
LES VIES ABIMEES
Les premières lignes du nouveau roman de Chantal Chawaf donnent le ton à l’œuvre : « Attachées aux bulles lumineuses, nous flottons sur les reflets, nous rêvons de remonter le temps mis par la lumière, d’arriver au point d’où nous vient la vie. » Il s’agit ici de saluer la vie, l’énergie en nous, la « douceurs d’être nés » ; de revenir aux corps en bonne santé, combattre la névrose moderne. Tout l’objet de ce roman.
Voici l’histoire de deux femmes. L’une, Lise, la narratrice, dont la filiation falsifiée, la jeunesse volée, n’apprend que tardivement que sa place fut usurpée par une autre. L’autre, Yashar, la fille naturelle de cet homme étranger que Lise épousa, s’y abandonnant comme une enfant, laissée derrière par son père qui s’en va un matin, sans jeter un œil à cette adolescente de dix-sept ans.
Lise et Yashar. Femme chavirée et fille indomptable. Leur rencontre, sous forme de choc, sera la source jaillissante d’une existence de vagabondes, arrachées à leur sort, dont la vie est soudain mise entre parenthèses par une société qui refoule les êtres authentiques. Fugue de deux rebelles, qui refusent la castration d’une société malade, cloisonnée, « deux femmes en mal d’avenir… » Entre plaisirs et dérives, manques et pollution urbaine, quartiers-ghettos, émeutes châtrées et enfermements psychiatriques pour les corps qui ne parviennent pas à assimiler le dressage social, le roman de Chantal Chawaf veut nous conter le cri de guerre et d’amour de deux femmes qui n’aspirent qu’à une seule chose : retrouver leur liberté. Retrouver la vraie vie…
Pas seulement sociétale, le récit de Chawaf mêle la crise métaphysique et religieuse que notre histoire porte depuis son berceau : le Caucase. Ni plaidoyer ni apologie d’un passé révolu auquel nous ne reviendrons jamais, cette fiction a toutefois pour ambition de retrouver les traces d’une origine de notre civilisation falsifiée, une société d’amazones, jadis, affranchies, guerrières, tronquée par les hommes qui, au cours de l’histoire, imposèrent leur vision du monde, de la femme, de la sexualité et de l’amour. Roman sans pathos, qui observe que les grands récits mentent aux femmes, depuis, sacrifiées, minimisées, asservies, réduites, comme dans les banlieues, à êtres de fidèles servantes en adoration de tout ce qui est masculin.
L’Odyssée dépressive de ces deux êtres en mal de devenir ressemblent de près à une échappée belle, une course contre l’angoisse, la folie, la solitude, le climat anxiogène que le système social installe entre les individus, cloisonnant les femmes, les retirant des hommes, les jetant dans une misère affective et personnelle insoutenable. Cette profonde solitude en forme d’isolement parfaitement inhumain, symbolisée par la banlieue, – récurrente dans l’œuvre de l’auteure -, est celle de cette partie de la ville abandonnée, enclavée, livrée à la barbarie machiste de jeunes gens souvent désœuvrés, souvent ignorants, trop souvent victimes d’un ghetto aveugle et sourd, d’un patriarcat dogmatique et ravageur. Chantal Chawaf, de sa verve d’écrivaine, nous accroche d’abord par son style, celui que l’on lui connaît bien, de livre en livre, Retable, Crépusculaires, Le manteau noir, Infra-monde, autant de romans qui ont su imposer un style maîtrisé, nous racontant des histoires d’amour, de folie et de mort, de solitude, de banlieues incandescentes.
