Alors que sa grand-mère âgée de 101 ans dépérit dans un Ehpad, sa petite-fille Fiona lui propose de partir en voyage à bord de son vieux camping-car. Le périple durera près de trois ans.
Fiona Lauriol, 39 ans, voyage depuis sa plus tendre enfance avec ses parents en Europe, Afrique et Asie. Au gré de cette vie itinérante au contact de populations très diverses, la jeune femme s’est forgée une philosophie de vie empreinte de valeurs de solidarité. Pour elle, il est impensable d’abandonner les vieux dans des mouroirs. Elle raconte son road-trip de 15.000 km avec sa grand-mère dans un livre, 101 ans, mémé part en vadrouille, aux éditions Blacklephant. Un petit éditeur breton qu’elle a choisi pour ses valeurs humanistes et son projet de rendre le monde un peu meilleur.
« Avant cette aventure, je n’étais pas proche de ma grand-mère maternelle. Elle vivait en région parisienne, mes parents et moi voyagions souvent par le monde. Je la voyais une ou deux fois par an et elle n’était pas tendre avec moi. Dure, cassante, pas vraiment l’archétype de la mamie gâteau ! Quand j’ai eu 15 ans, elle s’est mis en tête de me marier avec le petit-fils de sa meilleure amie. Comme j’ai refusé, elle m’a fermé sa porte et je ne l’ai plus revue pendant des années.
A 100 ans, suite à une chute, elle a dû entrer dans un Ehpad car elle ne pouvait plus rester chez elle. Le médecin nous a prévenus que son état était préoccupant et qu’elle n’en avait sans doute plus pour très longtemps. Cette annonce m’a fait l’effet d’un électrochoc : même si je n’avais pas une jolie relation avec elle, je n’arrivais pas à supporter l’idée qu’elle allait mourir seule, loin des siens. J’ai convaincu mes parents qu’on aille la chercher et qu’on la ramène chez nous à la Faute-sur-Mer afin de l’entourer jusqu’à la fin de sa vie qui semblait proche.
« Je ne me suis pas laissée tyranniser »
Pour être tout à fait honnête, les débuts de notre cohabitation ont été compliqués. Alors que je l’avais sortie de son Ehpad et que je m’occupais d’elle nuit et jour, elle se montrait très désagréable et me parlait mal. Jamais « s’il te plait », jamais « merci », jamais satisfaite. Elle ne s’adressait à moi que dans son patois natal italien et faisait semblant de ne pas comprendre ce que je lui disais. Ayant un caractère bien trempé, je ne me suis pas laissée tyranniser. J’ai posé mes limites : je ne répondrais plus à aucune de ses demandes sans un minimum de politesse de sa part. Elle a très bien saisi mon petit discours et est devenue plus vivable. Et de manière complètement inattendue, elle s’est mise à aller de mieux en mieux, reprenant chaque jour du poil de la bête.
« Est-ce ainsi que les vieux attendent la mort ? »
Six mois ont passé. Pour moi qui suis habituée à voyager constamment, je commençais à trépigner. Un jour, alors que je la voyais assise dans son fauteuil en train de fixer un mur blanc, le regard vide, une question m’a assaillie : est-ce ainsi que les vieux attendent la mort ? Cela m’a paru affreux. Sans réfléchir, j’ai dégainé une proposition : mémé, ça te dit qu’on parte découvrir le monde dans mon camping-car ? Comme elle ne savait pas ce qu’était un camping-car, je lui ai expliqué qu’il s’agissait d’une petite maison roulante qui nous permettrait d’aller dans tous les endroits qu’elle avait toujours rêvé de découvrir. La Côte d’Azur, Lourdes car elle était très croyante. « Ma oui, je suis d’accord ! » a été son cri du cœur. Mes parents ont accepté de me laisser partir avec elle, à condition qu’ils puissent nous suivre dans leur propre véhicule, en cas de pépin. Nous ne serions en effet pas trop de trois pour nous occuper d’une centenaire en fauteuil roulant.
