un rayon de soleil et une chambre d’hôtel, on peut très bien se suffire à soi-même et passer une cinquantaine d’années tout à fait décentes sur cette terre.

georges_moustaki_reference_eom44444.jpgGeorges Moustaki, chanteur (ses paroles dans le film, décryptage artisanal)
 
J’étais pas content du film, un peu à cause de moi, un peu à cause des autres, et par contre Albert qui n’a pas été très présent sur le terrain, il est venu pour les repérages, pour la partie plaisante comme il sait le faire, et puis après quand on était dans le travail proprement dit il nous a abandonnés à notre sort et il a manqué parce que c’était intéressant de voir sa vision, scène après scène. J’étais fasciné par le talent, par la reconstitution concrète ou imaginaire d’un pays que j’aime, dont j’apprécie l’humour, dont j’apprécie l’art de vivre et des personnages aussi qu’il a très bien su restituer, et je trouve que ses livres sont très denses et racontent bien la vision de Cossery à propos de l’Egypte et qui ressemble très fort à la mienne.
 
Adaptation de « Mendiants et Orgueilleux » dessin : Golo 1991

piccoli_183.jpgMichel Piccoli, comédien (ses paroles dans le film, décryptage artisanal)

Il ne faut surtout pas rendre hommage à Albert Cossery de son vivant, parce qu’il est au-dessus des hommages. C’est un homme qui est tellement secret, tellement indépendant, tellement soit-disant solitaire. C’est peut-être le plus secret et l’homme dont on était tous le plus amoureux peut-être. Jamais aucune compétition avec lui, jamais d’affrontement, sauf quand il déteste les choses. Là, quand il se met à être virulent, violent, cet homme très élégant et très doux, ça peut aller très très loin. Il vit hélas très seul – je dis hélas pour ceux qui n’ont pas, comment je dirais ? je ne sais pas la grâce de l’avoir connu depuis très longtemps. Parce que si on fait sa connaissance de lui, maintenant, on ne peut pas comprendre à quel point c’est un homme de son vivant mythique, même quand il était jeune, un Égyptien mythique, un de plus. Il ne parle plus parce qu’il a été malade, mais il s’est habitué à ne plus parler, il sort des petits carnets et les personnes qui vivent très souvent avec lui le comprennent, parce qu’il y a des mouvements de lèvres et des sons qui apparaissent, qui sont tout à fait reconnaissables. Il vit dans un monde dans lequel il est né, il raconte la vie des personnages du monde dans lequel il est né. Il a vécu dans un autre monde et là il n’a jamais écrit sur le personnage dans lequel il vit. il vit dans une Alexandrie ancienne, dans une Egypte de rêve, dans une Egypte d’aristocratie, de tout le Moyen-Orient. J’aimerais beaucoup l’entendre parler égyptien.  Pourquoi je le lui ai jamais demandé ?

(…)
 
C’est une contiunuité de rêves, et pas d’abandon de la vie mais qui supporte avec beaucoup d’humour la vie qui l’abandonne. La vie qui l’abandonne, lui, Albert. Mais lui n’a pas abandonné la vie, pas du tout, absolument pas.

Robert Solé, Edouard Baer, Luc Barbulesco, Salim Jay, Roger Grenier et Albert Farhi (film de Sophie Leys, 2005)

Le G.R.E.C. présente Une vie dans la journée d’Albert Cossery 

Un film de Sophie Leys (2005)


Six témoignages décryptés : Robert Solé, Edouard Baer, Luc Barbulesco, Salim Jay, Roger Grenier et Albert Farhi

Robert Solé, écrivain, journaliste (décryptage artisanal de ses paroles)

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Je crois qu’Albert Cossery, comme il le dit lui-même, n’a jamais quitté l’Egypte au fond : l’Egypte réellement l’habite, l’inspire, inspire les thèmes de ses livres, inspire le ton de ses livres, inspire sa langue – même s’il écrit en français, on sent bien que souvent il pense en arabe, ou que les mots lui viennent en arabe, donc c’est vraiment l’Egypte. C’est l’Egypte avec des aspects très fins, cette nonchalance égyptienne, ce sens de l’humour, cette dérision égyptienne qu’il a très bien reproduite et même recréée comme un véritable écrivain. 

*****

Edouard Baer, comédien (décryptage artisanal de ses paroles)

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Ca m’avait amusé quand j’avais vu « L’almanach de Saint-Germain des Prés » de Boris Vian où il le décrivait. Il y avait une photo de lui très étonnante, très sec, très jeune. Il y avait déjà un truc assez violent, assez dur dans le visage. C’est ça qui est étonnant : en lisant, on pourrait croire qu’il y a plus de douceur chez lui. Je suis fou du début des Fainéants dans la vallée fertile : le type qui regarde le jeune garçon en train de chasser, il est épuisé de l’activité déployée…. Enfin, c’est extraordinaire et alors en style c’est d’une écriture incroyable. Et maintenant il prétend que il a poussé l’art du « c’était mieux avant » à un truc qui est quasi poétique. « Le pain, le ciel c’était mieux avant » alors les jolies femmes étaient plus jolies. Il trouve un manque de grâce. Je me mets parfois en terrasse avec lui au Flore pour le convaincre qu’il y a quand même de jolies filles qui passent…    

Ca m’enchante physiquement quand il passe du renfrognement, quand il y a un éclair, un souvenir, un sourire, qui réapparaît. Il a une façon de sourire, ça lui est tellement volé qu’il est presque fâché que ça lui ait échappé, il est assez irrésistible. Quand on finit par lui faire échapper un sourire ou un rire, il revient de très très loin celui-là, et on est très fiers. 

