Géant des mers par Bertrand du Chambon
Parti en mer, il se régale. Avec un soin précautionneux, une précision hallucinante, il décrit la houle, la texture des glaces, la coque du chalutier qui a manqué l’écrabouiller, un pétrel cul-blanc : « je le voyais pirouetter dans notre sillage, si près que son beau plumage brun chocolat, la barre légèrement plus claire en travers de ses ailes, son croupion blanc et même la fourche de sa queue étaient perceptibles dans les rares millièmes de seconde où mon œil parvenait à capter le mouvement et fixer une image quasiment nette. »
Oui, voilà ce qu’il est, ce marin-là : attentif. Il ne s’ennuie jamais. Il porte une attention effroyable aux détails du monde, il observe la nature, goûte le moindre mouvement : on l’imagine en train de pêcher ou de baguer un oiseau.
Parfois, ayant peur, la nuit il se dresse hors de sa bannette tandis qu’il sent tanguer son embarcation, et il chante des bêtises pour se donner du courage, hurlant contre l’insolente immensité du monde :
« In South Australia I was boooorn !
Heaaaave away ! Haaaaul away !
South Australia round Cape Hoooorn !
Bound for South Austraaaalia !
Je n’avais pas chanté ces paroles depuis quarante ans. Je me suis souvenu de mes compagnons d’équipage. Je me suis rappelé comment nous nous cramponnions les uns aux autres et comment nous les chantions pour avoir moins peur de mourir de froid. »
Même si comme moi vous ne connaissez rien à la mer, si naviguer vous paraît fastidieux, angoissant, vous aimerez ces pages gavées d’eau salée et de noroît. C’est un autre monde : nous découvrons ainsi que nous sommes des terriens, des gens qui ont besoin d’un sol, des rocs et des routes, alors que d’autres hommes, assez loin de nous, ont besoin de marées, de focs et de soutes. Ils vivent pour être sur de l’eau ! C’est à peine croyable. Le style de Roger Taylor, surprenant et pointu, affûté, d’une extrême précision, nous permet de commencer à explorer un tout autre univers. C’est fascinant : c’est comme découvrir une autre planète, et pourtant celle-ci est la nôtre. 70 % environ de la surface du globe. Nous autres, nous occupons les 30 % qui restent.
Ce qui n’est pas désagréable, à force d’arpenter les mers, c’est qu’il est seul. Il regarde l’univers, demande des comptes à Dieu et au personnel navigant. Blessé, et dervant s’opérer seul, il convoque l’équipage : « Le Médecin et Dentiste du bord a soigneusement rangé toute la panoplie (…). Le Skipper a suggéré de se concentrer sur la navigation. Le Garçon de cabine, étrangement silencieux pendant tout cet intermède, avait un discret sourire de soulagement. » Mais ces quatre personnes, c’était lui, et lui seul.
Reste alors un soir à croiser l’albatros, l’apercevoir enfin, créature de Baudelaire et de Coleridge (une note de bas de page nous rappelle Le Dit du vieux marin, au cas où nous l’aurions oublié) qui évoque la folie de notre monde : « Aucun autre oiseau ne peut causer une réaction aussi complexe. L’albatros est innocence et reproche, à parts égales. Il nous montre ce à quoi nous aurions pu aspirer et comment nous y avons échoué. »
Hardi marin, grand écrivain, bon philosophe, Roger Taylor est tout cela, et d’autres hommes encore. On peut se risquer à le lire : on se surprend à être comme lui, seul, mais en bonne compagnie.
Roger Taylor, Mingming au rythme de la houle, éditions La Découvrance 2015, 21 €.