LEVEZ-VOUS POUR GEORGES KIEJMAN
Et le genre judiciaire ? Un peu délaissé ces dernières années il est l’occasion rêvée du talent. Georges Kiejman en a tant qu’on aimerait être accusé pour le choisir comme défenseur. Le voici qui raconte le procès Caillaux. Le 16 mars 1914, le directeur du FIGARO faisait introduire dans son bureau du Rond-Point l’épouse du ministre des Finances, qui l’abattait incontinent. Le ministre avait une maîtresse. Il lui écrivait des bêtises qu’il signait « ton Jo ». Mme Caillaux, apprenant que le journal allait publier ces lettres, n’écouta que son devoir. Le directeur du FIGARO était le brave Calmette qui obligeait son secrétaire de rédaction à passer les papiers de Proust. Proust pour l’en remercier (sa littérature n’était pas très populaire au journal) lui dédiera le premier volume de la RECHERCHE. Mme Caillaux, Henriette, ne tirait pas si mal que ça. Sur six balles, quatre touchèrent la cible. On l’acquitta, bien sûr, mais Proust qui s’était éloigné pour écrire son oeuvre n’écrivit plus dans le FIGARO. Il devait se plaindre à Gide de n’avoir jamais pu choisir un livre qu’il aimait pour en faire la critique. Ainsi, Mme Caillaux nous a t-elle privés, jusqu’en 1922, de ce que Proust aurait pensé des auteurs de sa génération. Et tout cela pour des lettres d’amour ! Il est vrai que Caillaux était en bisbille avec le gouvernement. Il soupçonnait un complot, voyait la main de son collègue de l’Intérieur dans le dos du FIGARO, etc. Dans l’ensemble le public prit parti contre lui. On trouvait un peu fort qu’il eût laissé sa femme faire le sale boulot. La gauche de l’époque le défendit mollement. Elle le trouvait intelligent, mais snob.
Le second scandale de ce recueil est celui de Victor Kravchenko. C’était sous Queuille. Les communistes français, dans leur organe décentralisé LES LETTRES FRANCAISES, le journal d’Aragon, accusaient ce transfuge, auteur du best-seller J’AI CHOISI LA LIBERTE, d’avoir truqué son livre. L’article des LETTRES était lui-même un faux, signé par un journaliste américain qui n’existait pas et rédigé par un collaborateur de la maison. Kravchenko gagna son procès en diffamation. On était en 1949 et tout le monde défila à la barre. LE MONDE se distingua par sa férocité. Sartre et Beauvoir se retirèrent en bon ordre : l’URSS était certainement la patrie des travailleurs mais peut-être tout n’y était-il pas aussi mirifique que prévu.
Enfin le procès Pétain est superbement mis en scène par un Kiejman omniprésent : il est tour à tout l’avocat général, le premier président, le maréchal, Laval, l’époque, la presse, le tribunal lui-même où il fait chaud et dont les fenêtres donnent sur la Seine comme dans un Simenon (assis dans son coin le jeune Mitterrand assiste, imperturbable, au jugement d’un homme qu’il admirait sincèrement ; il enterre sa jeunesse). Les moeurs, les lettres, l’histoire : la panoplie complète d’un grand avocat dont la voix, s’élevant dans ces salles vides, résonne en phrases sèches, implacables et sensibles.
LES GRANDS PROCES DE L’HISTOIRE – Récits de Georges Kiejman – Editions Montparnasse + Des femmes – Antoinette Fouque