« Elle appartient à une autre époque »
Et nous voilà tous partis ! Dans le camping-car, je mets au point une organisation millimétrée. Le soir, je transforme le coin dînette en un lit confortable pour mémé. Moi, je grimpe dans la « capucine », une partie surélevée située au-dessus de la cabine de conduite. Pour sa toilette, j’installe une petite piscine gonflable dans le couloir, j’assieds mémé sur une chaise en plastique et je la douche. Elle râle, prétend que je vais l’user à force de la laver ! Ayant vécu son enfance et sa jeunesse dans un village sans eau courante, elle avait conservé l’habitude de ne pas se laver tous les jours. Face à certaines de ses réactions, je dois sans cesse me rappeler qu’elle est née en 1917 et qu’elle appartient à une autre époque… Nous avançons par sauts de puce de quelques dizaines de kilomètres pour ne pas la fatiguer. Dès que nous arrivons quelque-part, je l’emmène se promener en fauteuil roulant. Elle est émerveillée, n’imaginait pas que tant de beaux paysages puissent exister. Après avoir quitté l’Italie pour la France à 34 ans, elle n’avait plus jamais voyagé.
« Les frustrations l’avaient endurcie »
Partager un si petit espace de vie crée inévitablement de l’intimité et de la complicité entre nous. Plus les semaines passent, plus mémé s’ouvre et même s’adoucit un peu, sa carapace se fendille. En apprenant à la connaître, je réalise que son caractère acariâtre n’est que la résultante de tout ce qu’elle a enduré dans sa vie. A deux ans à peine, elle accompagnait sa mère qui travaillait dans les rizières. Un peu plus grande, sa famille l’envoyait dans les maisons du voisinage pour faire la charité et quémander des restes de nourriture. Enfant, elle avait donc connu l’extrême pauvreté. Jeune fille, elle avait renoncé au grand amour de sa vie, un jeune homme bien trop pauvre pour lui promettre un avenir confortable et sûr. Elle a ensuite fait un mariage de raison avec un maçon, avec qui elle a émigré en France et qui a pu lui offrir une maison et une vie décente. Mais les frustrations accumulées l’avaient endurcie et mémé les faisait payer à tout le monde.
« Elle a vécu plus d’aventures que durant toute sa vie »
Après un premier voyage d’un mois et demi, nous sommes rentrés. Mais elle a exigé de repartir « subito« , la patience n’étant pas son fort. A partir de là, elle n’a plus voulu vivre ailleurs que dans « sa maison roulante » ! Alors nous avons repris la route, cette fois-ci pour l’Espagne et pour plusieurs mois. Là-bas, Mémé a vécu de multiples aventures, plus sans doute que durant toute sa vie : elle a fêté ses 102 ans dans le parc naturel du Cabo de Gata, trempé ses pieds dans des sources d’eau chaude, chanté pour accompagner des musiciens de rue, assisté à son premier concert, s’est approchée au plus près des mines d’or de Rodalquilar, a progressé sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle – pas toujours très facilement praticables en fauteuil roulant ! – faisant tamponner fièrement son Crédential à chaque étape.
« Elle est partie avec un sourire radieux »
En mars 2020, la pandémie nous a pris par surprise. Nous nous sommes retrouvés confinés sur une aire de camping-car, près du village espagnol de Bellus, avec d’autres naufragés de la route. J’ai essayé tant bien que mal de protéger mémé des informations anxiogènes sur ce virus qui l’inquiétait beaucoup, il lui rappelait la grippe espagnole si meurtrière de son enfance. Très vite, ma mémé centenaire est devenue la mascotte de notre camp ! Des journalistes sont même venus faire des articles sur elle. Nous avons été autorisés à repartir en mai, bien décidés à poursuivre notre périple. Mais en juin, ma vaillante mémé a donné des signes de faiblesse. Le Samu l’a transportée à l’hôpital où elle est décédée. Elle est partie avec un sourire radieux illuminant son visage. A cet instant, je me suis dit que je n’avais pas remué ciel et terre pour rien ! Depuis, j’ai tenu les promesses que je lui avais faites : j’ai poursuivi le voyage toute seule jusqu’à son village natal au nord de l’Italie. J’y ai retrouvé trois de ses amies d’enfance, de 100, 98 et 95 ans. Et surtout, j’ai relaté notre périple dans un livre qui j’espère sera un formidable message d’espoir. Pour que la vieillesse cesse enfin d’être considérée comme une déchéance et plutôt comme un moment de vie où tout est encore possible ».