Rentrée littéraire 2019. Interview. Domitille Marbeau Funck-Brentano: « La musique a toujours été pour moi naturelle et nécessaire comme l’air que l’on respire ».
Le talent littéraire de Domitille Marbeau Funck-Brentano avait déjà attiré l’attention de la critique dès son premier roman « L’écho répété des vagues » (2012). Avec ce nouvel opus, « La Défense d’aimer », elle confirme son intérêt pour la musique classique dont elle prend très tôt connaissance et pour une prose qui laisse entrevoir à la fois la sensibilité et la bienveillance avec laquelle elle regarde les souvenirs du temps passé.
Tout commence dans une gare, comme vous l’écrivez, mais en vous lisant, on apprend que le début de l’aventure à laquelle vous nous invitez débute bien longtemps à l’avance. Depuis quand date votre passion pour la musique en général, et pour Wagner en particulier ?
La musique a toujours été pour moi naturelle et nécessaire comme l’air que l’on respire. Quand on a une passion, on n’en est pas conscient. C’est lorsque le manque intervient que l’on comprend qu’elle fait partie de votre vie. Mes premiers souvenirs sont liés au fox-terrier de la Voix de son Maître qui figurait au centre des disques 78 tours que possédait mon grand-père. Il en avait une importante collection, rassemblée dans des coffrets qui remplissaient des placards couvrant un mur de plus de 2,50 m de long. J’avais à peine quatre ans, il aimait prendre un disque, c’était le grand duo d’amour de Sieglinde et Siegmund du 1er acte de La Walkyrie. Il me prenait sur ses genoux et j’écoutais avec ses oreilles. Ma passion pour Wagner est liée à mon grand-père, à l’amour qu’il me donnait chaque fois qu’il me faisait écouter un de ses enregistrements. Ensuite, je me souviens de découvertes qui ne sont pas liées à une personne en particulier. Me vient immédiatement à l’esprit, le choc à l’écoute de Daphnis et Chloé à onze ans à un concert aux Champs Elysées dirigé par Igor Markevitch et à la même époque, Jeanne au bûcher d’Arthur Honnegger avec la voix de Claude Nollier.
À vous lire au tout début de votre récit – que vous intitulez de manière très inspirée un Prélude – on comprend que Wagner et sa musique ont joué un rôle fondateur dans votre vie. De quoi s’agit-il ?
Oui, comme je vous l’ai dit, Wagner remonte à mes tout premiers souvenirs. Ce qui me semble fondateur, c’est d’avoir très tôt compris l’importance du partage. Quand on écoute de la musique ou que l’on regarde une œuvre d’art à deux, on démultiplie le ressenti, c’est extraordinaire.
Comment une telle passion intime qui ne demande qu’à rester secrète devient-elle un sujet de livre ? En l’écrivant avez-vous craint d’être dépossédée de ses secrets ?
Non, pas du tout. Un secret est impossible à partager sauf si l’on s’appelle Sieglinde et Siegmund. L’écriture de ce livre rend bien-sûr hommage à mon grand-père mais ce n’était pas le but initial. Cela s’est fait malgré moi. C’est aussi un retour à mes racines germaniques.
Comment avez-vous écrit ce livre ? Cela m’amène à vous demander comment écrivez-vous en général ?
Ce livre a tout une histoire. J’ai jeté sur le papier il y a quarante ans une vingtaine de feuillets à chaud à mon retour du Festival de Bayreuth. C’était tellement fort que je ressentais le besoin d’écrire ce que j’avais vécu. Mais il me semble difficile de faire d’une émotion une œuvre littéraire. Il faut absolument prendre de la distance. Le temps a passé, j’ai relu ces premières pages que j’ai trouvées franchement mauvaises et j’ai pensé que je pourrais en faire une nouvelle en les retravaillant. Simplement une nouvelle appelle d’autres textes et je ne voyais pas quel sujet pourrait accompagner celui de Bayreuth. Alors j’ai décidé d’en faire un roman, de me servir des personnages qui avaient vécu le même Festival que moi pour « mettre en musique » les liens qui s’étaient tissés entre eux. En fait, écrire un acte supplémentaire à tout ce que nous avions vécu. J’ai écrit très vite ce qui me revenait comme souvenirs, j’ai regardé des photos des lieux où j’étais allée et j’ai visionné en boucle les 16 heures du Ring de Boulez et Chéreau. En relisant ce que j’avais écrit, je me suis aperçue que le lecteur risquait de se perdre s’il ne connaissait ni le Ring ni l’Allemagne. Mon texte oscillait entre le Guide bleu et l’Essai pour initiés. Il manquait une tension dans le texte, on ne se sentait pas suffisamment emportée par l’histoire. C’est là qu’est intervenu le travail d’écriture romanesque : penser davantage au lecteur, instaurer un suspens, lui donner envie de connaître la fin. Tout ce travail m’a pris plus de trois ans car je suis incapable d’écrire sans me laisser des pauses pour faire reposer le texte.