D’ailleurs, il a une mise et tout ça, une tenue, une silhouette d’une élégance, c’est extraordinaire de le croiser dans la rue. C’est une expérience urbaine forte.

Luc Barbulesco, enseignant (décryptage artisanal de ses paroles)

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Les personnages qui conduisent le récit sont des hommes, que ce soit Gohar ou d’autres, mais ils vont chercher auprès des femmes, qui sont souvent d’ailleurs des jeunes filles – que ce soit des petites filles comme celle à bicyclette ou des jeunes filles de 15, 16 ans. Ils vont les chercher comme une sorte de référence, comme une source de joie aussi, mais aussi comme une source de connaissance.   

(…)

Et ses leçons d’humanité, on a peine à les percevoir parce qu’elles sont délivrées de façon très allusive, très énigmatique, comme tout ce qui a trait à l’Egypte, ici ce sont des chiffres, ce sont des énigmes. Donc à nous d’une certaine manière eh bien de déchiffrer des énigmes. 

Salim Jay, écrivain (décryptage artisanal de ses paroles)

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Albert Cossery, c’est d’abord une phrase, une phrase qui a la délicatesse et la netteté du trait d’un maître du dessin. C’est cela, le talent de Cossery : raconter, certes, parce que c’est un grand conteur, mais aussi faire naître une vérité qui est à la fois la vérité intérieure de l’écrivain, et la vérité mystérieuse, l’énigme humaine. On se comprend mieux soi-même en lisant Albert Cossery, on comprend mieux l’Orient s’il existe, on comprend mieux l’Occident s’il existe, on comprend mieux l’homme et la femme s’ils existent. 

Roger Grenier, écrivain (décryptage artisanal de ses paroles)

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C’était une sorte de calendrier vivant. Je trouvais Albert Cossery parce qu’il disparaissait tout l’hiver, puis quand on le voyait réapparaître à la terrasse du Flore sur le coup de midi ou de 2h de l’après-midi pour prendre son petit-déjeuner, on se disait « Ah ça y est, les beaux jours sont revenus ». Et puis il y avait cet hôtel qu’il a fini par rendre légendaire, l’hôtel de la Louisiane où il habitait toujours, c’était une période, ça n’a pas duré très longtemps, l’époque de Combat, ça s’est terminé en juin 47. C’était l’époque où vraiment le soir alors qu’on savait que le journal était condamné, on allait se consoler dans les boites de Saint-Germain des Prés dont c’était la naissance d’ailleurs, le Tabou et le Méphisto. Et Camus y allait presque tous les soirs et c’est dans ce quartier évidemment qu’il a connu Cossery. Et puis, Camus était toujours très sensible aux gens originaires d’Afrique du Nord. Bon, l’Egypte, c’est pas exactement le Maghreb, mais enfin ça fait rien, il y avait une fraternité.

Albert Farhi, écrivain, journaliste (décryptage artisanal de ses paroles)

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Le Caire, où nous sommes tous nés dans le premier quart du XXème siècle était un pays qui était colonisé, et trois fois plutôt qu’une par les Turcs, par les Anglais et par la langue française. Mais la préférence allait au français, ce qui est un paradoxe. Il y avait – je ne vais pas vous faire un historique de la chose – il y avait sept quotidiens français au Caire, sept pour une population francophone qui à mon avis ne devait pas dépasser le demi-million. (…) Albert, ça n’a jamais été un ami comme ça. On l’aimait bien, mais on n’était pas intimes. Il portait des pochettes, il avait des cravates auxquelles il faisait deux doubles noeuds, il avait un côté venin comme ça, il m’a toujours paru beau comme un acteur de cinéma du noir et blanc, du début du parlant, toujours très bien coiffé, il portait un costume qui était usé aux manches mais très élégant. Moi, c’est l’image que j’en ai (croquis réalisé par Bib en 1931), longeant les trottoirs, cherchant que dévorer, mais un tout petit peu déplacé dans le temps, un peu à contretemps. Il n’était pas à la mesure des gens qui marchaient dans la rue européenne. Il était comme moi habillé normalement, il était un peu trop dandy. (portrait réalisé par El Telmessany en 1941) Jeune homme, c’est un miracle qu’il ait eu envie d’écrire. Ca aurait été un petit voyou qui aurait fini par se suicider par la drogue. Il était en partie dédoublé dans sa culture française, mais pas dans sa promiscuité égyptienne. Je dis « promiscuité » : il sait parler aux laveuses, aux putains, à celle qui lui avait repassé sa chemise, il savait parler. Je me suis toujours demandé si ses petits bonhommes verts qu’il nous décrits – la basse Egypte, l’Egypte la plus proche de la terre, des misérables – ne sont pas les hommes verts de l’avenir. C’est ça, l’humanité à venir. C’est ça, Starwars, ce sont ces personnages-là qui sont l’avenir, et ces personnages-là qu’on fait le terrorisme, et ces personnages-là dont on fait les martyrs, musulmans et autres – même les Juifs en Israël qui se tuent parce qu’on va les foutre à la porte de Gaza où je sais plus où. Ce sont ces personnages-là. Il a une vision en apparence baroque, mais c’est très sérieux. C’est beaucoup plus sérieux que ça. C’est pas des romans réalistes et baroques, du folklore égyptien, c’est une fiction d’une humanité à venir. Les vrais vivants, c’est ces types-là, c’est pas vous ni moi.

