Nº2231
SEMAINE DU JEUDI 09 Août 2007
Palette de Maîtres (5)
L’oeil vivant
Le grand critique de la fameuse école de Genève publie cette année «Largesse» et revient sur cinquante ans de voyages littéraires à travers les siècles par Jean Starobinski
Cette cinquième rencontre avec un maître «à penser et à créer» poursuit la série d’été des Débats de l’Obs. Pendant six semaines, nous interrogeons six artistes dans leur genre, six intellectuels qui réfléchissent sur leur art. Des penseurs et passeurs originaux entre les disciplines qui ont fait l’actualité en 2007. Du compositeur français Pascal Dusapin au cinéaste italien Francesco Rosi, de l’anthropologue américain Marshall Sahlins au peintre espagnol Miquel Barcelô, du critique suisse Jean Starobinski au philosophe français François Wahl.
Médecine, littérature
En 1958; interne en psychiatrie à l’hôpital de Lausanne, j’ai rencontré l’une des plus célèbres artistes asilaires : Aloïse, dont les oeuvres sont aujourd’hui conservées au Musée de l’Art brut à Lausanne. Elle avait été préceptrice à Berlin, et convaincue que le Kronprinz était amoureux d’elle ! Elle passait son temps à repasser et à dessiner sur des feuilles de papier beige, qu’elle cousait ensemble pour composer de grandes fesques. J’avais occupe auparavant de 1946 à 1949 un poste d’assistant de littérature française auprès de mon maître Marcel Raymond. J’ai fini par concilier naturellement ces deux approches, l’une médicale, nourrie par la méthode expérimentale, l’autre littéraire, riche de tout un monde de théories. Mes projets mêlaient histoire littéraire, histoire de la pensée médicale, problèmes posés par la psychiatrie contemporaine et l’anthropologie phénoménologique. Je sentais que les analyses littéraires et les recherches médicales pouvaient ainsi devenir complémentaires. Quel plus bel exemple de cette continuité entre les disciplines que celui de la «mélancolie» ? J’ai rédigé ma thèse de médecine sur ce sujet – «Histoire du traitement de la mélancolie» -, qui m’entraînait de la médecine à la théorie littéraire, de l’art à l’histoire sociale, par une série d’étapes en pente douce. Et je me suis intéressé trente ans plus tard, dans mes lectures de Baudelaire, à la puissance de la mélancolie dans son oeuvre poétique. Mon approche de Freud passe par son rapport à la littérature. J’ai guetté chez lui les inspirations qui pouvaient lui venir de sa culture classique, comme la présence de Virgile dans «l’Interprétation des rêves» ! J’essaie de déceler l’héritage humaniste que Freud veut ajuster à la neurologie de l’époque. Ce dialogue entre les arts de la psyché et ceux de la littérature m’a paru de nature à enrichir l’interrogation critique.
Lire/écrire
Mes débuts littéraires datent de la guerre. Les circonstances ont fait que diverses revues m’ont demandé des articles sur la poésie la plus récente. J’ai ainsi souvent rencontré Pierre Jean Jouve, réfugié à Genève entre 1941 et 1944. Je le voyais beaucoup. Il aimait à réunir ses amis le soir à la maison pour donner lecture de ses oeuvres. Je me souviens que je tournais la manivelle du tourne-disque lorsqu’il nous avait reunis autour de son livre sur le «Don Juan» de Mozart. Il vivait avec sa seconde femme, Blanche Reverchon, psychanalyste et l’une des premières traductrices de Freud, dans une maison XVIIIe, en plein coeur de Genève. Pour la revue «Lettres» créée par Pierre Courthion et Jouve, j’ai traduit et commenté Kafka, signalé des oeuvres récentes de poésie, collaboré au journal «Labyrinthe» créé par Albert Skira pour faire suite à «Minotaure». Mais l’achèvement de mes études de médecine retardait mon projet de thèse sur les ennemis des masques dont j’avais eu l’intuition très tôt, durant la guerre. Ce n’est que plus tard, à Baltimore, que j’ai entamé ce programme de recherche qui traversait les siècles. Montaigne pour le XVIe, La Rochefoucauld pour le XVIIe, Rousseau pour le XVIIIe, Stendhal pour le XIXe, et Paul Valéry, celui de «Monsieur Teste», pour le XXe siècle. L’heure était aux entreprises de démystification. Dénoncer l’idéologie devenait une attitude à la mode. Cette recherche généalogique constituait la configuration d’un seul livre qui n’a jamais été écrit. Il s’est plutôt développé dans le temps. J’ai ainsi publié sur Montaigne, sur Rousseau, et «l’oeil vivant» conserve de ce projet panoramique bien des échos.