Vous structurez ce récit de voyage sous forme de journal, très concentré d’ailleurs, s’étendant du 18 au 25 août. S’agit-il d’un journal de voyage initiatique ou d’un journal intime ? Ou comment le qualifieriez-vous, si ces deux termes ne conviennent pas ?
Si je ne devais garder qu’un seul terme, je préférerais celui de voyage initiatique, quoiqu’un une peu prétentieux il me semble. Je verrais plus un livre avec une unité de temps (une semaine) de lieu (Bayreuth) et d’action (la représentation de la Tétralogie et comment elle métamorphose le regard des personnages sur les autres et sur eux-mêmes.)
D’autres indications, cette fois de nature musicale, guident le lecteur et donnent à l’ensemble du récit un équilibre entre harmonie et suspense. Quel lien y a-t-il entre cette forme et l’histoire racontée ?
J’ai choisi pour introduire les différentes phases de ce séjour à Bayreuth de prendre des termes musicaux pour indiquer au lecteur le climat dans lequel se déroule le récit, une forme de tempo plus que de couleur.
Sans entrer dans des détails, votre aventure tourne autour de ce voyage a Bayreuth. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette unique occasion qui se présente à vous ?
Quand on entreprend un voyage, on a forcément une représentation de ce que l’on cherche trouver. Je suis partie avec l’idée de réaliser un rêve d’enfance et je pensais me plonger dans l’Allemagne romantique que j’aimais et c’est tout autre chose que j’ai découvert. J’ai perdu mes repères, je ne contrôlais plus mes émotions, toute notion d’espace et de temps avait disparu. Et je me suis aperçue que je n’étais pas la seule à éprouver ce genre de sensation. Nous formions une grande famille, évoluant dans une bulle et j’avais du mal à différencier ce que je voyais sur la scène de ce qui se passait chez le public.
À cet événement bien réel se rajoute une aventure passionnelle. Qualifieriez-vous cette partie du récit comme plus fictionnelle, capable de donner plus de romantisme à l’ensemble ?
L’aventure passionnelle est à la fois réelle et fictionnelle car les personnages du roman se confondent avec ceux de la Tétralogie. De qui l’héroïne se croit-elle amoureuse ? De Wagner, de l’Allemagne, de Siegmund, de Siegfried ? À qui s’identifie-t-elle ? À Sieglinde, à Brünnhilde, à Waltraute ? Elle ne le sait pas elle-même. Le découvrira-t-elle quand le rideau sera tombé après le dernier acte ? Au lecteur de choisir la fin qu’il veut donner à ce livre.
Dans quelle mesure ce tissu narratif pourrait justifier le titre du livre ?
La Défense d’aimer est le second opéra de Wagner écrit quand il avait 21 ans sur un livret emprunté à une œuvre de Shakespeare Mesure pour mesure. Le livret est une ode à la liberté amoureuse qui dénonce l’hypocrisie et le conservatisme des mœurs de l’époque. Ce n’est pas du tout le sujet de mon livre. L’héroïne s’interdit d’aimer car elle ne veut pas souffrir. Elle veut rester libre et ne rien attendre de l’autre. Mais elle a goûté au philtre qu’exerce sur elle la musique de Wagner. Pourra-t-elle résister à son emprise ? D’où le suspens qui s’intensifie à la reprise de chaque Journée.
Que peut-on souhaiter à votre livre dans cette période de rentrée littéraire ?
Que ceux qui ont été à Bayreuth revivent leurs émotions et que ceux qui n’y sont jamais allés, aient envie de vivre cette expérience.
Interview réalisée par Dan Burcea
Domitille Marbeau Funck-Brentano, « La Défense d’aimer », Éditions L’Harmattan, collection Amarante, 2019, 145 p.