Les années où il a vécu en Egypte avant-guerre – moi je le voyais au Caire – il déambulait entre Soliman Pacha et la rue Fouad.

Un entretien de YAMADA dans la revue Sens Public (février 2013)

Le Zen au service d’une vérité décomplexée (Du rapport aux passions). Entretien avec Yamada Sôshô 1er février 2013

Couv Ikkyu jpeg.jpegCet entretien avec YAMADA Sôshô, moine bouddhiste du Zen Rinzai, 27e Révérend Supérieur du temple Shinju-an, au sein du grand complexe du Daitoku-ji, Kyoto, Japon, a été effectué à l’occasion de sa venue en France pour une conférence au Musée Guimet, Paris, dans le cadre de la parution de son livre intitulé : Ikkyû, l’impertinence au service de la foi ; titre choisi par l’éditeur. Il s’agit du premier ouvrage en français et japonais de la collection bilingue « Golden Nihon Collection », sous la direction de Jacques Keriguy, – une publication de la maison d’édition andorrane AnimaViva multilingüe, dirigée par Ilke Angela Maréchal et Joan Carles Casal de Fonsdeviela. La traduction de cet essai du japonais en français a été assurée par Myriam Dartois-Aki. 
Ce livre de 139 pages propose de revenir sur la biographie haute en couleur du moine Ikkyû ; un moine Zen atypique du Japon du XVe siècle. En tant que Révérend Supérieur du Daitoku-ji, Ikkyû fonde le temple secondaire Shinju-an, dont l’auteur de cet essai, Yamada Sôshô, est aujourd’hui le garant de cette tradition vivante. Cet entretien de presque deux heures, daté du 17 Novembre 2012, a fait l’objet d’un travail de réécriture sur la base de la traduction de Didier Davin, spécialiste du bouddhisme Zen, que je tiens à remercier ici. 
– Patrick Sigwalt (Institut Ricci, Paris, Correspondant pour la revue Sens Public)

« Bien que le patriarche Ikkyû nous ait fortement mis en garde et qu’il l’ait écrit à diverses reprises dans ses recommandations posthumes ainsi que dans d’autres textes, je lui ai désobéi. » (Yamada Sôshô, p. 1381)

Patrick Sigwalt  : Ce qui m’a frappé à la lecture de la biographie est l’importance qui est accordée à la question des sens et pas seulement du sens. Je pense en particulier au rapport entre l’amour et la quête de vérité dans l’itinéraire d’Ikkyû. Est-ce que vous pouvez nous en dire quelque chose ?

Yamada Sôshô : Du point de vue bouddhiste, lorsqu’on parle d’amour il s’agit de compassion, ce qui correspondrait davantage à l’idée d’ « amour universel », tandis que du point de vue chrétien l’« amour » est plus proche du mot « love » en anglais. Pour ce qui est de la « vérité », c’est avant tout de ne pas se mentir à soi-même, et quand bien même la vérité du sujet irait se confronter à l’opinion du groupe. C’est être fidèle à soi-même quitte à être en désaccord avec les autres.

P.S. : Ce que vous nous dites là à propos de l’honnêteté renvoie au titre même du livre, Ikkyû, l’impertinence au service de la foi, qui semble faire l’éloge d’une certaine forme d’impertinence. Pour nous Français, ce rapport à la vérité peut évoquer en un certain sens l’esprit romantique…

Y.S.  : Comme vous le savez, lorsque les chrétiens sont arrivés en Chine, le taoïsme était déjà présent avec l’idée que l’homme saint n’est pas celui qui reste seul dans la montagne et pratique une ascèse rigoureuse. Il est celui qui est capable de descendre dans le monde, et bien que son comportement puisse s’apparenter à celui d’un fou, il fait preuve en réalité d’un véritable esprit de sainteté qu’il met au service des autres. Si son apparence peut paraître bizarre, l’esprit lui reste pur. Dans le Zen, qui a été influencé par le taoïsme, on compte ainsi de nombreux exemples de personnages un peu excentriques comme le moine Budai, souriant et au gros ventre, qui voyage avec un baluchon, et qui reste pur par rapport à soi, par rapport au Tao c’est à dire au Zen….