L’école de Genève
C’est Georges Poulet, l’auteur de la belle série des «Etudes sur le temps humain» et des «Métamorphoses du cercle», qui eut vers 1960 l’idée de nommer «école de Genève» le groupe où il reconnaissait ses propres préoccupations. Il considérait les livre ! de Marcel Raymond et d’Albert Béguin comme les textes fondateurs d’une critique qui privilégiait les faits de conscience. Il y joignait les exemple ! donnés par Rivière et Du Bos. Il s’inscrivait lui-même, en compagnie de Jean Rousset, Jean-Pierre Richard et moi-même. Son approche privilégiait h subjectivité dans les textes littéraires, et quoi il différait d’opinion avec Marcel Raymond et surtout Jean Rousset, qui attachaient une grande importance à l’aspect formel des oeuvres littéraires Moi-même, j’avais retenu beaucoup de la linguistique de Ferdinand de Saussure, qui était enseignée lors de me ! études par Albert Sechehaye, l’un des rédacteurs du «Cours de linguistique générale» d’après les notes prises aux leçons du grand linguiste. En far d’«école de Genève», il ne faut pas oublier qu’il y en a une autre, aux trait ! bien marqués : celle qui résulte des recherches et de l’enseignement de Jean Piaget, dans le domaine de la psychologie génétique. Les successeurs de Piaget sont toujours au travail, dans une corrélation assez étroite avec toute une tradition pédagogique dont j’ai bénéficié dans mon enfance.
L’amour du XVIIIe siècle
Le merveilleux travail de Marcel Raymond sur les «Rêveries» de Rousseau n’est pas seul responsable de mon attrait pour le XVIIIe siècle, que j’ai éprouvé dès les années de collège. L’influence des peintres compte aussi pour beaucoup. Parmi mes souvenirs marquants, il y a 1 exposition des chefs-d’oeuvre du Prado, au Musée de Genève, dans l’été 1939. Le gouvernement espagnol avait mis ces tableaux à l’abri dans notre ville. Les peintures de Goya m’ont bouleversé. De plus, pour moi, c’est un grand siècle de la musique, qui se diversifie et évolue de façon extraordinaire. Quelle distance entre Rameau et Mozart, quelle évolution dans l’écriture musicale de Haydn, quelle aventure que l’invention de la symphonie «classique» ! Que de transformations dans l’opéra ! Ce n’est rien là que je découvre. Mais ce sont les motifs d’un attrait, d’une séduction sur laquelle mon livre récent «les Enchanteresses» porte attention.
Comment définir le XVIIIe siècle ? Il varie tant, selon les pays, les moments, les passés et les héritages. Les écrivains du XIXe siècle ont souvent simplifié l’image du XVIIIe en le confinant à quelques traits partiels, surtout parisiens : siècle de l’athéisme, de la galanterie, du libertinage, puis de la «sensibilité »… Depuis lors les historiens y ont regardé de plus près, consultant les archives, retrouvant les documents de la vie institutionnelle, matérielle, économique, religieuse, ne négligeant ni l’histoire locale ni celle des couches populaires. Ce que j’ai fait moi-même dans ce domaine ne résulte pas d’un seul type d’approche. Quand Francis Jeanson m’a demandé d’écrire, pour la collection des «Ecrivains de toujours», un ouvrage sur Montesquieu, il attendait que je définisse l’attitude «existentielle» de cet auteur. En somme, des révélations qu’un écrivain aurait apportées sur sa propre personne. Mais Montesquieu, trop absorbé par sa pensée sur les lois, n’avait pas l’intention de se peindre lui-même. Rousseau, au contraire, tout en élaborant ce qu’il appelait son «triste et grand système», a senti le besoin de se justifier lui-même pour répliquer à la calomnie et à la persécution dont il souffrait. Dans «la Transparence et l’Obstacle», j’ai voulu mettre en évidence la dramatique opposition entre l’incessante menace hostile que Rousseau perçoit autour de lui, et la conviction qu’il a de sa propre bonté. Ecrire, à la fin de sa vie, c’est apporter la preuve que son coeur est «transparent comme le cristal». Et c’est une tâche qui n’en finit pas…
Le siècle des Lumières ?
