Père : impasse et manque. Entretien avec Jacques Fiorentino Thèmes Roman
Bertrand du Chambon : Au moment où paraît votre roman, Père, Passe et Manque*, on ne peut s’empêcher de penser aux paroles de la chanson de Stromae, Papaoutè : « … on nous dit comment on fait les enfants, mais on nous dit pas comment on fait les papas… » Dans cette société, sommes-nous préparés à devenir pères ?
Jacques Fiorentino : Avec toute l’humilité qui sied à un raconteur d’histoires et un contemplateur de vies, loin d’un psychologue ou d’un sociologue, je ne crois pas que l’on peut être préparé à être père tant dans cette société que dans celles qui nous ont précédé.
Une des évolutions qui rend ce rôle de plus en plus complexe est la demande contradictoire qui est faite à un père actuel. Assumer sa part de « maternité » alors même qu’il en est de fait exclu au moins partiellement et effacer l’image du pater familias transmise par les générations qui l’ont formé. Les troubles engendrés font qu’il ne sait pas où est sa place.
B.C. : Confié à sa grand-mère, le narrateur ne veut pas rester avec elle : non pas qu’il n’aime pas cette aïeule, mais il voudrait que son père ne reste pas seul. Ce fils est-il condamné à épauler son père ?
Jacques Fiorentino : Je ne crois pas que l’on puisse parler de condamnation mais tout lien affectif par sa puissance nécessite de faire des choix. Les données, conscientes ou inconscientes, qui fondent ces choix prennent en compte une évaluation des besoins.
Chez tout être humain, a fortiori un enfant le désir de bien faire est omniprésent. Il est clair pour l’enfant que son aïeule, qu’il aime profondément, n’a pas besoin de lui, il s’agirait même plutôt du contraire. Alors même qu’il ressent profondément la dangerosité de la vie actuelle de son père à laquelle il voudrait être associé pour être le plus proche possible de son père.
B.C. : Vous maintenez un certain suspens, voire une rétention d’informations : les dates sont imprécises : « Mai 196— » ou parfois vous livrez des données insolites : « …le chauffeur [déclara que] les routes, la nuit, devenaient peu sûres. » Pourquoi ces mystères ?
Jacques Fiorentino : Je ferai une réponse en deux temps. Pourquoi ces intitulés de nouvelles ?
Je souhaitais les situer dans le temps (un mois, une décennie) mais pas d’une manière totalement précise afin que l’on ne puisse pas obligatoirement les lier à des événements singuliers ou connus qui pourraient fausser l’appréhension du lecteur en les référant à des faits dont il aurait le souvenir.
Pour ce qui a trait au descriptif d’un environnement particulier (dans l’exemple que vous évoquez attentats, routes peu sûres…), il s’agit bien là de donner quelques clés d’ambiance afin de mettre en place une tension sur un mode cinématographique.
B.C. : Les pages 33-34 entretiennent encore davantage ce flou concernant la temporalité du récit : « le visage si doux de sa sœur décédée » puis quelques lignes plus loin : « la sœur ainée de son époux avait eu un grave accident », et page suivante : « … après lui avoir confirmé le décès de sa sœur ». Est-ce voulu ? Comment devrions-nous les lire ?
Jacques Fiorentino : Les histoires telles que nous les racontons s’inscrivent peu ou pas dans une linéarité récitative car une image en évoque une autre, une dramaturgie fait ressurgir une dramaturgie qui a pu précéder ou suivre celle dont il est question.
Pour répondre donc à votre question c’est donc bien voulu. Mais il ne s’agit en aucune façon d’un effet pour un effet, c’est la manière dont les histoires viennent à moi. Je ne crois pas à la nécessité de les comprendre mais à celle de les vivre dans leur intensité, dans leur vie propre. Au risque assumé de me répéter, je me vis comme un raconteur d’histoires de vies dans lesquelles les maillons de la mémoire viennent s’enchâsser au gré de leur logique propre.
B.C. : Nous imaginons tout d’abord que votre livre est un roman, puis nous vérifions en page de titre : » nouvelles « . Et ce sont bien des nouvelles, mais les points communs entre elles sont très nombreux : violence des parents, culpabilisation soigneusement mise en place par la fille ( » Mai 197- « ), ou encore fille se vengeant d’un père incestueux ( » Avril 198- « )… N’y a-t-il donc, entre parents et enfants, que des rapports de domination / soumission ?
Jacques Fiorentino : Ce qui m’intéresse avant tout et ce qui pour moi fait l’intérêt d’une histoire c’est la mise en tension qui met à nu des sentiments, des problématiques, des comportements… qui pourraient certes s’étaler sur des moments plus longs. C’est pour cela que j’écris des nouvelles.
Dès lors, quel que soit le thème, cela ne se résume pas un rapport de domination/soumission. Il ne s’agit pas pour moi de décrire des rapports entre parents et enfants, si c’était le cas je me ferais psychologue ou sociologue ce que je ne suis évidemment pas.
Mes nouvelles n’ont pas valeur sociale mais simplement la valeur qui fonde l’intérêt que l’on peut porter à une histoire. J’ai toujours été un grand admirateur des romans policiers et plus précisément de ceux que l’on appelle les romans noirs.