P.S.  : En effet ce qui m’a frappé dans la biographie est l’absence de frontière nette entre ce qui pourrait passer pour un comportement pathologique et l’expérience spirituelle en tant que telle ; les passions semblent être une partie constituante de l’expérience religieuse. D’ailleurs une quête qui s’origine dans l’expérience de la séparation brutale d’Ikkyû avec sa mère, et qui semble trouver un apaisement dans sa passion pour les femmes, avec l’amour comme antidote face à la perspective de la mort…

Y.S.  : Effectivement on pourrait dire qu’Ikkyû est victime de son « complexe maternel ». Il était très attaché à sa mère dont il a été séparé à l’âge de six ans, ce qui s’est très certainement transformé en une attirance pour les femmes en général, mais qui peut prendre aussi des formes plus poétiques et dramatiques. C’est le cas par exemple lorsqu’il avait fait d’une jeune fille sa disciple, qu’il a élevée tout à fait honorablement, mais aussi lorsqu’il avait comme disciples une hirondelle et un bambou. Ici une absence de distinction entre les êtres humains et le monde des animaux, voire aussi avec les végétaux, qui peut passer pour étrange aux yeux des Occidentaux. Si on essaye de regarder d’un point de vue chrétien il y a des protestants et des catholiques, et si on remonte encore dans l’histoire il y a eu des courants hérétiques. Ces hérétiques pouvaient être très sincères dans leur foi et leur manière d’aborder la religion. C’est un peu la même chose avec Ikkyû qui essaye de se situer d’un point de vue qui s’écarte de la distinction entre orthodoxie et hérésie. En cela il s’oppose à son condisciple Yôsô qui prônait l’orthodoxie du temple principal du Daitoku-ji avec notamment le système des certificats d’éveil servant à valider une lignée bien définie. Un « bout de papier » contre lequel Ikkyû s’élève, car il refuse la pensée unique. Refusant le système en place Ikkyû brûle son sceau. Mais si Ikkyû avait était un chrétien, il aurait vraisemblablement fini sur le bûcher.

P.S. : Ce rapport ambigu qu’entretient Ikkyû à l’endroit de la filiation semble trouver un écho particulier dans la biographie lorsque celui-ci est sur le point d’abandonner à plusieurs reprises sa quête de vérité et qu’il pense au suicide. Un itinéraire qui laisse entendre un double mouvement de quête et de fuite à la fois. C’est comme si Ikkyû s’inscrivait dans la filiation en même temps qu’il en sortait…

Y.S.  : Oui, c’est la question du paradoxe, fuite et quête à la fois. En fait Ikkyû a connu deux grands maîtres qui ont vraiment joué un rôle dans sa vie. A dix-sept ans il rencontre Ken’ô dont il devient le disciple jusqu’à vingt ans. C’était un maître qu’Ikkyû appréciait beaucoup au point de songer au suicide lorsque celui-ci décéda. Ikkyû avait alors vingt ans. Ce maître qui dépendait du Temple Myôshin-ji avait refusé le sceau comme allait le faire plus tard Ikkyû. Il existait donc déjà une mise à l’écart du courant principal. Par la suite Ikkyû rencontra Kasô qui représentait le courant principal, mais ce dernier choisit de rester à l’écart en partant à la campagne pour se consacrer uniquement à l’éducation de ses disciples. Il y avait à cette époque dans le Zen une institution dite des « Cinq Montagnes » avec des temples qui étaient en quelque sorte « nationalisés » ; ils recevaient les instructions de l’État. A côté de ces temples officiels il y avait un autre Zen plus authentique auquel appartenait Ikkyû, ce dernier faisant ainsi le lien entre ses deux maîtres. A vingt-cinq et vingt-sept ans, il a deux expériences d’éveil importantes. A partir de ce moment il continua fréquenter son maître tout en commençant à vivre par lui-même en devenant à son tour un maître. C’est pourquoi Ikkyû doit moins son succès et son statut de maître à une filiation qu’à la reconnaissance de ses disciples qui étaient nombreux. Sans ses dizaines de disciples qui étaient très célèbres, Ikkyû serait juste devenu un grand maître oublié… juste un moine fou, un peu excentrique… voilà, un simple moine auquel personne n’aurait prêté attention et sans la valeur qu’on lui reconnaît aujourd’hui. Moi, je suis le 27e Supérieur du Temple Shinju-an, ce qui signifie que cette transmission de maître à disciple se poursuit. Cela fait maintenant cinq cent trente ans à peu près. C’est en ayant soi-même des enfants que l’on prend la mesure de ce que nos parents ont fait pour nous. C’est un peu la même chose pour Ikkyû qui, une fois devenu maître, va mettre au service de ses disciples tout cet amour-compassion. Il n’était certainement pas parfait mais son amour pour les disciples était grand, ce qui tient moins à un simple bout de papier. Plus qu’un bout de papier, plus qu’un certificat de loi, c’est là un témoignage direct de l’esprit d’Ikkyû…c’est ce que désigne l’expression « une transmission sans transmission ».

P.S.  : Quelle place pourrait-on donner aujourd’hui à Ikkyû au Japon et en Occident ?