Très tôt, au XIXe siècle, on voit surgir une critique de l’essor de la pensée scientifique et technique survenu au cours de l’«âge des lumières». Les connaissances chiffrables, les progrès dans l’exploitation des forces naturelles ont désenchanté le monde : c’est la conviction de Keats, de Novalis, de Blake et de beaucoup d’autres. C’est là une tentation régressive. Descartes et Newton sont alors considérés comme de mauvais génies, parce qu’ils ont conféré à la raison calculatrice un rôle privilégié. Le commun dénominateur de la «philosophie des lumières» était la tolérance et la paix entre les peuples. Mais n’idéalisons pas ce siècle. Cette philosophie était le fait d’une brillante minorité, et n’a jamais complètement prévalu par la suite. Après tout, les hussards noirs, les fusilleurs peints par Goya, sont les soldats des droits de l’homme ! Aujourd’hui l’intolérance a repris le dessus dans le monde, sous divers régimes et de mille manières. L’aptitude à la responsabilité doit être constamment réinventée, pour faire face à des problèmes que les penseurs et les grands acteurs des «lumières» n’imaginaient pas. Les philosophes du XVIIIe siècle s’en prenaient au fanatisme, et divers fanatismes, anciens et nouveaux, se montrent vivaces à l’heure présente, en recourant aux puissants moyens d’aujourd’hui. Certes, les armes de destruction mises en oeuvre par le fanatisme contemporain sont produites par la science. Celle-ci s’est développée au cours du XVIIIe siècle, et a permis le perfectionnement de l’artillerie. Mais je ne vois là aucune raison d’accuser, comme beaucoup l’ont fait au XXe siècle, les conséquences obligées du cartésianisme et de la «philosophie des lumières».
La critique
La critique, à l’origine, c’est d’abord l’affaire du «grammaticus» et du «criticus». Leur tâche n’est pas d’opérer des choix, mais de faire lire des oeuvres qui ont vieilli et dont les clés d’accès sont souvent perdues. Dans l’Antiquité, Homère par-dessus tout ! Langue usée, personnages mal identifiés, texte altéré; cette critique qui a débuté à l’époque alexandrine visait à la restitution du texte. Mais se donner ainsi tant de mal pour rétablir un texte suppose que l’oeuvre reste porteuse d’autorité – esthétique, morale… Mais si ce n’était plus le cas ? Soit que le message ne soit plus recevable, soit que le goût des lecteurs les ait éloignés de la lecture des exploits guerriers… Alors le critique récuse l’autorité du texte en question. C’est ce que fait Platon pour Homère. C’est, en somme, une critique de destitution qui dénonce les mauvais maîtres, les autorités usurpées. La notion de critique a évolué. A cet égard, il me paraît utile de revenir aux catégories établies par Albert Thibaudet distinguant la critique immédiate – celle des journalistes -, la critique professionnelle – celle des professeurs – et la critique des maîtres.
