https://argoul.com/2020/02/06/alain-llense-emmanuel-brigitte-et-moi/
J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce roman écrit avec charme. Emmanuel et Brigitte, les personnages sont connus de tous les Français mais l’auteur les élève au rang d’un mythe. Mythe amoureux, puisque la différence d’âge et la précocité du premier les rendent différents et exemplaires ; mythe politique puisque la façon de gouverner est ici posée en modèle de ce qu’il ne faut pas faire.
Le couple est saisi en 2032, dans une grande ville improbable de France où ils tiennent un vulgaire snack d’ouvriers. Lui a 55 ans et bedonne un peu, le cheveu rare ; elle en a 79 et accuse son âge. Un journaliste décati du même âge qu’Emmanuel entre par hasard un jour de pluie et reconnait les anciennes célébrités. Il les convainc de faire un livre avec lui en intervieweur et eux en grands maîtres des propos tenus. Ils acceptent, nostalgiques des années écoulées mais peut-être pour expliquer et convaincre qu’ils avaient raison.
Les chapitres alternent donc entre le récit du journaliste, qui ne manque pas de se glisser dans l’histoire pour raconter sa vie, les propos d’Emmanuel, ceux de Brigitte. La première moitié du roman est ainsi composée de cette passion universelle qui saisit les humains après la puberté et traverse les siècles et les milieux. Lui est adolescent serveur dans un grand restaurant pour l’été ; elle mûre et directrice-adjointe de l’office de tourisme du coin. Ils se rencontrent lors d’un cocktail et c’est le flash : ils se reconnaissent, ils sont amoureux, ils le resteront toute leur vie. La question de « la première fois » taraude journaliste et lecteurs, et le duo la joue sans rien révéler car cela appartient au domaine de l’intime : c’était un jour d’automne, il pleuvait, ou peut-être au printemps, l’air était léger, ou bien… Malgré la réprobation familiale et sociale, on ne peut plus mourir d’aimer au début des années 1990, les mœurs ont changé. Peu à peu, le couple se fait reconnaître, surtout après la majorité du garçon ; la différence d’âge se remarque moins. Mais l’écart à la norme et les langues de vipère confortent Emmanuel et Brigitte dans la discrétion, la garde rapprochée et un splendide isolement.
Pour lui, il s’agit de réussir, d’être meilleur que tout le monde pour imposer son couple, sa façon de vivre. « J’étais un différent, un supérieur qui s’interdisait de regarder ses semblables de haut mais qui, pourtant, était vécu par la masse comme un surplombant, un qui évolue dans des sphères que les autres ne font qu’apercevoir » p.47 Pour elle, il s’agit de le guider, de lui éviter les phrases trop ironiques qui le desservent, de mettre de l’huile dans les rouages sociaux par sa plus longue expérience des bourgeois hypocrites (c’est un pléonasme), les plus récents étant « nos barbus et nos meufs quinoa » p.117. « Ils déguisaient leur distraction gourmande sous les atours d’une pseudo-morale dont ils auraient été les gardiens zélés et vigilants » p.55.
Cela ne se résout pas en politique comme dans la vraie vie, mais dans la restauration. Cette seconde partie m’a moins convaincu, même si le lecteur y prend plaisir comme un possible qui ne s’est pas réalisé. « On jouerait à… » Mais je respecte trop la politique, sa grandeur et ses dangers, sa nécessité et ses embûches, pour ne pas être marri de la voir réduite au badinage. Traduire la façon de gouverner un pays par la petite chefferie d’une cuisine, c’est mettre la politique à portée des caniches. Donc la rabaisser au niveau de la médiocrité de masse où tout le monde pourrait s’improviser politicien. Tant pis pour les revendications en gilet jaune, la politique est une fonction et désormais un métier : on le constate aisément chez les « nouveaux » qui passent par une période de flottement et de gaffes avant de se patiner. L’égalité n’est jamais que théorique et tout citoyen ne ferait pas un président comme certains feignent de le croire.