Y.S.  : Ikkyû est certainement le moine le plus connu au Japon, mais aussi à Taiwan ou en Chine continentale grâce au dessin animé. Ceci dit je pense que parmi les Japonais de moins de vingt ans, il y en a beaucoup qui ne doivent pas connaître Ikkyû parce qu’ils n’ont pas vu le dessin animé. L’image d’Ikkyû au Japon c’est plus qu’un grand moine, c’est l’image d’un personnage familier qui nous est proche. Pour autant ce n’est pas certain que beaucoup de gens savent qu’il est un des fondateurs de la culture japonaise ; il se trouve à l’origine de la cérémonie du thé ou de l’art floral (ikebana), il a eu une grande influence sur le théâtre Nô et diverses autres pratiques culturelles. En Europe et dans le monde, je pense qu’il y a peu de chercheurs qui travaillent sur Ikkyû. Il y a un romancier Japonais du nom de Mizukami Tsutomu qui s’est intéressé à ses poèmes érotiques, et qui a sans doute influencé la perception qu’on a d’Ikkyû comme un moine très porté sur le sexe. Mais je pense que peu de gens ont conscience que c’est justement sa pureté qui se trouve au fondement de son excentricité. Il y aurait donc à travailler notre présentation d’Ikkyû. Il y a deux jours je me suis entretenu avec des catholiques, et il est vrai que pour nous il n’y a pas d’esprit missionnaire. C’est un peu notre faiblesse parce qu’on n’a pas tendance à courir le monde pour porter la bonne parole. En même temps je me demande si ce n’est pas au fond une bonne chose, parce que même si les missions chrétiennes ont contribué à construire des écoles, des hôpitaux, dans le même temps cela a amené des armées. Cela n’apportait pas que de bonnes choses, aussi des mauvaises. Et moi, au fond, je me demande si ce n’est pas aussi une bonne chose que d’avoir une hirondelle ou un bambou comme disciples. En plus Ikkyû ne cachait pas son amour pour les femmes. Il y a une expression en japonais qui dit « se faire imprégner par l’odeur », c’est une transmission beaucoup plus subtile donc. Aussi, vous m’avez demandé quelle est la place d’Ikkyû en Europe, à la rigueur c’est à moi de vous retourner la question.

P.S.  : Oui au fond ce qui m’intéresse dans ce livre et plus largement dans ma réflexion sur l’Orient est la place qu’occupent les passions dans l’expérience religieuse, là où la tradition Occidentale aura refoulé cette part de vérité. Pour m’être trouvé sur le terrain à Taiwan et m’être entretenu souvent avec des moines, j’ai toujours été frappé par la facilité avec laquelle ils abordent ces questions.

Y.S.  : Oui, vous évoquez la question des tabous, ce qui revient à parler du respect des interdits bouddhiques. A Taiwan, je pense, la plupart des moines respecte l’interdit bouddhique, à savoir ne pas manger de viande, ne pas boire d’alcool, ne pas avoir de relations sexuelles, etc.. Dans l’Asie du sud-est qui pratique le « Petit Véhicule » c’est encore plus rigoureux. Au Japon (j’espère que ce n’est pas l’influence d’Ikkyû !), 80% des moines sont mariés et les temples sont transmis de père en fils. En ce qui me concerne, je suis dans un temple qui a la particularité de recevoir des novices, c’est-à-dire des jeunes qui viennent de l’extérieur. Il serait difficile pour le supérieur révérend que je suis d’avoir une femme et des enfants parce que cela introduirait une différence entre ses propres enfants et les novices. Donc l’usage dans le temple où je me trouve est de ne pas se marier, ce qui est mon cas. Mais pour revenir sur la question des interdits religieux comme celui de manger de la viande – pour certaines religions le porc, mais ce peut-être aussi le cas pour d’autres animaux –, pourquoi de tels interdits ? Je pense que tout cela est lié à une histoire de passions, et en ce qui concerne la sexualité c’est dans nos gènes que de se reproduire, et on a naturellement envie d’attaquer le sexe opposé. Puisqu’on est civilisés on contrôle, mais malgré tout cela continue à ressortir et ça ne passe pas, même avec l’âge ! Dans le bouddhisme, dans le Zen, on essaye d’utiliser cette énergie. Dans la religion catholique (l’exemple est un peu rude, excusez-moi), l’interdiction de se marier fait qu’on voit des prêtres s’en prendre à des enfants. Ne vaut-il pas mieux se marier ? Bien sûr on trouve le même cas de figure chez les bouddhistes. Il y avait autrefois notamment des moines qui se vantaient de ne pas avoir de femmes et de respecter les défenses, mais qui de l’autre côté habillaient leurs jeunes novices avec des vêtements de filles, et les maquillaient comme des filles pour abuser d’eux. Ce n’est donc là qu’un respect de façade et ça n’a aucune valeur. Pour le Zen, on essaye de ne pas mettre de couvercle sur les passions. Par exemple, tout à l’heure la jeune fille m’a apporté très gentiment du thé, et il peut arriver que je tombe amoureux juste du doigt qui tient la tasse. Je ne vais pas mettre de couvercle là-dessus mais je vais juste dire merci et dire au revoir à sa main (Yamada regarde dans la direction de la jeune fille). Donc là je n’ai pas réprimé mes passions, pas plus que j’en suis esclave. Là où Ikkyû est un peu particulier, c’est que lui composait des poèmes, notamment des poèmes érotiques. Et comme Ikkyû est un bon poète, on ne sait pas toujours si c’est de la fiction ou de la réalité, la fiction pouvant être parfois plus réelle que la réalité. Les passions nous viennent en permanence et il faut essayer de transformer cette énergie de la façon la plus belle possible. A chaque instant je les accepte et j’accepte aussi de m’en défaire. Tout ce travail de transformation des passions en énergie pour essayer de le faire de la manière la plus belle possible est ce que propose le bouddhisme.