Pour le dire trivialement, je sais bien que la majorité des trains arrive à l’heure mais ce n’est pas cela qui m’intéresse. C’est dans la description de situations extrêmes que j’arrive à exprimer au mieux ce qui fait une forme de l’humanité qui nous fabrique.
B.C. : Parmi ces nouvelles, y en a-t-il une ou plusieurs que vous estimez nettement autobiographiques (vous avez le droit de ne pas nous dire lesquelles !) ?
J’ai du mal avec le mot autobiographique dans le cadre choisi qui est celui de l’écriture des nouvelles. Il est évident que sur un thème fort comme celui du père ou des pères, une part de moi s’exprime mais de différentes manières.
Cela n’a pas été le cas par exemple dans mon précédent recueil de nouvelles où la part exprimée de moi était quasi inexistante. Dès lors ce que d’aucuns peuvent appeler autobiographie peut se mettre en place en référence à des situations inscrites consciemment ou non dans ma mémoire. Cela peut être dans une volonté de me raconter à moi-même des faits que j’ai vécus ou cru vivre, voire même avoir voulu vivre. Et dans cet enchevêtrement complexe qu’est la mémoire, certaines peuvent apparaitre frôler l’autobiographie. Mais elles ne sont pas légion puisque le plaisir que je prends à écrire vient avant tout du fait que j’aime à me raconter des histoires.
B.C.: La mère, plutôt absente, apparaît parfois dans vos nouvelles, soit en tant que « stratège domestique », ou encore « sanglotant dans la nuit ». Les non-dupes errent, comme disait Lacan ! En fin de compte ou de lecture, ne peut-on se dire que le titre de votre recueil pourrait être Mère impasse et manque !?
Jacques Fiorentino : La Mère ou plutôt les Mères se retrouvent le plus souvent dans des situations qu’elles n’ont pas choisies et qui leur ont été imposées soit par les hommes, soit par la société souvent aux mains des hommes.
A partir de là leur marge de manœuvre devient restreinte et ne peuvent se résumer à une fonction stratégique ou éplorante.
Il y a beaucoup de complexité dans leur attitude qu’elles doivent adapter un peu au jour le jour d’où des modifications tant de statut que d’action. Pour ma part je ne les vois jamais comme impasse et ou manque mais plutôt comme victimes conscientes ou inconscientes mais toujours présentes, même parfois mal, auprès de leurs enfants ce qui n’est pas le cas des pères.
B.C. : Pourriez-vous développer en un roman la nouvelle intitulée » Septembre 201- « , pp. 201 à 206 ? Que va-t-il arriver à cette infortunée jeune fille ?
Jacques Fiorentino : Ce que vous demandez est extrêmement difficile puisqu’il s’agit de me faire basculer d’un style que je possède (je l’espère du moins !) à un style que je ne crois pas posséder : le roman. Vous m’obligez à perdre l’avantage qui est celui des nouvelles, mode d’écriture qui d’une certaine façon permet d’arrêter quand on le souhaite une histoire. J’avoue ne pas y avoir réellement réfléchi et il me faudrait sans doute du temps et un détachement par rapport à l’histoire elle-même pour envisager ce que vous appelez l’avenir de cette infortunée jeune fille…
Seulement des pistes peuvent être ouvertes : Une acceptation de type de tragédie grecque d’un destin imposé ? Une rumination destructrice ? L’élaboration d’une vengeance sur le mode du Comte de Monte-Cristo ? Et tant d’autres…
B.C.: Quels comédiens et actrices aimeriez-vous voir jouer dans une adaptation de vos textes au cinéma ?
Jacques Fiorentino : Cette question est plus qu’un piège, y répondre est extrêmement difficile pour des raisons diverses, surtout pour un fou de cinéma depuis ma tendre enfance.
Tout d’abord le nombre de nouvelles qui créent autant de personnages différents ayant leur propre vie, leur propre force intérieure. A l’autre bout le nombre d’acteurs et d’actrices, français ou étrangers qui m’ont marqué et continuent de me marquer… Sans oublier ceux aperçus dans des téléfilms dont la qualité est croissante et dans les séries qui deviennent une part majeure de la cinématographie. Or dans ces dernières catégories j’avoue humblement que je ne retiens pas leurs noms.
Ce qui m’attire pour jouer dans ces histoires, si ce miracle avait lieu, ce sont les acteurs et actrices qui, soit jouent à contre-emploi, soit font apparaitre une part d’eux jusqu’alors dissimulée. Sans faire de nostalgie, je repense à Michel Serrault dans Garde à Vue ou Michel Galabru dans Le Juge et l’Assassin.
Bien évidemment ceci ne répond pas à votre question qui se veut actuelle.
Alors je me lance sans hiérarchie ni exhaustivité et restant sur les acteurs et actrices français bien que nombre d’acteurs et d’actrices d’anglo-saxons auraient aussi leur place : Marina Foïs, Karin Viard, Bérénice Béjo, Sandrine Kiberlain, Alexandra Lamy, Ludivine Sagnier, Léa Seydoux, Jalil Jaspert, José Garcia, Vincent Cassel, Gilbert Melki, Jean-Hugues Anglade, Tahar Rahim….
* Père, Passe et Manque, éditions Assyelle, octobre 2019, 18 €