Emmanuel, aidé de Brigitte, exige dans son restaurant, sur son exemple, l’excellence : de la cuisine, du service, du décor. Il a été « élu » au « Château » dans sa petite ville du sud de la France au nom inventé, par un maire et une sous-préfète. Vous parlez d’une « élection » ! d’autant que l’un couche avec l’autre. Emmanuel succède à François, trop mou, qui lui-même a remplacé Nicolas, trop agité, successeur de Jacques qui a pris le flambeau à un François précédent après Valéry… l’auteur arrête son énumération-miroir de la Ve République à 1974. Est-ce la crainte de Charles ? la méconnaissance de Georges ? L’absence de profondeur historique ? La croyance (fort répandue chez les intellos) que l’histoire commence après mai 68 ? Parce qu’il n’était pas né avant ? – ce qui revient au même.
Toujours est-il qu’Emmanuel réussit, une fois de plus, après avoir été major de son école de cuisine prestigieuse. Le monde entier se presse à sa table, les bourgeois français en premier, le guide Michelin lui accordant une deuxième étoile. Il faut toujours être vu là où ça se passe. Le populaire se sent de trop par ses manières empruntées et par le prix du menu. Monte alors le ressentiment bien connu de l’envie : dénigrer ce à quoi on ne peut accéder, détruire ce qu’on ne peut occuper. La suite est tristement banale en France, pays d’égalitarisme jaloux : revendications, grèves, banderoles, accusations d’inhumanité envers les ouvriers et – pire – les migrants venus on ne sait comment sur la plage. « L’élection » suivante balaye Emmanuel pour Marion : et c’est la catastrophe annoncée, le licenciement des non-locaux, l’embauche avec de meilleurs salaires d’incompétents notoires nés sur le terroir, la chute de qualité, de l’image de marque, la gestion inepte, la rage du populaire pour promesses non tenues et la destruction du Château dans une quasi guerre civile.
Donc Emmanuel n’était pas si mal. Est-ce la leçon de « politique » de ce roman qui n’ose aller jusqu’au bout ? Est-ce la dérision de la cinquantaine, si bien décrite par le journaliste dont la vie n’est qu’une usure jusqu’à toucher la corde ? Sans peur et sans reproche en sa jeunesse, arpentant le monde en guerre pour dénoncer la violence et la misère, reconverti en chroniqueur people des sauteries mondaines des starlettes et des minets de télé, progressivement acheté et truqueur en son âge mûr, jusqu’à être désabusé et viré sur la fin. Triste humanité qui rappelle celle des profs, laminés par le système et leur public.
Le thème de l’amour maudit qui surmonte les obstacles d’un adolescent et d’une mère de famille de 23 ans plus âgée est un thème magnifique qui aurait mérité d’être l’unique sujet de ce roman, disséqué en l’âge mûr. Avec des remarques fort justes sur la famille pour un adolescent qui est plus que les parents mais aussi la maison, la télé, la bagnole, les vacances, tout le milieu où ils baignent. Ou sur « la capitale au soleil avare où le bonheur n’est possible qu’en fabriquant soi-même et à grand prix son propre soleil, où, une fois introduit dans les castes qui dirigent et décident, il est de bon ton de cultiver une originalité distinctive pour n’être confondu avec personne » p.89. Au lieu de cela, la réduction politicienne aux recettes de cuisine affaiblit le livre.
Le lectorat visé semble être celui des lycéens, ignorants en politique, mal informés par les réseaux (et par leurs enfeignants), adeptes selon les films et les séries du mystère des gnomes qui manipulent et complotent pour « gouverner le monde ». Les ados préfèrent ressembler à leur horde que distinguer leur talent, ce pourquoi ils haïront Emmanuel, l’élitiste qui leur montre pourtant la voie de la surhumanité méritocratique en démocratie niveleuse. (…)
Le style est fluide et gouleyant. Ne boudez pas votre plaisir de lecture, ce petit roman sans prétention le mérite. La façon de parler de l’amour m’a conquis.
Alain Llense, Emmanuel, Brigitte et moi, 2019 autoédition Librinova, 197 pages, €14.90
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