P.S.  : En vous écoutant je me disais qu’en Occident on aime sublimer par les mots, la théorie, là où Ikkyû a fait le choix de la poésie et de la calligraphie. Je me disais qu’au fond une biographie pouvait être un bon moyen de se rapprocher au plus près de l’expérience religieuse, sans fioriture ni refoulement excessif.

Y.S.  : Oui, en fait Ikkyû est un moine Zen, de l’École Rinzai mais une des particularités de notre école est qu’il n’y a pas d’enseignement. Bien sûr il y a des textes qui nous disent ce qu’était l’enseignement de Bodhidharma, mais cela ne nous concerne plus aujourd’hui. La question qui se pose à nous est de savoir quoi faire de tout cet enseignement. Par exemple j’ai une tasse de thé, je n’ai pas besoin de manuel pour savoir comment boire mon thé. Évidemment dans notre pratique nous lisons des sutras, notamment le Hannyashin-gyō (Sutra du cœur) qui traite de la vacuité et qu’on respecte beaucoup, mais il ne nous dit rien sur comment marcher ou prendre le bus. Le sutra reste un sutra, et c’est très bien ainsi, mais ce n’est qu’un sutra, rien de plus. Dans ce livre sur la pensée d’Ikkyû, il y a par exemple une photo sur les instructions qu’il a données à ses disciples, et peut-être que j’aurais dû m’en tenir à cela, mais ce n’est pas ce que je voulais faire. En montrant la biographie, et là vous avez raison, et en montrant la façon dont il a vécu pendant quatre-vingt-huit ans de façon concrète, je pense qu’il y a plus beaucoup plus de réalité qu’en essayant de traiter de sa pensée. Maintenant il faut savoir que sa biographie et la chronologie ont été écrites par ses disciples, et qu’ils ont un peu interprété les choses. Notamment ils ont effacé la présence de Shinme à la fin de sa vie pour préserver une certaine dignité de leur maître. Il n’y a pas pour nous de vérité ni de doctrine. Comme vous dites, c’est un peu un livre d’histoire, non pas pour dire que c’est un homme du passé, mais une histoire qui continue à nous intéresser. Et j’espère que je n’ai pas fait d’interprétation un peu inutile, sinon ce livre n’aurait pas de valeur et on ne pourrait même pas s’en servir comme du papier toilette, car le papier est un peu dur, ce qui ferait mal.

P.S.  : Quelles seraient les continuités et les ruptures entre ce moine Zen du passé et la tradition actuelle ?

Y.S.  : Aujourd’hui on travaille sur les kôans, qui sont des questions posées sous forme d’énigmes aux disciples et pour lesquelles il faut trouver une solution. Cela n’a pas changé puisqu’on continue à s’interroger sur les même kôans qu’Ikkyû, sauf ceux qui ont été inventés après. La plupart de ces kôans vient de Chine.

P.S.  : Je pensais que les kôans étaient plutôt des questions posées par le maître de façon spontanée….

Y.S.  : Oui, en fait dans l’histoire du Zen la tension entre le maître et les disciples était beaucoup plus forte, de sorte qu’il y avait effectivement des maîtres capables d’utiliser ce verre, cette fleur, etc., pour poser une question sur le champ. Mais peu à peu toutes ces questions-réponses ont fait l’objet de recueils de propos et de compilations sur lesquels on s’appuie, lesquels recueils font eux-mêmes l’objet de commentaires de commentaires. On a par exemple le Recueil de la passe sans porteet le Recueil de la falaise verte qui sont accompagnés de commentaires qui servent aussi à formuler des questions. Un des kôans les plus célèbres, mais postérieur à Ikkyû, est celui où le maître demande quel est le son d’une seule main lorsque celle-ci ne claque pas dans l’autre main. Par conséquent des sous-kôans qui sont eux-mêmes issus de questions et qui servent à poser de nouvelles questions. Autrefois, la tension était forte et le disciple était prêt à répondre à la question, mais aujourd’hui ça ne se passe plus comme ça. Aujourd’hui, on soumet au disciple une question sur laquelle il passe plusieurs mois à méditer, et lorsqu’il pense avoir la solution, il la soumet au maître, souvent au bout de plusieurs centaines de méditations. Avec une petite cloche le maître indique si c’est la bonne réponse, puis vous repartez et continuez jusqu’au moment où le maître passe à un autre kôanpour signifier que vous avez réussi l’épreuve. Ce sont souvent des réponses approximatives que fait le disciple, mais qui sont tolérées, c’est plutôt comme cela que ça se passe aujourd’hui.