Critique de la fin du XXe siècle
Dans la seconde moitié du XXe siècle a triomphé une critique dominée par le structuralisme. Les facultés de lettres américaines ont adopté le French criticism. Ce mouvement critique, porté par des voix diverses, celles de philosophes pour la plupart, irriguait aux Etats-Unis les départements de littérature. Pas les départements de philosophie. C’est le moment où en France on a découvert avec enthousiasme la linguistique de Saussure. Il était mort en 1913 et j’avais eu accès à ce savoir à travers mon professeur de linguistique. J’avais d’ailleurs publié les premiers «Anagrammes» de Saussure. Il s’agit d’une recherche très curieuse : Saussure avait eu la conviction qu’un mot déterminé, le «mot-thème» caché, fournissait le matériau phonique où les poètes latins ou grecs trouvaient le point de départ de leurs compositions. Saussure croyait qu’il s’agissait là d’un secret transmis à travers les générations des versificateurs latins. Voilà pourquoi Saussure et la linguistique, pour moi, ce n’était pas une découverte. Mais ce qui s’est passé du côté du structuralisme s’explique par une sorte de concurrence avec les sciences exactes : il fallait légitimer, à l’université, la scientificité de l’approche littéraire. Cette critique, avec son langage, ses concepts, sa technicité, n’ira pas rejoindre le commun des lecteurs. Elle demeurera spécialisée, réservée à la classe. Elle s’est néanmoins distinguée, à mon sens, à travers quelques esprits clairs comme Gérard Genette. D’autres ont formé des hypothèses générales, mais non suivies d’effets, et menacées de se pétrifier en une méthode rigide. Pour moi, aucune méthode n’est à même de prescrire les questions qu’il convient de poser à un texte.
Don«
Largesse», un texte qui vient de reparaître chez Gallimard, avait été écrit pour accompagner une exposition où j’étais l’invité du département des Arts graphiques du Louvre. J’ai eu beaucoup de bonheur à commenter des gravures, des dessins sélectionnés librement dans les collections du Louvre, auxquels s’ajoutaient des photographies, et même la séquence du couronnement d’Ivan recevant une pluie d’or, tirée du film d’Eisenstein. C’était l’occasion de m’interroger sur un motif. Comme je le fais quand je lis un texte : je tente de resituer un mot dans son histoire et dans l’usage singulier qu’en fait un écrivain. Ainsi dans «Largesse» ai-je suivi les aventures de ce mot, le «don». Mon point de départ était une scène que Rousseau décrit dans sa neuvième Rêverie : des aristocrates sacrifient à la coutume seigneuriale et jettent des pains d’épice aux «manants» qui se les disputent dans de violentes bagarres. Rousseau se lasse du spectacle et aperçoit quelques petits Savoyards affamés. Il leur achète des pommes. Mon travail s’est construit d’abord sur ce contraste entre une scène de don violente, où le malheur prévaut, et une autre, tendre, qui est à l’origine d’un bonheur intense.
Cette attention aux mots de Rousseau a réveillé en moi ceux de Baudelaire, dans un poème extrait du «Spleen de Paris», «Gâteau». Le poète, en voyage, tombe nez à nez sur un petit mendiant auquel il offre un bout de pain. Immédiatement un autre enfant se rue sur le bénéficiaire, et c’est l’échauffourée. Même thème donc, mais avec Baudelaire, c’est l’intrusion du mal dans le don qui est décrite. Ce texte en a appelé un autre : celui de Huysmans dans «A rebours». Encore un épisode de don, mais cette fois saturé de perversion. Le personnage central, Des Esseintes, excité par le spectacle d’enfants qui se déchirent pour une tartine de fromage, s’en fait préparer une à l’identique, avant, écoeuré, de la faire jeter par son domestique aux enfants dans la rue.
Le moteur de mon travail passe par cette poursuite de motifs intentionnels qui donnent à mon travail critique cette dimension thématique. Dans «Largesse», évidemment, j’étends l’enquête à la peinture, aux textes fondateurs. Car ce geste est au principe de notre culture comme en témoigne un merveilleux dessin du Corrège : Eve offrant la pomme à Adam. Au fil de l’enquête, ce sont toutes les variétés du don que j’ai tenté de mettre au jour. D’une extrémité à l’autre, du don fastueux, signe de «largesse» aristocratique, jusqu’à l’acte de charité.
Né à Genève en 1920, Jean Starobinski est à la fois docteur es lettres et en médecine. Il a enseigné à l’université Johns Hopkins, à Baltimore, à celle de Bâle et à Genève. Parmi ses livres, primés et traduits dans le monde entier : «Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle», «l’oeil vivant. Corneille, Racine, La Bruyère, Rousseau, Stendhal», «l’Invention de la liberté, 1700-1789» suivi des «Emblèmes de la Raison», et «Largesse» (tous publiés chez Gallimard).
Thierry Grillet
Le Nouvel Observateur