De ces accidenté(e)s, habité(e)s par le silence d’un mystère lointain, de ces corps traumatisés, de notre époque obscure, Chantal Chawaf sait tirer le fil rouge, incandescent, qui relit l’homme à son humanité, celle-là même que la société post-moderne broie par la violence, le dressage, l’individualisme larvé. Se refusant de céder aux familiarités de notre époque « people et paillettes », et de ses « romans-réalités » dont la grande platitude est l’une des failles à regretter, l’auteure puise toutefois dans ce qu’elle a minutieusement observé, fouille dans sa mémoire personnelle, s’inspire de sa propre vie bousculée, de son enfance douloureuse, nous offrant ainsi une fiction réaliste qui n’accepte aucun compromis avec les « dictats » de la bien-pensance. Et voilà l’une des premières grandes qualités qu’il faut retenir de son dernier roman, intitulé Les obscures : exit la langue de bois ! Exit les modes littéraires ! Et en ce sens, nous pouvons sans conteste saluer cette nouveauté sortie tout droit de la vénérable maison d’édition Des femmes.
En détective contemporain, Chantal Chawaf fouille, creuse, observe et scrute les dysfonctionnements de notre époque, ce supposé « Eldorado » moderne, du bien-être et de la liberté, de l’épanouissement individuel et de l’égalitarisme pour tous, enclavant les corps, vendant l’amour aux enchères, fanatisant les masses de plus en plus léthargiques. Chantal Chawaf emploie certes un ton grave pour décrire un monde en proie à de profondes contradictions, célébrant les libertés individuelles, mais cloisonnant les femmes et les hommes, permettant aux femmes de s’éduquer et d’occuper des postes à responsabilités dans la société civile, mais les contenant dans un véritable état infantile devant leurs maris ; Chantal Chawaf n’accepte aucun compromis d’écriture lorsqu’elle décrit une société bouleversée qui demeure froide à la souffrance affective, une société délétère qui vend du bonheur pour masquer son vide spirituel. Et pourtant ! Ne nous y trompons pas ! Son livre demeure profondément optimiste. C’est un roman qui observe et constate. Les obscures, ce sont ces femmes que l’on vilipende, cachées, réduites à des « faire-valoirs » légitimes, des objets matrimoniaux, des corps géniteurs, prises en otages par la religion et la société patriarcale qui agrègent ou excluent aveuglément et sans recours. Les obscures ce sont ces banlieues où la violence et la barbarie ont envahi les cités dortoirs, abandonnées, exclues, méprisées. Ces « banlieues intérieures ». Chantal Chawaf se livre à un éloge de la vie. Elle sait capter en nous ce souffle d’existence, celui qui nous ramène à notre période pré-natale, celui du fœtus, le moment où la vie est la plus intense, la plus pure. Elle nous montre une France en crise, déchirée par ses contradictions internes, et les communautarismes montants, déspiritualisée, où la voie de l’Esprit et la quête de la chair sont tombées en désuétudes, dans un vide ontologique devenu, à force d’indifférence à son propos, pathétiquement obscène.
La densité de ce roman d’environ deux cents pages, le regard critique courageux qu’il porte sur une société patriarcale qui hisse la phallus au firmament, valorisant la force, la domination, l’argent, le succès, font de cette nouvelle fiction un grand moment de libre-pensée, de vrai esprit critique contre la fronde actuelle, véritable dictature de la « pensée unique » qui réduit toute chose, tout être vivant à un pur et simple objet de consommation immédiate. Plus qu’un roman, Les obscures, est un hymne à la vie, à l’amour, et à la fraternité.
Marc Alpozzo
Chantal Chawaf, Les obscures, roman, Editions des Femmes, 2008, 198 pages, 18 euros.
(…) Si j’étais un juré du prix Médicis, je voterais sans hésiter pour Les Obscures de Chantal Chawaf. La maîtrise de son l’écriture, la richesse coruscante de son vocabulaire auraient enchanté Flaubert, et, lisant Les Obscures, j’ai souvent pensé à Salammbô, association qui paraîtra bizarre à beaucoup, vu que l’intrigue très moderne de Chantal Chawaf n’a rien à voir avec le roman historique de notre bon maître de Croisset. Je maintiens Flaubert à cause de la rigueur, du souci de la perfection, du souffle, de la sonorité, de la beauté de la langue. Et je maintiens le prix Médicis parce que Les Obscures n’est pas un roman facile ; que pour toutes les raisons dites ci-devant c’est à un tel jury qu’il appartient de le défendre, de le faire connaître au public lettré.