P.S.  : Cette pratique nous renvoie à la question du rapport au maître…

Y.S.  : Aujourd’hui c’est en face à face, mais autrefois c’était le maître qui se trouvait sur une estrade avec deux à trois cents disciples, et des réponses qui passaient de l’assistance au maître. Quand un disciple donnait une réponse correcte certains disciples notaient un peu en douce et constituaient des recueils de réponses. Mais à présent pour éviter cela on fait cet exercice individuellement.

P.S.  : Ça me fait penser au système de la confession, même si bien entendu ce n’est pas tout à fait la même chose, mais en tout cas une interaction entre maître et disciple qui laisse penser qu’on attend une réponse précise pour savoir ce qui est « vrai » (bien) ou « faux » (mal). Est-ce que c’est comme cela qu’il faut l’entendre ?

Y.S.  : Oui c’est une question très intéressante, et effectivement le maître qui juge de la validité de la réponse du disciple est un professionnel. Il est capable de voir jusqu’à quel point le disciple est allé dans la méditation et sa concentration. Pour une même réponse il peut faire la différence entre quelqu’un qui a vraiment compris et quelqu’un qui n’a pas compris. C’est comme quelqu’un qui vous dit avec sincérité et du fond du cœur « Je t’aime », un disciple doit faire l’expérience d’une compréhension pleine.

P.S.  : Vous êtes aujourd’hui le 27successeur d’Ikkyû, pouvez-vous nous dire quelles sont les critères de transmission, et puis-je me permettre de vous demander quel est votre parcours personnel ?

Y.S.  : Vous avez ma biographie là dans le livre (temps d’arrêt). Moi je suis entré dans le Shinju-an à l’âge de douze ans, sous la direction du révérend Yamada Sôbin, donc le 26e révérend. J’étais au temple en même temps que j’allais à l’école. Après l’université je suis allé dans un monastère dédié uniquement au Zen où je pratiquais l’ascèse. Mais quand on dit « pratiquer » c’est se lever avec un rituel du matin, après c’est couper du bois, travailler dans les champs. Il s’agit avant tout de travaux manuels. C’est cela mon parcours. Le Shinju-an est un peu particulier au sein du Daitoku-ji. Ce n’est pas un temple destiné à l’enseignement avec des moines qui seraient aptes à enseigner et décider si un courant est bon ou pas. Dans mon cas je suis juste le supérieur d’un temple qui, comme c’est marqué dans le livre, a refusé le système de transmission par le sceau. Je me trouve au sein du Daitoku-ji qui est un complexe de temples où les moines se distinguent entre eux à partir de la couleur de leurs robes. Pour ce qui me concerne je suis assez bas dans cette hiérarchie puisque Ikkyû a refusé le système. Je suis le disciple de mon maître mais la question de la transmission se pose différemment.

P.S.  : En effet on voit bien là le lien avec la biographie d’Ikkyû qui refuse la robe pourpre et qui semble exprimer un certain malaise face à la réussite…..

Y.S.  : Vous pouvez penser que les moines Zen avec l’âge se détachent de la cupidité, de l’envie, de l’ambition, mais ce n’est pas du tout le cas. Au-dessus de la robe pourpre, il y a encore un niveau supérieur que de nombreux moines convoitent. Les moines sont très riches. Ce que cela change pour un moine est qu’à sa mort, il aura deux caractères en plus sur sa plaquette funéraire. C’est un peu comme les militaires qui ont plein de médailles, et qui en veulent une de plus. Il y a beaucoup de gens comme cela. C’était déjà le cas déjà à l’époque d’Ikkyû et c’est encore le cas aujourd’hui avec des gens qui ne trouvent pas ça normal. Peut-être qu’au sein du Daitoku-ji, il y a beaucoup de gens qui me détestent (Rires).

P.S.  : Vous nous faites là la démonstration de l’impertinence au service de la foi. Que pensez-vous justement du titre français « L’impertinence au service de la foi » ?

Y.S.  : Je ne suis pas très content pour tout vous dire. C’était le titre donné par l’éditeur, en Français et en Japonais aussi.

P.S.  : Quel aurait été alors le titre ?

Y.S.  : Juste Ikkyû.

P.S.  : A vrai dire en tant que Français j’ai trouvé le titre très approprié dans la mesure où il entretient ce paradoxe nécessaire : composer avec l’orthodoxie, s’inscrire dans une institution pour pratiquer une voie tout en continuant à cultiver son originalité…

Y.S.  : Je ne parle pas pour le titre français, mais pour le titre japonais en tout cas cela porte à confusion, car Ikkyû était très délicat et n’avait rien d’un rustre ; il se promenait avec un sabre en bois. Je pense que c’est sa pureté, en contraste avec le monde dans lequel il vivait, qui lui donne ce côté impertinent. Ce n’est pas du tout une impertinence qui se fait à l’encontre des autres mais qui est au contraire pleine de compassion et de délicatesse. C’est pourquoi j’ai peur que le titre le fasse passer pour une personne plus brutale qu’il ne l’était (Yamada écrit en caractères sur un bout de papier, en introduisant un peu d’anglais). Le terme « liberté » 自由 avant cela était un terme Zen qui a le sens d’ « être sa propre cause », de se rapporter à soi-même. Non pas un « homme libre » comme on le dirait aujourd’hui, mais une personne qui a sa propre référence. (Yamada prend la parole en anglais) : « free from something but you have your own personality ». Si on comprend bien que la « liberté » dont il est question n’est pas par rapport à quelque chose, mais un homme qui a sa personnalité propre.

P.S.  : Je vais me faire ici le relais de beaucoup d’Occidentaux qui pensent que le « sujet Japonais » est différent du « sujet Occidental ». Est-ce si différent ? Au fond vous posez plus généralement ici la question de la responsabilité du sujet.

Y.S.  : C’est un peu difficile, ce n’est pas le même « Je », le même « moi », le « Je cartésien » du « Je pense donc je suis », mais la recherche du soi véritable qui s’inscrit dans un contexte bouddhique différent et donc qui relève d’une autre approche. C’est le « Je » qui est en accointance avec le Tao.

P.S.  : Une relation entre le maître et les disciples qui doit être différente je suppose…

Y.S.  : Pas seulement les fidèles. Regardez, comme aujourd’hui je suis là … et je m’efforce de répondre à vos questions. Si je peux me rendre utile j’y vais… Par exemple cette année je ne suis allé qu’au Maroc et en Italie pour organiser des séances de méditation zazen, mais il m’est arrivé de faire dans la même année la Belgique, l’Allemagne, la France, l’Espagne, le Maroc… j’essaye de me rendre utile. Par exemple je suis allé à la rencontre de Musulmans qui m’ont demandé en cachette de les initier au zazen. Si on se faisait prendre c’était probablement très dangereux. Alors on n’a pas dit zazen mais on a dit yoga. A Tôkyô il y a des gens qui viennent dans le temple Shinju-an qui veulent faire des séances de zazen avec moi, c’est toujours volontiers. En fait je suis plus un instructeur de zazen en ce moment.

P.S.  : Qu’est-ce qu’il faut entendre par « instructeur de zazen » ?

Y.S.  : J’enseigne aux personnes comment s’asseoir, comment concentrer leur esprit et la manière de respirer, etc

P.S.  : On retrouve dans la biographie le rapport entre le kôan et la respiration qui va avec…

Y.S.  : Moi je ne suis pas un maître-enseignant (rôshi) donc je ne donne pas dekôan, j’explique juste à inspirer et expirer le plus longtemps possible et à compter jusqu’à dix et répéter.

P.S.  : Le shin japonais, tout comme en chinois, renvoie à la fois à l’idée d’esprit et de cœur en tant qu’émotion et organe. Nous occidentaux on pense beaucoup avec la tête, évidemment, et je me demandais s’il n’y avait pas, à travers l’exercice de respiration qui accompagne le kôan une vérité à mettre en relation avec le corps ?

Y.S.  : Moi, comme je vous ai dit, je n’ai pas le droit de donner des kôans, mais ce que je fais est de faire inspirer et expirer lentement, et cela compte pour « un ». Il s’agit de répéter l’exercice dix fois. Quelque chose qui est beaucoup plus difficile que ça en a l’air. Beaucoup de gens n’y arrivent pas, et je pense que c’est au moins aussi efficace qu’un kôan.

P.S.  : Une dernière question : comment se passe votre séjour en France ?

Y.S.  : Je suis venu en France en 2005, 2007 et 2009, 2010. En 2008 aussi je suis allé dans le sud de la France dans une abbaye du Thoronet pour donner aux moines des séances Zen. Je commence à avoir une petite expérience de la France et je trouve que les Français sont assez réceptifs au Zen. J’ai l’impression qu’ils comprennent assez bien ce qu’on essaye de leur transmettre. Les Allemands sont un peu trop rationnels…

P.S.  : Bon, là je dois bien dire que j’ai une partie allemande que j’essaye de compenser un peu à travers mon désir d’Orient. En tout cas c’est un livre, j’en suis intimement convaincu, qui devrait permettre, à nous lecteurs Occidentaux, de nous ouvrir à d’autres façons de penser et d’envisager notre rapport à la « vérité » dans un contexte actuel difficile où l’on a tendance à oublier que nous sommes bien plus souvent traversés par la pensée qu’on ne pense réellement. Une biographie qui, par l’ouverture qu’elle propose, arrive à point nommé.

Y.S.  : Je serais très heureux que ce livre permette de prendre conscience que ce « Je », ce « Moi » occidental n’est pas notre moi véritable. Je serais très heureux que ce livre soit alors le déclencheur de cette prise de conscience.

 

Note

Ikkyû, l’impertinence au service de la foi. Collection « Golden Nihon Collection ». A commander sur le site web de l’éditeur, e‐book téléchargeable du site web.