Des femmes-Antoinette Fouque présentent…
Depuis l’âge de six ans, elle avait écrit, opiniâtrement, elle avait écrit sans savoir, elle avait écrit au hasard, en suivant les mots qui l’emmenaient vers l’inconnu, elle avait écrit pour ne plus sentir qu’elle écrivait, elle avait demandé à l’écriture de se substituer au manque et les phrases avaient pris la consistance de la chair, elle avait demandé à l’écriture d’être une mère, elle avait demandé à l’écriture de la remettre au monde, elle, l’enfant que la mère, tuée dans un bombardement, avait été empêchée de mettre au monde, elle avait remplacé la mère par l’écriture. L’écriture lui promettait : « Ecris… et tout reviendra… Tout réexistera. Tu peux compter sur l’écriture pour te sauver. » Elle avait eu l’illusion de vivre comme si elle n’était pas moralement, mentalement, morte à la naissance. Elle avait supplié l’écriture : « donne-moi la vie ». Car la mère n’avait pas eu le temps de donner la vie à sa fille qui avait dû écrire pour que les tâches d’or blond se mettent peu à peu à miroiter, à prendre feu à la lumière des mots où étincelait la mère qu’elle avait presque pu caresser, respirer dans cette traduction de la peau, des cheveux et du corps, dont l’haleine s’exhalait par les mots de l’écriture biologique.
L’écriture entendait et répondait. Elle n’avait pas écrit dans le vide, pas écrit pour rien. Elle avait des décennies d’écriture insistante, elle avait vu apparaître enfin la vraie vie, l’écrite, la phrase à sa source. Au bout de l’acccumulation, au bout des collections de mots écrits, se recomposait, se révélait la vie qui se cachait. Elle était arrivée au dénouement, à la mise à nu, à mesurer l’acte dérisoire de l’écrivain : arrivée là où il n’y a plus de mots, où cette vie patiemment, désespérément ranimée pendant des années par les mots inventifs, par l’imaginaire revient à n’être plus que ce qu’elle est : un point invisible, impensable. Inimaginable, inaccessible, le point zéro, ce que les mots ne peuvent plus nommer, tellement le sens est loin, tellement il est dans la perte, tellement il est un lieu d’où on n’a plus rien, d’où on ne peut plus rien retirer d’aucun mot, où les mots n’ont plus de sens quand on est parvenu à ce point où, plus on écrit, moins on reçoit de l’écriture la consolation, le simulacre qu’on cherchait, car on se retrouve à des profondeurs où la mère-racine, la langue racine, la langue maternelle, vous enracine si terriblement en elle qu’on n’existe plus que dans l’inexistence de cette vie disparue qui n’est que vide à vif, plus rien d’autre, alors on ose. On ne sépare plus le corps, de l’écriture. Et le mythe se réinvente. Inlassablement, comme il le fait depuis l’aube des Temps, il s’acharne à détruire la destruction.
J’écris dans l’effort d’aller « sous le roman »… C’est une expérience du dedans, elle ne m’est pas personnelle, c’est simplement celle de la face cachée de la vie, la vie que notre langue parlée ou écrite nous sert à occulter, à effacer. Je cherche quelque chose de très enfoui, qui ne triche pas, qui ne soit pas dans l’apparence, qui ne joue pas avec la perversion. Est-ce quelque chose qui relèverait d’une langue primitive ? Est-ce organique ? Une langue préverbale ? Le lieu de naissance de notre langue, notre chair, notre corps, ces innervations qui nous rendent réceptifs, cette animalité qui fait de nous des récepteurs ? Est-ce là où j’écris ?
Peut-on libérer de l’écriture ce qu’on écrit ?